Salut, Salam

 

 

À la mémoire de Mohamed al-Derrah

 

 

 

 

« Pleurez, oh mes yeux, pleurez ! Les larmes peuvent laver ma douleur. Combien serons-nous à affronter Oum Hamzeh aujourd’hui ? Ô Oum Hamzeh ! ton fils a rejoint la longue procession des martyrs. Et nous sommes tous supposés te dire : c’est bien, c’est un martyr, il est allé directement au paradis. »

 

Mouna Hamzeh-Muhaisen

 

 

L’arithmétique est une science qui ne se pratique pas partout de la même façon. Salam, par exemple, le petit dernier de Khadija, est né à Gaza en 1988. Il est le 5ème enfant et demi d’une famille de neuf. Comment cela est-il possible? Les morts, Madame. Celui qui a crevé dans une prison de Tel Aviv, défiguré sous les bottes d’un soldat, celui qui a reçu une balle perdue lors d’une promenade avec sa fiancée, celui encore dont on a remis à sa mère le cercueil mesurant 60 cm par 30cm, parce que tous les morceaux n’avaient pas été retrouvés. Et la demi? Kamil : plus de bras, une seule jambe et une tête qui aurait mieux fait d’éclater la première.

Quand on lui a rapporté son demi fils ensanglanté et à l’article de la mort dans une civière, Khadija a juré, ce qu’elle ne fait jamais, qu’elle ne donnerait plus la vie, une vie si vite reprise, si vite diminuée, une vie à laquelle il semblait qu’on n’avait pas plus droit qu’à sa maison ou à sa terre. Ce qu’elle ne savait pas encore, c’est qu’en elle poussait, droit comme une tige d’olivier, un petit garçon qu’elle appellerait Salam. Salam, comme la paix. Salam comme le salut. Salam comme la seule chance de survie.

Salam avait deux ans lorsque Khadija parvint à faire la paix avec lui. C’était un enfant comme elle n’en avait pas eu encore. Il faut dire qu’elle avait passé sa grossesse à rescaper son épave de Kamil et à pester contre ce demi fils qui n’arrivait plus à rien tout seul : se déplacer, se laver, manger. Il ne savait plus que s’endormir seul, et se réveiller au petit matin, plus seul encore. Entre les deux, des nuits peuplées de cauchemars qui alarmaient la maison entière et même parfois quelques voisins. Plusieurs fois, le vieux Ibrahim était venu tenir compagnie à Kamil en nage, pendant que la famille essayait de retrouver un peu de sommeil.

Salam s’exposait quotidiennement aux pires dangers. Khadija avait tant à faire que perpétuellement livrée à quelqu’occupation, elle ne pouvait le tenir sous très haute surveillance. Il lui échappait au moins dix fois par jour, et dix fois par jour elle courait, pleurait, criait : « Salam ! Salam !… » Et tôt ou tard elle voyait arriver ce petit énergumène, pantalon troué, visage couvert de la poussière des rues, tantôt seul, tantôt tenu par la main d’un autre voisin, petit homme déjà livré au dehors, à l’envers de son monde à elle, à la vie de son père, aux territoires des hommes.

Son père, Karim, l’avait aimé immédiatement. Il l’avait pris en charge, changé, consolé, nourri aussi, car les grands seins plats de Khadija, dans la tourmente, n’avaient plus pu produire la moindre goutte de lait. Il s’était ainsi dévoué pour Salam parce qu’il voulait aider Khadija, mais aussi parce qu’il se reconnaissait tout  à fait en son fils: même regard, même énergie folle que seule la rue pouvait endiguer, intelligence crue, subtile et puissante à la fois. Rien n’échappait à ces deux paires d’yeux verts lorsqu’ils sortaient, Salam grimpé sur les épaules de son père, rejoindre l’attroupement du coin.

Un peu avant ses deux ans survint un événement qui fit permis à Khadija de tenter un rapprochement avec ce petit sauvage qui l’exaspérait. Salam avait fait une crise d’appendicite et avait dû, après avoir frôlé la mort, rester allongé pendant un mois. Ce fut le pire mois de décembre qu’eut connu Khadija depuis celui où avait éclaté l’Intifada. Dans un mélange de peur, de souffrance et de culpabilité, elle alla même jusqu’à promettre une bicyclette s’il recouvrait rapidement la santé. Une bicyclette !  Karim l’avait regardée, abasourdi. Comment trouveraient-ils l’argent pour lui offrir un tel objet de luxe ? Même des ballons, nous n’en trouvions pas.

Salam, comme pour narguer tout le monde, était sur pied trois jours plus tard. Et on trouva la bicyclette grâce aux infirmiers de l’hôpital ambulant qui avaient reçu Salam la nuit où il avait failli mourir. D’habitude, il ne soignaient que les blessés par les soldats, mais cette nuit là, ils n’avaient pu laisser dans la douleur ce petit garçon si courageux, ils l’avaient recueilli, opéré, soigné ; l’amour de sa mère et de son père avait fait le reste.

 

 

Depuis quelques années, la vie s’écoulait, toujours la même, faite d’inquiétudes, d’exactions, pétrie de nécessités, pris que nous étions tous dans les rets d’une ville qui nouait ses conflits au gré des autorités voisines.

Khadija avait réussi à donner à Kamil un environnement dans lequel il arrivait un tant soit peu à exister, où il avait acquis un semblant d’autonomie. Karim partait au travail sans jamais savoir comment il allait en revenir. Chaque jour, les enfants essayaient d’aller étudier, par les sentiers les plus risqués, et une fois sur deux, devaient faire demi tour pour cause de fermeture d’école. Rien ne fonctionnait. On ne travaillait à peu près pas. On ne s’instruisait plus. On ne pouvait rien organiser. Et dans nos têtes tournaient des idées de révolte, de saccage, des idées de table rase. Nous n’avions rien, nous étions dans un besoin permanent de tout. Nous étions assoiffés de paix, assoiffés de tranquillité, assoiffés d’eau que l’on nous volait en creusant des puits plus creux que les nôtres. Nous n’avions que nos mains pour parler, car nos bouches n’exprimaient plus rien. Que nos mains pour dire non, pour dire notre colère, pour refuser l’état d’humiliation auquel nous étions réduits depuis si longtemps, mais depuis quand déjà ? 1917 ? 1947 ? 1967 ? Des dates, que des dates, comme des coups de marteaux sur nos têtes, des coups de butoir dans les murs de nos maisons, des coups de couteau dans notre chair. Le temps passait et effaçait progressivement la moindre trace, le moindre souvenir d’une vie libre et heureuse, ou peut-être malheureuse, mais nôtre, en tout cas. Nous n’avions pour toute mémoire que l’occupation, que l’exploitation, que le resserrement progressif dans l’étau d’une géographie décidée ailleurs, plus haut, plus loin, plus fort que nous. Nous n’avions pour parole que notre réduction au silence. À quoi servaient nos rebellions ponctuelles ? Nous n’avions après tout que nos mains pour nous battre. Et les pierres des rues laissées à l’abandon. Mais il fallait que nous nous battions.

Salam, né parmi les pierres, commençait lui aussi à prendre le goût des pierres. Il était toujours prompt à défendre les gens de son quartier, de sa rue, de son école, de sa famille. La tige d’olivier se transformait, à l’approche de l’adolescence, en un fouet vif et nerveux. Il suivait en cela les dignes traces de son père. Il était loin le temps où Khadija le repoussait pour qu’il la laissât prendre Kamil dans ses bras et le porter du lit à la chaise, de la chaise au jardin, du jardin au lit. Mais comme s’il cherchait à rattraper le temps de la tendresse perdue, Salam venait souvent le soir se lover contre elle lorsqu’elle s’asseyait après avoir terminé sa longue journée de travail. Ces moments étaient devenus précieux pour tous deux, car Khadija savait qu’ils étaient les derniers moments d’enfance de son plus jeune enfant, et qu’ensuite débuterait sa jeune vieillesse à elle.

Un jour , tout avait commencé comme d’habitude, et on avait entendu au loin une rumeur et des coups de feu. Comme d’habitude. Khadija achevait son linge quand entra dans la maison le vieux Ibrahim, dos voûté, regard vague, front soucieux. Il lui expliqua en deux mots que tout était en train d’éclater près de l’esplanade des Mosquées, à Jérusalem, qu’elle devait garder les enfants à la maison d’ici à ce que Karim rentre du travail. Après, on verrait bien comment tournent les choses, mais ça ne tarderait certainement pas à s’étendre à toutes les villes où la résistance était organisée. Les enfants étaient déjà tous revenus pour cause de fermeture d’école, sauf Salam qui était resté à traîner.

Ibrahim partit à la recherche de Salam. Il sillonna le quartier, s’aventura dans des quartiers voisins mais n’osa pas aller trop loin car de partout arrivaient des soldats armés jusqu’aux dents et partout se regroupaient des hommes qui leur faisaient face. La tension était grande, on se regardait, on s’insultait, quelques pierres avaient jailli, quelques coups de feu s’étaient fait entendre plus près du quartier. Il revint une heure plus tard chez Khadija. Seul. Khadija le regarda, attendant que se montre derrière lui la petite tête de Salam avec la frange hirsute. Point de Salam.

Salam avait marché en direction de l’usine où travaillait Karim. Il avait voulu y attendre son père. Ce jour là, l’usine avait été fermée plus tôt, alors Salam avait rencontré son père sur le chemin, et ils rentraient tous deux quand la fusillade éclata sur une place non loin de là où ils s’approchaient. Karim prit peur. Salam, pour la première fois de sa vie, sentit ses jambes devenir molles et se laissa entraîner par son père près des murs d’un entrepôt désaffecté. Karim se dit que pour quelques minutes, ils allaient s’abriter là, le temps que cela se calme, et ils reprendraient la route ensuite. Mais cela ne se calmait pas. On entendait les bruits des armes se rapprocher. Salam sentait son cœur battre comme le cœur du coq qu’on essaie d’attraper pour lui casser le cou. Karim avait l’impression qu’il avait fait un mauvais choix en allant longer ce mur. Après tout, ils n’avaient rien fait, ils ne voulaient que se protéger des balles, mais ils avaient l’air tout à coup de malfaiteurs qui se cachent. Un soldat au loin apparut, suivi d’un autre, puis d’un troisième. Les bottes pleines de la poussière de nos rues. Ils avançaient lentement, en discutant entre eux, comme s’ils faisaient la garde. Karim sentit qu’il pouvait se lever tranquillement, ils verraient bien qu’il était avec un enfant, qu’il n’avait pas de pierre dans la main, qu’il passait tout simplement par là.

--- Viens ! N’aies pas peur Salam. Donne moi la main, ils ne nous feront rien.

Salam se leva tremblant comme un petit poulet. Il donna la main à son père. Mais aussitôt, les soldats les virent et eurent un geste défensif.

--- Ne tirez pas, cria Karim, nous ne faisions que passer par ici.

Salam eut terriblement peur. Il cria et se réfugia derrière son père. Les soldats mirent en joue.

--- Non, ne tirez pas. J’ai un enfant avec moi. Ne tirez pas non n’avons rien fait !

Qu’avait-on bien pu dire à ces soldats ? Défendez-vous ? Protégez-vous ? Ou alors plutôt : Tuez, ne laissez rien passer qui bouge ?

Devant leur attitude décidée, Karim regagna l’angle du mur où ils n’étaient pas plus à l’abri que dans un terrain vague, les coups avaient déjà commencé à fuser, Karim de sa main gauche cachait son visage, de la droite, protégeait Salam, le tirant par la manche de chemise pour le mettre le plus possible derrière lui. Salam criait, agitait droit devant lui ses deux grands bras nerveux en faisant signe aux soldats d’arrêter. Karim ne voyait pas comment se sortir de là, les balles touchaient le mur juste au dessus de sa tête et Salam bougeait et criait , ils semblaient pris là comme des rats. Karim le regarda un instant pour voir si tout allait bien: Salam avait le visage crispé, la peur était inscrite sur son front, on aurait dit qu’il venait de vieillir de dix ans d’un seul coup. Karim incrédule devant l’insistance des coups de feu leva à nouveau la tête pour regarder les soldats qui se tenaient droits et menaçants comme les tanks de la place Tienanmen, et au désespoir, le bras droit couvrant toujours son fils, il hurla :

--- Non, arrêtez, vous allez nous tuer… vous allez nous…

Karim sentit que les coups s’étaient rapprochés. Il eut à peine le temps d’empoigner la tête molle de Salam, de poser sa main vis à vis du petit cœur de son fils et d’y récolter un peu du sang qui giclait au rythme de ses dernières pulsations de vie. Une balle l’atteignit à l’épaule et il perdit connaissance.

 

 

Aujourd’hui, nous avons enterré Salam. Karim est venu, bien que très faible, il a tenu à soutenir Khadija, à être avec nous tous, du quartier, de la ville, du pays, du monde, qui ont su pour Salam, qui ont vu la lâcheté en direct, sur les écrans de leurs télévisions, de Paris à Montréal, de Casablanca à Bombay, qui ont vu les derniers instants de vie de Salam, 12 ans. Des journalistes discrets, deux ou trois, sont venus aussi à l’enterrement. Khadija les a regardé.  Elle s’est approchée de l’un d’entre eux, une femme, une Palestinienne, et lui a parlé, elle qui parle rarement. Car c’est à elle désormais que la parole et l’Histoire appartiennent. A sa douleur, à sa dignité, à sa dépossession, et sa voix a résonné sur tous les murs de la ville, et même dans les autres villes que divisent les colonies bondées de réservistes: « Je voudrais qu’aujourd’hui, le soldat qui a tiré sur Salam sache qu’il n’a pas fait que tuer notre Salam, que son geste le dépasse mille fois, dépasse sa petite tête de petit soldat qui appuie sur une gachette. La mort de Salam a un sens. Un sens que sa vie n’arrivait pas à avoir. Qu’il ferme un peu les yeux, ce soldat, et qu’il se souvienne, s’il a une mémoire, de  tous les enfants que l’on gaza. »

Il est des corps qu’on ne rapatrie pas.