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Compte rendu de lecture :

Poésie de Tahar Bekri (anthologie franco-russe), trad. Svetlana Projoguina
Moscou, Institut des Etudes orientales de l’Académie des Sciences de Russie, 2002, 218 p. ISBN 5-89282-200-1

par Vladimir Siline

L’initiative de créer cette anthologie appartient à Svetlana Projoguina, de l’Institut des Etudes orientales de l’Académie des sciences de Russie. C’est elle qui a rédigé une Préface de quinze pages présentant l’ensemble de l’œuvre de Tahar Bekri  et c’est elle qui a traduit 79 poésies choisies de ses recueils Le Chant du roi errant (1985) et Le Cœur rompu aux océans (1988). Dans son travail Svetlana Projoguina a été secondée par Olga Vlassova, de l’Institut de la littérature mondiale de l’Académie des sciences de Russie, qui a traduit une grande interview donnée par Tahar Bekri à Olivier Apert et reprise de son livre Marché sur l’oubli (2000)  et qui a aussi traduit de l’arabe deux poésies de Tahar Bekri, « Paris – Tunisie – Danemark » et « Tunisie – Coucher de soleil », tirées du recueil Souvenirs de neige et de feu (1997).

Dans la Préface, Svetlana Projoguina présente rapidement Tahar Bekri aux lecteurs russes en donnant quelques renseignements biographiques et passe à l’analyse de son œuvre, de Le Laboureur du Soleil (1983) à Inconnues saisons (2000). Dans cette analyse elle note « la nature tunisienne, maghrébine, méditerranéenne » de l’œuvre du poète et commente surtout l’imaginaire de sa poésie, car les symboles de Soleil et Neige, de Désert et Mer et de nombreuses métaphores ont des significations différentes dans la tradition littéraire russe. Svetlana Projoguina attire aussi l’attention sur l’aspect musical des poésies de Tahar Bekri, elle souligne qu’elle y entend « la musique des mots et le sens de leurs rythmes oniriques » propres à une « vraie poésie » et invite les lecteurs russes à les entendre aussi.

La Préface présente bien le poète, mais en même temps elle démontre que Svetlana Projoguina connaît bien et aime la poésie de Tahar Bekri.  C’est ce fait qui justifie, certainement, sa décision de se charger de la traduction des œuvres du poète tunisien au lieu de confier ce travail à un traducteur professionnel. La tâche a été difficile parce que Tahar Bekri combine dans sa poésie des traditions orientales avec des traditions européennes contemporaines. Svetlana Projoguina a été obligée, par exemple, d’omettre certains tropes dont l’abondance est propre à la poésie orientale et d’interpréter certaines épithètes européennes dont les connotations culturelles ne coïncident pas avec celles des équivalents russes. Elle a dû également restituer la ponctuation omise dans les poésies originales parce que la langue russe ne peut pas s’en passer à cause du soi-disant ordre libre des mots dans la proposition. Dans la Préface, Svetlana Projoguina, consciente de la responsabilité assumée,  demande aux lecteurs d’être indulgents pour sa traduction parce que la Poésie, à son avis, est objectivement « intraduisible » et précise qu’elle a surtout tenu à rendre l’imaginaire des œuvres en sacrifiant parfois la rime intérieure propre à la poésie de Tahar Bekri. Elle ne cache pas ses problèmes et offre aux spécialistes la possibilité d’apprécier la qualité de son travail, puisque dans l’anthologie les traductions sont disposées à côté des poésies originales.

L’interview de Tahar Bekri, traduite par Olga Vlassova, complète la Préface de Svetlana Projoguina parce qu’elle sert aussi à présenter le poète tunisien, mais cette fois-ci d’un autre point de vue, car il parle lui-même de sa vie, de ses opinions politiques, de sa vision de la Poésie, de la tradition littéraire arabe et de la tradition européenne qui s’entrecroisent dans son œuvre.

Il est très difficile de juger la qualité de la traduction des poésies écrites en arabe, si on n’a pas étudié cette langue. Cependant on peut signaler que la traductrice a gardé le vers libre de l’original et qu’elle n’a pas manqué de rendre des motifs de mysticisme religieux absents dans les poésies de Tahar Bekri écrites en français.

Il est à noter en conclusion que l’anthologie se distingue, d’abord, par une bonne qualité de ses traductions faites par deux chercheurs et auteurs de plusieurs ouvrages sur les littératures maghrébines qui sont capables de bien comprendre le sens de l’imaginaire des œuvres des Maghrébins et de les traduire mieux que des traducteurs professionnels qui n’ont qu’une idée vague sur la culture du Maghreb. Le deuxième avantage de cette anthologie est qu’elle est à la fois une œuvre poétique et un ouvrage de critique. En réunissant une critique, des poésies et une interview, Svetlana Projoguina et Olga Vlassova ont réussi à présenter Tahar Bekri comme poète de talent et comme personnalité.

Saluons donc la première publication d’une anthologie de Tahar Bekri en Russie, ainsi que l’initiative et l’effort de nos collègues de Moscou qui font tout leur possible pour promouvoir les littératures maghrébines.

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