De la migration à la migrance, ou de l'intérêt de la psychanalyse pour les écritures féminines
issues des immigrations

Caroline QUIGNOLOT-EYSEL,
Université Paris 13

L'Histoire, la Femme et l'étranger

Le phénomène est frappant : en France, en Grande-Bretagne, en Allemagne, et au-delà des diverses désignations géo-culturelles telles que "roman beur", "Türken deutscher Sprache[1], ou "South Asian British literature[2], force est de constater que la féminisation des littératures issues des immigrations est à la mesure de l'espace européen et plus largement, occidental. Pourquoi, dans le contexte "issu de l'immigration", les femmes sont-elles de plus en plus nombreuses à choisir de faire acte d'écriture ? Laissant entrevoir qu'il y a là plus qu'une simple coïncidence, cette question provoque une réflexion sur plusieurs romancières dont les œuvres, publiées depuis une dizaine d'années environ, témoignent d'une expérience commune, celle de la migration. Dans les romans de Farida Belghoul (auteur francophone publiée en France) et Bharati Mukherjee (auteur anglophone publiée en Angleterre et aux Etats-Unis) par exemple, la voix de l'étranger et celle de la femme s'entrecroisent dans le jeu et les enjeux d'une double appartenance culturelle, à travers une révolte enclenchée par la remise en question radicale du sujet. Chez ces deux auteurs, les questionnements identitaires complexes qui hantent les narratrices ou protagonistes féminines, construisent une écriture en quête d'écriture, écriture féminine par excellence, qui tisse la mémoire de l'itinéraire du sujet au point de confluence entre le langage, la pensée et la sensation. L'écriture issue de l'immigration et l'écriture féminine se posent ainsi en un double écho qui semble pouvoir retentir à l'infini.

S'il nous semble important, au sein de l'expérience migratoire, de nous pencher tout particulièrement sur l'écriture féminine, c'est que culturellement et historiquement, le féminin reste souvent perçu comme "une puissance asymétrique, irrationnelle, rusée, incontrôlable" [3]. Or, on peut en dire autant de "l'étranger" envers lequel, généralement, la méfiance est la norme : il est, lui aussi, de par son étrangeté à cette norme, perçu comme un risque, une puissance incontrôlable. C'est donc en ce lieu, où menace de s'installer un pouvoir périphérique et asocial, que confluent précisément les destins de la Femme et de l'étranger. Les hasards de l'Histoire ont voulu que se croisent, ces quelques dernières années, leurs destinées, et que de cette rencontre, émerge aujourd'hui une production littéraire complexe. Feuilletée à l'infini, cette littérature plonge, en entraînant avec elle son lecteur, dans le vertigineux palimpseste d'une expérience historique : celle de l'être désirant confronté, dans le déchirement migratoire, à la perte de l'origine.

Le re-surgissement du désir

Chacune des deux romancières citées ci-dessus s'en est prise, à sa façon, à une certaine image de la femme : celle de la femme soumise, tenace dans les imaginaires culturels traditionalistes, malgré la modernisation des sociétés évoquées dans ces romans : l'Algérie chez Farida Belghoul, l'Inde chez Bharati Mukherjee [4]. Femme soumise, la "femme-fonction" y est désirée comme telle dans la trilogie fille/épouse/mère qu'égrène l'implacable chronologie patriarcale. La migration, en projetant le sujet féminin au sein d'un système social non traditionaliste, bouleverse cet ordre des choses en ouvrant une possibilité autre : l'accession au statut de sujet désirant, étape qui débouche sur l'avènement du sujet actant.

Wife [5], l'un des romans de Bharati Mukherjee est à cet égard représentatif : le lecteur y suit les efforts d'adaptation de Dimple Basu, jeune bengalaise de vingt ans, originaire de Calcutta. Immigrée à New York avec Amit, son tout nouvel époux, Dimple se trouve brutalement confrontée au "rêve américain" qui entre en collision avec ses rêves de jeune épouse indienne modèle. À la fin du roman, elle tranchera la tête de son mari avec son couteau de cuisine... à moins que cette scène finale ne soit un passage à l'acte imaginaire, produit des désirs refoulés du personnage et des innombrables et sanglantes images de meurtre dont l'ont abreuvé les médias américains ? La question reste ouverte, suspendue à l'appréciation du lecteur.

L'expérience migratoire apparaît ici comme une situation qui convoque les facultés d'adaptation de l'individu de manière à la fois accélérée – parce qu'urgente – et intense. La migration est surtout analysée comme phénomène générateur de modifications d'ordre psychique, dans le sens où :

Le psychisme humain, à tout moment, est riche de certains schèmes qui lui sont propres et, lorsqu'il se trouve confronté à des actions et des situations qui lui sont étrangères, il réagit, d'une part, en adaptant les schèmes anciens à l'objet nouveau (c'est l'accommodation), d'autre part, en adaptant le fait nouveau aux schèmes anciens (et c'est l'assimilation) [6].

Dans la fiction de Mukherjee, comme dans celle de Belghoul, il ressort de manière évidente que ces schèmes englobent deux séries de structures identitaires entrelacées sur le mode d'une double hélice [7] : la structure culturelle (ou commune, partagée par un groupe) et la structure affective (ou personnelle, individuelle).

Directement vécue, comme dans le roman Wife, la migration provoque donc un bouleversement et une division intra-subjective qui installent à son insu le sujet dans l'entre-deux, provoquant, en raison de la nécessité d'adaptation à une structure sociale nouvelle, un effet de ressurgissement/déplacement du désir. L'exil, en relâchant le lien à l'origine et en relativisant les points d'ancrage à la fois culturels et affectifs, fait resurgir le spectre du désir : celui d'une fusion désormais historiquement impossible avec l'origine, fait alors place à celui d'une conscience non asservie à la doxa, désir de liberté radicale incarné par cet autre exilé emblématique qu'est Oreste, "l'Homme Libre" sartrien [8].

Toujours dans le contexte de l'immigration, le roman de Farida Belghoul, Georgette ! [9] met en scène le cas particulier de la génération dite "beur" en France. Pour la protagoniste du roman, la migration n'a pas eu lieu directement puisque ce sont ses parents qui ont migré du pays "d'origine", et qu'elle-même est née après la migration, dans le pays "d'accueil". Dans son cas, la confrontation à l'étrangeté n'est donc pas la conséquence d'une migration personnelle mais la conscience d'une appartenance à l'entre-deux, la confrontation à une double appartenance culturelle construite sur un double regard intérieur/extérieur, une double image. Pris au piège dans ce regard doublement culpabilisant (et ce, jusqu'à la mort) le sujet se perçoit comme fondamentalement imparfait, cette imperfection résonnant d'autant plus chez le sujet féminin lorsqu'il est perçu – ou se perçoit – comme un être "sans qualité autre que celle d'un manque, parce que lui fait défaut la qualité propre à l'homme [10]". Dans le roman de Farida Belghoul, le double regard du père et de la maîtresse enserre la narratrice comme un étau. De l'intérieur, le regard paternel se veut garant du lien à l'origine : "C'est grâce à notre terre qu'on porte le nom de la famille" rappelle le père :

Si t'en as pas de terre, t'en as pas un pays. T'es un bohémien, un gitan. Alors que nous, j'lai gardée pour mes enfants (...) Si on veut faire le cimetière dans notre bled, on s'enterre là éternellement, personne qui te déterre. (G, p. 129).

Ce discours paternel sur l'origine et l'appartenance provoque l'angoisse de la narratrice qui restera anonyme jusqu'à la fin du roman et qui s'en inquiète : "Je connaîtrai jamais la terre. Je porterai jamais de nom." [11] Paradoxalement, de l'extérieur, c'est précisément par ce nom (du père) que l'individu est toujours déjà prédéterminé par le regard de l'Autre, "repéré" comme étranger. L'épisode du procès "Bendaoud contre Lefrançois" arrive à la toute dernière page du roman pour révéler la dimension tragique de l'enjeu patronymique. Le père y dévoile que dans le hasard des politiques de l'immigration, le regard de l'Autre est impitoyable et les dés toujours déjà truqués :

Y'avait un militaire du nom de son père : Bendaoud. C'était quelqu'un de la riche famille. Il a fait les études et il est rentré dans l'armée jusqu'au grade de colonel. Un jour, y'avait l'problème dans son travail avec un soldat du nom de son pays : Lefrançois. Tous les deux ont passé devant l'tribunal militaire. Et l'tribunal, il a donné raison au soldat. L'colonel, il croit pas ses yeux : comment ça s'fait on lui donne tort ? C'est lui l'colonel ou pas ? Alors il a dit...        
 – Et après ? Qu'est-ce qu'il a fait ?       
 – Il a suicidé... Voilà ma p'tite biquette, si tu comptes sur leur parole. Voilà c'qui t'arrive si tu cherches après ceux qu'y t' regardent. (G, 162-163).

Dans le cas de la narratrice de Georgette !, le dédoublement intra-subjectif est "indirect", engendré par le récit du déplacement migratoire de la "première génération". Du fait du récit, cet événement historique entre dans le patrimoine mythique du groupe familial : sans l'avoir vécu, l'enfant en est l'héritier imaginaire. Que la migration soit directe ou indirecte, réelle ou imaginaire, la question posée au sujet est donc toujours celle de la perte du lieu d'origine. Cette perte met en écho (fait résonner, d'où l'importance de la perception musicale chez Dimple Basu, le personnage central de Wife) la perte de l'objet du désir et son déplacement originaire, cet objet étant remplacé par la suite des objets métonymiques du désir. Si cette mise en résonnance est commune à tout "parlêtre", homme ou femme, elle vient, dans le cas spécifique de la femme, se poser en doublure de la perte de l'illusion phallique et du second déplacement du désir (de la mère vers le père) qui structure l'Œdipe féminin.

De la migration à la migrance

Pour illustrer ces nouvelles écritures féminines, nous avons choisi deux auteurs dont les parcours personnels, fort différents, se rejoignent dans l'entrée en écriture et dans l'expérience partagée d'une "migrance" qui, au-delà du vécu historique, est à la fois migration et errance intérieure.

Farida Belghoul est née en France en 1958, de parents algériens, dans un milieu ouvrier. Au début des années quatre-vingt, comme l'indique la quatrième de couverture de son roman Georgette ! elle a "milité activement dans le mouvement 'Beur'". Son premier mode d'écriture a été cinématographique : Belghoul a réalisé deux courts métrages, Madame la France (1981) et Le Départ du père (1983) avant de publier Georgette ! Bharati Mukherjee, d'origine bengalaise, est née en 1940 à Calcutta dans une famille de la haute bourgeoisie. Après des études universitaires en Inde, elle a été envoyée aux Etats-Unis par son père pour y suivre un atelier d'écriture. Elle est aujourd'hui citoyenne américaine et professeur de littérature à l'Université de Berkeley.

Les expériences migratoires de ces deux romancières ne coïncident donc ni dans le temps – Mukherjee n'appartient pas à la même génération que Belghoul – ni dans l'espace – le parcours personnel de Mukherjee, romancière anglophone, s'inscrit dans l'histoire de la conquête de l'Inde par l'empire Britannique, celui de Belghoul, francophone, est lié à l'histoire de la colonisation française en Algérie. Si leurs romans témoignent d'une expérience commune, c'est celle de personnages féminins qui, l'un "immigré" lui-même, l'autre, enfant d'immigrés, se retrouvent, plus symboliquement en état de "migrance", oscillant dans l'entre-deux d'un double substrat culturel. C'est ce vacillement ou cette perte de l'origine, caractéristique du sujet migrant, qui structure l'expérience de l'entre-deux, et c'est dans ce vacillement fondamental que se rencontrent, au-delà du cas croisé de Belghoul et Mukherjee, les voix de romancières contemporaines venues de différents horizons.

En créant les personnages féminins qui occupent le centre de leur narration, nos deux auteurs se sont attachés à conter comment l'expérience d'une migration vécue soit directement (pour la protagoniste de Wife chez Bharati Mukherjee) soit indirectement à travers l'imaginaire familial (pour la narratrice de Georgette ! chez Farida Belghoul), est devenue, dans l'écriture, une expérience de la migrance, à savoir celle d'un sujet qui se découvre, dans son essence, habitant d'un "lieu sans terre" [12]. L'expérience vitale d'un tel sujet est un équilibre toujours instable entre deux pôles, mouvement perpétuel tributaire d'une attraction de type électromagnétique qui ne perdure que dans la motion, dans le geste : Dimple Basu, le personnage central de Wife, fait de son geste spectaculaire – la décollation de son mari – le geste métaphorique de la coupure inaugurale qui fait naître le sujet à lui-même. La romancière en migrance est celle qui vient occuper cet espace de l'équilibre précaire, au carrefour de la migration et de l'errance intérieure d'un sujet nomade de la langue, de l'écriture et du sens. La migration est alors cette "anecdote" historique que "pioche (...) parmi les innombrables événements", la gardienne de cimetière de Poing mort [13], la circonstance qui dévoile au sujet son être essentiellement fissuré, duplice et instable. Il ne reste plus à ce sujet qu'à faire de l'entre-deux sa place, et à y revendiquer sa liberté, dans la fissure et dans le mouvement, autrement dit dans l'action. Ce sujet découvre alors qu'il entretient avec le monde, non pas une relation binaire mais un rapport ternaire, géométrisé en triangulation, sur le mode du triangle œdipien révélé par la psychanalyse.

Révolte et psychanalyse

Il s'avère précisément que "la psychanalyse, d'une part, et une certaine littérature, d'autre part, constituent peut-être des occurrences possibles de la culture-révolte" [14]. Cette "certaine littérature" n'inclut-elle pas, justement, la littérature féminine en migrance ? La migrance dont il s'agit est celle, intérieure, du sujet en procès : à la fois migration et errance, souvent souffrance mais, au bout du compte, renaissance dans la jouissance. Si la migration est la traversée physique des limites géographiques, la migrance est un état limite qui porte le sujet aux frontières de lui-même et le mène à la rencontre de l'Autre en lui. Dans le roman de Mukherjee, cette découverte stimule la quête d'une nouvelle origine, d'un nouveau commencement : après une crise dépressive qui l'a poussée à s'asseoir sur un banc sous la neige en espérant y mourir de froid, Dimple.

aurait voulu recommencer, oublier les six heures passées sur un banc public en plein hiver, (...). Mais elle ne recommencerait pas, car on ne pouvait que continuer à construire sur ce que l'on avait déjà fait. Elle avait compris cette leçon douloureuse durant les tout derniers mois et elle savait que, malgré le désir de cent nouveaux départs, il n'y aurait jamais de véritable commencement. (W, 182) [15].

L'écriture de Mukherjee, tout comme celle de Belghoul, raconte cette quête du "véritable commencement", quête peut-être utopique mais vitale pour le sujet en révolte. Le sujet tout court n'est-il d'ailleurs autre chose, au regard de l'écriture comme de la psychanalyse, qu'une utopie produite par le récit ?

Wife et Georgette ! sont donc les récits d'une fin et/ou d'une renaissance. D'un point de vue historique, le récit devient la scène du questionnement du contrat social en tant que lieu possible d'une révolte, au double sens du mot : l'origine latine revolvere signifie la rotation, le retour dans le temps. Parallèlement, il traduit "une idée de violence et d'excès par rapport à une norme, et correspond à 'émouvoir', d'où 'émeute' pour révolte" [16]. Historiquement le mot révolte, apparenté à révolution, "marque la fin d'un temps 'révolu' (...). Progressivement, le terme en vient à signifier 'changement', 'mutation'" [17]. Lorsque Dimple, étudiante, jette par la fenêtre l'ouvrage intitulé "Doctrine de la révolution passive" [18], ce geste symbolique annonce la fin de l'ère de la passivité et de l'attente. C'est d'ailleurs dans cet ouvrage prônant l'idéal révolutionnaire selon Gandhi qu'elle a été frappée par une petite phrase qui s'avèrera, à la fin du roman, inspiratrice et annonciatrice de son crime : "La rébellion de 1857 fut le résultat de mille petites tracasseries. Le bruit courut que l'on avait utilisé de la graisse animale pour graisser les balles des fusils. Ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase" (W, 9). Victime de mille petites tracasseries d'épouse soumise et frustrée, Dimple tranche la tête de son mari lorsque, pour la énième fois, il renverse du sucre sur le comptoir de la cuisine en se servant un bol de céréales.

La décollation d'Amit est un acte révolté au double sens du terme : parce qu'il signe pour Dimple une rébellion envers son destin d'épouse tracé d'avance et parce qu'il constitue un acte de violence envers ce qui "excède", là aussi doublement : d'une part ce qui agace au-delà du supportable, mais aussi ce qui est en excès, en trop, et qui est donc "coupable" : la tête ou "chef", extrémité qui "dépasse" du reste du corps devient alors un équivalent phallique. Et si la révolte est aussi "retour vers l'invisible, refus et déplacement" [19], chez Dimple, la triple volonté de "retour", "refus" et "déplacement" d'où jaillit l'acte révolté, est l'instrument du retour sur le lieu des interdits et la condition de la transformation de ces lieux.

Chez Mukherjee la révolte se fait dans l'ironie : alors que "la notion même de la culture comme révolte et de l'art comme révolte est menacée, submergés que nous sommes par la culture-divertissement, la culture-performance, la culture-show" [20] c'est justement la télévision, outil privilégié de la "culture-show" [21] américaine et emblématique de son internationalisation, qui donne à Dimple la clé de la révolte. Elle incarne, non seulement dans ce clin d'œil, la femme "éternelle ironie de l'histoire" mais aussi l'individu "entre deux impasses : échec des idéologies révoltées d'une part, déferlement de la culture-marchandise d'autre part" [22]. L'échec partiel de l'idéologie de Gandhi s'impose à Dimple : en Inde, la révolution non violente a réussi à libérer le sujet indien mais a échoué à émanciper le sujet féminin. Son arrivée à New York expose la jeune madame Basu au "déferlement de la culture-marchandise". Elle parviendra à subvertir cette culture-marchandise en la transformant en outil-signe de sa révolte personnelle : la tête coupée d'Amit devient quant à elle l'objet métonymique de cette transformation lorsque Dimple envisage d'en faire un objet décoratif, opérant ainsi une métamorphose sémantique de la tête, le "chef" [23] qui devient objet d'art incongru :

(...) puis elle vit la tête tomber – mais bien sûr cela n'était que son imagination car elle n'était plus sûre de ce qu'elle avait vu à la télévision ni de ce qu'elle avait vu sur son écran personnel à trois heures du matin – et la tête resta debout sur le comptoir, les yeux encore détournés ; alors, s'adressant au couteau, plus rouge qu'il ne l'avait jamais été lorsqu'elle avait découpé du poulet et du mouton dans cette même cuisine, sur ce même comptoir, Dimple dit à haute voix : "Je me demande si Leni peut lui faire un socle ; il paraît qu'elle est très habile de ses mains".   
À la télévision, les femmes s'en tiraient toujours. (W, p. 212-213).

S'il semble important de faire une lecture psychanalytique des personnages de Belghoul et de Mukherjee, c'est que "la psychanalyse, finalement, nous communique ceci : le bonheur n'existe qu'au prix d'une révolte" [24]. Ce prix sera trop fort pour la narratrice sans nom du roman de Farida Belghoul. La triple révolte entreprise par ce personnage en quête d'absolu, révolte concomitante envers le père, la mère et la maîtresse d'école, se solde par un accident-sacrifice à la dernière page du roman :

La roue de la voiture est sur mon ventre.              
J'ai déchiré mes vêtements. Je suis toute nue comme une saleté. Je saigne sur la rue. J'ai joué ma chance : manque de pot. J'étouffe au fond d'un encrier (G, p. 163).

La révolte de Dimple Basu a pour objectif d'aboutir à une métamorphose, celle de l'état de "non bonheur" à l'état de "bonheur", ce qui, pour ce personnage, passe par une opération langagière : son cheminement intérieur trace le passage de l'état "unhappy" ("non heureuse", malheureuse) à l'état "happy" (heureuse) ce qui passe par l'ablation du préfixe privatif "un". Ce préfixe devient, tout comme le deviendra la tête d'Amit, un équivalent phallique : visible, investi de sens (dans ce cas négatif) et doublement "coupable" car "détachable" et "responsable" d'une non-satisfaction, il appelle par sa présence même, la nécessité de la coupure. On pense à La Voyeuse interdite, premier roman de Nina Bouraoui, dans lequel la coupure signe la révolte dirigée contre la mère car celle-ci est la garante de la soumission féminine, transmise comme une dot, de mère en fille. Dans ce roman, Fikria, "la Mauresque intellectuelle" [25], narratrice et protagoniste principale, "sera la seule à se révolter, à lutter contre cette résignation, cette fatalité terrible qui permet à la tradition de se transmettre" [26]. Ceci explique que chez Bouraoui comme chez Mukherjee et Belghoul, cette révolte se fasse violence contre le corps féminin, réceptacle des signes de soumission. Nina Bouraoui elle-même explique la violence de ses images comme une insurrection contre les "sexes cousus (...) dans le sens de sexes muets, qui n'ont plus de plaisir (...), cousu (...) métaphoriquement, c'est-à-dire un sexe qui ne sert qu'à la reproduction et pas au plaisir" [27].

 

En conclusion, si l'on affirme, dans le sillage de Mikhaïl Bakhtine, que tout énoncé humain, étant contextualisé historiquement, s'appréhende nécessairement comme "translinguistique", il apparaît clairement que chez Belghoul et Mukherjee (et sans doute également chez Bouraoui), l'expérience de la migration fournit à l'écriture un élément contextuel non réitérable dans lequel vient s'ancrer la langue, élément textuel réitérable. Partant de cette perspective, les romancières issues des immigrations proposent diverses variations sur le thème d'une écriture féminine de la révolte. Ce faisant, elles nous mènent à la rencontre de personnages féminins qui découvrent la migrance comme retour sur la mémoire individuelle et culturelle de la femme, ce retour étant une condition nécessaire à la transformation.

Parce qu'elle est aussi et avant tout une révolte, la psychanalyse fournit un outil précieux pour la lecture des auteurs issus des immigrations, outil qui donne accès à la fonction structurale et non pas simplement thématique de l'expérience migratoire dans l'imaginaire qui sous-tend cette écriture. Il nous semble particulièrement important d'encourager les études comparatives d'auteurs qui incarnent et entretiennent des rapports différents au vécu migratoire car si, à travers leurs différences, il est possible d'identifier un itinéraire commun en forme de passage, celui de la migration à la "migrance", une telle identification peut, à notre avis, délier le regard du lecteur de ses tentations socio/néo-orientalistes, contribuant sans doute à extirper les littératures "issues des migrations" de l'ornière de l'immigration [28].

 


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   wpe4.jpg (3090 octets)   Extrait de la revue Itinéraires et contacts de cultures, Paris, L'Harmattan et Université Paris 13, n° 27, 1° semestre 1999.
Copyright L'Harmattan et Université Paris 13. Tous droits réservés.

 

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[1] Nous renvoyons à l'ouvrage collectif édité par Irmgard Akermann, Türken deutscher Sprache. Berichte, Erzälungen, Gedichte. Munich, dtv 10311, 1984. Notons qu'historiquement, le cas de l'Allemagne est différent de celui de la France et de la Grande-Bretagne. L'Allemagne n'ayant jamais, pour sa part, et malgré quelques tentatives, accédé au rang de puissance coloniale, l'histoire de l'immigration essentiellement turque en Allemagne est donc déliée de tout passé colonial.

[2] Voir l'article de Suresht Renjen Bald, "Images of South Asian migrants in literature : differing perspectives" (New Community, 17 (3), April 1991, pp. 413-431), dans lequel l'auteur parle de "South Asian British writers" c'est-à-dire d'auteurs britanniques d'origine indienne ou pakistanaise.

[3] Julia Kristeva, Pouvoirs de l'horreur. Essai sur l'abjection. Paris, Le Seuil, coll. "Tel Quel", 1980, p. 85.

[4] La liste de ces références culturelles n'est pas exhaustive et se confond généralement avec le pays d'origine de l'auteur : on peut ainsi citer le Maroc chez Leïla Houari, ou la Turquie chez l'auteur germanophone Alev Tekinay.

[5] New York, Ballantine Books, 1993 (Première édition Houghton Mifflin Company, 1975).

[6] Tzvetan Todorov, Symbolisme et interprétation, Paris, Le Seuil, collection "Poétique", 1978, p. 25.

[7] Nous empruntons cette image à James D. Watson, Prix Nobel de virologie moléculaire, qui nomma ainsi la structure de l'ADN dont il venait d'élucider le mystère. Cette découverte est relatée dans son ouvrage intitulé The Double Helix (New York, Atheneum, 1968).

[8] "Je suis libre, Electre, la liberté a fondu sur moi comme la foudre" dit l'Oreste sartrien dans Les Mouches (Paris, Gallimard, 1947, p. 163).

[9] Paris, Barrault, 1986.

[10] Annie Anzieu, Avant-propos de La Femme sans qualité. Esquisse psychanalytique de la féminité, Paris, Bordas, 1989, p. XI.

[11] Farida Belghoul, Georgette !, Paris, Éditions Bernard Barrault, 1986, p. 129.

[12] Nous empruntons ici le titre d'un ouvrage du poète irakien Chawki Abdelamir, Lieux sans terre, (Paris, PAP, 1997).

[13] Héroïne de Poing mort, l'avant-dernier roman de Nina Bouraoui, une autre romancière dont l'oeuvre est inscrite dans l'histoire des migrations franco-algériennes. (Poing mort, Paris, Gallimard, coll. "Folio", 1992, p. 14).

[14] Julia Kristeva, Sens et non-sens de la révolte, 2/ Pouvoirs et limites de la psychanalyse, Paris, Fayard, 1996, p. 66.

[15] Bharati Mukherjee, Wife, New York, Ballantine Books, 1993 (Première édition Houghton Mifflin Company, 1975). Ce roman n'ayant pas encore été publié en traduction française, tous les extraits et citations qui suivent sont notre traduction personnelle du texte anglais.

[16] Ibid., p. 11.

[17] Ibid., p. 12.

[18] Nous supposons que Mukherjee fait ici allusion à l'ouvrage de Gandhi, publié en français sous le titre Résistance non violente, Buchet Chastel, Paris, 1986.

[19] Julia Kristeva, Sens et non-sens de la révolte, 2/ Pouvoirs et limites de la psychanalyse, Op. cit., p. 27.

[20] Ibid., p. 19.

[21] Dimple regarde le "Johnny Carson Show", l'un des plus célèbres spectacles de variétés, animé par le présentateur du même nom, extrêmement populaire aux Etats-Unis.

[22] Julia Kristeva, Sens et non-sens de la révolte, 2/ Pouvoirs et limites de la psychanalyse, Op. cit., p. 20.

[23] Le même double sens de "chef" ou "tête" se retrouve en anglais dans le mot "head".

[24] Julia Kristeva, Sens et non-sens de la révolte, 2/ Pouvoirs et limites de la psychanalyse, Op. cit. , p. 20.

[25] Comme l'avait remarqué Rosalia Bivona, "Fikr" signifie "intellect" en arabe (nous renvoyons à sa thèse doctorale, Nina Bouraoui, un sintomo di letteratura migrante nell' area franco-magrebina, soutenue à l'université de Palerme en 1994, sous la direction de G. S. Santangelo et A-M. Rubino).

[26] Ibid, p. 399. Cette citation de Nina Bouraoui est tirée d'un entretien avec Rosalia Bivona en juillet 1992, entretien qui figure en annexe de la thèse Nina Bouraoui, un sintomo di letteratura migrante..., Op. cit.

[27] Idem.

[28] Cet article est repris d'une partie de ma thèse intitulée Voyeuses, voyantes et visionnaires : les révoltées de l’image, soutenue à l'Université Paris XIII en juin 1998 sous la direction de Beïda Chikhi.