Le texte et sa réception dans

Antar ou ça tourne court

de Fredj Lahouar  (Sahar Editions, 1997)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Table :

 

 

 

Introduction

 

I – L’écrivain et son lecteur :

 

1 – Vraisemblance et « affabulation »

2 – Un récit sourcilleux

3 – Le lecteur :

a – La censure officielle

b – Vous

c – La petite voix

 

II – Le travail de l’écrivain :

 

1 – Le genre de l’œuvre

2 – L’histoire tâtonnante

3 – Personnages monstrueux

4 – Anachronismes

5 – Espaces insaisissables

 

III – Le narrateur-auteur : personnalité fluctuante :

 

1 – Sindabad l’écrivain

2 – Fredj Lahouar parsonnage de sa propre œuvre

3 – Antar et Sindabad

4 – Aïda la muse

5 – Création divine/ création littéraire

 

Conclusion

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

Introduction :

 

D’après W. Iser, « le texte de fiction doit être considéré avant tout comme une communication et l’acte de lecture, comme une relation dialogique. »[1] Ainsi, la réception ou « l’effet esthétique » font partie intégrante du texte. C’est en vertu d’un certain pacte de lecture (même si celui-ci reste implicite dans un texte de fiction) que l’auteur écrit pour communiquer ses points de vue.

Ce que vise à démontrer cet article, c’est que le texte de Fredj Lahouar Antar ou ça tourne court bouscule toutes les certitudes narratologiques et sape jusqu’à l’image de son propre lecteur. La lecture de cet ouvrage donne lieu, en effet, à une double investigation critique : à un premier niveau d’analyse, nous remarquons que le texte mime la mise en scène de sa propre réception en représentant le narrateur sous l’emprise du souci de vraisemblance que manifestent ses éventuels lecteurs ; le second niveau d’analyse met à jour une narration tâtonnante, un cadre spatio-temporel flou et des personnages monstrueux. Ces deux niveaux de lectures se rejoignent souvent pour faire de ce texte un des ouvrages les plus monstrueusement transgresseur de la littérature tunisienne et certainement un texte d’une modernité incontestable.

 

I – L’écrivain et son lecteur :

Ce qui ressort a priori de la lecture de Antar, c’est l’inflation d’éléments paratextuels : (deux dédicaces et un avertissement). L’auteur a-t-il peur de faire démarrer le récit ?

 

1 – La vraisemblance et l’affabulation :

 

Dans un « Avertissement » au lecteur, il insiste sur l’aspect fictif de son texte comme pour signifier à son interlocuteur qu’il se doit de lui pardonner tout dérapage et toute non conformité à la réalité :

« Ce récit est une fiction, des plus authentiques. C’est harassant de devoir le répéter à chaque début de livre. Qu’on ne vienne donc pas me raconter que j’ai réussi l’extraordinaire exploit de glisser des personnes réelles dans la peau de ces pantins que je me suis amusé à agiter sous vos yeux !» (p. 5)

 

La sévérité du ton est manifeste. L’auteur se montre irrité de l’obstination de ses lecteurs à vouloir déceler dans ses livres un reflet de la réalité alors que ce qui doit caractériser d’abord tout romancier c’est le « don d’affabulation » (p. 41). L’une des définitions du mot « fable », racine qui a servi à la constitution du terme « affabulation », est cependant « le mensonge ». Etre « la fable » de quelqu’un, c’est aussi être « la risée », « un sujet de plaisanterie »2.

Nous voilà partis sur une base de malentendu entre auteur et lecteur. Dans le texte, le narrateur de Fredj Lahouar prend justement le terme d’ « affabulation » dans ce sens et se met, en racontant une histoire des plus invraisemblables, à se complaire dans le mensonge comme pour narguer son lecteur soucieux de la véridicité de ce qu’il lit.

Les titres des chapitres de la première partie (portières qui ouvrent chaque avancée lyrique du texte) ne sont pas moins suggestifs de cette hantise de l’affabulation. Après le premier chapitre intitulé « Il n’était pas une fois », le narrateur, constatant l’incrédulité du lecteur, s’évertue, dans les chapitres suivants, à en regagner la confiance. C’est ainsi que, du second au dernier, les chapitres s’intituleront comme suit : « Mais bien sûr qu’il faut y croire ! », « Messieurs-Dames, ne me forcez pas à jurer s’il vous plait ! », «  Il était (oui, oui, je ne fabule pas) une fois et une seule » et « Autant en emporte le verbe ! ».

 

2 – Un récit sourcilleux ou un étrange pacte de lecture :

A l’origine de ce rapport envenimé est peut-être le pouvoir incontestable du lecteur dans la création romanesque, pouvoir que conteste ici visiblement l’auteur. Pour W. Iser, « (…) C’est l’effort conjugué de l’auteur et du lecteur qui fera surgir cet objet concret et imaginaire qu’est l’ouvrage de l’esprit. Il n’y a d’art que par et pour autrui. »1 Le roman ne peut donc exister sans le lecteur et il n’a, au bout de l’acte de lecture, absolument pas la même signification ni la même portée qu’a voulu lui donner, à l’origine, son auteur. Quelle déception pour l’auteur qui a passé des mois et des mois à confectionner cet ouvrage qui, une fois publié, ne lui appartiendra plus !

C’est ainsi que le récit s’annonce sourcilleux. Il visera, par tous les moyens à malmener la figure importune du lecteur. Le texte se divise en deux parties intitulées « Tyrannie première » et « Tyrannie seconde » : s’agit-il de la tyrannie des personnages cités et surtout de Antar ou plutôt de la tyrannie de l’auteur à l’égard de son lecteur ? Il en est certainement autant de l’une que de l’autre.

La tyrannie du narrateur se fait encore plus pressante lorsque celui-ci pousse le despotisme jusqu’à imposer à son lecteur un ordre et un rythme de lecture précis :

« Oui, il faut absolument que je m’arrête. A tout à l’heure.

 

Mais qu’est-ce que vous attendez ?

Tournez donc la page, bon sang !

 

           » (p. 57)

 

3 – Le lecteur :

Le lecteur a-t-il la possibilité de réagir face à cette agressivité de l’auteur ? Il existe en fait, dans Antar, quatre figures du lecteur. La première figure est celle de Aïda, la muse du narrateur Sindabad dont nous parlerons dans notre dernière partie. La seconde figure est celle de « la petite voix », lecteur-narrataire qui, dans le texte, entretient une querelle permanente avec le narrateur Sindabad. La troisième figure est celle de ce « vous » indéterminé qui semble muet et passif. Quant à la quatrième, elle renvoie au personnage du directeur du journal L’Arôme dans lequel travaille Sindabad. Ce personnage semble incarner, dans le texte, la censure officielle.

a – La petite voix :

« La petite voix » est un personnage qui n’en est pas vraiment un. Il ne participe pas à l’action mais en scrute, d’un œil suspect le déroulement, le rythme et l’ordre. Il seconde ainsi le narrateur Sindabad le corrigeant, le narguant dans de multiples séquences dialogiques qui viennent doubler le récit. En tant que narrataire intégré à la fiction, la petite voix représente un certain lecteur fictionnel qui sert de relais au lecteur réel. C’est en effet par une de ses questions que démarre le récit : « Quand tout cela avait-il commencé ? » (p. 9)

S’enquérant d’abord du cadre dans lequel va s’inscrire le récit, la petite voix ne tarde pas à devenir un fardeau qui nargue le narrateur et empêche le cours prévu de l’histoire. Elle se montre incrédule et même brutale quant au pouvoir surnaturel  de Sindabad. Pouvoir qui lui permettait de réunir des personnalités d’époques différentes (p. 16). Vers le milieu du livre, la petite voix devient encore plus agressive à l’égard du narrateur. Elle pousse le différend jusqu’à contester l’originalité de son style: « -Vous ferez bien d’enlever cette proposition, votre métaphore en tous cas est loin d’être originale, nota insolemment la petite voix.» (p. 54). Plus tard, elle ose même corriger la langue de Sindabad (p. 55) et contester la vraisemblance de son récit :

« Les rares moments de répit qu’elle (la mer) m’avait accordés, je les avais passés à lutter contre la fatigue, le désespoir, la nausée et les requins, réfugié sur un radeau de fortune que j’avais bricolé peu de temps après que la tempête se fut calmée…

-        En pleine mer ? rigola la petite voix, comment est-ce possible ? Un radeau, dites-vous ? Non, vous plaisantez ! 

-        Tiens ! J’ai comme l’impression que vous ne me croyez pas ? dis-je calmement. Je vous préviens, je n’ai pas d’autre plat à vous servir… C’est à prendre ou à laisser . Je continue ?

-        Allez-y quand-même, concéda la petite voix en soupirant. » (p. 56)

 

Le mot « plat » récuse ici l’idée que la littérature puisse être un objet de consommation. Visiblement, auteur et lecteur n’en entendent pas l’utilité de la même oreille. A travers ces multiples séquences dialogiques, il est manifeste que ces deux pôles du texte littéraire ne se supportent qu’à contrecœur.

b – Vous :

A côté de cette figure de la petite voix matérialisée dans le texte, on peut déceler une autre figure plus vague et moins concrète. Il s’agit de ce « vous » indéfini qui semble désigner tout éventuel lecteur de l’œuvre. Ce « vous » est cyniquement présenté par le narrateur qui inflige au lecteur sa propre image d’homme désemparé par la monotonie de la vie et pris dans les rets du récit séduisant de Sindabad (p. 54).

Tout se passe, dans le texte, comme si nous assistions à un assassinat du lecteur ou peut-être d’un certain lecteur. Le fait est que, dans la seconde partie du livre, nous ne trouvons plus de trace ni de la petite voix, ni même de cette entité abstraite, ce « vous », pourtant si docile et effacé dans la première partie.

Mais si la figure du lecteur, souvent implicite et cachée, même s’il est ici matérialisé, est plus ou moins facile à dompter, il n’en est pas de même des institutions de l’Etat et de la police.

c – La censure officielle :

Après la sortie du premier roman de Sindabad, celui-ci – d’abord convoqué par la police – se voit accueilli par le Directeur du journal dans lequel il travaille. Ce dernier tente de le convaincre de ne pas se frotter à la police (p. 45). Refusant de se plier aux ordres par les douces manières de son Directeur, Sindabad ne tarde pas de subir le poids de l’exil.

Il s’agit en fait d’une mission impossible : Sindabad doit naviguer (alors qu’il n’est « pas fait pour ce métier ») jusqu’à une contrée inconnue, sans « documents ni cartes », à la recherche d’un personnage mystérieux (p. 55) qui se prénomme Antar. Tout est bien agencé pour précipiter cet auteur gênant vers sa fin inexorable. Pourtant, doté de ce pouvoir surnaturel de convoquer les morts ou ceux qui ne sont pas encore nés, il meurt dans le naufrage puis ressuscite et repart à la recherche de Antar. Pensant avoir précipité Sindabad vers sa perte, les autorités vont devoir désormais subir, à nouveau, les affres de sa plume indiscrète. Quoique la seconde partie de l’œuvre se présente comme un délire, souvent insensé, du narrateur, elle renferme indéniablement une ironie profonde et satirique.

La fin apocalyptique du livre s’apparente à une procession funèbre guidée par les ancêtres et où les corps des suppliciés, ressuscités, s’emparent d’un manuscrit, vieux comme le temps, et y inscrivent comme un refrain musical, sous le son des trompettes et les battements des tambours, la phrase suivante : « Croyez-vous que l’on puisse jamais arrêter le mouvement irréversible vers le verbe recommencé ? »

La clausule s’avère être encore plus énigmatique : Antar ou les policiers, sous ses ordres, subtilisent le manuscrit écrit par Sindabad et qui ne correspond pas à ce qu’on veut que contienne une biographie de « son excellentissime ». Extraordinaire clausule où le livre raconte sa propre censure !

Ainsi, le texte tuant son propre lecteur se voit infliger, vers la fin, le supplice de l’Etat. Peut-être le texte mérite-t-il, après tout, ce châtiment ou cette amputation car il ressemble à un enfant infirme et laid. En effet l’histoire que raconte Sindabad présente plusieurs lacunes. Elle ne respecte aucune des normes habituelles du récit romanesque. La phrase « ça tourne court » dans le titre n’annonce-t-elle pas déjà une représentation interrompue, un récit qui n’a ni queue ni tête ?

 

II – Un récit pas comme les autres ou “ça tourne court”:

 

Mais s’agit-il d’abord d’une représentation ou d’un roman ?

 

1 – Genre de l’œuvre :

L’œuvre est en fait sous-titrée « Farce ». Elle raconte cependant la vie du romancier Sindabad. Ce n’est qu’à la fin, que le livre s’avèrera être la biographie de Antar. En effet, la seconde partie fait référence à une documentation exhaustive sur la personnalité de ce souverain. Pourtant Sindabad voulait raconter sa propre histoire, c’était à l’origine une autobiographie qui s’est transformée en farce qui n’en est pas pour autant une, du moins sur le plan de la forme. Du terme « farce », il convient surtout de retenir l’aspect comique, drôle ou même ironique. Ne s’agit-il pas enfin de la farce de la création romanesque ? De la dérision qui caractérise la mise en scène littéraire en général ?

 

2 – L’histoire tâtonnante :

Décelons tout de même les signes ou les méandres de cette autobiographie avortée. Dès le démarrage du récit, le narrateur Sindabad n’est pas convaincu de devoir raconter l’histoire de Antar. « - Parce que, voyez-vous, (...) si je me laissais tenter, c’est une autre histoire que je vous raconterais, celle qui me tient le plus à cœur. Voyez-vous… » (p. 9) Ici, il parle de l’histoire de Aïda, la femme de sa vie. Cette figure obsédante de Aïda fait oublier au narrateur jusqu’au but ou jusqu’au déroulement de son récit : c’est ainsi que la description de Monsieur M… débouche sur une ébauche de portrait de cette femme (p. 67).

Tout est présenté comme si Sindabad racontait un récit sous la contrainte d’un pouvoir supérieur qui lui a dicté d’avance le sujet de son livre. Se débattant, Sindabad se promet et promet à chaque fois de revenir à son sujet de prédilection. Mais en vain car il finit toujours par revenir à l’histoire de Antar (pp. 87-88). C’est à se demander si Sindabad était réellement contraint dans son récit ou s’il n’était pas, lui aussi, fasciné par cette figure surhumaine de Antar.

Non seulement forcée, l’histoire est aussi désordonnée. Elle s’apparente plus au « délire » d’un narrateur fou qu’à un récit significatif. Dans le cinquième chapitre, le narrateur nous parle des « événements dont (il nous) ferai(t) part tout à l’heure » (p. 53) : l’histoire n’en finit pas de commencer. Par moments, l’auteur-narrateur semble pressé, il est à court de temps et même de papiers : il nous parle d’un « monstre qui ferait frémir les cœurs les plus endurcis – et dont (il ne nous) parlerai(t) malheureusement pas, faute de temps, d’entrain et surtout de papier. » (p. 57) Cependant, c’est à ce monstre qu’il consacrera les quelques 60 pages qui restent dans le livre.

La fin du huitième chapitre de la deuxième partie prend une allure démoniaque, celle du « délire pitoyable, arrogant et dévastateur » de Antar (p. 102) : les phrases sont trop longues et souvent insignifiantes. Le long de deux pages (110-111), nous lisons une phrase de 68 lignes contenant une très longue digression en italique portant sur le « mysticisme sanglant » de Antar. L’histoire tourne à la fin en un cercle vicieux, elle est sans queue ni tête : « - Tu sais, je ne suis pas obligé de te reprendre là où je t’ai laissée (…), je peux continuer par n’importe quel bout ! » (p. 113), dit Sindabad s’adressant à Aïda.

 

3 – Personnages monstrueux :

A l’origine de l’échec de cette intrigue se trouve le penchant de ce personnage-narrateur pour les histoires de monstres sacrés. En effet, Sindabad parle de « l’objet de (sa) hantise : le monstre sacré qui hante l’univers. » (p. 18)

C’est ainsi qu’après Ostrogoth ou Wisigoth (le cannibale mangeur de seins et de couilles), nous nous trouvons face au Calife omayyade  Al-Walid qui se caractérise par sa débauche, sa pédérastie et son amour excessif pour les femmes et le vin.

Aussi monstrueuses qu’elles paraissent, ces deux figures ne sont là que pour mettre l’eau à la bouche du lecteur, grand consommateur d’images de monstres et de goules incarnés ici surtout par la figure de Antar : « Qui était au juste, cette créature dont on ne sut rien dire, même pas s’il était un être humain ou une bête ; s’il était mâle ou femelle, ou alors androgyne ? »  (p. 37)

D’abord énigmatique et invisible, Antar ne tarde pas à se dresser en acteur sur la place publique (p. 69). Malgré cette posture théâtrale, le physique de Antar reste toujours aussi mystérieux et énigmatique qu’il l’était auparavant : « Il était, en effet, dans les habitudes d’Antar de se déguiser, en public, juste en modifiant l’angle de son sourire, l’impact de ses gestes ou l’acuité de son regard. » (p. 97). Le mystère reste même entier pour sa femme Aïda, qui n’arrive plus à distinguer son époux de ses multiples copies (p. 103).

Vieillissant, Antar finit par rejoindre la figure d’Al-Walid. Il se transforme à la fin en un bourreau qui terrorise jusqu’à ses propres ministres : il a un aspect mi-divin mi-diabolique. S’adressant au conseil des ministres, il se délecte des plaisirs de voir s’envoler les âmes des pauvres suppliciés (p. 112).

 

4 – Anachronismes :

L’aspect monstrueux et insaisissable est inhérent même au texte, à cette histoire toujours sur le point de démarrer et que le lecteur se trouve incapable de situer ni dans le temps ni dans l’espace.

Son texte, c’est dans ces termes que Sindabad le définit : « Tout cela qui ne fait pas un semblant de roman, mais qui est susceptible de générer tous les romans du monde depuis mon premier jour jusqu’à l’éternité. » (p. 11) Or, l’on sait que ce narrateur pas comme les autres a eu plusieurs vies. A quel jour de sa naissance faut-il donc se référer ? Est-il possible de parler d’une intertextualité différée autorisant le texte de Sindabad à s’inspirer des textes qui le suivront « jusqu’à l’éternité » ?

L’idée peut être concevable si l’on admet que cet auteur possède un pouvoir surnaturel, le pouvoir de convoquer des êtres morts ou pas encore nés (p. 15). D’ailleurs, le narrateur ne tarde pas à exploiter ce don extraordinaire réunissant, en une seule époque, des personnalités aussi chronologiquement éloignées et aussi différentes qu’Al-Asmâi, Blanche de Castille et Margaret Tatcher (p. 14).

 

5 – Espaces insaisissables :

Le traitement réservé aux espaces est du même ordre que celui réservé au temps. Les événements des premiers chapitres, racontant le règne tumultueux d’Al-Walid, se situent à Bagdad alors que, par la suite, le narrateur nous embarque vers un espace insaisissable : « Cette foutue contrée se trouve quelque part entre la péninsule arabique et les hautes crêtes de l’imposante Afrique » (p. 55) Le Directeur de L’Arôme charge Sindabad « d’en découvrir l’emplacement précis » (p. 55) pour faire la connaissance du personnage mystérieux de Antar. Cependant, cette question de l’emplacement ne semble plus d’une grande importance à partir du moment où le narrateur tombe sur ce personnage monstrueux. Le roman s’achève donc sans que nous ayons une quelconque indication sur cette « foutue contrée ».

Le lecteur a donc à fournir beaucoup d’efforts avant de pouvoir situer approximativement les événements. Ce n’est donc pas par hasard que la seconde partie s’intitule « Le labyrinthe »  (p. 59). L’espace extérieur, le cadre du récit semble ainsi se conjuguer avec l’espace du livre.

Quel périple nous propose le narrateur Sindabad ! Tel le naufrage dont il a été victime, la lecture de ce livre s’apparente à une aventure dangereuse qui ne peut que signer l’arrêt de mort du lecteur. Mais si Sindabad a le pouvoir de ressusciter, en est-il autant du pauvre lecteur, victime autant de la « tyrannie » de l’auteur, que de celle du narrateur ou même du personnage ? Peut-on cependant faire une distinction catégorique entre ces trois figures de tyrans ? L’un ne renvoie-t-il pas finalement à l’autre comme dans un jeux de miroirs où l’image hideuse de la tyrannie se multiplie à l’infini ?

 

I – Narrateur-auteur : personnalité fluctuante

Nous avons jusque-là distingué l’auteur qui intervient dans le cadre du paratexte du narrateur Sindabad qui mène tant bien que mal cette fiction harassante. Il s’avèrera en fait, au cours du récit et surtout vers la fin, que cette distinction n’est pas justifiable car le chapitre de la clausule met à jour une certaine confusion qui s’établit entre l’auteur, le narrateur et même le personnage.

 

1 – Sindabad l’écrivain

a- Le personnage narrateur

Sindabad est un personnage sans âge qui semble être l’incarnation de la figure de Chahrazade, auteur des « célèbres Mémoires que la postérité, férue de fantastique, transforma en contes qu’ils affublèrent du titre fantaisiste et trompeur des Mille et une nuits ! » (p. 13)

Et voilà que le personnage, détaché de l’œuvre d’où il est né, prend ses distances par rapport à cette même œuvre et en conteste le genre et le titre. Sindabad va même plus loin. S’apprêtant à raconter sa ou ses vie(s), il commence d’abord par discréditer le conte qui porte son nom dans Les Mille et une nuits. Le personnage-lecteur dénonce donc le mensonge de son propre créateur :

 « (…) Je m’y prendrais certainement autrement que ne l’avait fait mon prédécesseur anonyme dans ce fameux conte qu’il a affublé de mon nom, où il prétendait rapporter des hauts faits bien authentiques, qui étaient censés être les miens, mais dans lesquels je ne me reconnais nullement, car commerçant voyageur, je ne l’ai jamais été, dans aucune de mes vies antérieures. » (p. 39)

 

Cette figure de renégat est généralisée dans toute l’œuvre. Elle semble caractériser tout être ou toute créature qui se découvre un jour des talents de créateur, d’homme de lettres.

b – L’écrivain

Car Sindabad refuse désormais le rôle de personnage et se transforme lui-même en auteur. Dans Antar, il a écrit une série d’ouvrages intitulés comme suit: Sindabad au pays des merveilles, Sindabad pris au piège, Waq Al-Waq City, Le Miracle avarié. Il prétend même avoir publié un roman en France intitulé Les horreurs du crépuscule (p. 34).

Dans l’un de ses derniers livres, Sindabad se heurte, comme son propre créateur, à la dimension démesurée de son personnage et de son œuvre. Il n’arrive plus à boucler son livre où son héros se trouve menacé par les intégristes (pp. 47-48). C’est ainsi qu’il n’a pu s’empêcher de donner une fin hâtive et invraisemblable à son livre (p. 48). Mais n’est-ce pas le cas de Fredj Lahouar dans Antar ?

 

2 – Fredj Lahouar, personnage de sa propre œuvre :

Sindabad a en effet la même date de naissance que l’auteur, il vit dans la ville de Nitus qui se situe en Situnie (Anagrammes de Tunis et de la Tunisie) : « Lors de ma dernière résurrection, très précisément le 12 février 1954, je découvris que j’avais perdu toutes mes performances, à l’exception de mon don d’affabulation. » (p. 41) Chose plus étrange encore, Fredj Lahouar s’avère être lui-même un personnage de son propre roman : comme Sindabad au début de l’œuvre, il fait partie des « enquiquineurs » qui importunent Antar par leurs remarques insidieuses :

« Quelques jours plus tard, Antar se dépouilla publiquement de son titre de « Guide-prince » et prit celui « plus simple, moins pompeux et plus léger à porter de Excellentissime Altessime Majestissime Princissime Unicissime Illustrissime », refusant superbement de tenir compte de l’objection d’un enquiquineur du nom de Fredj Lahouar qui crut de son devoir d’attirer l’attention de l’auguste personne sur le fait que « les sifflantes, dont on abuse gratuitement dans l’énoncé du titre suprême, sont devenues suspectes (…) depuis qu’un certain Racine (…) eut la déplorable idée de composer ce vers de triste mémoire : Pour qui sont ses serpents qui sifflent sur (sa) tête ? » ! »

(pp. 78-79)

 

Cette remarque de Fredj Lahouar ainsi que l’évocation un peu plus haut de sa date de naissance font de cet auteur une des réincarnations de Sindabad. Le nom de Sindabad étant à ce moment une désignation générique du romancier. Ainsi, comme tout personnage dans Antar, Sindabad, après avoir défié son ancien créateur, surpasse Fredj Lahaour qui l’a doté de cette nouvelle existence. 

 

3 – Antar et Sindabad

Cette apostasie ne restera pas pour autant impunie car voilà que Sindabad l’écrivain subit, à son tour, la tyrannie de son propre personnage Antar qui, lui aussi, s’avère être un écrivain à la fin de l’œuvre (p. 104).

 Le narrateur-auteur est-il finalement Antar lui-même ? C’est justement ce que semble confirmer la fin tumultueuse du livre où nous découvrons que tout ce que Sindabad racontait à partir de la page 95 s’avère être une « digression … imprévue », un « délire » de la plume de Antar. Le nom de Sindabad disparaît étrangement de ces pages, il est remplacé par Antar même si le récit est à la troisième personne. C’est justement l’intervention impatientée de Aïda, debout au seuil de la chambre de Antar et attendant la suite de son injonction, qui nous éclaire sur ce point (p. 113).

Dans le dernier chapitre, les deux figures d’écrivains tyranniques finissent par se confondre. Sindabad n’a-t-il pas affirmé, s’adressant à Aïda juste avant ce chapitre, que « tous les chemins mènent à Antar » (p. 113) ? En effet, si Sindabad synthétise en lui toutes les figures d’auteurs, Antar, lui, incarne le pouvoir qui englobe tous les créateurs qu’il s’agisse de romanciers, de dirigeants politiques qui insufflent leur force à leurs sujets ou de Dieu lui-même. Dans une incessante mise en abîme, Antar avale donc jusqu’à son créateur Fredj Lahouar.

 

4 – Aïda la muse :

Reste un dernier personnage qu’on n’a fait jusque-là qu’évoquer. Or ce personnage de Aïda est en fait la clé de cette énigme de la création. Un peu comme l’éternelle Nedjma de Kateb, cette créature subjugue par son charme ces trois hommes-créateurs.

a – Une lectrice :

Le premier discours de Sindabad, interpellé par « la petite voix », est adressé à cette femme, qui visiblement entretient un rapport amoureux avec lui (p. 9). Ce personnage, comme le lecteur, semble donc préexister à la narration. En effet, Aïda réagit souvent en lectrice ou plutôt en auditrice des propos de Sindabad. Elle conteste le genre de l’œuvre où elle est pourtant appelée à jouer un rôle qu’on découvrira être des plus importants (p. 12). Telle la petite voix, Aïda intervient parfois pour corriger la langue de Sindabad  (p. 61-62). Dès fois, elle lui reproche le côté conventionnel de ses expressions (p. 62). Le ton de Aïda est cependant atténué. Sindabad lui-même n’a pas la même attitude à son égard qu’à l’égard de la petite voix. Ce qui est certain c’est que Aïda est une lectrice pas comme les autres. Disons qu’elle représente le lecteur idéal pour Sindabad. Ses intrusions dans le récit ne s’apparentent-ils pas chez le narrateur à un jeu amoureux (p. 11)?

C’est justement pour cette raison que cette figure de femme s’impose au moment précis où le narrateur décide de se débarrasser de ses lecteurs et remet la narration sur les rails de sa direction originelle : celle qui mène à Aïda (p. 88).

A partir de ce moment, la vocation de cette femme dans l’œuvre prend de l’ampleur. Elle se prépare à mieux assumer son rôle d’épouse de Antar et d’amante de Sindabad.

La suite du récit démontrera que, plus le délire de Antar avance, plus la figure de Aïda, exclue du lit conjugal, s’impose en véritable statue scrutant les affres de la création qui tenaillent le corps monstrueux de son époux. Son histoire n’est plus désormais séparable de celle de Antar.

 

b – Aïda : la Femme-muse

A la fin (p. 113), elle est furieuse contre le narrateur car il l’a abandonnée en tant que personnage en haut de la page 95 où elle a subi, de plein fouet, l’agressivité de « l’injonction antaresque » : « - Attendez ! » qui est prononcée avec la force d’un ordre divin.  Aïda se trouve humiliée par cette attente mais Sindabad ne l’entend pas de la même oreille. Pour lui, Aïda est le centre même du livre, elle est l’incarnation même de la littérature ; sans elle Antar ne serait rien du tout. Elle est le secret même de la création et c’est à ce rôle, plutôt qu’à celui d’un simple personnage, qu’elle devrait désormais s’attacher (p. 113). Ainsi, Aïda joue à la fois le rôle d’un personnage et celui de la muse de Sindabad : elle est l’âme de l’œuvre.

Le but du récit est en fait de remplacer les figures masculines par celle de Aïda, de démontrer qu’à l’origine fut la femme, que c’est par elle que passe l’illusoire pouvoir des hommes.

«  CHAPITRE HUITIEME

Où il s’agit de rétablir un ordre compromis par un je ne sais quel démon !

Aux femmes donc…. » (p. 87)

 

A la fois lectrice et source d’inspiration, Aïda incarne la Femme possédant à la fois le pouvoir de l’auteur et celui du lecteur. N’est-elle pas finalement le flambeau de la création ou la création elle-même passant de l’emprise du Dieu Antar au pouvoir du narrateur-auteur Sindabad? Tout acte d’écrire ou même de lire correspond en effet à un acte d’amour, à une copulation aussi constructive que destructrice.

 

5 – Création divine/ création littéraire :

C’est en fait Antar qui a autorisé Aïda à prendre un amant après sa suggestion de lui raconter des histoires pour le distraire. Antar s’avère être donc un anti-Shahraïar (p. 94).

Ainsi, de peur de tomber sous l’emprise du pouvoir créateur de sa femme, Antar préfère la voir dans les bras d’un autre. N’est-ce pas pervertir l’histoire de la création littéraire qui fait de Shahrasade la figure de l’écrivain par excellence ? L’histoire de la création du monde ne se conjugue-t-elle pas de surcroît avec celle de la création littéraire ? Les divinités n’étaient-elles pas d’abord féminines avant qu’elles n’aient commencé à croupir sous le pouvoir d’un seul Dieu mâle et tyrannique ?

En effet, Antar mime la création du monde, il est entouré par deux titres évocateurs : « A l’aube de la genèse » et « A l’aube de l’apocalypse ». Ceci est en fait à mettre en rapport d’abord avec la difficulté qu’implique l’épreuve de la création puis avec le défi que lancent souvent, dans le texte, les personnalités monstrueusement éminentes à l’égard de la religion et du pouvoir de Dieu. Difficulté et défi qui signalent surtout l’aspect doublement transgresseur de l’œuvre et, au-delà, de tout acte d’écrire ou de créer.

 

Conclusion

 

Dans Antar ou ça tourne court, tout semble monstrueux : l’auteur, les personnages, le genre de l’œuvre, l’espace, le temps et jusqu’à la forme et la langue tordue du texte. Cette figure féminine de Aïda, figure inaugurant l’œuvre et la clôturant, est une allégorie de l’amour, mystère de la création qui passe d’abord par le corps de la femme pour, par la suite, le transcender et même l’avaler dans une danse satyrique.

A la fin, le vol du livre-délire -- le ravissement de la biographie de Antar par Antar lui-même -- s’apparente au corps d’une accoucheuse qui jette à la face hideuse du monde cet embryon informe et laid, ce monstre de Antar (le terme pouvant figurer à la fois en italique ou sans italique) qui mime le secret caché de toute création. L’inachevé, l’imparfait ne sont-il pas finalement les caractéristiques incontestables de toute genèse ? 

Sindabad conclut le livre ainsi : « Dans le silence qui suivit (…), j’eus l’impression que la terre – toute la terre – poussait des cris stridents de parturiente. » (p. 121) C’est ainsi sur cette scène d’avortement ou d’accouchement d’un enfant mort-né que se clôt le livre. Est-ce pour cela que Fredj Lahouar, toujours hanté par cette image monstrueuse de Antar, a entrepris d’écrire un Antar II qui sort bientôt sur le marché. Ce second Antar sera-t-il plus réussi que son aîné ? Pourra-t-il survivre à la machine destructrice qu’il semble lui-même incarner ou générer ? Attendons la parution du texte pour pouvoir en juger.

 

 

 



[1]. « La fiction en effet », in Poétique n°39, p. 279.

2. Le Petite Robert.

1. L’acte de lecture : théorie de l’effet esthétique, Traduit de l’allemand par Evelyne Sznycer, Pierre Mardaga Editeur, Bruxelles, 1976, p. 199.