DEDICACE

 

A mes parents.

 

 

Je dédis ces quelques lignes à mon grand-père. Mais aussi à tous les grands-pères du monde, ceux qui sont seuls et ceux qui sont entourés, ceux qui vont s’éteindre et ceux qui avant de partir ont vu s’éteindre les leurs, une partie d’eux-mêmes.

Je les dédis aussi tout particulièrement à un homme qui vient de mourir, qui m’a fait penser bien des fois à mon grand-père et pour lequel j’ai développé à mon insu une grande affection : F.M.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’ENTERREMENT

 

 

 

Et il poussa un cri. Un cri plein d’effroi. D’effroi et de certitude. La certitude d’une réalité : l’approche de la mort. La Mort s’est annoncée d’elle-même aux portes de son âme. Elle, en sa présence glaciale, vêtue de son propre linceul blanc, immaculé, froid. Elle semblait narguer le soleil qui dehors tapait dur, tapait fort le sol de ce Maroc qu’il n’a jamais quitté. Car le Maroc, « c’est bien mieux que tout le reste du monde ! » A cette conviction qui fut sienne,  il existe une exception, un lieu où il aurait tant voulu aller. Un lieu de repos, de plénitude de l’âme, un lieu d’histoire sans attache, naviguant sans frontière au-delà des siècles. Ce lieu, c’est celui que tout musulman aspire à  visiter au moins une fois dans sa vie : la Mecque, MAKKA AL MOKARAMA, loué soit le Seigneur des Mondes.

 

A travers sa souffrance, il repense à la froideur de la Mort alors que dehors le soleil est bien présent en sa qualité d’astre de feu, jaune, éclatant, brûlant. Cela lui donne une envie. Celle d’être aussi fort que le soleil. Car après tout, n’est - il pas vrai que le soleil fait fondre la glace, ainsi il pourrait lui aussi faire fondre la Mort ! Mais le combat est inégal. Et il le sait. Alors, il se met à avoir des désirs si accessibles dans la vie de tous les jours qu’ils en deviennent inhumains lorsque l’on se rend compte que la fin est proche. Son désir était pourtant bien simple. Il aurait voulu apprécier, comme à l’accoutumé, cette force du soleil qu’il devine aujourd’hui impuissant, à l’ombre d’un arganier. Cet arganier qui connaît toutes ses confidences. Il se situe sur une colline à mi-chemin entre le puits où vont puiser les femmes et la mosquée de pierres taillées à la main où il faisait cinq fois par jour ses prières, ce rituel du rappel éternel et cette ode de la vie et de la louange. Cet arganier se souvient de ses soupirs, de ses tristesses et de ses joies. Cet arganier, cet ami de tous les instants, cette oreille attentive dont il aimait l’écoute silencieuse. Cet arganier, arbre nourricier, détenteur et géniteur de cette huile de Vie aux vertus multiples : l’Argane. Il la lui donnait en retour de ses confidences, comme pour le remercier de cette confiance qu’il lui portait.

Cet arganier ne sait pas ce qu’est la Mort. Il va la connaître au travers de la sienne. Car jamais plus, jamais plus il ne pourra se lover dans son creux comme il aimait à le faire. Il en est certain.

 

Son esprit vagabonde à travers les images du passé qui resurgissent du fin fond de sa mémoire. C’est drôle comme on la retrouve la mémoire, tout d’un coup, avec la célérité de la lumière. Comme si le peu de temps qui reste à vivre justifiait la rapidité des prises de vues ou des clichés. Il s’improvise alors photographe de talent. Quelle clarté, quelle précision et quelle perfection des prises pour un homme qui n’a jamais manipulé d’autres appareils que sa pioche et sa faux. Se constitue alors dans sa tête un album d’images intemporelles, immobiles, qui se juxtaposent et se superposent en suivant un rythme rapide. Il prend plaisir à le feuilleter. Que d’amertume et que de joie ! Il en oublie la douleur mais pas la Mort.

Il se dit en lui-même : Que n’ai - je pas plus de vie !

Et il se met à soupirer.

 

Un cri plein de certitude. Celle de la rencontre avec Celui à qui il devait la vie. Celui là même à qui il devrait la Mort. Celui que sa vie durant il pria, louangea, gratifia, remercia, glorifia, loua. Celui là même qui désormais le rappelait à lui. Celui là qui nous l’arracherait dans quelques minutes. Celui là même qui en t’enlevant à moi, briserait le seul lien tangible qui me faisait me sentir vivante au Maroc, vivante à Tamazirt , la campagne chérie de mes ancêtres, vivante et admise dans ce village, acceptée dans ma différence, moi, la fille pas comme les autres. Moi , la fille qui vient d’ailleurs, d’un coin du monde qu’on appelle ELKHARIJ, l’Etranger. Moi la fille qui parle une autre langue, qui sait lire et surtout écrire. Moi, la fille qui aurait du être garçon.

 

Nous sommes au Maroc. Peu importe le siècle, peu importe l’année, peu importe la saison. La scène est intemporelle car le village où elle se passe est resté le même hier comme aujourd’hui, et peut être demain. Fidèle à son authenticité, à sa raison d’être, à ses traditions, à sa religion, à sa pauvreté et à sa joie de vivre. Ce village est le mien. C’est l’héritage de ceux qui n’ont pas oublié d’où ils venaient. C’est aussi malgré tout l’héritage de ceux qui ont cherché à oublier ce qu’ils étaient et qui ont perdu par-là même leur essence. Ce village, c’est la seule preuve de mon existence et de son insignifiance. Il se situe au fin fond d’une région montagneuse des environs d’Agadir. C’est le refuge des Berbères à la tête dure, de ces Berbères fiers de leur originalité, de leurs coutumes, de leur histoire, et ils ont vraiment de quoi être fiers. Ce sont des cavaliers remarquables et des chasseurs de qualité. Ce sont aussi des poètes au verbe franc. Certes oui , le verbe est important dans la culture berbère ! Car à défaut d’être des hommes d’écriture, les Berbères sont des hommes de parole. La parole donnée n’est jamais reprise et elle doit être honorée par tous les moyens. Oui, la parole ne doit jamais être bafouée, ni salie. Chaque mot a sa valeur et chaque valeur a un mot qui lui correspond. Tout est une question de justesse et de mot approprié.

 

Nous venions d’arriver au village la veille. Après quatre heures de routes alors qu’à vol d’oiseau, une heure trente aurait largement suffit. La différence s’explique par les routes caillouteuses et les sinueux passages qu’il nous faut déjouer puisque le goudron n’est pas encore arrivé à s’imposer dans ce bled. De ce fait, la route est éprouvante, nous avons l’impression d’être sans arrêt bousculé et ballotté vers la droite, vers la gauche, vers le haut, vers le bas, au gré des pierres qu’écrase la carcasse courageuse que toute la famille chevauche. Mais à l’image de ses habitants, les pierres ont la tête dure ! Alors, nous acceptons les soubresauts de la voiture.

 

Je supporte ce trajet parce que je l’aime puisqu’il me mène à lui, puisqu’il me mène à toi. Il a le charme d’une méharée moderne voire futuriste, et la saveur d’un air pur, dénué de pollution. Les montagnes et les collines sont toutes différentes les unes des autres. Je me surprends à contempler leurs formes, et à admirer le travail précis et ordonné de l’Artiste du ciel. Ainsi, le panorama qui s’offre gracieusement à nos yeux est en parfaite harmonie avec la voûte céleste aux couleurs du jour : l’or du soleil, et la turquoise d’un ciel que j’ai rarement eu la chance de contempler ailleurs. Le paysage de ce bled m’a conquise depuis longtemps. Ce bled que je chéris de tout mon cœur. Les raisons de mon affection pour lui sont multiples : les gens sont pauvres mais cela ne les empêche pas d’être heureux, alors qu’en ELKHARIJ j’ai plutôt eu l’occasion de voir le contraire. La tristesse semble le lot quotidien du citadin, elle se lit sur les visages mais elle est souvent fausse.

 

Ces villageois ont une manière de vivre qui leur est propre et qui me plaît. Ils s’en remettent à Lui pour tout ce qui concerne leur subsistance. Ils vivent dans des bâtisses qui ont un charme fou à mes yeux, construites en torchis il y a longtemps, très longtemps. Avec peu de moyens mais beaucoup d’astuces. Les maisons de ce village suivent une construction aérée, ouverte sur le ciel. Il y a un grand Mrah qui est une cour intérieure. En son milieu, on a planté un Oranger qui se doit de remplir deux fonctions : celle d’apporteur de fraîcheur par son ombrage, et celle de pourvoyeur de fruits. Celui de sa maison est capricieux. Il ne donne ses fruits que quand il le désire, selon son bon vouloir. Aussi loin que remontent mes souvenirs, cet Oranger a toujours été là. Il a au moins mon âge, soit près d’un quart de siècle.

 

Dans ce village, la vie est commune. Les gens savent encore ce que veut dire le mot voisin. Ils s’entraident chaque fois qu’ils le peuvent à la mesure de leurs moyens. Les femmes prêtent entre elles des ustensiles de cuisine, se donnent des conseils, vont chercher l’eau de celles qui sont malades, se réconfortent les unes les autres lorsque des malheurs s’abattent sur elles et sur leurs familles ; quant aux hommes, ils s’entraident aux champs ou au souks. Les gens parlent. C’est une thérapie. Ils soulagent les unes les autres les âmes en peine, et la plupart du temps, ils arrivent à rire de leurs malheurs. Là bas, on rit des autres comme on se moque de soi. De toute façon, ce qui arrive est Maktoub, c’est tout simplement écrit dans l’immense papyrus du ciel.

 

Mais moi, ce jour là, je n’ai ni voulu rire, ni voulu me moquer. Car ce jour là, j’ai pleuré.

 

Tout se déroule de nouveau comme un parchemin devant mes yeux. A l’image d’une pelote dont on déroule le fil qui n’a qu’un bout. Le ciel de mon regard s’est assombri d’un coup. Et une pluie de larmes s’est mise à tomber sur la peau aride de mon visage asséché.

 

Je l’entends. Il dit qu’il est heureux ! Al hamdoulillah ! Al hamdoulillah ! Loué soit le Seigneur ! Car ce jour est un grand jour ! C’est  le jour de sa rencontre avec Lui et ce jour coïncide avec celui de la venue de ses enfants, de ses petits-enfants, de ses arrière-petits-enfants. Car ils sont tous là. Ceux venus de France (dont je fais partie) pour faire leur Salam annuel à l’ensemble de la communauté, ceux de Casablanca, ceux de Inezgane et ceux d’un village voisin.

L’ironie du sort fait que nous sommes tous venus pour voir quelqu’un, et c’est ce quelqu’un qui va partir... pour ne plus revenir. Le sort se joue de nous, et nous croyons maîtriser les choses mais nous ne sommes que des marionnettes de nos propres vies, de nos propres convictions. Bajdi doit s’en rendre compte maintenant que l’heure du départ est proche. Je n’aime pas dire au revoir. Car chaque au revoir est une trahison. Peut - on seulement se préparer à ce genre de séparation ?

 

J’ai la gorge serrée. J’ai comme l’impression qu’un serpent s’est enroulé autour de mon cou. Me laisse t-il encore de quoi respirer que c’est une aubaine ! Il me vient à l’esprit que c’est à un serpent que nous devons d’être sur Terre. O Eve ! Mère de tous les Hommes, de mes ancêtres et de ma descendance, si seulement tu ne t’étais pas laissée séduire par ce serpent à la parole enjôleuse, peut être  ne serions nous pas en train de pleurer celui qui va te rejoindre ! ! !

 

Puis subitement, comme pris de panique, il demande à être dirigé vers la Mecque, le Lieu Saint comme pour accomplir ses dernières dévotions. Il demande avec insistance, empressement, car oui, le temps presse. Il est le seul à savoir. J’entends ses paroles ou plutôt ses gémissements. Ils résonnent dans ma tête comme un écho aux douleurs que j’ai ressenties. Il se met à réciter la Chahada. Cette phrase si importante pour le musulman car elle assure à celui qui meurt en la récitant le passage direct au Paradis. « ACHADOU AN LA ILLAHA ILLA ALLAH OUA MOHAMAD RASSOUL ALLAH ». «  Je jure qu’il n’y a point de dieu en dehors d’Allah et que Mohamed est son prophète ». Et toute l’assistance reprend dans une voix unie cette phrase. Sa voix est amplifiée par les murmures des adultes comme si en la prononçant chacun, cela multipliait ses chances d’accéder au Paradis. Ils la répètent aussi parce qu’ils se rendent compte de la petitesse de l’homme dans ce genre de circonstance. Qui a déjà assisté au spectacle Ô combien émouvant de la mort se saisissant de la vie comprend ce que je dis ! La peur s’empare non seulement du mourant mais aussi des vivants. Le mourant parce qu’il sait que sa fin est proche. Les vivants parce qu’ils savent que la vie est poursuivie par la mort et que, de cette poursuite infinie, la Mort triomphe toujours.

 

Soudainement, mes larmes se mettent à redoubler d’intensité sans que je puisse en tarir la source lorsque je vois mes oncles, tes propres fils se mettre à pleurer comme des femmes. Et moi qui du haut de mon petit âge n’avais jamais vu un homme pleurer ! Quel choc ce fût ! Ils n’avaient rien à prouver, rien à cacher. Ils m’avaient tous simplement aidé à prendre conscience que tu t’en étais allé. Pour de bon. Alors là moi aussi, j’ai laissé mes larmes couler de plus belle parce que je n’étais plus dans l’expectative d’un miracle égoïste de te savoir toujours en vie même souffrant, mais aussi  parce que l’heure était grave, très grave puisque les hommes se laissaient aller à exhiber ainsi leur tristesse et leur désarroi.

 

Voyant mes larmes abonder, et couler silencieusement sur mes joues, laissant tomber de grosses gouttes sur le sol, une femme âgée me dit : «  Ne pleure pas, ne pleure plus. Il est dit que celles qui pleurent font plus de mal que de bien à celui qui nous quitte car chaque goutte qui tombe sans être estompée d’un revers de main cache en fait une flamme qui brûle le mort. »

Alors, pour ne plus te faire de mal, j’ai continué à pleurer mais en essuyant  mes yeux. Ils devinrent rouge. Mais le rouge n’est - il pas la couleur de la douleur ?

 

Rassemblant leur courage, les hommes de l’assistance se sont mis à psalmodier les versets dédiés à la mort, pour bénir ton corps inerte et ton âme en quête de paix. « Ina lillah oua illaihi al rajir ». « Nous sommes à Dieu et vers lui le retour ». Un homme est sorti de la pièce où tu t’es éteint et a demandé une aiguille et du fil blanc. On a couvert ton corps chétif d’un drap blanc et on t’a déposé dans un brancard de fortune. Des hommes t’ont amené à la mosquée pour procéder au lavage purificateur de ton corps. Ils ont ensuite pris le linceul et se sont mis à coudre délicatement le drap. Ils ont entamé une procession vers le cimetière. Je suis monté sur le toit de ta maison pour suivre cette procession où les femmes ne sont pas admises. Et je t’ai suivi du regard. Un regard, peut être aussi puissant qu’une main qui ne veut  pas lâcher celle de celui qui part. Tu allais rejoindre ceux qui t’avaient quitté comme tu nous quittes aujourd’hui. L’Imam commença à psalmodier l’appel à la prière. Et la prière débuta. Je t’imaginais debout comme tu l’as été jusqu’au dernier souffle de vie qui demeurait en toi. Je t’imaginais transparent, levant les bras au ciel, te courbant et te prosternant. Je t’imaginais couvert d’une lumière intense et aveuglante, et je voyais dans ton regard opaque, la lueur du bonheur. Sur la peau de ton visage, s’effaçait au fur et mesure toutes les misères que tu avais connues, toutes les souffrances que tu avais endurées, toutes ces années de labeur sans une once de matérialisme. Toute ta vie, tu l’as passée à être un bon père et un bon époux, un bon grand-père aussi. Le mirage s’acheva à l’instar de la prière. Tu disparaissais. Une seconde fois.  Deux hommes se mirent à creuser la terre. Il procédèrent à l’édification de la nouvelle demeure de ton corps. La tombe est de petite taille. Juste la tienne. D’une profondeur d’un mètre environ. Une fois le trou assez profond, chacun d’eux a saisi une extrémité de ton linceul. Et dans un sentiment d’immense abandon, ils t’ont remis à la terre. Ton crédit de vie était épuisé. J’ai proposé au Sort d’en extraire du mien pour te le donner, mais il n’a rien voulu entendre. Dans ton drap blanc, immaculé, tu  ressemblais ainsi enveloppé à un nouveau né que l’on dépose dans les bras de sa mère. Les hommes qui te portaient faisaient de même en te rendant à la terre. « Vous êtes fait de poussière, et poussière, vous retournerez à la terre. »

 

Et ils recouvrirent ton corps d’un peu de terre. Pas trop. Ils posèrent de longues pierres ayant à peu près la largeur de ta tombe et déposèrent par-dessus des arbustes aux piquants douloureux, ces piquants qui serviraient à te préserver des sangliers charognards et des sorcières en quête d’une langue ou d’un doigt de nouveau mort. Ta tombe devait avoir cette forme pendant quatre mois. C’est le temps réglementaire chez nous.

 

La mise à terre d’un corps sans vie, voilà qui peut paraître bien étrange au fond ! Comme si en recouvrant un corps de terre, on sublimait sa réalité, son existence. Comme si sa présence, aussi passagère fût-elle, se rendait elle-même maîtresse de son absence. Car même mort, les Morts vivent encore. Sous d’autres formes certes, mais leur présence est indéniable. Alors pourquoi mourir puisque la Mort ne réussit pas à effacer l’existence ?

 

A une extrémité de ta tombe, on a posé une pierre pour signifier l’emplacement de ta tête ; et à l’autre extrémité une autre pierre pour tes pieds .

Car chez nous pas de pierre tombale, pas de cercueil, pas d’épitaphe, pas de noms, de date de naissance, de date de mort, pas de « à toi que nous aimons et à qui nous pensons très fort ». Car chez nous, la visite exclusive d’une tombe ne se fait pas. C’est un manque de respect aux autres défunts. La prière aux morts non plus ne doit pas être exclusive. Aussi doit-on prier en ayant une pensée pour chacune des âmes dont le corps est enseveli dans le cimetière visité. Cette tradition, je l’applique en souvenir de toi, en souvenir de mes aïeux.

 

Ainsi t’ont - ils mis en terre ! Promptement, comme à l’accoutumé. En effet, le temps presse, et il ne faut pas qu’ils t’entendent crier du fond de ta tombe. C’est pour cela que tout d’un coup, ils t’ont quitté, et ils se sont mis à marcher vite, très vite, parce qu’ils ont senti Azraël venir. Azraël, l’Ange de la Mort. Il ne te dérobera pas la vie, comme l’a fait la Mort. Mais il vient te questionner. Simplement te poser une question. L’ultime question. La question dont la réponse assure le bonheur parfait ou la tristesse éternelle : « En qui crois- tu ? »

Elle est simple cette question et pourtant de sa réponse dépend ton avenir. Quel pléonasme ! Parler d’avenir alors que tu es mort ! Tu n’as désormais plus de temps humain à  ta disposition. Le sablier de Dieu a une toute autre forme. Les grains de sables tombent et remontent à l’unisson suivant un rythme inqualifiable : l’instant d’avant est près d’être, l’instant d’après est déjà passé.

Tu es serein et tu le regardes droit dans les yeux. Il n’a pas l’air méchant. Il doit juste remplir son devoir. Te poser la question. Tu retrouves ta vue et tu finis par te demander si tu as jamais été aveugle. A la réflexion, n’est aveugle que le voyant qui croit voir alors qu’il ne voit rien. Dans ces cas-là, la cécité est en fait lumière. Ta réponse le satisfait. Tu souris. Et ta route s’illumine sous tes pieds.

 

Ma vision se brouille par mes larmes qui coulent comme une cascade de perle. Mais je pleure de joie cette fois ci. De joie de te savoir bien où tu es.

 

« Bajdi, Bajdi ! j’ai oublié de te dire quelque chose ! Réveille-toi s’il te plait ! Réveille-toi ! Bon, ben, puisque tu ne veux pas ouvrir les yeux, ouvre grand tes oreilles : je t’aime. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

EPILOGUE

 

BAJDI.

 

Ce mot somme comme un appel au respect, et à la douceur. Le respect de l’expérience et la douceur de la sagesse. C’est un poème à lui tout seul, et c’est un privilège de jeune que de prononcer un tel mot.

 

Bajdi . sais - tu seulement combien je t’ai aimé et t’aime encore ? Non. Je ne te l’ai jamais dit. Une fois seulement je me suis aventuré dans le récit des sentiments que j’éprouvais pour toi. Tu es resté impassible. Comme se le doit un homme, te disais-tu peut-être. Mais j’ai senti ton cœur bondir de joie. Comme j’aimais entendre les bénédictions que tu me faisais. Elles raisonnent encore dans ma tête. Et elles m’accompagneront jusqu'à ma mort. Elles me servent de reliques. Car à défaut de souvenirs concrets, ces paroles même volantes me servent d’appui les jours où mon âme est maussade.

 

Bajdi, pourquoi faut-il pleurer ta mort ?

 

Me revient à l’esprit une pensée d’un célèbre poète arabe Al Moutanabi du XI siècle. Il disait : « Nous pleurons nos morts, mais en quittant ce monde qu’ont - ils quitté de si précieux ? »

 

Bajdi, Je ne considère plus ta mort comme une sublimation, une disparition. Non, à la réflexion, la mort ne devrait pas avoir l’image qu’elle  véhicule. Non, la mort est une prolongation de la vie. J’en suis convaincue, car sinon à quoi bon vivre. La mort est une étape d’une immense entité où vie et mort s’embrassent à tour de rôle. La mort constitue une partie de la mutation que chaque jour nous vivons. Elle s’opère en fin de parcours. Et la mort est aussi à  vivre...

 

Bajdi, je ne t’ai pas connu comme j’aurais voulu te connaître. Mais une chose est sure, c’est que je t’aime.

 

Bajdi , je te retrouve dans les yeux de tous ces vieillards abandonnés que je rencontre chaque jour au hasard d’une rue ou d’une station de métro.

Aujourd’hui, quand je me promène dans les rues de Paris, une image me frappe : les vieux marchent seuls, non accompagnés, ils semblent tristes et leurs regards sont éteints. A quoi sert-il de mettre au monde une progéniture que l’on espère présente à l’avenir, mais qui en fait se fait absente au quotidien.

 

Bajdi, ta mort a été la première à me toucher réellement.

 

Pauvre France qui ne sait plus que faire de ses vieux.

Pauvres immigrés qui ne savent plus ce qu’est une famille.

Pauvres Franco-Marocains qui n’ont pas fini de se battre pour découvrir qui ils sont. A supposer qu’ils  se découvrent enfin,  seront-ils à la hauteur de leur héritage ?