Le récit carcéral

Ou les vertus de la parole conquise

 

(Abdeslam El Ouazzani, Le récit carcéral marocain ou le paradigme de l’humain[1])

 

 

Cela fait déjà un temps que le lecteur marocain a été familiarisé avec les récits provenant du monde de la détention. Cet horizon d’écriture a suscité d'abord un remous intellectuel subversif : le style de la nouvelle expression, sa force de dénonciation incomparable emportait dans son tourbillonnement accusateur récepteur et bourreau. Personne ne pouvait, en effet, s’estimer à l’abri d’une responsabilité engagée. Les témoignages et les douleurs impossibles à concevoir interpellaient toute la collectivité autant par leur volume que par le rythme de leur performance. Certains récits étaient rendus sérieusement inaccessibles à cause de la douleur indescriptible de leur contenu. Et le récit carcéral s’offrait, ainsi, dans un entêtement cruel, à notre regard comme le signe aveuglant d’un univers de folie et de sang, un univers maudit ouvert sur le désespoir infini et la négation de l’humain.

Le genre prenait progressivement corps au milieu d’un désarroi collectif. Et, chose encore plus accablante, la réception continuait à s’enrichir de textes provocants. Ils défiaient notre conformisme de lecteurs passifs incapables de contribuer à l’organisation du territoire de critique littéraire relativement à un monde qui ne cessait de désorienter nos repères et nos bonheurs tranquilles. C’était comme si l’horreur des séquences relatées nous condamnait à une inertie aphasique ; une sorte d’indolence confuse et sans appel qui accentuait notre distance vis-à-vis du nouveau produit.

Il fallait donc que quelqu’un aille d’urgence au diagnostic des voix des revenants de Tazmamart ; que quelqu’un prenne le risque de tenter l’instauration d’une cohérence à travers ce mouvement riche mais problématique. Avec Le récit carcéral marocain ou le paradigme de l’humain[2], Abdeslam El Ouazzani s’est attelé à cette tâche délicate qui consiste à interroger une littérature encore vierge pour meubler notre intelligence de quelques pistes à même de combler la vacuité remarquée en la matière. Dans une œuvre qui renoue avec la haute pointure de la pensée critique, il dessine le cycle d’une investigation prospective sur un terrain rebelle. L’originalité des circuits méthodologiques qu’il soumet à notre réflexion présage de la qualité du débat autour d’un genre émergent dont l’épaisseur risque de déborder notamment le cadre national pour embrasser la sphère maghrébine voire la géographie pénitentiaire du monde arabe. La recherche littéraire en rapport avec l’espace carcéral se dote ainsi d’un nouvel instrument qui se propose d’introduire une organisation théorique dans le cumul des textes tenus jusqu’à présent à l’écart d’une appréciation scientifique. Le document intervenant dans le parcours de préoccupations spécifiques, nous avons jugé important d’en décrire les contours distinctifs.

Dans la présente communication nous voulons saisir principalement comment oeuvrent deux structures solidaires et antithétiques : l’une, interne et inhérente à l’identité du discours, l’autre externe correspondant à l’ordonnancement d’un espace générique à partir d’un échantillon de productions narratives sélectionnées en fonction d’objectifs précis. C’est pourquoi nous tenterons d’abord de voir comment l’auteur a procédé pour le réaménagement des matériaux de l’offre littéraire concernant l’univers de la détention politique (configuration externe), dans un deuxième lieu, nous essayerons de nous interroger sur les marques du discours investi (niveau interne) ; et enfin, nous tâcherons d’évaluer l’impact d’une telle approche sur la sphère de réception.

L’organisation des matériaux

Cette entrée envisage l’examen de la perspective de travail d’A. El Ouazzani et les considérations y afférant. La production narrative traitant du monde carcéral se trouve subitement l’objet d’une poussée remarquable. Par conséquent, les intentions qui commandent un tel besoin d’expression se doublent de facteurs trans-textuels. Le simple désir de témoigner se complique par l’intervention d’éléments porteurs de charges significatives différentielles. L’identité du récit impose désormais un positionnement différent. La question « qui parle ? » force la prudence à des choix décisifs. L’offre globale de récits va dicter à l’auteur la confection minutieuse d’un cadre typologique et chronologique qui tienne compte des conditions de production et des particularités du genre. C’est que l’organisation des données se dévoile en une opération complexe qui détermine les orientations de l’analyse et engage la lecture dans une attitude caractéristique. Elle adhère à une démarche de cohésion textuelle et se déduit principalement du discours inaugural (introduction) et par un segment de rappel cataphorique (la table des matières) qui précise le champ du déroulement du procès analytique. Deux volets cependant.

Avant le corpus :

Quelles sont les difficultés qui ont présidé à la conception globale de cet essai ? Quelles en sont les contraintes contextuelles ? Quel est le non-dit impliqué par une telle démarche ? Poser ces questions ici nous paraît moins une digression qu’une tentative de placer l’analyse dans un cadre capable de nous permettre de la cerner pour mieux en comprendre les enchevêtrements.

Le récit carcéral à cause de son expression déroutante, de sa violence radicale ne peut laisser indifférent. Mais le regard du critique, comme celui de l’anthropologue, confronté à un phénomène offensif et conquérant se dit toujours : « vigilance, vigilance ». La force agressive du contexte d’écriture si elle semble en mesure de nous priver de réponse adéquate, au moment opportun, ne peut cependant légitimer une réaction précipitée. Dans le cas étudié ici et face à l’étendue progressive des témoignages, la démarche à adopter va s’appuyer sur le potentiel d’une intuition pertinente qui emprunte à l’expérience des textes toute sa validité et prépare les conditions d’une meilleure approche.

Par ailleurs le foisonnement du genre, à partir des années 80, se manifestant toujours par une variable multiplicatrice, va rompre avec une cadence stable de productivité littéraire. Il inscrit ainsi dans l’éventail d’ensemble un tournant épistémologique. Dès lors, l’observateur attentif est assigné à un double impératif : répondre honnêtement aux facteurs à la base du calvaire carcéral et, parallèlement, expliquer l’essence de cette floraison textuelle imprévue. Une tâche dont A. El Ouazzani s’acquitte avec une aisance remarquable. Ceci, en dépit d’un socle résistant d’ambiguïtés renforcé par une absence de documents. Mais l’on doit resaluer l’entreprise de l’auteur pour une autre raison. Son analyse intervient comme une réponse à une contrainte non moins gênante : la narration en rapport avec l’incarcération souffre de l’absence d’un discours critique d’accompagnement et menace de se décrédibiliser. Dans ce sens, on peut soutenir que le déséquilibre entre la force de production textuelle et le cadre de réception public comporte un risque majeur : soit le rejet de cette forme de littérature (qui n’est pas entendue comme il se doit), soit le recours à des éléments déstabilisateurs motivés par des visées pas toujours en faveur du développement de la création littéraire nationale. Et l’importance du travail accompli est qu’elle nous dispense de ces vaines déperditions.

Or il y a quelque chose de plus à dire tout de suite : le récit carcéral se conçoit comme une introduction à l’univers de la détention politique. Mais, à notre avis, c’est une introduction qui tout en maîtrisant les objectifs du départ, se porte garante du suivi du débat sur la littérature pénitentiaire. Car une pensée critique fondée sur un appareillage instrumental éprouvé sur les terrains arides et têtus de la chose littéraire, quand elle vient à imprimer des frontières à un objet de recherche (ici le récit), ne pourrait pas l’abandonner en cours de route ; plus particulièrement lorsque ledit objet est soumis à des écarts forcés.

Des choix représentatifs

Tout récit condense en fait une consistance sémantique qui impose la mobilisation d’un arsenal adapté de moyens linguistiques susceptibles de favoriser sa lisibilité. Car les voix à la base du processus narratif peuvent échapper même à la volonté du conteur/médium. Et les spécialistes le savent : le récit relève d’une pluralité de paramètres allant de la littérature à l’éthique en passant par l’histoire, la culture, la politique…Une grammaire de la parole narrative va devoir embrasser le panorama de ces imbrications pour pouvoir parvenir au circuit qui les anime. Le travail que nous avons a l’avantage de mettre à notre disposition les outils utiles pour accéder à cette polyphonie textuelle. Non seulement l’analyse nous guide au cœur de la légitimité du récit pénitencier mais elle nous initie au système formel qui la fonde.

Pour asseoir sa critique, l’auteur commence d’abord par un ciblage catégoriel d’ordre temporel : L’année 80 semble déterminante comme date départ à l’opération narratologique. Elle se présente sous la forme d’un phénomène cumulatif qui va crescendo pour induire des effets structurels. Sur le plan littéraire, cette périodisation va coïncider avec ce que l’auteur appellera le passage d’une « dynamique subversive à caractère politico- social » ou plus exactement la transition « d’un ordre idéologique assorti parfois d’une esthétisation formelle […] à une thématique dont la charge sémantique indexe le territoire du psychoaffectif et physiologique dans son rapport à l’éthique ».

La narration carcérale, à partir de la date précitée, va susciter l’attention du chercheur non seulement en tant que disposition individuelle à témoigner d’une expérience inédite mais aussi en tant que phénomène littéraire intervenant dans une durée possédant ses codes, ses rites et ses modes institutionnels d’expression. Elle ne déstabilise pas seulement les mécanismes socio-politiques en relation avec les cercles du pouvoir mais elle apporte aussi, une nouvelle dynamique au mouvement littéraire. Certes les antagonismes de classes, les luttes politiques et idéologiques, les désaccords sur la forme du pouvoir vont inférer sur la nature du discours littéraire. Cependant il semble que la vague narrative ne peut se déterminer entièrement en dehors du cadre de l’écriture elle-même. Ceci, nous y insistons, pour saisir l’importance de la variabilité des circuits sur lesquels va se déployer le récit carcéral et la nécessité de le prévenir contre les risques d’une analyse trop facile. Toutes ces interférences vont converger dans le sens d’imposer à A. El Ouazzani d’opérer des choix décisifs et représentatifs relativement à l’offre narrative. Les œuvres retenues, comme on peut le lire dans l’introduction, sont les suivantes :

_Salah El Ouadie : le Marié

_Abdellatif Lâabi: Chronique de La Citadelle d’Exil

_Jawd Mdideh: La Chambre Noire

_Mohamed Raiss: De Skhirat à Tazmamart retour au bout de l’enfer

_Ahmed Marzouki: Tazmamart Cellule10

_Midhat René Borequat: Mort Vivant

_Tahar Ben Jelloun: Cette aveuglante absence de lumière

_Malika Oufkir/M.Fitoussi: La Prisonnière

Toutefois, l’auteur du Récit Carcéral nous avertit que « De plus, aux côtés de la mémoire de l’Autre cosigné Abraham Serfaty/Christine Daure et la bande dessinée signée Abdelâzize Mourid qui porte le titre On affame les Rats nous nous référons de temps à autre à des textes en arabe :

_Abdelkader Chaoui : Kana Wa Akhawtouha

_Ali Miloud : Sarirou Almaout

Ce qui fait en somme une douzaine de publications constituant un espace textuel ouvert sur un environnement de même nature et permettant à l’approche de cheminer à travers des unités sémantiques distinctives. Elles se déclinent à leur tour en des subdivisions plus fines. Autrement dit cinq axes, encadrés par une introduction/conclusion se ramifiant en unités significatives plus réduites,  prennent en charge la décantation globale de l’univers carcéral pour composer en tout un ordre homogène de relations et de correspondances. Relisons sur ce point A. El ouazzani : « notre objectif est donc plus modeste dans la mesure où il s’agit d’explorer le fonctionnement des témoignages à travers un angle de vue qui interroge :

_Les conditions de la genèse du récit carcéral

_La relation entre le récit carcéral et la représentation

_La question de l’autobiographie

_L’univers de la machine carcérale, ses règles de fonctionnement

_La question de l’espoir dans le désespoir

L’organisation des matériaux ainsi conçue va jouer une fonction support pour le déroulement futur du processus discursif, elle offre les noyaux sémantiques à traiter dans une succession décroissante. La progression textuelle a lieu grâce à cet édifice mouvant étroitement solidaire des actes de parole. 

Cependant, avant de passer aux marques du discours, soulignons dans la configuration l’expression « les règles de fonctionnement de la machine carcérale » qui se déduit de l’exploration du « fonctionnement du témoignage ».

Les marques du discours

Dans ses travaux antérieurs, l’auteur met à profit une notion clef en philosophie du langage. Il s’agit du concept d’acte de parole forgé par Austin. Les possibilités de cet aspect de la langue sont encore inexploitées dans l’analyse du discours malgré la date qui nous sépare de l’apparition de cette notion sur le terrain de la philosophie analytique. Mais l’auteur l’utilise assez souvent comme complément à sa démarche pluridisciplinaire. Nous nous y référons à notre tour pour tenter de comprendre la dynamique de son architecture discursive. Inutile de rappeler ici que ladite notion engage tout un environnement linguistique dont nous ne voyons pas à l’heure l’utilité de le justifier.

Suite à ce qui a été dit, nous pouvons avancer que l’observation minutieuse du récit carcéral permet de constater que la macrostructure discursive l’encadrant repose sur un système binaire de modalisation, savoir : l’explication et l’injonction. L’explication en tant qu’institution discursive se charge de la « didactisation » du fait carcéral. L’injonction, elle, double le discours pédagogique du fait carcéral et se pose comme objectif terminal qui traduit la position intellectuelle de l’auteur relativement à la fonction politique de la narration pénitentiaire.

_L’explication

Elle se présente comme l’ossature de l’œuvre et gouverne l’énonciation dans l’ensemble de l’espace d’écriture. En tant qu’instance modale, l’explication mobilise tout le matériel de la syntaxe relatif au registre causal (en effet, évidemment, en fait…) Et conséquentiel (donc, ainsi, tel est..) pour s’imposer en marque majeure qui détermine toutes les opérations logiques qui en découlent. Dans ce sens, les actes de parole de comparaison, d’opposition, d’exemplification, de référentialisation et syntaxiquement, les coordonnants (mais, car), les subordonnants temporels (dès que, quand…), les relatifs (qui,dont…)participent à l’enjeu global de ce foyer discursif. Ce dispositif assorti d’un champ lexical adéquat est renforcé, sur le plan verbal, par un présent de l’indicatif qui s’harmonise au réel et à l’esprit de l’explication qui se déroule ici et maintenant.

Ce descriptif est vérifiable dans n’importe quelle page du travail d’A. El Ouazzani, avec de rares exceptions. Certes on peut glaner dans l’étendue du discours d’autres modalités d’énonciation : ainsi l’opposition au niveau temporel du type réel /potentiel, passé/présent ou des marques interrogatives pour placer le discours sur un autre ton modal. Cela n’enlève rien à la cohésion générale du système beaucoup plus motivé par la volonté affirmée d’éclaircir, de commenter, d’expliquer la nature et l’identité de la chose carcérale. Simplement avec l’auteur, l’acte d’expliquer va déborder son statut de clarification pour accéder à une sphère plus large l’assimilant à une herméneutique du phénomène pénitencier. C’est l’extrême variété de son mouvement extra-polyphonique qui l’investit de cette charge exégétique. N’importe quel lecteur peut constater que le contenu phrastique dans le récit carcéral est doublé d’un souffle interprétatif extraordinaire qui le situe à un degré de jouissance intellectuelle laborieuse. Cette tendance rompt avec un « habituel pédagogique » qui souvent s’arrête au niveau manifesté de l’expression discursive et entraîne la critique vers le moule de la simple redondance paraphrastique. Si l’explication est un ensemble instrumental rigoureusement institutionnalisé, il est soutenu par un contenu fluide d’une souplesse prégnante. Elle présente par ailleurs les particularités suivantes :

1. Elle prend pour base un axe prévu ou un micro-thème du conglomérat tracé d’avance ; c’est dire qu’elle s’intègre au système global du projet.

2. Elle se situe à la fin d’une séquence de citations pour vaquer librement à une activité de commentaire.

3. Elle est référentielle, combinant une référence intra-textuelle (M.J.Essaid, H. Elmalki, M.Jobert…) à une référence extra-textuelle (renvoi fréquent à la légende apposée en bas de la page).

4. Elle est contextuelle (discours royal, CCDH, Equité et Réconciliation).

5. Elle est énumérative et hiérarchisante ; l’auteur use de schémas, de grilles, de classements des données, recourt aux chiffres , aux dates pour satisfaire aux exigences de la recherche scientifique.

6. Cette explication est anticipative et anaphorique : la fin d’une unité sémantique ouvre un futur chapitre. C’est une constance textuelle.

_ L’injonction :

L’analyse du discours se rapportant au récit carcéral ne peut se faire en dehors de la sphère politique puisque la narration a conquis, voilà une vingtaine d’années, l’espace public. Elle a obtenu le statut reconnu de bien de la collectivité nonobstant les gémissements de haute douleur qu’elle recèle. Plus récemment, les audiences publiques persuadent encore de la volonté de l’Etat de se réapproprier cet intervalle sombre de l’histoire et d’aller courageusement au-delà des faits marquants pour libérer le pays d’un passé castrateur. Le travail de mémoire, on l’a souvent dit à l’occasion, possède des vertus curatives certaines dans la mesure où il institue des moments propices pour la refondation d’une parole créative qui souscrit aux impératifs d’un paisible vivre social.

Dans le discours d’A.El Ouazzani la référence au contexte politique (cf. Chapitre : « la nouvelle donne nationale ou en conclusion ») va coïncider parfois au passage du « nous » de modestie au « je » confirmé de singularité. De même, la réactivation de cet aspect du discours va redynamiser d’autres registres discursifs comme l’opposition potentiel vs probable. Cependant, dans la conclusion, l’injonction devient plus marquée (« il faut être conscient qu’il faudra…) et s’oppose à une prescription antérieure plus nuancée (le passé ne devrait pas contribuer à déstabiliser le présent…). La position intellectuelle de l’auteur se démarque d’une neutralité repérable tout au long de l’analyse pour se situer plus nettement par rapport aux années de plomb : « ceux qui pensent que pour que notre pays puisse avancer vers la construction de la démocratie, il est nécessaire d’enterrer cette partie du passé ont tort ; mais ceux qui veulent le remémorer dans l’unique but de raviver les tensions ont tort aussi… » Position du juste milieu qu’épouse la grande majorité des forces démocratiques. Mais position péremptoire, impérative qui implique dans le discours locuteur et récepteur. L’énonciation ne perd pas de vue l’utilité de doser l’injonction du mode conditionnel et subjonctif dans le but d’adoucir l’ordre lui donnant ainsi l’aspect d’une suggestion engageante : « …Qu’il faille un jour tourner la page sur ce chapitre de notre histoire ne doive constituer nullement une invitation à l’oubli…il est impératif d’agir constamment et ensemble pour que ce genre de pratiques ne se reproduise plus » (vers la conclusion)

Ce vacillement du discours entre deux modes d’énonciation peut se traduire par plusieurs lectures. Sa nature incombe à l’identité du produit carcéral qui engage nécessairement des choix politiques à faire. L’auteur n’hésite pas à faire les siens car la question de l’avenir du Maroc est une responsabilité partagée entre l’ensemble des acteurs. Responsabilité qui ne laisse point de marge à l’ambiguïté.

En guise d’évaluation

L’œuvre d’A. El Ouazzani est à lire dans la concordance secrète des deux structures fonctionnelles étudiées plus haut, dans le détail de ses trouvailles libérées des contraintes d’un académisme improductif. Il faut l’appréhender dans son déploiement discursif et didactique ; dans les dédales de son architecture complexe mais instructive, la déguster comme horizon intellectuel enrichissant et comme système novateur. Si nous y insistons c’est que nous estimons qu’elle présente une alternative à une dynamique nonchalante qui tarde à repenser ses outils de travail. Les travaux de l’auteur présentent l’avantage tant espéré de briser une linéarité de conception à l’origine de la reproduction ennuyeuse de visions similaires.

Dans le prolongement du débat sur l’univers pénitencier nous osons dire que la chance ultime de la parole carcérale est d’avoir été prise en charge dès le départ par une pensée de qualité qui l’accule désormais à une cadence substantielle. Certes on peut ne pas être totalement d’accord avec l’auteur sur certains points ; on peut lui reprocher par exemple d’avoir soustrait le texte de Salah El Ouadie (Le Marié) à la macro-structure de génération textuelle. Ceci dans la mesure où la tradition épistolaire a été initiée par les parents du poète/écrivain : Mohamed El Ouadie et Touria Sekkat. On peut également ne pas partager son appréciation sur le rôle des partis politiques étant donné que sa prédilection va plutôt à la société civile quand il s’agit du chapitre des Droits de l’Homme. Mais la perspective du travail, les outils investis, l’analyse thématique, la méthodologie demeurent d’une valeur précieuse. Ils présentent un double impact :

Sur le plan littéraire

C’est d’abord une dimension de réflexion qui institue un genre et un comportement nouveaux vis-à-vis de la production littéraire pénitentiaire. Elle fait éclater les barrières entre des « secteurs intellectuels » comme cette dichotomie classique entre le politique et le littéraire. Avec l’auteur du Récit carcéral, et en termes d’analyse du discours,  on constate que l’instrument peut être d’un apport judicieux pour la sphère politique. La volonté de comprendre, d’interroger les règles de fonctionnement de la chose carcérale cadre mieux avec une compétence sociologique et anthropologique qui arrive au bon moment pour évacuer du champ de l’analyse les segments stériles et donc sans avenir.

L’auteur par ailleurs voue le récit carcéral à une réception digne des hommes qui ont vécu l’épreuve suprême de la douleur. L’œuvre décrit les détenus de Tazmamart et de Derb Moulay Cherif en une écriture généreuse qui réhabilite l’héroïsme imperturbable de ces hommes qui ont subi l’arbitraire dans le silence et la ruine incomparables de leurs corps. C’est une écriture qui transite du domaine sobre de l’analyse, au niveau fluide d’une création esthétique sachant pertinemment agencer une sensibilité poétique à une expression d’une transparence vertigineuse. Parole à strates, volumineuse, très souvent génératrice de surprises mais très rarement de malentendus. Son style consolidé par un capital rhétorique et textuel de valeur lui permet d’inciter à la phrase une variation incessamment renouvelée. L’espace scriptural, traversé    par une vision féconde de l’écrit, crée à la réception une attitude qui dépasse le simple rituel de lecture. Car toute conception d’écriture procédant d’une approche systémique et artistique favorise les conditions de réponses productives. Les performances scripturales chez A El Ouazzani tissent en parallèle une sorte de maïeutique qui opère des orientations à des recherches à venir. En effet, le Récit carcéral soulève sur le genre une quantité importante de problématiques. Celles-ci interpellent la recherche scientifique à un repositionnement autre. Par exemple, elles obligent à repenser le statut réel du narrateur, l’identité de l’auteur, la co-écriture narrative, la langue du scripteur, celle du conteur, la traduction… Avant, ces questions étaient confondues ; maintenant elles appellent des résolutions spécifiques, ouvrent des débats et engagent des décisions. Le mouvement du récit de détention s’élargit ainsi à des contributions juteuses mais sérieusement périlleuses.

Sur le plan de l’analyse du discours

L’espace public accuse un vide désastreux en matière d’analyse du discours. Puis nous voulons redire ici, sans crainte de nous répéter, que l’expérience de l’auteur en tant que forme et contenu d’analyse est réutilisable ailleurs. Combien de fois nous avons entendu le vœu exprimé de se mettre à l’étude du langage de la haine et de la discrimination. Combien de fois nous avons vu des partis politiques produire des documents d’une grande importance organisationnelle. Nous avons vu des débats à propos, des tables, des interventions innombrables qui expliquaient les mêmes documents. Mais rarement on a vu des tentatives qui prennent tel ou tel document pour le soumettre à la rigueur d’une analyse de discours systématique. On peut toujours rêver autour d’un document ; on peut tout dire à son sujet mais le prendre comme objet linguistique et lui faire subir un traitement de fond en interrogeant ses articulations, les mécanismes qui le parcourent, ses registres lexicaux, ses réseaux sémantiques ses modes d’énonciation…demande des compétences sûres, un savoir-faire expert.

Le style d’A.El Ouazzani, ses attitudes originales face aux textes encadrent ces compétences, les inspirent, les stimulent de manière remarquable. A travers son travail récent nous avons essayé de toucher aux soubassements d’une pensée souple et fertile, qui séduit surtout par son dynamisme interne et sa configuration formelle. Dans ce parcours, il aurait été profitable de suivre de plus près la représentation syntagmatique des phrases pour en recenser les tendances porteuses de sens et rendre le panorama expressif plus net. Cette opération pourrait faciliter encore davantage le repérage et la formulation des règles de fonctionnement. Nous avons omis également l’analyse nominale de la table des matières. Celle-ci peut laisser apparaître une structuration performante qui adhère parfaitement au processus global de cohérence textuelle. Omission voulue puisque notre objectif essentiel était de montrer, les vertus d’une parole conquise, les bases théoriques et discursives d’une approche qui possède suffisamment d’éléments à même d’ouvrir à notre intelligence les voies du réconfort et du plaisir. 

Kinini Abdellatif

 



[1] Ed. Imprimerie La Capitale, 2004

[2] Ed. Imprimerie La Capitale, 2004