Beïda Chikhi

 

Mohammed Dib et la perle du bonheur

 

Si j’avais à choisir une image qui caractériserait le mieux l’œuvre de Dib, je choisirais « la perle du bonheur. »

La « perle du bonheur » est la perle qui orne les petites histoires algériennes et que l’on se partage à la fin de chaque récit pour que chacun, conteur et auditeurs, s’en aille avec sa part ; que chaque histoire devienne la sienne, qu’elle continue de cheminer à travers soi, et qu’elle réveille ce que l’on croit perdu : l’esprit d’enfance.

De ces perles, la trame littéraire de Dib en est entièrement sertie. Il en est une, dans L’Infante maure[1], qui nous fait frissonner ; et la voix de la petite Lyyli-Belle en nous se met à chanter :

Papa est une figure de bonheur même là-bas où il va, où mon cœur le voit entouré d’une lumière à quoi on le reconnaît. Comme l’objet auquel vous tenez le plus, et on dit : c’est un talisman.

C’est comme dans l’histoire qu’il m’a racontée lorsque j’étais encore bébé, une fleur d’enfant. Je m’en souviens, elle s’appelait La perle du bonheur, ce genre d’objet que l’on cherche, s’y trouve caché. Une perle. Une histoire comme il sait les raconter, qu’il ne prend pas dans les livres mais qu’il invente pour moi, mon papa. Et quand une histoire commence, le temps s’arrête. (L’Infante maure, p. 137)

 

L’œuvre de Dib est un immense poème dédié à l’enfant, et à la femme ; à l’amour, et au bonheur. C’est l’éclat de ces figures et de leurs effets qui illumine notre lecture et nous envoie les signes les plus forts, même si l’œuvre procède de deux visions concurrentes : celle architectonique de l’édifice superbement structuré et celle du paysage qui l’environne, le contient, riche, sophistiqué, et déployé pour notre bon plaisir.

La vision d’une architecture construite en dur, renforcée à sa base, consolidée en ses traverses pour que toutes les structures soient durables, visibles, rassurantes en leur représentation, est celle que j’ai eu à apprécier en premier, avec sa substance historique, sociale, et son propos politique. Mais en prenant de l’élan, cette architecture est devenue de plus en plus légère, aérienne, immatérielle, énigmatique. Car si la base, que constituent La Grande maison[2] et ses renforts L’Incendie[3] et Le Métier à Tisser[4], reste aussi compacte et indéplaçable, c’est que le lieu désigné est toujours le même : L’Algérie. Ses fondations, nous dit Mohammed Dib dans Cours sur la rive sauvage[5] avaient été conçues pour que l’effet d’enracinement, « ne cessât d’agir quelque variation qu’eût à subir le paysage. » La première de ces variations est suscitée par Qui  se souvient de la me[6]r, le roman qui introduit le trouble : celui de la guerre dévastatrice, évidemment, mais aussi celui qui se manifeste au plan esthétique ; un trouble qui touche à la représentation, à l’exigence de logique, de clarté, de cohérence et d’unité, à laquelle le romancier s’est soumis pour les besoins de la cause. Cette exigence avec ses contraintes et ses limites, le narrateur de Cours sur la rive sauvage, porte-voix du romancier, l’énonce et la dénonce explicitement dans la description d’une ville qu’il cherche à visiter au cours de son voyage. Et on le sait, la ville chez Dib est une ville-roman, une ville-texte :

 

La lumière qui devait sourdre de chaque pore des pierres, était si unie et conférait un aspect si immatériel à toute cette architecture qu’il n’y avait pas de place ou le regard pût se poser, de détail où il pût s’accrocher. Cependant en quelque endroit où je me sois placé, je suis demeuré séparé des habitants. J’ai buté de toutes parts sur des façades, des parois, des frontons, des portes. (p. 156)

 

On ne peut être plus clair quand il s’agit du rejet des formes dures de la représentation romanesque. Dans l’ordre de l’imaginaire, le bon plaisir de Mohammed Dib n’est pas du côté de l’architectural, du dur, des parois, des barrières, des murs et des frontons, ni du côté de la clôture rassurante, mais du côté de l’ouverture risquée, de l’élan naturel, spontané, libre, de l’écriture, comme cela est écrit dans la Nuit sauvage[7] et dans  Comme un bruit d’abeille.[8]

La ville-roman est esquissée à la manière d’un horizon éclairé par un coucher de soleil, qui se déroule, s’approfondit, s’anime, jusqu’à offrir aux yeux émerveillés du spectateur, une apparence multiple, baroque, parcourue d’un « réseau luxuriant de paraboles et de correspondances », ce qui noue, peut-on lire dans La Nuit sauvage, les « affinités secrètes entre tous les romans d’un même écrivain. » (p. 245). Dans ce réseau, le spectateur est surtout intrigué par des formes lumineuses ou d’une ‘’sombre clarté’’, qui lui rappellent étrangement les mystérieuses chorégraphies d’Eros rencontrées dans diverses mythologies, littératures et peintures. Et, ce sont ces formes, très féminines, très frémissantes, qu’il va choisir de suivre pour le meilleur… parfois pour le pire ; néanmoins, ce pire n’est qu’une épreuve de plus sur son parcours dans la quête du bonheur. Les chorégraphies de toutes façons le conduisent vers les espaces illimités de la fantaisie. Il y jouera, rêvera, aimera et aimera avec passion !

C’est à ce moment-là que l’édifice, par un effet d’anamorphose, se défait, s’étale, se déploie en une immense tapisserie dense, précieuse, sophistiquée ; l’on peut alors y admirer des motifs, des formes picturales, les mêmes qui animent les poèmes, les nouvelles et les romans.

Les motifs chez Mohammed Dib acquièrent une parfaite autonomie ; ils se déplacent d’une œuvre à l’autre au gré de l’écriture, puis de la lecture, sans limitation de temps ni d’espace. Récurrents, ils prennent de la valeur et deviennent significatifs du fait de leur simple évocation ; ainsi, par exemple :

le motif du corps féminin crypté qu’il s’agit de déchiffrer. Le corps féminin, autour duquel on peut voir une nuit chargée d’étoiles, un foyer de joie, un horizon qui s’étale ou un rêve auréolé, c’est aussi celui de l’Algérie,

les motifs aquatiques hautement symboliques avec le paysage inondé, la fontaine où le narrateur se désaltère, l’inclinaison narcissique au-dessus d’un miroir d’eau.

les motifs magiques avec les sortilèges, la décomposition et le remembrement de la ville, mais aussi du corps.

la rencontre amoureuse sur un pont de lumière.

l’enfant joueur, en retrait dans son monde,

etc.

 

Les lecteurs de Mohammed Dib ne résistent pas au charme de l’impressionnant panthéon des noms propres, qui leur posent plus d’une énigme. Les noms algériens se mêlent aux noms à sonorités étrangères, pour ne pas dire étranges, rapportés de contrées lointaines par le poète-voyageur et rêveur. Mais ceux qui s’impriment dans la mémoire, sont les prénoms qui ont des ailes et qui s’envolent : Hellé, Lily, Aëlle, Lyyli-belle.

 

Et puis il y a le motif très dibien de la voix  qui dit « je » : les noms propres, les pronoms personnels et les voix deviennent motifs d’écriture, autonomes, détachés du corps auxquels ils sont censés appartenir. Lorsque le corps est pris au piège des pesanteurs de la vie, de l’histoire, des antagonismes politiques et culturels, et qu’il a du mal à s’en défaire, la voix, le pronom personnel et le nom propre s’en éloignent, non pour l’abandonner à son triste sort mais pour intercéder en sa faveur.

 

Dans les nouvelles et les romans les plus récents, on ne manquera pas de relever trois motifs parmi les plus évocateurs et ceux qui se combinent très volontiers entre eux : le sourire, le sphinx et son énigme, le secret. Le secret de l’œuvre, c’est l’enfant, ou la femme-enfant, qui le détient et le préserve. Le secret, c’est la nouvelle connaissance que l’enfant s’invente et  garde sur lui comme un talisman. Il ne la transmet à l’adulte que pour autant que ce dernier cherche à retrouver la mémoire de la ‘’chose oubliée’’. Dans L’Infante maure la ‘’chose oubliée’’ est une certaine disponibilité au bonheur, un bonheur qu’on ne retrouve qu’au contact de la nature.

 

L’enfant et son secret sont un rempart contre la douleur de l’exil.

 

Les motifs sont généralement poétiques ; ils émergent du poème-source qui court partout sous les textes de Dib. Ils fleurissent à la faveur d’un désir d’évasion et de fantaisie. Ils ont cela en plus qu’ils font accéder l’écriture au visible et au sonore. Cette performance de l’écriture, Dib l’a souhaitée et l’a réalisée en prenant place dans la filiation des poètes, des penseurs, des artistes, des musiciens, qui peuplent son univers, et je les cite dans l’ordre de leur impact dans l’œuvre[9] : Junaïd, Conrad dont le vécu est très proche de celui de ses personnages — orphelinat, exil, un certain goût compensatoire de l’ombre, du mystère, de la marge, qui viennent précisément de la conscience puissante d’une patrie perdue —, Kierkegaard, Baudelaire et Rimbaud, Breton, Gracq, Picasso, Ibn Arabi, Bach, et l’enfant-jazz.[10]

Plus on avance dans l’œuvre, plus l’écriture devient ‘’motivique’’. On le voit très nettement dans Comme un bruit d’abeille[11] où les motifs, comme « Le sourire de l’icône », attirent à eux toute la matière romanesque et s’organisent en unités autonomes. Au cœur de tous les motifs, et quels qu’ils soient, il y a une fleur d’amour, quelque chose comme un visage d’enfant ou un corps de femme, ou un arbre magique, ou ce qui se nomme dans L’infante maure la perle du bonheur, cette parole heureuse qui clôt l’histoire en recréant le lien d’amour entre tous les protagonistes.

 La perle du bonheur au cœur du motif scelle aussi le rapport entre enfance, féminité, et esthétique, que l’œuvre d’art tente de saisir et qui fait écho à ce que l’enfant dibien ressent devant la chose lumineuse, qu’il s’invente mais qu’il ne nomme pas. Ainsi Lyyli-Belle qu’on entend s’exclamer dans L’Infante maure : « ô quelque chose, merci à toi. Rien que d’y penser, mon cœur chavire de bonheur. » (p. 15)

S’il est vrai que l’on ne connaît jamais la véritable source du bonheur, on peut en revanche prendre plaisir aux jeux subtils par lesquels ces motifs manifestent la présence d’un poème-source sans jamais en révéler le secret.

L’amour, le narrateur en alerte, émerveillé et inquiet à la fois, le cherche comme un sens caché, une vérité enfouie, une parole oubliée. Il avance dans un monde épais et sombre, souvent chaotique, dont les signes sont illisibles et les paroles inaudibles. Il ne peut accéder au bonheur qu’en suivant la ligne motivique féminine ou enfantine, tout en luminescence. Les femmes de Dib,— Zhor, N’Fissa, Radia, Hellé, Lily, Aëlle, Lyyli-belle, Faïna, Mehdia, Antonia alias Nina, et autres —, sont parmi les plus belles, les plus aériennes, mais aussi les plus évanescentes, les plus fragiles. Elles se laissent parfois happer par les ombres fantasmatiques, qui s’insinuent sur leur chemin, et elles sombrent dans la folie, comme Lily de Habel ou Faïna du Sommeil d’Eve[12]. Le bonheur ne nous est jamais complètement acquis. Pour traverser la folie et tenter de renouer avec le réel, la femme se met en retrait et cède sa place à l’enfant qu’elle a été. Secret et désir retrouvent alors une signification pleine de son énergie originelle, qui nous renvoie à l’essentiel, c’est à dire à la nature.

 

Le secret, dans lequel se love la perle du bonheur, c’est aussi la manière qu’à l’enfant de séparer ses mondes : d’une part celui de l’initiation à la raison ou à la folie adulte, d’autre part celui de l’analogie primordiale, qui prolonge son contact avec la nature et l’imaginaire. Souvenons-nous de Lyyli-Belle partageant son temps entre la maison, où la maman est aux prises avec ses ombres et d’où le père est souvent absent, et son univers magique, suspendu au creux de l’arbre.

 

Mais dans la brillance qui irradie le centre des motifs, on devine les contours d’un visage charmeur, l’expression d’un regard malicieux, que les familiers de Mohammed Dib reconnaîtront dans la connivence d’un plaisir partagé ; car, expression narcissique, la plus redoutable parce qu’elle s’apparente sans doute à l’effet de la beauté qui se retire, elle laisse au lecteur assez de place pour qu’il se mire à son tour dans les reflets nacrés de la perle du bonheur.

 

 

 

 



[1] Paris, Albin Michel, 1994.

[2] Paris, Le Seuil, 1952.

[3] Paris, Le Seuil, 1954.

[4] Paris, Le Seuil, 1957.

[5] Paris, Le Seuil, 1964.

[6] Paris, Le Seuil, 1962.

[7] Paris, Albin Michel, 1995.

[8] Paris, Albin Michel, 2001.

[9] Voir à ce propos mon ouvrage, Problématique de l’écriture dans l’œuvre romanesque de Mohammed Dib, Alger OPU, 1989.

[10] Voir à propos de L’Enfant-Jazz, mon article  « Mohammed Dib : pour une poétique du secret », in Balises, Cahiers de poétique des Archives et Musée de la Littérature, n° 3-4,  Bruxelles, 2003

[11] Paris, Albin Michel, 2001.

[12] Voir « M. Dib : les fictions nostalgiques » dans mon ouvrage, Littérature algérienne : désir d’histoire et esthétique, Paris, L’Harmattan, 1997.