MAHFOUDH AHMED

        Faculté des sciences humaines et sociales, Tunis I

 

STRUCTURE DIALOGIQUE DE LA FIGURE D’ELISSA

DANS Elissa, la reine vagabonde  de Fawzi Mellah

 

 La littérature maghrébine de langue française  a souvent utilisé l’affirmation de l’origine comme mode de résistance    à la dérive identitaire . Chez certains, cette affirmation s’est traduite par une réécriture de l’histoire ancienne, comme si cette forme de  régression pouvait  préserver la personnalité maghrébine des séismes culturels de ce fin de siècle . Ainsi, dans les années 80, face à la vague de modernisation incontrôlée et anarchique qui a sévi dans les pays  du Maghreb, Driss Chraïbi dans La mère du printemps, raconte la résistance berbère face aux invasions islamiques tandis que dans L'Aube de l'islam, [1] il se propose d'explorer l'histoire et les valeurs de cette religion. De son côté, vers la même époque, Boujedra se détourne de l'histoire proche a. profit de l'épopée de  Tarak Ibn Ziyyad qu'il tente de démythifier à travers sa Prise de Gibraltar [2]. Dans les années 9O en revanche, le Maghreb antique  devient cadre romanesque  et l’on dénombre une dizaine de  romans portant sur le Maghreb punique : il semble   donc que la proximité du troisième millénaire a radicalisé le culte des origines , d’autant plus que la mondialisation  ne laisse aucune chance aux pays  technologiquement  moins avancés d’imposer sur la scène internationale une  culture moderne, les amenant par là à puiser dans les richesses de leur civilisations anciennes.

 

A travers l’exemple de Mellah, nous tenterons d’appréhender  une nouvelle perception de l’histoire , liée  à des conjonctures nouvelles ; il s’agit surtout de   voir en quoi le récit historique  n’est plus tellement une restitution du passé qu’une réécriture du présent .  Le dialogisme[3] de la figure d’Elissa – en qui se croisent passé référentiel  et figures de l’actuel – n’est que le résultat de cette réécriture, c’est-à-dire de cette tendance de l’écrivain à décrire le passé/l’Autre en le ramenant à soi et  au présent de l’écriture.   Pour saisir la nouveauté d’une telle écriture, nous partirons d’une comparaison avec Salammbô de Flaubert.

 

I. SALAMMBO OU L’INQUIETANTE ETRANGETE DE L’HISTOIRE

 

Comparer la figure de Salammbô chez Flaubert à celle d’Elissa chez Mellah nous conforte dans l’hypothèse que le présent de l’écriture , le questionnement du présent est au cœur de toute entreprise littéraire  de raconter l'histoire. Mais chez Flaubert, la cause  contemporaine exploite paradoxalement les  procédés  du dépaysement, c’est-à-dire de tout ce qui éloigne le lecteur de son espace-temps . Et, même  si  son présent est nié, il n’en est que plus présent , ayant l’irrésistible présence d’un refoulé.

Ainsi, en pensant à Salammbô , Flaubert cherchait – ainsi que pour ses lecteurs – une distraction  qui lui fasse oublier les fadeurs bourgeoises de Madame Bovary ; il exprime à travers le choix de ce sujet antique et par sa quête de l’histoire  le besoin d’échapper à sa propre histoire, «  car j’éprouve , écrit-il , le besoin de sortir du monde moderne où ma plume s’est trop trempée et qui d’ailleurs me fatigue autant à reproduire qu’il me fatigue à voir ».[4] On comprend alors que le choix d’un tel épisode de l’histoire - à savoir la guerre livrée aux Mercenaires par les Carthaginois -  est destiné  à cultiver le dépaysement  le plus total, non seulement par l’éloignement spatio-temporel,  mais encore en raison de la sauvagerie, voire de « la barbarie » qu’ils ne manqueront pas de suggérer, cette part de nous-mêmes sans cesse reniée et qui revient toujours hanter la conscience.

L’un des moyens pour faire revivre l’atmosphère passée dans toute son originalité consiste à recourir au détail pittoresque : restitution de couleurs, de jeu de lumière, sens de la nuance et de la comparaison métaphorique qui articule sur la précision une impression vivante et fraîche. Il suffit pour s’en convaincre de lire la séquence de la première apparition de Salammbô :

               " Sa chevelure poudrée d'un sable violet et réunie en forme de tour selon la mode des vierges chanéennes , la faisait paraître plus grande . Des tresses de perles attachées à ses tempes descendaient jusqu'aux coins de sa bouche, rose comme une grenade  entrouverte. Il y avait un assemblage  de pierres lumineuses, imitant par leur bigarrure les écailles d'une murèn . Ses Bras, garnis de diamants, sortaient nus de sa tunique sans manches, étoilée de fleurs rouges sur un fond noir. Elle portait entre les chevilles  une chaînette d'or pour régler sa marche, et son manteau de pourpre sombre, taillé dans une étoffe inconnue, traînait derrière elle , faisant à chacun de ses pas comme une large vague qui la suivait"[5]

 

        Ce portrait tend à la plénitude, à force de détails et de précisions, laquelle plénitude sert à créer une illusion référentielle : l’écriture de l’histoire se présente comme l’histoire même. Mais en même temps,  la description , si réelle soit-elle, articule des visions et des impressions. Ainsi ce portrait met au premier plan la beauté du personnage, laquelle est au carrefour de plusieurs impressions : elle suggère majesté ,luminosité  ainsi que mystère fascinant et sinistre ; beauté paradoxale où se côtoient désir de vie (mis en relief par le champ métaphorique de la lumière) et  pressentiment de danger  de mort ( murène, chaînette, noir, sombre…).

De même la plénitude descriptive peut être orientée, outre  l’impression d’étrangeté, vers le détail exotique : ainsi, la description d’un paysage carthaginois au chapitre 3, en même temps qu’il connote  une atmosphère sinistre et inquiétante (images fantômatiques obtenues par un jeu d’ombre et de lumière, ombres de colosses qui hantent les places désertes …) ; en même temps qu’elle développe toute une atmosphère insolite ou extravagante (chameaux dormant sur le dos comme des autruches…), insiste sur le détail exotique et fournit tout un lexique propre à la civilisation carthaginoise: termes relatifs à la faune-flore (phénicoptère…), à l'architecture (catacombes, acropole, temple d'Echmoun…) ainsi qu'à des senteurs exotiques (nard, encens, cinnamone, myrrhe…). Ces détails, fruit d’une documentation exhaustive, accroissent le dépaysement du lecteur  qui accède à la jouissance liée à la puissance d’évasion contenue dans ces évocations.

L’étrange et l’exotique se résolvent dans le sentiment de l’horreur  que provoque l’évocation de rites  si « barbares » qu’il est impossible à l’homme civilisé de s’y identifier : tel est l’effet obtenu à partir de la description du sacrifice d’enfants en faveur de Moloch dont on veut attirer l’indulgence :

 

«  Puis des fidèles arrivèrent dans les allées  traînant leurs enfants  qui s’accrochaient à eux ; et ils les battaient pour leur faire lâcher prise  et les remettre aux hommes rouges (…) alors on entendait  les cris des mères et le grésillement de la graisse qui tombait sur le charbon ».[6]

 

La force d’une telle évocation rejoint celle d’une vision, comme si Flaubert convertissait le lecteur en spectateur pour le mettre en présence de l’insupportable  horreur. On comprend alors la fonction du récit punique chez Flaubert – la même que celle de la littérature de voyage née à la même époque : créer un monde d’évasion pour échapper à la médiocrité bourgeoise du présent, pour «  se perdre dans un sujet de roman qui l’entraîne le plus loin possible  de la petitesse et de la sottise de l’univers dans lequel il a vécu depuis six ans  »[7] ; nous ajouterons : pour oublier l’histoire proche jugée décevante, surtout après l’échec des barricades de 48. C’est à ce titre  - cette élévation sur l’actualité, cette absence  à l’histoire qui le concerne directement - que Flaubert, malgré son réalisme, reste un romantique :

" L'histoire n'intéresse Flaubert que dans la mesure où elle implique une absence, une fermeture sur elle-même. Poésie hermétique de l'histoire, écrit Victor Bombert"[8]

Or, quel dépaysement plus fort que cette  "débauche de couleur de  barbarie, de paroxysme, sous un éclairage , violent, dramatique, pourpre".[9]

II  . FAWZI MELLAH OU LA PROXIMITE DES ANCETRES

 

Si Flaubert utilise des procédés de distance  pour décrire l’univers carthaginois –détail pittoresque, exotique, goût de l’étrange, culte du mystère, pouvoir de l’horreur – Mellah à travers l’odyssée d’Elissa, tend un miroir où le Tunisien puisse se reconnaître à travers la Geste de ses ancêtres.

          Ainsi Mellah   raconte la fondation de Carthage  par Elissa, à travers tous les épisodes rapportés par la tradition  grecque et surtout par Polybe : la fuite de Tyr après l’assassinat de son mari et oncle Acherbas,  l’escale à Chypre qui allait pourvoir les fuyards en prêtres et en épouses vierges, la découverte de la colline de Byrsa, les tractations avec Hiarbas, le chef des Africains ; enfin, la promesse de mariage et le  sacrifice d’Elissa qui se jette au feu pour rester fidèle à son défunt époux tout en ayant sauvé son peuple. Tous ces épisodes sont rapportés conformément à la tradition ; mais l’univers punique de Mellah subit une telle violence idéologique que l’histoire y perd toute sa densité et devient exumplum , c’est-à-dire , fable transparente et codée qui dessert des moralités aux contemporains de l’écrivain. Ainsi, de même qu’on a relevé chez Flaubert des procédés de dépaysement, relevons chez Mellah, des procédés par lesquels les contemporains s’identifient aux situations décrites.

Déjà par le titre, Elissa, la reine vagabonde, Mellah institue l’errance comme paradigme fondamental : Elissa errait  de par les mers , sans savoir ce qu’elle voulait, jusqu’au jour où elle   accoste sur une colline parfumée dont elle décide de  faire sa cité. Cette présentation de l’histoire comme accident va à l’encontre d’une lecture mythifiante de l’épopée de cette reine : héros allant pertinemment à la rencontre de sa destinée et plus tard consacrée par son peuple comme divinité. L’intention de l’auteur est claire : il s ‘agit de faire d’Elissa un être humain, être exposé à l’erreur  et au doute, qui réfléchit devant le lecteur sur les différentes situations historiques qui lui sont proposées et en tire les leçons. Aussi faut-il comprendre  l’errance comme une donnée physique et mentale caractéristique de l’humain .

D ‘autre part, contrairement au narrateur chez Flaubert qui est totalement absent de son univers diégétique, celui de Mellah s’affirme dès le départ comme  investissant  l’épopée d’Elissa de sa subjectivité propre : l’épopée de cette reine se présente  sous la forme d’une lettre «que la reine Elissa  avait adressé à son frère Pygmalion, Roi de Tyr » et qu’ avant de mourir ,son grand-père lui a recommandé de mettre à jour, en déchiffrant les stèles supposés  la contenir.  En hommage à la  mémoire  du défunt, il entreprend  ainsi de faire parler la pierre. Mais, «  face au silence  de certaines stèles, face au très mauvais état de la pierre ,(…) j’ai dû intervenir çà et là , j’ai dû combler un vide ,imaginer une suite inventer une transition corriger une tournure, forcer un trait, atténuer une épithète , nuancer un verbe, gommer une phrase, confie le narrateur ». Plus tard, il avoue avoir classé les stèles « au gré de mon humeur et de mon imagination » pour conclure : « cette lettre est un peu la mienne ».

C’est tout le travail de l’artisan-écrivain que le narrateur nous décrit là : le récit d’origine subit des opérations de transposition et d’ordonnancement, de métaphorisation  et de glissement métonymique ; il est ramené dans la perspective du présent du narrateur ; perspective qui confond les sujets – sujet énonciateur/ sujet de l’énoncé – et transpose sur la temporalité du  héros carthaginois celle du narrateur , laquelle  se ramène au présent de l’écriture. C’est par le biais d’un tel travail que la narration historique débouche sur une réflexion au présent (d’où emploi du présent de vérité générale) et que  dans la lettre d’Elissa , l’instance extradiégétique  du narrateur se confond avec la narration intradiégétique d’Elissa et transforme des conclusions temporelles en leçons éternelles, comme si ce personnage pouvait se démarquer constamment de ce qu’il fait et se projeter  dans un futur qui transforme son présent en déjà-passé.

Ainsi, nommant la colline parfumée Qart Hadasht, Elissa se met à expliquer le nom dans la perspective de l’histoire qui justifie une appellation ; puis ses réflexions débouchent sur des considérations générales sur la ville et sa signification (mais peut-on parler de ville à propos d’une cité ?) :

« Qart - la ville – croisement subtil de la présence et de l’absence ; tout est visible dans une ville , mais tout peut s’y voiler aussi. Tout est lisible ; tout peut y relever d’un code secret. Carrefour de l’ordre et du désordre. »  p. 127.[10]

Ces réflexions n’ont rien à voir avec Carthage car elles relèvent d’une vérité trop générale : aussi  est-il difficile de les attribuer à la reine. Il en est de même de ces projections pessimistes d’Elissa prophétisant la fin de Carthage : (« déjà, je le sais, nous avons été, affirme-t-elle. » p.188) et qui s’accordent mal avec l’enthousiasme des aubes fondatrices. De plus, comment peut-elle savoir qu’en mourant, elle rejoindra le mythe quand elle pense devant le feu qui va la consumer : « Et ce feu ne consumera pas Elissa ; il brûlera une histoire afin que puisse naître un mythe. »? (p.191)

L'actualité du récit est plus explicite encore lorsque le narrateur transpose sur le commentaire d'Elissa le jugement de ses contemporains:

"La loi fondamentale n'échappera ni au style ni au destin de toute autre constitution : elle fixe des rêves et affiche avec orgueil la force d'une fiction . à nos gouvernants de s'en inspirer, à nos princes de leur ressembler. C'est à ce prix que les chroniqueurs et les savants des nations voisines ne verront pas en nous un peuple barbare", p. 149

Cette opinion fait référence - explicitement , à travers une note en bas de page - à l'ouvrage de François Decret[11], lequel cite Aristote pour qui, "les Carthaginois passent pour être bien gouvernés et à beaucoup d'égards, leur constitution est supérieure aux autres"

Enfin de compte, tous ces commentaires au présent de vérité générale , ces réflexions atemporelles constituent  certes,  la moralité  propre à la geste d’Elissa, laquelle se veut universelle , valable pour toute geste fondatrice. Mais, par la même occasion, elle offre au romancier l’occasion  de dispenser des leçons d’histoire à ses contemporains. Surtout s’agissant de démocratie de liberté ou de droits de l’homme, cette intention moralisante devient plus explicite : elle transparaît à travers les nombreux anachronismes dont se sert Mellah. Par exemple,  Elissa brosse le portrait du Prince idéal comme quelqu’un qui ne fait qu’entériner la volonté populaire :

« Non royal frère,  écrit-elle, les princes ne décident guère et nul ne le leur demande , ils ne sont faits que pour attribuer un sens aux actions de leur sujets(…) Un bon souverain n’est pas celui  qui substitue ses actes  à ceux de ses concitoyens , mais celui qui les précède  et parfois les suit  en leur tendant le miroir dans lequel  ils doivent se reconnaître »p.191.

Or, Prince , dans le sens de souverain, est un terme impropre chez une reine antique ; il est né bien plus tard  avec Machiavel ; et encore, est-il chargé d’un sens autoritaire  et conservateur.[12]

Dans le même ordre d’idées, Mellah articule sur les ananchronismes politiques, un anachronisme épistémologique qui fait d’Elissa un sujet tout à fait moderne. En effet, par la  vertu de la psychanalyse, elle déchiffre un rêve obsessionnel et découvre alors  qu’en fuyant Tyr, elle n’a fait que fuir une passion incestueuse, fuite sublimée en quête fondatrice  des nations. En bon adepte de Freud, Elissa pense que l’amour – disons plutôt le désir -  est au centre de toute quête : «  En dépit de tant de fureur et de malheur, l’amour constitue le primum mobile  paradoxal », soutient-elle en guise  de bilan à son expérience , qui d’historique devient initiatique.

Image du narrateur et de son propre référent, personnage du passé et miroir du présent, reflet de ce que fut la reine fondatrice de Carthage et de notre universelle condition, Elissa est une figure dialogique au sens littéraire où un personnage condense en lui plusieurs représentations, lesquelles établissent entre elles une forme de dialogue:

-         dialogue horizontal tout d'abord, car Elissa constitue le double dialectique de Pygmalion: tout au long de cette lettre qu'elle lui écrit, elle se définit par opposition à lui, se démarquant de son esprit autoritaire et tyrannique. Mais en même  temps qu'elle avoue cet amour incestueux, elle témoigne de la fascination qu'elle éprouve à son égard. A ce titre, l'écriture épistolaire constitue la meilleure expression  de la condition dialectique: un Je  a besoin d'un Tu pour dire mais ce disant , il se dit et se constitue en être pour soi distinct de son interlocuteur.

-         Dialogue  vertical, car le personnage d'Elissa  intègre plusieurs figures : elle est "soi-même   et un autre"( Ricoeur) puisque le narrateur articule sur l'odyssée de cette reine son propre itinéraire initiatique, faisant du déchiffrement  de sa lettre une dette à régler envers son défunt grand-père. En outre ,  la Reine intègre selon un processus ascensionnel , des figures de plus en plus  absolues. Aussi, affirme-t-elle: "Je suis une femme cité, je suis une  femme-loi, je suis une femme-patrie" p.167.

            Femme identifiée à son œuvre ,  sur son bateau errant, Elissa finit par intégrer la figure de prophète car , sur son bateau errant, elle ressemble étrangement à Noé emportant sur son arche de quoi fonder  une vie nouvelle dans un nouveau monde. Il suffit pour s'en convaincre de lire l'énumération qu'elle fait de tout ce qu'elle  emporte pour son expédition; tous les représentants d'une humanité nouvelle (vingt-sept vierges, quarante sénateurs , soixante soldats, quinze prêtres, dix commerçants et une dizaine de rameurs) et tous les biens qui puissent leur permettre de survivre  et de construire une civilisation humaine:

"Nous emportions assez de vivres  pour tenir jusqu'à Sabratha, quelques biens rares en Occident5…) et une incomparable  faculté de naviguer , en fixant les étoiles de calculer et de frapper monnaie, de nommer les choses, de classer les divinités, d'aimer les enfants et de les sacrifier, d'être humble dans les temples et orgueilleux dans les boutiques…Pour l'instant cela pouvait suffire"p.36.

Du héros fondateur au prophète et du prophète au Dieu, il n'y a qu'un pas vite franchi par l'auteur qui se voulant conforme à l'Histoire, fait d'Elissa une divinité. Or, avant qu'elle ne le devienne aux yeux de son peuple, il faut qu'elle en éprouve elle-même le besoin. C'est ainsi que pour justifier son amour incestueux, elle s'identifie à Dieu, "Le dieu rêveur, le dieu d'avant les fameux sept jours, le dieu du véritable amour":

"Mais comment dire à des  gens qui ne veulent rien entendre  que s'il y avait eu  une création ,  c'est qu'il y avait  eu un rêve . Et s'il était un rêve, il devait y avoir de l'amour…Un amour indicible"p.187.

Ecrire l’histoire équivaut pour Mellah à produire un texte symbolique où la significations prime sur la représentations, et cela pour faire du passé des figures du présent ; interroger le passé pour répondre à des questions présentes et pressentes. Comme l’affirme La Fontaine à propos du projet de ses fables il faut « parler de loin ou se taire » ; le fabuliste biaise avec le réel pour tromper le pouvoir de Louis quatorze et glisser des critiques sous couvert de vérités universelles. Mais ce faisant, il produit un univers plein de couleurs, de lumières et de détails fantastiques ; un univers propice à l’évasion où le plaisir fait oublier l’acharnement critique. Mellah dans son premier roman  Le Conclave des pleureuses, nous présente une fable plaisante et pleine de poésie sur une modernité mal assumée. Sur la même lancée , il formule le projet  d'une fable historique. Mais même symbolique un récit historique a ses lois auxquelles on ne peut déroger sans travestir le genre : fidélité à la vérité  des faits,  restitution d'atmosphère, couleur locale…Or, chez Mellah tout se résoud dans la signification. Prenons pour  ultime exemple, l’arrivée d’Elissa à Sabratha :

« Peut-on imaginer un peuple sans musique ? Ce serait un peuple auquel Dieu ne parlerait pas ?

Pourtant, je l’avais là sous les yeux. Chaleureux, mais discret, le peuple de Sabratha se pressait autour de mes navires. Nul vacarme n’assourdissait notre rencontre, nul mot superflu n’en perturbé la qualité. J’étais surprise autant que mes compagnons de ce silence. C’était la première fois que nous faisions l’expérience. de l’ailleurs et de l’altérité » p.55.

 

Par dessus ce terme d’altérité qui sonne faux dans la bouche d’une reine antique - alors qu’il appartient à la mode des années 90 et sert à soulager les victimes de la mondialisation sauvage en leur appliquant le baume de l’interculturel. ; par dessus toutes les réflexions déplacées, comme la scène romanesque reste vide et sans vie : aucune description de l’impression d’arrivée, pas un seul détail de vêtements, de paysage ou de physionomie.

 

BIBILOGRAPHIE

q       Bakhtine(Mikhaïl), La poétique de Dostoïevsky, Moscou,1963, trad. Isabelle Kolicheff, Paris, Seuil,1970.

q       Brombert (Victor),  Flaubert par lui-même, Paris: Seuil-écrivains de toujours,1971.

q       Decret (Decret), Carthage ou l'Empire de la mer, Paris, Seuil-point, 1977.

 

q       .J-P. Duquette, " Flaubert, l'Histoire et le roman historique", RHLF, n°2-3, 1975,pp.345-52.

 

q       Flaubert (Gustave),  Salammbô, références à Paris: Garnier-flammarion, 1964,313p.

q       Mellah (Fawzi),  Elissa La reine vagabonde, Paris : Seuil-Point, 1988,191p.

 

                                 



[1] Respectivement, Paris: Seuil,1982 et Paris:Seuil,1986.

[2] Dénoël, 1987.

[3] .Nous utilisons ce concept de Bakhtine, (Problème de la poétique de Dostoïevsky,Moscou,1963,) dans un sens plus large que son sens initial selon lequel  "le mot littéraire n'est point un sens fixe mais un croisement de surfaces textuelles, un croisement de plusieurs écritures : de l'écrivain  du destinataire ( ou du personnage), du contexte culturel ou antérieur", J. Kristeva, Sémanalyse, paris, Seuil-point, 1969. Selon nous, une figure est dialogique quand elle est en rapport syntagmatique et paradigmatique avec d'autres figures.

[4] . Lettre à Mlle Leroyer De  Chantepie, 18 mars 1857.

[5] .Salammbô, Chap. I

[6] .Salammbô, Chap.XIII, Moloch.

[7] .J-P. Duquette, " Flaubert, l'Histoire et le roman historique", RHLF, n°2-3, 1975,pp.345-52, p.348.

[8] Victor Brombert,  Flaubert par lui-même, Paris: Seuil-écrivains de toujours,1971, p.7.

[9] Duquette, Ibid.

[10] Paris, Seuil-Point, 1988; toutes les références à Elissa… renvoient à cette édition.

[11]   Aristote cité par: François Decret, Carthage ou l'Empire de la mer, Paris, Seuil-point, 1977, p.70.

[12] . Voir Machiavel (Nicolas), El Principo,  1513; Commentant l'ouvrage,  H. Vedrine et J-C Margelin écrivent notamment" Le rapport du Prince à ses sujets ne sont pas bilatéraux car c'est le prince qui en prend l'initiative. Il ne croit pas à une fidélité ou à un amour désintéressés des  sujets à leur prince : celui-ci doit donc faire d'eux ses obligés"p.688,  Encyclopédie philosophique universelle; Les notions philosophiquesI,  Paris: PUF,1992.