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Compte rendu de lecture :

Guy Dugas (textes choisis et présentés par)
Algérie : Les romans de la guerre

(Paris, Omnibus, 2002)

par Marta Segarra

Après le recueil de textes intitulé Algérie : Un rêve de fraternité, fait aussi par Guy Dugas, Omnibus présente cette compilation formée par sept récits autour de la guerre de libération nationale de l'Algérie. Quarante ans après l'indépendance, cette guerre n'a pas cessé de hanter l'imaginaire algérien et français, comme le preuvent les nombreuses publications qu'elle suscite encore de nos jours, autant dans le domaine de la sociologie, de l'histoire ou du témoignage que dans celui de la littérature. Ce foisonnement complique la tâche du responsable d'un tel choix de textes, même si celui-ci se limite au genre romanesque. Dans son introduction, Guy Dugas explique qu'il a privilégié des textes écrits et publiés pendant les années du conflit, en évitant donc ceux, très nombreux chez les éditions nationales algériennes, qui commémorent la victoire d'une façon presque officielle en créant un mythe héroïque et manichéen très peu nuancé, ainsi que ceux qui, écrits par des exilés, idéalisent l'Algérie d'avant-guerre avec une nostalgie parfois aussi trompeuse.

            Ce volume prétend aussi, implicitement, offrir une vision des événements historiques passés au tamis littéraire qui soit variée et en même temps équilibrée : les deux camps, les trois religions et les quatre communautés ethniques majoritaires dans l'Algérie des années cinquante y sont donc représentés. Chacun des sept textes montre une image différente de la situation, presque toujours nuancée et non dogmatique ; nous trouvons ainsi l'ouvrage d'un militaire français affecté en Algérie, Georges Buis, qui nous permet de comprendre selon le compilateur «la position de l'armée française en cette circonstance» à côté de ceux d'écrivains «indigènes» engagés dans l'autre camp comme Malek Haddad ou Mouloud Mammeri, l'auteur d'un des romans sur la guerre les plus populaires dans la littérature maghrébine, L'Opium et le bâton. Avec eux, le premier récit de l'écrivain juif Albert Bensoussan coudoie un autre «classique», Qui se souvient de la mer de Mohammed Dib. Complètent le volume Les Mauvais Sentiments de Marcel Moussy, Français d'Algérie qui décrit un «colon atypique» rêvant de fraternité au moment où la guerre éclate, et Le Jardin de Djemila du français Maurice Clavel, qui se détache de l'ensemble parce qu'il présente le point de vue d'une femme.

            À ce sujet, nous pourrions regretter l'absence d'Assia Djebar dans ce recueil, non seulement la seule romancière qui écrit sur la guerre dans ces années 50-60, mais celle qui le fait du point de vue des femmes impliquées et qui en subissent souvent les conséquences d'une façon différente des hommes. Cette absence est sûrement due à d'autres motifs que la volonté de Guy Dugas, qui a fait preuve d'être sensible à cette distinction générique par le passé, notamment avec le volume Femmes et guerre en Méditerranée (Montpellier-Barcelone, 2000) qu'il a aussi coordonné.

            L'ensemble des textes retenus s'équilibre également d'une autre façon : s'il paraît hétéroclite du point de vue de la qualité littéraire (nous trouvons un chef-d'oeuvre comme celui de Mohammed Dib à côté de quelque récit mineur), chacun d'entre eux répond de façon différente à la question cruciale de «comment dire la guerre» ou tout autre événement indicible par la puissance de ses effets sur ceux qui le vivent. Les possibilités vont du réalisme apparemment fidèle aux circonstances – mais justement à cause de cette prétendue transparence, souvent mensonger – jusqu'à la transposition fantastique de la réalité telle que Dib la théorise dans sa postface à Qui se souvient de la mer, aussi reproduite dans le volume. Dans ce texte célèbre, l'auteur prend l'exemple du Guernica de Picasso pour montrer comment le symbolique ou le fantastique peuvent être beaucoup plus efficaces pour la communication artistique ou littéraire d'un événement à la limite du supportable. Albert Bensoussan suit aussi cette voie dans Les Bagnoulis, où les cataclysmes naturels remplacent la violence purement humaine. Par contre, Mouloud Mammeri opte pour une narration beaucoup plus classique, qui ne va pas sans certaines ambiguïtés.

            Les romans sont accompagnés d'un dossier sur «Les intellectuels dans la guerre» fort utile pour ceux qui s'intéressent au sujet, comprenant une chronologie des années 1954-1965 (dates de publication du premier jusqu'au dernier des romans choisis). Cette chronologie a le mérite d'être focalisée sur les événements littéraires et culturels de la période – en incluant le cinéma – en rapport avec le conflit, plus que sur l'évolution politique ou historique de celui-ci. Elle est suivie d'un choix de documents très éclairants, dont se détachent les deux lettres de Jean Amrouche. Dans la première, du 6 août 1955, adressée à Jules Roy, le poète se montre extrêmement lucide sur l'après-guerre, en affirmant : «Il y aura un peuple algérien, parlant arabe, alimentant sa pensée, ses songes, aux sources de l'Islam, ou il n'y aura rien» ; il prononce également une phrase terrible sur son propre cas, celui d'un Kabyle chrétien et francisé : «Les hommes de mon espèce sont des monstres, des erreurs de l'histoire». Dans la deuxième, de la même année, Amrouche demande à François Mauriac de parler aux autorités religieuses françaises, puisque les engager à se manifester pour la paix lui semble la seule démarche efficace pour arrêter la guerre, ce qui s'avéra bien sûr impossible. Une autre lettre, du secrétaire général de la préfecture d'Alger au ministre pour démissionner de ses fonctions à cause de la tournure que prenait la répression française, est impressionante par la comparaison qu'elle fait entre les tortures que ce fonctionnaire avait subies de la Gestapo à peine quinze ans auparavant et celles infligées par certains Français aux détenus algériens. Nous trouvons aussi parmi ces documents les deux manifestes des intellectuels français les plus représentatifs de la fracture qui se produisit en France en ce moment; il est saisissant de voir comment celui appelé «des 121», par le nombre des signataires qui défendaient la «cause du peuple algérien», est beaucoup plus lucide sur la réalité mondiale et sur la fin du système colonial que le Manifeste des intellectuels français (conservateurs), qui soutient la «mission civilisatrice, sociale et humaine» de l'armée française dans les colonies.

            Le volume s'achève avec une brève présentation de chacun des auteurs. Il aurait été utile à notre avis d'y ajouter une introduction aussi succinte aux romans, qui s'avérerait peut-être inutile pour les deux «classiques» – Dib et Mammeri –, mais par contre très nécessaire pour les ouvrages moins connus. En ce sens, on pourrait de même se demander s'il était convenable d'inclure dans le recueil des textes qui existent en poche et sont facilement accessibles comme celui de Dib notamment, mais nous croyons que cela servira, pour le moins, à rapprocher la littérature maghrébine d'un public différent de l'habituel.

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