Charles BONN
Lecture présente de Mohammed Dib
Alger, ENAL, 1988, 273 p.

Table des matières du livre entier (Cliquez sur le titre du chapitre pour l’ouvrir) :

INTRODUCTION.

CHAPITRE 1. Le dépassement du réalisme dans L'Incendie (1954) et Qui se souvient de la mer (1962).

CHAPITRE 2. « Traverser un à un tous les masques du langage » : La Danse du roi (1968), Dieu en Barbarie (1971) et Le Maître de Chasse (1973).

CHAPITRE 3. La rive sauvage : Cours sur la rive sauvage (1964), Habel (1977) et Les Terrasses d’Orsol (1985).

CONCLUSION et BIBLIOGRAPHIE.

 

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CHAPITRE 2
« Traverser un à un tous les masques du langage » :
La Danse du roi (1968), Dieu en Barbarie (1971) et Le Maître de Chasse (1973)

INTRODUCTION.. 4

A) LA DANSE DU ROI, OU LA PARODIE DU VIDE  6

QUI PARLE ?. 6

ESPACES SIGNIFIES ET ESPACE DE L'ÉCRITURE : QUELLE PARODIE, DE QUEL VIDE ?  10

B) DIEU EN BARBARIE , OU LA CITE HONTEUSE. 16

SPATIALITE TRAGIQUE DES DISCOURS. 16

LA CITE HONTEUSE. 21

C)LE MAITRE DE CHASSE, OU L'ÂGE DU SABLE  27

STRUCTURES SPATIALES DU ROMAN.. 27

L'ESPACE TRAGIQUE D'UNE QUÊTE-DÉSIR.. 35

L'ENVERS DU SIMULACRE TRAGIQUE, OU LA PAROLEABSENCE  46

CONCLUSION.. 53

 


INTRODUCTION

La lecture que nous avons pu faire de deux romans écrits avant l'Indépendance de l'Algérie nous a permis de montrer que les deux notions les plus fréquemment utilisées par la critique pour parler de l'écriture dibienne, le réalisme et l'humanisme, manquent singuliè­rement de pertinence. Car ces deux notions supposent la préémi­nence du sujet sur l'objet, ainsi que la distance entre le langage et ce même objet. Prééminence et distance qui seules permettent de dégager un sens, une intelligibilité, une transparence, tous trois supposés par l'Idéologie. Or, n'a-t-on pas vu dans L'Incendie les objets, traditionnellement décrits par l'écrivain réaliste détenteur de catégories de signifiance supposées universelles, offrir le spectacle de leur accession au langage et imposer leurs catégories signifiantes propres ? N'a-t-on pas vu ce roman « militant », destiné à faire connaître l'Algérie et à dénoncer le colonialisme, ébranler les langages habituels de ce type d'entreprise : la description et le dis­cours idéologique ? Quant à Qui se souvient de la mer, la postface de l'auteur nous y avertit de l'impuissance du réalisme à décrire l'horreur, et plutôt que de la décrire, le roman préfère la manifester, tentant de manière plus radicale encore d'abolir la séparation entre le dire et son objet postulée par le discours de l'humanisme comme par celui des idéologies.

Dès lors s'évanouit l'espoir humaniste d'une intelligibilité du Monde, d'une signifiance généralisable. Plus encore : non seule­ment la connaissance n'est possible que si l'on accepte de se défaire de tous les attributs qui définissent le sujet connaissant comme per­sonne, mais encore la connaissance acquise à ce prix semble bien problématique, et l'on se demande quel est l'objet de cette « sou­venance » finale qui donne également son titre énigmatique au roman qu'on vient de décrire.

Une description chronologique supposant des époques succes­sives de création chez un auteur commanderait de traiter Cours sur la rive sauvage (1964) immédiatement après Qui se souvient de la mer, qui le précède dans les dates de publication et qui systématise la quête de connaissance dont on a vu qu'elle était un élément essentiel du roman précédent. Mais j'ai déjà dit en introduction que les différentes « manières » dans l’œuvre de Dib ne sont pas suc­cessives, même si elles évoluent, bien entendu, avec les années. Ainsi la veine « ésotérique » de Cours sur la rive sauvage peut-elle déjà se trouver dans des textes antérieurs à L'Incendie, comme le fameux poème « Véga » (1947), et nourrira-t-elle à nouveau les trois der­niers romans, Le Maître de Chasse (1973), Habel (1977) et Les Ter­rasses d'Orsol (1985), comme elle n'a cessé de nourrir toute la poésie de l'auteur. Veine « ésotérique » qui entraîne souvent, comme dans Cours sur la rive sauvage et Les Terrasses d'Orsol, un brouillage apparent de l'ancrage référentiel. Cet ancrage référentiel est au contraire inséparable du signifié des trois romans qui suivent chronologiquement Cours sur la rive sauvage : La Danse du roi (1968), Dieu en Barbarie (1970), et Le Maître de Chasse qui parti­cipe de manière évidente des deux « manières », à supposer qu'il n'y en ait que deux.

Mais l'ancrage référentiel, même si Dib jouait à le distancier dans l'affichage de certaines conventions par L'Incendie ou dans ce qu'on a appelé un peu vite le fantastique de Qui se souvient de la mer, était de toute évidence la colonisation et ses suites dans ces deux romans. Il est de manière tout aussi évident l'Etat algérien indépendant dans La Danse du roi, Dieu en Barbarie et Le Maître de chasse. Une fois de plus la signification poétique, si elle n'est pas la même que dans les deux romans d'avant l'Indépendance, est claire. Mais, de même que La Grande Maison, L'Incendie, Le Métier à tisser, Un Eté africain et Qui se souvient de la mer ne peuvent être réduits à leur engagement anticolonialiste, de même La Danse du roi, Dieu en Barbarie et Le Maître de Chasse ne peuvent l'être à une critique de la coupure entre le fonctionnement étatique et la réalité vivante du pays.

L'époque est bien celle, pourtant, de la rupture violente d'une partie des intellectuels algériens avec le pouvoir du Président Boumédienne. Rupture à laquelle on doit des romans comme Le Muezzin de Mourad Bourboune (1968), La Répudiation de Rachid Boudjedra (1969), ou L'Exil et le désarroi de Nabile Farès (1976), et bien des poèmes comme ceux qu'a rassemblés Jean Sénac. Mais Dib n'a jamais été un polémiste. Et pourtant sous l'apparente « séré­nité» (autre cliché d'une critique paresseuse) de son écriture, la vio­lence est beaucoup plus radicale, parce qu'elle porte sur le principe même de discours qui sous-tend toute pratique étatique ou idéo­logique. Dès lors, il ne s'agit plus de polémique contre l'Etat algé­rien, mais bien d'une réflexion sur le langage et le masque qu'il impose nécessairement au réel. Et par cette réflexion le langage politique est englobé dans un ensemble plus vaste, mais peut-être aussi plus vertigineux. Car aucun aspect de la perception que nous avons tous de notre propre existence, au sens métaphysique du terme, n'y est oublié. Or, parmi ces aspects le pouvoir délivreur d'être du langage jouera le rôle essentiel.


A) LA DANSE DU ROI, OU LA PARODIE DU VIDE [1]

Rodwan et Arfia ont tous deux pratiqué la violence révolu­tionnaire, qui garde en eux une présence obsédante. Ils se cherchent, se racontent, et découvrent qu'ils n'ont plus leur place dans la ville de la paix revenue où ils évoluent. Partout affleurent la mort, l'absence et le vide. C'est cette « parodie du vide » que représente pour moi ce roman, que je vais essayer de dégager d'abord.

La Danse du roi est le septième roman de Mohammed Dib, qui avait abandonné en 1962, avec Qui se souvient de la mer le réalisme de la trilogie « Algérie ». En 1968, ce roman est contemporain du Muezzin, de Mourad Bourboune, violente remise en cause de l'ordre d'après l'Indépendance, qu'il considère comme une « porte ouverte sur le vide par ceux qui étaient pressés de s'asseoir ».

QUI PARLE ?

Arfia, certes, mais parle-t-elle vraiment ? Nous la voyons sur­tout, en un long monologue incessamment repris, faire à Rodwan, qui ne l'interrompt jamais, le récit d'un souvenir du maquis, tou­jours le même : une fuite nocturne pendant laquelle ses compagnons périront. Ce récit est le plus souvent le dialogue même des maqui­sards, à qui Arfia dans son théâtre intérieur donne voix successi­vement. La parole d'Arfia, et sa personne, nous apparaissent donc d'abord comme un lieu : le lieu dans lequel la Révolution, figée en un souvenir unique, continue à vivre une vie anachronique, irréelle mais hallucinante, totalement coupée d'un présent qui la nie.

A la fin des « chapitres », en quoi est divisé, sans numérota­tion, son récit, Arfia interpelle Rodwan, s'aperçoit soudain de sa présence. Mais Rodwan ne répond pas, et le « chapitre » est clos. En fait, Rodwan ne parle que deux fois à un interlocuteur dans le livre : page 22, il avoue sa solitude à Arfia, mais ce ne sont que cinq très brèves répliques, suivies d'une question sans réponse d'Arfia qui clôt le chapitre. Vers le milieu, il dit une fois « oui » à Babanag. Et à la dernière page, toujours en réponse à Arfia, il murmure : « – Le roi... ». D'ailleurs, est-ce à elle qu'il s'adresse ? Son « murmure » sert avant tout à susciter en lui-même la vision finale. Il installe de plus le silence : silence des « personnages », silence de la solitude définitive de Rodwan, silence d'un livre refermé, livre qui était lui-même, on le verra, parole de l'impossibilité de parler. De même que les deux personnages, comme souvent dans les romans de Dib depuis l'Indépendance, n'ont qu'une crédibilité psychologique référentielle relative, car le but de leur description n'est pas la transparence conventionnelle d'un réalisme, de même leur parole est autant qu'eux vidée de la « réalité » de ce que serait la parole d'un personnage « en situation » dans le roman réaliste. Leur parole est un lieu vide, que traverse par vagues une mémoire essentiellement mouvante, mais en quelque sorte inexorable.

Car la méditation de Rodwan est également le lieu d'un certain nombre de récits. D'abord celui que lui fait la voix. Quelle voix ? Est-ce celle d'un personnage réel mais invisible, est-ce un fantasme, est-ce la pensée même de Rodwan, dans une sorte de dédoublement de sa personne ? Nous saurons seulement que c'est une « voix sar­castique » qui « chuchote... à son oreille » (p.8). Cette voix raconte l'histoire d'un homme contraint de quitter sa ville à la suite d'un « traquenard » mystérieux où se mêlent l'érotisme, l'inceste et la honte. Quel est le rapport de cet homme avec Rodwan ? Ceci n'est point précisé. Quoi qu'il en soit, ce premier récit s'estompe soudain pour faire place à celui de l'enfance, puis de l'adolescence de Rodwan. Récit à la troisième personne, au présent. Troisième per­sonne qui installe une distance par rapport au souvenir, au person­nage du jeune Rodwan : le narrateur de ce second récit serait-il l'auteur ? Mais le temps présent donne à l'événement un aspect vécu : c'est bien Rodwan qui revit son passé, et la troisième personne n'est peut-être que sa propre distance par rapport à celui qu'il était, à cet autre qui est pourtant lui-même et dont il n'arrive pas plus à se débarrasser qu'Arfia de Slim, Nemiche et Bassel. Comme elle, il se réduit à n'être qu'un lieu : celui, sans consistance propre, où se revit un passé devenu étranger. Mais lieu, de plus, qui spatia­lise une ambiguïté dans le statut du locuteur de cette parole. La dis­tanciation que cette ambiguïté introduit est une façon supplémen­taire de récuser la convention discursive de la transmission directe d'un sens par un dire univoque que seul justifierait son message. Cette distanciation ambiguë est une autre manière de transformer la parole en forme vide que traversent des sens migrateurs et pourtant présents de façon hallucinante, à la fois malgré et à cause de ce vide offert.

L'auteur ne s'assume vraiment en tant que tel que lorsqu'il décrit au passé de narration le présent de Rodwan sur le tertre de sa méditation solitaire, la marche dans les rues de la ville, marche au cours de laquelle Arfia déploie son récit, et surtout lors du jeu théâ­tral devant le portail, la «danse du roi » proprement dite. Dans les trois cas, la parole est spatialisée, et de plus, elle l'est devant un vide. Vide halluciné de la campagne ouverte face au tertre de la méditation de Rodwan, vide d'une ville qui semble le plus souvent inhabitée, vide sur lequel s'ouvrira le portail au petit matin.

L'auteur reparaît aux toutes dernières lignes du livre dans le passé simple de « murmura Rodwan » (p.204) et dans l'évocation de la vision actuelle qui clôt le livre. Mais il n'intervient jamais directement, en son nom propre. Son discours – et cette fois nous rejoignons l'une des conventions romanesques les plus connues, que Dib ne transgresse pas ici – n'est donc lui aussi qu'un lieu, que le support le plus effacé possible d'un théâtre. C'est-à-dire encore une fois d'un espace de représentation. Il faudrait dire de plusieurs théâtres, car si l'espace du portail est un lieu scénique, Rodwan et Arfia, on l'a vu, sont le lieu de leurs souvenirs, coquilles sans con­sistance que des récits anachroniques viennent hanter, et qui meu­rent avec la fin même de ces récits : la royauté finale de Rodwan n'est-elle pas sa mort, comme elle l'a été pour Wassem, et la mort aussi d'Arfia, dont le discours ne trouvera plus d'auditeur ?

Lieux, donc, de récits différents, Rodwan et Arfia se relaient pour ainsi dire devant nous, en une alternance d'abord régulière dans un premier temps, ou premier mouvement [2], puis inter­rompue par l'irruption de Babanag et le déroulement du jeu théâ­tral [3], et ne reprenant que pour peu de temps avec le récit d'évé­nements récents dans le discours d'Arfia [4], et la superposition de visages de jeunes filles dans les évocations intérieures de Rodwan [5].

Comment progresse cette composition alternée ? Quel est son rapport avec l'« action » ? Que déduire de la place qu'occupe le jeu théâtral dans ce contrepoint de récits qui convergent vers l'évoca­tion finale du portail ?

Pour Arfia, c'est assez simple : lorsqu'avec Rodwan elle ren­contre Babanag, elle a déjà dit la mort de Slim [6]. Son récit, en ce qu'il a de purement anecdotique, est donc terminé. Elle a même évoqué la culpabilité qu'elle avouera à la dernière page du livre :

C'est la dernière parole, et la dernière image, que je garde de Slim. Tu peux dire à présent, l'ami Rodwan, je te comprendrais : «Tu l'as tué. ». Oui, et voilà comment un mort vous laisse comme sur un terrain vague, sans protection, en plein froid, lui aussi. (p.102).

L'interruption qu'apporte le jeu théâtral signifie chez elle, dans le livre, le passage du récit d'un passé cristallisé en un seul événe­ment, aux trois récits brefs de sa vie présente [7]. Cette rupture coïncide avec le remplacement des personnages morts de son pre­mier récit (Slim, Bassel et Nemiche), par des personnages vivants : Babanag d'abord [8], les flics et les consommateurs du café ensuite [9]. Mais du milieu des vivants Arfia est rejetée. Elle est « ramassée par le collet » comme un objet que la vie a quitté, elle est « pour la maison de fous », comme le Muezzin du roman de Bour­boune, qui toutefois quitte la ville la tête haute et nimbé d'un pres­tige dont Arfia a perdu jusqu'à la trace, comme Rachid aussi, à la fin de La Répudiation de Boudjedra (1969), car la prison même est pour elle un lieu trop épais de réalité vivante :

Et tout d'un coup, la porte de ma cellule claque et s'ouvre. Il fait jour !

C'est le gardien qui s'amène. II se met à faire un foin de tous les diables.

- Allez, ouste ! T'es pas pour nous ! T'es pour l'asile ! Ben alors, qu'est-ce que tu mijotes ? T'as pas envie de filer d'ici ? T'es libre ! Tu veux que je te fasse décamper à coups de pied dans le cul, Arfia ?

Il me ramasse par le collet.

- T'es pour la maison de fous ! il me fait entre quat-z-yeux. – Tu m'écoutes, l'ami ? » (p.201).

Or, c'est à ce moment de son récit du présent que la mort de Slim vient à nouveau la hanter, et qu'elle en donne une autre version à Rodwan. Arfia passe donc d'une réalité morte qui est celle de son premier théâtre intérieur, avant l'interruption du présent en la per­sonne de Babanag, à la mort de sa réalité ; car si elle n'était déjà que le lieu d'une action morte dans la première partie du livre, elle rejoint à la fin, par l'essoufflement de sa propre personne, l'irréalité de cette action même. Quant au récit de la fuite des maquisards, s'il progresse vers les deux évocations de la mort de Slim et de la culpa­bilité d'Arfia [10], il désigne de plus lui-même à la dernière page sa propre impossibilité, sa propre impuissance.

Tu m'écoutes ? Je ne t'ai pas tout raconté... On ne peut jamais tout raconter. Tu ne sais pas tout. Qu'est-ce que je voulais dire, déjà ? Je ne sais plus ! (p. 204).

Chez Arfia, on peut donc dégager une évolution, répétée deux fois, vers le récit de la mort de Slim, comme vers la mort du récit lorsqu'elle s'aperçoit que ce point fixe lui-même lui échappe. La parole, en ce retournement qu'opère nécessairement la lecture que suggère la composition alternée du roman, exhibe donc son envers, le lieu vidé qu'elle est devenue par la mouvance de la mémoire. Elle est véritablement, comme Arfia, laissée pour compte, désertée. Et cependant, il suffit au lecteur de continuer le jeu des retournements pour faire apparaître comme vidée par l'exil de la mémoire-Arfia, cette fois, non plus la parole d'Arfia, mais l'espace-discours singu­lièrement non-décrit de la ville du présent. Rappelons pourtant que ce jeu de dédoublement fonctionne aussi à un troisième niveau : celui du texte romanesque qu'il met lui-même en question de ce fait, et dans lequel on peut opposer deux « volets » successifs de lon­gueur égale (chap. 1 à 11, et chap. 12 à 21).

L'évolution de Rodwan est un peu plus complexe, tout comme le style des « chapitres » le concernant est plus recherché, plus raf­finé que le style direct et parfois cru d'Arfia. Son « théâtre inté­rieur » nous apparaît plus diversifié, dans la première « partie », que celui de sa protagoniste. Récit unique chez elle, récits pluriels chez lui. Tout comme Arfia, on l'a vu, Rodwan est un lieu, plus qu'un personnage ; contrairement à elle il est le lieu, non d'un cheminement unique, mais de récits multiples. Nouvelle opposition structurelle dont le jeu de retournements auquel on s'est essayé plus haut pourra aisément déduire par contamination une opposition entre discours univoque et écriture plurielle, a travers une réflexion sur les différentes manières de dire la guerre qu'on avait déjà vue à propos de Qui se souvient de la mer.

C'est bien d'une sorte d'éclatement que part l'itinéraire de ce personnage. Le récit en italique de la voix est d'abord, même si Rodwan en est la proie traquée et vite résignée, un récit étranger (et pourtant si proche !). Jamais nous ne saurons le rapport objectif des personnages dont l'histoire est racontée, avec celui qu'elle touche au plus profond d'une culpabilité si grande qu'elle lui enlève vite toute vélléité de résistance. Et cet « homme » obligé de quitter la ville couvert de honte ne sera pas nommé, pas plus que sa femme [11]. Parce que toute nomination est illusoire ? Parce que le discours, dont le rôle est de nommer hors du temps ce que la parole et la mémoire vivent, lâche la proie pour l'ombre ? Sont également étrangers les deux récits nommant Rodwan à la troisième personne celui, au présent, que nous avons prêté au « personnage » revivant son propre passé à distance, et celui, au passé de narration, que nous avons restitué à l'auteur décrivant le présent de Rodwan, et qui établit lui aussi la distance, cette fois convention romanesque. L'étrangeté n'est-elle pas d'abord celle d'un dire du sens comme du nom ?

On s'aperçoit cependant qu'après le jeu scénique, et si l'on exclut les trois dernières pages du livre, le récit à la troisième per­sonne du présent subsiste seul. Une sorte de concentration s'est opérée. Or, les trois chapitres concernés par ce récit décrivent des visages de jeunes filles, qui se cachent l'un l'autre [12]. Et le dernier visage est celui de la morte. Enfin, l'événement guerrier apparaît, puisque c'est Rodwan qui a lancé la grenade. Mais est-ce encore lui, s'est-il retrouvé dans la lumière de ces yeux qui lui disent : « vis pour m'aimer, sinon je ne pourrai pas mourir » ? Que reste-t-il de lui dans cette royauté grotesque qui sera la sienne, si ce n'est cette « voix » soudain revenue qui l'attend pourtant au-delà « de cette porte où il faut se quitter soi-même pour se rendre à l'appel » (p.202) ?

Dans un dépouillement progressif de son théâtre intérieur, c'est donc la mort que Rodwan aussi a rencontrée. Mais ne l'avait-il pas déjà vue ? Si nous revenons en arrière, juste avant l'irruption de Babanag et le jeu scénique, nous assistons déjà à une autre mort : celle du père, puis à la rencontre onirique de Rodwan avec la mort elle-même, pendant : que la voix de son père emplit l'air et répète « – Le roi de la mort, Azraïn ! » (p.104). A la fin du même cha­pitre, ce n'est pas encore du portail, mais déjà du « passage » qu'il s'agit. Passage vers quoi ? « Mon père est mort à l'âge que j'ai aujourd'hui ». Et l'on verra alors une sorte d'inversion des rôles tout comme Arfia, Rodwan est en vérité déjà mort :

Mon père est mort à l'âge que j'ai aujourd'hui »... Et encore... « Il savait »... Puis encore... « Il m'a parlé dans le rêve »... Et ensuite ? « Il était jeune »... Et ensuite ? « Moi, je suis le vieil homme »... Et puis ? « Le vieil homme »... Et encore ? « L'autre »... (p.106).

Le double mouvement de Rodwan, avant et après le jeu scé­nique du milieu du livre, si sa forme est toute différente, débouche cependant les deux fois, comme celui d'Arfia, sur la mort. Le der­nier masque est levé ; il ne reste plus que le vide, celui qui s'ouvre derrière le portail.

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*

On peut alors s'interroger sur la mémoire. Mémoire mouvante dont on a vu que sa désertion du lieu ôtait à celui-ci, ou plutôt au discours qui le dit, toute épaisseur, toute légitimité. La mémoire mouvante fréquente davantage le vide que dessinent les paroles d'Arfia et Rodwan. C'est bien d'elle, tardant toujours à se donner, à la différence du sens univoque du discours, qu'il s'agit dans le creux des récits alternés-retournés des deux personnages. Cepen­dant, lorsque cette mémoire a quitté l'un après l'autre tous les mas­ques de sa mouvance comme de son sens pluriel, son visage ultime est celui d'un homme chez Arfia, d'une femme chez Rodwan, mais toujours de la mort. Mort du, ou de la partenaire, ou encore du père, certes, mais mort, surtout, du locuteur qui se confond avec elle, et dont tout le dire, en fin de compte, s'assimilera implicite­ment au jeu scénique de l'érudit Wassem qui ouvre au petit matin la porte sur le vide.

Et pourtant là encore, l'ambiguïté va multiplier le sens, car rien dans le texte n'indique formellement cette assimilation. Aussi le vide autour duquel la parole des deux protagonistes, qui croyait délivrer la mémoire contre cette ville-discours du présent qui en était privée construit son simulacre, est-il certes cette perte de l'être dans laquelle on a vu l'essence même de l'énonciation créatrice. Mais le retournement en abyme qu'a effectué notre lecture de La Danse du roi atteint aussi, par contamination, une parole bien plus désertée puisque d'emblée, elle est privée de la mémoire : celle du discours de la Cité, et celle, aussi, du lieu. La parodie ultime n'est-elle pas celle du Lieu ?

 

ESPACES SIGNIFIES ET ESPACE DE L'ÉCRITURE : QUELLE PARODIE, DE QUEL VIDE ?

La mémoire est donc inséparable du lieu auquel elle donne ou enlève le sens, mais au-delà de lui, elle renvoie également aux espaces signifiés, entre autres par les deux personnages-locuteurs dont on a vu quel rapport ambigu ils entretiennent avec (ou plutôt entretient avec eux) l'énonciateur du roman lui-même, dont l'écri­ture devra être également considérée ici comme un espace de parole à déchiffrer et nommer comme tel par notre lecture.

1) Arfia et Rodwan

Lieux de récits divers, coquilles creuses et non personnages réels, au sens plein du terme, qui sont, en fait, Arfia et Rodwan ?

Arfia est-elle, comme le voudrait la présentation sur la couver­ture du livre, « une femme (qui) n'arrive pas à oublier l'existence qu'elle a connue dans les djebels » ? Notons tout d'abord que son nom est pour le moins inconnu. De plus sa liberté d'allure et de mouvement, qui n'ont pourtant rien de choquant chez elle, ne sont pas celles d'une femme de trente ans en Algérie. Or, c'est bien l'âge approximatif que lui donne Rodwan (p.16). Si au maquis elle a un rapport sexuel avec Slim, sa présence en tant que femme est res­treinte dans l'intrigue actuelle du roman (mais n'avons-nous pas vu qu'elle n'était que coquille vide ?) : tout juste Babanag agite-t-il sur elle son membre viril (p.163), mais ce geste symbolique le concerne plus lui-même (en ce qu'il souligne sa bâtardise impuissante), que sa partenaire, qui n'en est d'ailleurs nullement ébranlée.

Par contre, Rodwan devant elle ressent « un étonnement admiratif, doublé d'une sensation libératrice » (p.16), et plus loin il constate : « il y a toujours un tas de gens autour de toi » (p.22).

Arfia est multiple. Elle est le théâtre où vivent Slim, Bassel et Nemiche, elle est Slim, Bassel et Nemiche, incarnation du maquis, de la Révolution populaire. Aussi son récit est-il peuplé ; aussi son verbe est-il animé, direct et cru ; aussi son arrestation au chapitre 19 est-elle en partie symbolique : avec elle, c'est la Révolution et le peuple lui-même que la Cité nouvelle bannit et condamne à la maison de fous. La mémoire devient folie : signes dénués de sens.

Arfia-Révolution, Arfia est aussi la terre-mère, historicité déjà soulignée de l'espace maternel, peut-être parce que la mémoire-folie y est, comme dans la danse de tante Aloula ou la flamme d'Ali-Said chez Farès, un signifiant privilégié dont l'épaisseur est opposée à la transparence du sens clair du discours idéologique auquel échappe la violence du réel. Arfia, comme la terre-mère est la force vive de cette Révolution. Dans Qui se souvient de la mer, l'emprise colo­niale était symbolisée par la ville nouvelle, aux immeubles étince­lants, que la terre et la mer de concert détruisaient à la fin du livre. Révolution, Arfia est terre et mère à la fois : « Leur propre mère ! C'est ce que nous ne cessons jamais d'être ! Si nous n'écoutions que notre sentiment, nous les renfouirions dans le ventre qui les a por­tés» (pp.99-100). Or, ce ventre, s'il est celui d'Arfia-mère, tant de Slim que de Babanag, est aussi celui de la terre, qui «voulait reprendre son bien» lorsque les hommes tombaient. Et c'est bien à une opposition d'éléments que nous assistons lorsqu'Arfia, mère et permanence, pour s'opposer au départ de ses hommes qui « ont tout le temps du vent dans les voiles », voudrait « leur mettre de l'argile sur les pieds » (p.100).

Mais la terre-révolution, c'est également la liberté. La liberté grâce à un plein qu'Arfia, exilée dans la ville, épave « dans une rue qui a appartenu aux Français » (p.158), ne retrouve plus : « Parce que la liberté, c'était alors notre fête. Et voici que se lèvent les temps vides, et qu'en dedans on s'écoute parler tout seul » (p.100). Slim, Bassel et Nemiche sont morts, et Arfia-Révolution n'est que l'ombre d'elle-même. Elle est le lieu d'un vide.

* *
*

A Arfia la terrienne s'oppose Rodwan le citadin. Si son lieu de méditation est un « tertre brosselé de roches » (p.7) en dehors de la ville, il est à l'endroit même où s'en confondent tous les bruits, d'où il l'embrasse pétrifiée, d'où sa chute, le saut fatal qui le tente, le ramènerait en elle. Car la ville est à la fois mère et mort pour lui. Le cercle de lumière dans lequel il se trouve est rencontre avec son père mort. Il n'a aucun rapport avec la terre telle qu'elle est vécue en Arfia. Il ne quitte sa ville-mère que pour mieux la retrouver, même si la ville est avant tout absence pétrifiée dans ce livre.

... une rumeur où se confondaient tous les bruits s'était arrêtée derrière lui. N'en fusaient plus que des pulsations et comme un lointain débit de pensées, d'élans, de désirs, de plaintes qui fendaient, brusques et sans mesure, la densité du ciel pour retomber au bout de leur trajectoire con­sumée dans ce foyer : la ville. Voilà une bonne demi-heure qu'il était sorti de sa blancheur ardente. Elle s'entassait au bord de l'horizon. Mais son grondement ne cessait de le poursuivre. Il l'écoutait de sa place. Une sensation d'existence pétrifiée, refroidie l'atteignit alors. (pp.7-8).

Citadin, Rodwan est silencieux, solitaire et oppressé, alors qu'Arfia est présence multiple et sonore d'un peuple oblitéré, et liberté de ce fait. De la ville aussi, Rodwan tient cette incertitude quant à sa propre réalité. Si Arfia a perdu en le disant le plein dont elle procède, la réalité, même passée, de ce plein (ses compagnons de maquis, vivants, plus réels qu'elle-même dans l'espace de son récit), Rodwan n'est qu'une superposition de masques, derrière lesquels sa propre réalité lui échappe toujours, tout comme le plein du « réel », ou encore la réalité de la mémoire, échappent toujours à leur tenta­tive de saisie par l'écriture. A la différence d'Arfia, Rodwan n'a jamais connu le plein. Toute son existence est mémoire hallucinée d'un sens qui ne peut être dit que dans le saut qui guette, depuis le « tertre bosselé », ou au-delà du portail.

La parodie de Rodwan est entreprise désirante construite sur un vide infini : l'entreprise même de l'écriture, à laquelle le visage ultime et désiré échappera toujours, et qui vit de l'impossibilité même de sa saisie. Car il ne lui servirait à rien de plonger au fond du puits, « de s'y abîmer » comme il le voudrait au début du livre : il en percerait encore le fond, sans arriver pour autant à « dénicher l'ouverture » (pp.8-9). « Sans qu'il fût seulement possible de l'assortir à un visage » est l'expression-leitmotiv [13] qui revient dès que l'auteur introduit la « voix » qui harcèle Rodwan, ou dès que la voix elle-même, sarcastique, parle : ce sarcasme n'est-il pas celui face auquel s'échine sans fin le créateur, jusque dans sa mort infi­niment prolongée en l'acte même d'écrire ?

Rodwan est lui aussi un ancien « terroriste », que nous voyons (pp.184 et 185) semer la mort dans la ville, puis recevoir dans ses bras la jeune fille que sa grenade a tuée. C'est là, pour lui, un sou­venir tellement hallucinant qu'il lui a fallu traverser un à un tous les visages pour arriver à la fin seulement à celui de la morte. Pourtant, ce qu'il cherche est au-delà de ce dernier visage. C'est « à capter le visage d'ombre d'où s'écoulait le discours, (...) à identifier la parole ressassant ici et ailleurs l'épouvantable amour qui ne peut aimer, et son mutisme » (p.51). Au-delà de la mort même, Rodwan veut :

... plonger dans les sources de ténèbres et surprendre cette parole à son véritable point d'émission, non sur un visage, mais à son origine iné­claircie, plus oubliée que l'oubli, et dont rôdaient et criaient en lui une nostalgie, un amour et une haine à côté desquels la mort qui unit elle aussi le commencement et la fin est plus douce, plus charitable. Il des­cendait. Sur le grand métier de la nuit, la terre ourdissait, blancs et sourds, les voiles de brume qu'elle balançait autour du cercle de lumière sans qu'on pût deviner si elle voulait en disperser ou défendre le mystère. (p.52).

Ce mystère d'au-delà de la mort, cette interrogation sur la réa­lité même et la perte qui répond sans fin ironiquement à la tentation mortelle de la saisir, ne touchent-elles pas au plus profond l'acte de créer ?

2) La Danse du Roi

Or, Rodwan est le premier et le dernier « personnage » à apparaître dans le livre, dont il prend pour ainsi dire possession. C'est également par ses yeux à lui (même si c'est l'auteur, théori­quement neutre, qui parle), que nous voyons, spectateurs, le jeu scénique de Wassem et de ses comparses, parmi lesquels Arfia est actrice, et donc embrassée par notre regard, comme par celui de Rodwan. Arfia devient de ce fait l'un des pôles du théâtre intérieur de Rodwan ici représenté.

Il n'est pas interdit de penser qu'Arfia et Rodwan représente­raient en quelque sorte les deux versants complémentaires de l'auteur lui-même : Arfia illustrerait son militantisme révolution­naire, en union avec la source vive, populaire et terrienne de son pays, que nous retrouvons dans le réalisme « engagé » de ses pre­mières oeuvres ; Rodwan serait sa personnalité plus secrète, avec ses attaches citadines, sa hantise de la mort du père et de la maison-­labyrinthe, la solitude du poète. Ce n'est sans doute pas un hasard si Rodwan et Arfia ont le même âge (p.16 : « Le même âge que moi, pense Rodwan ; la trentaine »), et si le livre est fait en grande partie de l'alternance de leurs deux discours, qui finissent par se rejoindre, d'abord dans le récit de la danse du roi par l'auteur, puis dans le très court dernier chapitre débouchant sur la royauté de Rodwan.

Cette royauté ultime de Rodwan, alors que le récit d'Arfia vient de désigner sa propre impossibilité, sa propre vacuité, s'ajoute à ce que nous observions plus haut : le versant de l'auteur représenté par Rodwan, c'est-à-dire la création solitaire, chez l'écrivain à qui la fin de la guerre a redonné sa liberté, est celui sur lequel l'attention se concentre. Mais projeté ainsi dans sa royauté, alors qu'en lui-même il a levé un a un tous les masques, le créateur découvre soudain le vide.

En effet, quelle est la signification de cette danse du roi qui donne son titre au livre, et à laquelle renvoie l'extase finale de Rodwan ? Dans une suite de saynètes grotesques, l'érudit Wassem, arrivé trop tard au banquet du riche Chadly, s'est fait progressive­ment dépouiller de ses beaux habits, devant le portail obstinément fermé de la propriété. Et voici qu'il se lève, s'appuie au portail, qui s'ouvre sur le vide :

Oh ! Le portail baille grand ! Visez-moi ça ! Mais... il n'y a rien der­rière ! Des orties ! De la ferraille ! Des trucs de récupération ! Des tas d'ordures ! (p.149).

Le portail s'ouvrant soudain tout grand sur le vide, c'est d'abord un symbole politique : la fausse porte du Muezzin de Bourboune, publié la même année que La Danse du roi :

Je ne suis pas libéré. Qui a menti ? (...) Si je continue à raisonner, alors de deux choses l'une : ou bien je m'égare car nous sommes réellement arrivés – il reste à féliciter les survivants – ou bien c'est une fausse porte qui nous est ouverte sur le vide par ceux qui étaient pressés de s'asseoir. Alors il faut continuer, contre eux [14].

La Révolution fut-elle inutile ? La condamnation implicite va peut-être même plus loin que celle de Bourboune, pour qui la Révo­lution a été seulement confisquée, et pour qui il faut la poursuivre : l'action elle-même semble ici remise en cause, du moins pour l'artiste. Dib ne dit pas : « Alors il faut continuer, contre eux ». La parodie grotesque par la danse du roi, à laquelle s'adonnent les anciens maquisards Rodwan et Arfia, est dans une certaine mesure auto-négation.

Mais elle est aussi interrogation sur la création, plus ancienne que l'action révolutionnaire. L'érudit Wassem, c'est de toute évi­dence l'intellectuel, dont la « prétention surannée » va de pair avec celle du portail, derrière image du livre :

Le portail croulant de vieillesse, mangé de vers et de moisissures, dans sa prétention surannée tirée d'un lointain passé de dignité et attestée par les grandes ferrures qui le bardaient, se dressa devant son esprit. (p.204).

Cet intellectuel n'a toujours été que l'ombre du riche Chadly, l'agrément de sa table : « Lumières du savant et fortune du riche égalent : harmonie de la société ! » (p.115), et surtout le parasite, qui s'empare des os du festin d'autrui et (la création n'est-elle pas acte parodique par excellence ?), « les place sur sa poubelle, pour faire croire que c'est lui qui avait acheté les gigots ! » (p.120). Mais qu'a-t-il gagné, ce faisant ? « Il a terni son propre éclat pour pou­voir se plonger dans l'obscurité des autres » (p.122).

Au-delà de l'image classique du poète amuseur des riches, il s'agit ici, me semble-t-il, du rapport entre le poète et l'homme d'action en général. L'écrivain a subordonné sa libre création à l'action révolutionnaire. Mais les révolutionnaires n'avaient que faire de lui.

Lorsque le portail s'ouvre, cessant d'être un bouffon voué à l'amusement du roi, Wassem est roi lui-même, et c'est lui qui reçoit. Mais il n'est accoutré que des oripeaux grotesques rejetés par l'homme d'action, et sa couronne n'est qu'une boîte de conserve vide. Sa royauté, c'est aussi sa mort : dans le geste même dont elle se sacre, la création trouve sa propre impossibilité ; coquille vide lui aussi, Wassem meurt sur un tas d'immondices. Or, cette éphémère danse du roi n'était que la parodie de Rodwan lui-même, « sur ce seuil battu des tempêtes » (p.202) que lui indiquent les dernières paroles de la voix,, et c'est lui qui s'effondre, dans l'instant précis où le texte du roman enfin rédigé va être livré à notre lecture, c'est-à­-dire à la mort de son énonciateur. Ou plutôt, car la mort étant un plein est peut-être encore trop douce, trop réelle, au non-être du créateur à qui son oeuvre, comme son lieu, n'appartiennent plus, attendent désormais livrés à notre lecture de recevoir de celle-ci un sens qu'en aucun cas eux-mêmes ne sauraient lui donner. L’œuvre est-elle ainsi, comme le lieu, cette parodie du vide, cette forme majestueusement bardée comme le portail de ferrures anciennes, mais qu'il nous appartient à nous lecteurs, comme aux habitants du lieu, de remplir d'un sens ?

* *
*

Vide du lieu et vide dont procède le désir-saut de la mort qu'est l'écriture, se rejoignent donc. L'écriture est désir d'un lieu vide dont la mémoire ne peut que davantage souligner la perte, parce que cette perte est nécessaire à la productivité désirante de l'écriture. Mémoire elle-même mouvante, comme l'ange de la mort ou l'astronef de lumière d'où parvient la voix du père, pour rester sans fin objet déceptif du désir mortel de l'écriture. Perte de l'objet (le lieu) comme du sujet désirant : l'énonciateur disparaît au moment où son texte enfin réalisé est livré à notre lecture. C'est-à-dire au moment où le texte devient à son tour un lieu pour le (ou les) sens, non par l'affirmation univoque d'une lecture du contenu, plein illusoire, mais par l'écoute qui fera résonner en nous ce vide signi­fiant, ce carrefour d'échos multiples.

Cette négativité résonnante du texte-vide multiple fera appa­raître par simple juxtaposition la mystification d'un discours qui prétend s'arroger le droit de nommer le lieu, d'en dire le sens qu'il n'appartient qu'à sa lecture par ses habitants de lui conférer, de même qu'il n'appartient qu'à notre écoute singulière de faire résonner le texte en nous.

Cependant, si notre lecture peut opérer cette juxtaposition, le discours du pouvoir est pratiquement absent de l'énoncé de La Danse du roi. Le vide que creuse en elle-même l'écriture-parodie de La Danse du roi ne met pas nécessairement en question tel discours de pouvoir. Seul le jeu intertextuel de notre lecture pourra opérer la juxtaposition signifiante, mais le texte peut aussi se suffire à lui­-même, et son vide ne montrer que la tragique entreprise de l'énon­ciation, au carrefour du créer, de la mémoire et du lieu.


B) DIEU EN BARBARIE [15], OU LA CITE HONTEUSE

 

Dans une ville de l'Algérie indépendante, espace clos et limité à quelques lieux [16] précis, comme dans La Danse du roi, mais moins allégorique cette fois, nous découvrons des personnages du temps présent. Pour le Dr Berchig, Kamal Waed, Jean-Marie Aymard ou Hakim Madjar, ce n'est plus en effet du passé qu'il s'agit, mais bien de l'actualité la plus brûlante de ce pays auquel ils sont tous pas­sionnément attachés : son identité, et la leur propre, est en question. Et à travers la problématique de l'identité, sourd encore une fois l'interrogation angoissée sur la réalité même de l'être comme de la parole qui le crée.

SPATIALITE TRAGIQUE DES DISCOURS

1) Clôture et éclatement

Car, parallèlement à eux, vit la « Barbarie » qui donne son titre au livre. Les discussions feutrées de ces intellectuels sont en fait minées, par la présence du « Kalmouk » [17] chez le Dr Berchig, par l'inquiétude de Kamal, par l'« envers » qu'elles supposent (le chap.2 est l'« envers » de la discussion du chap. l). Surtout, parce qu'à leur fausse transparence, toute conceptuelle, s'oppose la richesse en images, l'épaisseur vécue, drue des rêveries et des actes hallucinés de Lâbane, l'un de ces fellahs ayant pris racine dans la ville, vivante négation de toutes les valeurs représentées par Kamal Waed, le technocrate de la cité nouvelle qui le croise sur son chemin, mais sans jamais communiquer avec lui [18].

Tout comme Arfia, dans La Danse du roi, Lâbane est fait de terre, de feu et de sang ; tout comme elle, le passé l'obsède, tout comme elle il est exclu par la cité nouvelle, qui se coupe ce faisant de ses racines, et l'envoie dans un hôpital, à la blancheur immatérielle du père mort de La Danse du roi, où on le vide de ce sang, de cette vie gênante [19], quand elle ne lui oppose pas, comme à tousses com­pagnons également inutiles, ses portes fermées.

C'est la marée des fellahs ayant pris racine dans la ville. Ce sont ces hommes inutiles dont les cafés regorgent. Et des portes. Un grand nombre de portes. De fabriques, de magasins. Toutes fermées. Et des rues, toutes affairées, toutes endormies, hantées de regards (p.93).

Ces deux univers imperméables l'un à l'autre ont donc chacun son discours propre. Discours conceptuel « plat » linéaire, sans relief ni couleur des « intellectuels », discours halluciné de terre, de feu et de sang de Lâbane. Irréalité d'un côté, réalité à la limite du supportable de l'autre. Or, ces deux discours ne se rencontrent pas plus que les univers qu'ils expriment : ils sont nettement séparés dans des chapitres et des parties distincts, juxtaposés sans autre communication entre eux que l'exclusion réciproque de fait, et non dite, que suppose cette juxtaposition même.

L'espace diégétique du roman, tout comme celui de son écri­ture, tous deux ordonnances formelles rigoureuses, sont donc éclatés de fait et cet éclatement, déjà développé dans La Danse du roi, est l'une des dimensions essentielles du livre. Il instaure la faille, la fêlure. Il est l'un des aspects du tragique implicite des romans de Dib depuis 1962. Tragique du discours de Lâbane, encerclé par celui des intellectuels et par l'espace de la ville, tous deux le coupant de son lieu : le maquis. Tragique du discours des intellectuels, miné, irréalisé par la seule présence en son centre de la rêverie hallucinée de Lâbane ou des quelques mots du « Kalmouk ».

Clôture et éclatement sont donc ici deux figures complémen­taires, dimensions tragiques inséparables de la parole romanesque de Dieu en barbarie, comme elles l'avaient déjà été de l'espace romanesque de Qui se souvient de la mer et de La Danse du roi.

2) Lieux diégétiques et personnages-lieux

La conversation du chapitre l, que n'imagine même pas Lâbane, a son lieu diégétique propre : la villa du Dr Berchig. A la recherche de son identité, Kamal va d'un lieu de la ville à un autre cette villa même, la maison de sa mère, celle de Si Azallah, tel café de la vieille ville dont la terrasse est si bien enclose dans l'ombre tutélaire de ses platanes que « le temps y prenait naissance » (p.168), l'appartement de Hakim Madjar et de Marthe, jusqu'à ne plus avoir de lieu du tout. Le lieu diégétique de Lâbane n'est pas cette pièce sans murs apparents dont seuls la lumière de Rachida cousant et son silence dessinent un espace hésitant (p.91) : c'est celui de la mortelle « flambée des midis » dans « un paysage chaotique criblé d'échardes rocheuses, défendu par sa désolation » (pp.92-93). Hakim Madjar et Marthe, dans leur modeste appartement de la vieille ville, dessinent un lieu diégétique particulier où, si Lâbane et Kamal se repoussent l'un l'autre, ils viennent tous les deux, alterna­tivement. Or, Hakim, et avec lui ces « Mendiants de Dieu » dont Lâbane fait partie, a déclaré la guerre à la Cité dont Kamal s'est fait l'incarnation. On peut donc dégager deux espaces dont le rapport antithétique définira la construction du roman en trois «livres».

* *
*

Le premier livre est construit autour du personnage de Kamal c'est à travers ses yeux – et sa gêne – que nous assistons à la con­versation chez le Dr Berchig au chapitre 1 ; ce sont ses réflexions qui terminent le chapitre 2 ; et le début de sa quête folle, dans un rappel onirique de ses relations avec sa mère, meuble le dernier des trois chapitres de ce premier livre.

Si le personnage central du premier livre est Kamal, son lieu essentiel, par contre, est la villa du Dr Berchig : même au chapitre 3, lorsqu'il est dans la maison de sa mère, Kamal agit encore par réfé­rence à ce qui s'est dit la veille chez le Dr Berchig ; bien plus : par référence à des paroles ambiguës du Dr Berchig lui-même, qui seront le point de départ de sa quête d'identité – ou de dignité.

[Le Dr Berchig] avait même bien ajouté avec une plaisante insistance « Pour oublier l'humiliation d'avoir tendu la main, voyons, il suffit ensuite de faire un pied de nez dans le dos de son bienfaiteur ! » Se remémorant comme, à cet instant, ses yeux s'étaient rétrécis dans un sourire, les commissures de ses lèvres dédaigneusement plissées, Kamal eût hurlé de rage, d'autant qu'il se soupçonnait d'avoir laissé un peu – et même beaucoup – passer ces paroles par lâcheté (p.44).

Cette correspondance entre un personnage et le lieu d'un autre, qui n'apparaîtra plus en personne dans le restant du roman, n'est­-elle pas déjà une réponse à la quête de Kamal ? D'un point de vue strictement diégétique (« l'action » du récit), cette villa n'est qu'au Dr Berchig. Mais au niveau du sens, ou de la lecture (le discours implicite mais non énoncé), elle est aussi le lieu de Kamal, en ce sens que Kamal se définit implicitement par le dire de ce lieu, qui devient donc le lieu occulté de sa filiation, de son identité, ou plutôt l'envers réel de son identité affichée de « chef de cabinet du Préfet ». Iden­tité qui voudrait se présenter comme un fait de « nature » alors qu'elle est liée à une histoire occultée : celle du financement des études qui lui ont valu cette fonction. Nous ne serons donc point surpris d'apprendre à la fin du livre, par la bouche de Si Azallah :

« – C'est le Dr Berchig... qui a donné l'argent... » (p.218).

Mais cette réponse illustre aussi la dimension tragique de Kamal l'homme qui ne peut avouer son lieu, comme Oedipe ne peut avouer sa filiation. Et pour Kamal comme pour Oedipe, la révélation de ce lieu-filiation caché vers la connaissance duquel tend toute leur quête est aussi la catastrophe finale : leur identité éclate dans l'instant où elle se trouve. Le « grand rire strident » de Kamal répond à la folie d'Oedipe : la « nuit déserte » dans laquelle il se répercute (p.218) n'est-elle pas également celle dans laquelle Oedipe, ayant trop cherché la lumière, se trouve définitivement plongé ?

Le lieu diégétique du deuxième livre est en grande partie l'appartement de Hakim Madjar et de Marthe : c'est celui de l'essentiel du chapitre 1, et de tout le chapitre 3 de ce livre. Mais cet appartement citadin n'est que l'antichambre d'un projet de des­truction des cités, à plus ou moins long terme : celui des « Men­diants de Dieu ». De plus, par Lâbane, présenté au chapitre 1, et dont les rêveries occupent tout le chapitre 2, il ouvre sur un espace autre [20], celui du maquis flamboyant dont nous avons déjà vu qu'il était négation des spéculations du livre 1. Espace qui devient de ce fait, et son absence diégétique (on ne sort pas de la ville dans Dieu en Barbarie) y contribue, le lieu du désir de ces trois personnages, comme surtout l'écriture de ce deuxième livre. La localisation des­sine ainsi une structure d'ambiguïté particulièrement intéressante, entre lieu diégétique et lieu du désir, ce dernier étant, de plus, à trouver à la fois au niveau de la diégèse et à celui du récit. Non seu­lement l'ambiguïté en elle-même récuse le sens un comme la struc­ture spatiale une, mais encore ses jeux dans la narration font appa­raître les différents niveaux de celle-ci. Le texte donne à voir son fonctionnement, non sans malice : et s'il était lui-même le lieu du désir ?

Quant aux personnages, le centre de ce livre est-il Lâbane ou Hakim Madjar ? Remarquons d'abord que le chapitre 2, consacré aux hallucinations de Lâbane, occupe le centre exact, tant de ce livre, que de l'ensemble du roman. Lâbane, qui parle peu, mais qui rêve et vit d'images et de sensations, alors que les conversations de Kamal et de ses amis se situent dans une abstraction voulue, serait ce « noyau de l'être » [21], que Kamal a répudié en lui, perdant du même coup sa propre densité pour devenir le personnage éclaté que nous voyons à la fin du roman. Lâbane est, par contre, pour Hakim Madjar, « la vraie chair, le vrai sang de l'humanité appelés à lutter contre la tumeur maligne qui s'est attaquée à elle, la ronge et la met en péril » (p.201). Mais il est indissociable de Hakim et de Marthe, grâce auxquels il participe à cette multitude de fellahs avec lesquels il campera un jour « sur la place de la Concorde, dans Hyde Park et Broadway » (p.202). Aussi, il est difficile d'affirmer qu'il y ait un personnage central dans ce deuxième livre. C'est d'un groupe qu'il s'agit, où la présence de Marthe, femme et française en milieu musulman, est singulière. Ces personnages ne sont jamais seuls, alors que Kamal, le représentant de la Cité, « de l'Etat, de tous les Etats » [22], l'est toujours, comme le tueur de Cangaceiros du « Cinéma Nuovo » brésilien dont il a, pour défendre l'Etat, la même rigueur implacable et meurtrière, ou comme Oedipe encore, dans la même ténacité à connaître ses origines.

On peut cependant voir dans ce groupe projetant un désir spa­tial de lieu autre, et dans son opposition implicite à la solitude de Kamal représentant du lieu citadin-Etat et présent, sans désir spatial mais en quête intellectuelle – discursive – de ses origines, une structure d'ambiguïté comparable à celle qu'on vient de dégager dans la localisation de cette deuxième partie : Lâbane fonctionne un peu par rapport à Hakim et Marthe comme ce que j'appellerai un personnage-lieu du désir, à la manière dont l'espace extérieur à la ville fonctionne comme lieu du désir par rapport au lieu diégétique qu'est leur appartement. Et comme tout lieu du désir, il existe en partie par ceux qui le projettent comme tel, hors de qui il n'a pro­prement pas d'être véritable, si ce n'est de son propre désir. De plus, on a déjà vu en Lâbane le contraire exact de Kamal : l'opposition du groupe désirant et de son ambiguïté spatiale à la solitude de Kamal et à la pure discursivité de sa quête toute intellectuelle du sens un dessine un autre renversement. Renversement qui opère en dernier recours entre des registres de signification différents, situés à des niveaux narratifs différents : la quête de savoir univoque de Kamal – qui est aussi celle du discours idéologique et de sa lecture –, s'opposant à l'ambiguÏté spatiale du désir d'une non-réponse qui sous-tend l'écriture.

* *
*

C'est à l'affrontement de ces deux espaces, ou plutôt de la soli­tude grandissante de Kamal, et du couple que forment Hakim et Marthe, que nous convie le troisième chapitre du livre 3. Le roman est donc construit – suprême ironie si l'on considère que le titre nous invite à chercher Dieu en Barbarie, et nouveau jeu sur les registres de signification – selon un modèle rigoureusement dialec­tique, le livre 1 étant la « thèse », le livre 2 l'« antithèse », et le troisième tout naturellement la « synthèse », ou du moins la réu­nion et l'affrontement des deux espaces opposés.

La recherche de son identité, Kamal l'effectuera à travers dif­férents lieux de la ville, le seul lieu absent – mais aussi bien il est quelque peu extérieur à la ville et symbolise, de plus, la relation que Kamal fuit jusqu'à la fin – étant la villa du Dr Berchig. Or, à mesure qu'il cherchera à s'y retrouver, la ville lui échappera davan­tage, et avec elle tous les refuges entre la vérité et lui disparaîtront, pour le laisser en marge, « au coude que fait le rempart », « Du côté de l'enfer » (p.217), « dans la nuit déserte » (p.218). Mais il sera conscient, à la dernière page, d'avoir cherché dans des lieux faux, camouflages discursifs de son lieu de filiation réel.

Quels sont ces lieux-camouflages cependant logiques en appa­rence selon un discours du savoir ? C'est d'abord la maison de la mère de Kamal, qui est elle-même l'expression de la ville qu'elle « symbolisait à merveille » (p.46). Univers clos, unité première, ne serait-ce que dans le rapport de Kamal enfant et de Mme Waed, dont « la trop grande beauté [...] lui brise [encore] le cœur » (p.47). « Le dimanche suivant [...] il partit comme à la recherche de quelque chose dont son sort eût dépendu. [...] il n'agissait qu'ainsi qu'une voix sourde, opiniâtre [23], qui réduisait toutes les autres au silence, le pressait d'agir » (p.158).

Cette recherche du père-identité (le vrai père n'apparaît qu'une fois, p.59, et il n'a, de fait, aucune présence dans les souvenirs de Kamal, où la mère occupe au contraire l'espace et les sens du fils), le mène ensuite chez Si Azallah, faux père et ami de Kamal adolescent, détenteur du terrible secret, puis dans ce café de la vieille ville, et enfin chez Hakim et Marthe, où l'attend sa vérité, mais où il n'ose pas « regarder le jour, fixer notre soleil de Barbarie en face » (p.206), et d'où il fuit encore, comme il a fui de tous les lieux qu'il a traversés dans le roman.

Personne pourtant n'aurait mieux accueilli son cri – il savait mainte­nant pour quelle raison il était venu ici – que Madjar et Marthe ; cela ne faisait plus aucun doute pour lui. Mais il ne s'en était pas libéré, il en avait été incapable.

(….).

« Ne dirait-on pas que je tente de me raccrocher à la moindre branche que je vois à portée de ma main ? Que je cherche à reconnaître ma route sur chaque visage que je croise ? Comme si chacun pouvait m'indiquer la direction à prendre ! Comme s'ils ne me renvoyaient pas tous à moi-­même et uniquement à ce que je sais, à ce que je sens ; uniquement à ce que je suis ! » (p.207).

Car, depuis le début, Kamal savait ce qu'il est (la correspon­dance entre personnage central et lieu essentiel dans le livre 1 était assez explicite). Le « grand rire strident qui se répercuta longuement dans la nuit déserte » (p.218), sur quoi le roman se termine, n'en est-il pas la confirmation ? Pour échapper à sa vérité, Kamal a cherché à s'enfoncer toujours plus profondément aux racines de sa ville-mère. Mais tous ses efforts n'ont fait que l'éloigner davantage du centre, du noyau de cette ville insaisissable, de son lieu véritable. Dans l'appartement de Hakim, dont on a vu qu'il était l'anti­chambre d'une négation fondamentale de la Cité, de toutes les Cités, il a été finalement pris au piège de sa propre vérité, qui le rat­trapera alors que de la ville déjà il est rejeté, « dans la nuit déserte » (p.218). Car cet appartement est l'endroit où l'on désire la vérité du lieu d'être et de parole. Et ce désir est insupportable à Kamal, d'une part parce qu'il manifeste la réalité de son objet au lieu de le camoufler, et d'autre part parce que c'est précisément ce désir que de toutes ses forces il nie dans le camouflage de son discours de savoir comme dans la parodie de quête spatiale qui en procède.

LA CITE HONTEUSE

L'erreur de Kamal est de croire que la vérité réside dans son identité individuelle. Car il est, on l'a vu, l'incarnation des valeurs de la Cité nouvelle, plutôt qu'un personnage, au sens habituel du terme. La trouvaille de Dib est de faire vivre à son personnage des valeurs uniquement collectives comme si elles étaient ses passions d'individu. En ce sens, les deux « découvertes » de Kamal sur lui-­même et l'incarnation de l'ordre qu'il est devenu (pp.40-41) sont significatives.

C'est pourquoi le roman déconcerte d'abord le lecteur : ces personnages sont-ils de vrais personnages ? Sont-ils des symboles ? Ils ne sont peut-être ni l'un ni l'autre, ou les deux à la fois, et échappent donc à des critères d'analyse traditionnels. Car, s'ils étaient « vrais » dans une fiction « réaliste », ou « symboliques » dans un projet démonstratif, le roman ne serait pas la remise en cause de ces deux types d'écriture qu'on l'a déjà vu être en partie, et qu'il est peut-être d'autant plus que la lecture idéologique de l’œuvre de Dib la réduit le plus souvent à ces deux modèles à travers une présenta­tion scolaire de ses romans d'avant l'Indépendance.

Le statut littéraire de Kamal comme personnage interroge notre lecture : le degré d'individuation que lui concède le romancier est pour le moins inhabituel. D'ailleurs dans ses réflexions sur la vérité, Kamal pense toujours « nous ». Dès sa jeunesse, il affirmait à Si Azallah : «Nous ne cesserons jamais de ne pas tolérer la vérité» (p.213). Au moment où sa détermination de chercher sa vérité est la plus grande, il l'associe encore à une tare de son entourage : « Il irait jusqu'au bout. Malgré les dommages qui pourraient en résulter pour tous. Il ne tolérerait pas l'ambiguïté et l'équivoque dont tant de personnes autour de lui paraissaient s'accommoder et qu'elles semblaient à toute force vouloir lui imposer. » (p.169).

En fait, la culpabilité est collective : « Tous coupables », est-il dit p.212. Culpabilité liée à cette « tragique malédiction qui nous fait dire ceci, quand nous pensons cela ; de deux parts en nous qui n'arrivent jamais à se joindre, jamais à se réconcilier, jamais à trouver une parole commune à échanger. » (p.191). Kamal découvre au plus profond de sa nature collective le mur, le voile, la duplicité qui rendent toute vérité impossible à établir :

Nous sommes des natures à qui on ne fera jamais rien avouer. Le même mur nous sépare en deux, isole en nous le dedans du dehors. Le même voile restera jeté sur nos erreurs et nos vérités, nos faux secrets et nos vraies ombres. La duplicité adhère à notre être le plus intime. Pour l'extirper de nous, il faudrait nous défaire – et ensuite refaire ». Et il se répéta : « le mur, le voile. Le voile, le mur. Resteront scellés (p.190).

Ce n'est donc pas un hasard si ce dire de l'ambiguïté recoupe ici une ambiguïté sur le statut même du locuteur, et si, de plus, c'est Kamal qui passe ainsi du « je » au « nous ». Le dire de l'ambiguïté a à la fois un locuteur ambigu, et une signification ambiguë : Kamal y désigne-t-il son groupe ethnique ou culturel ? On est fondé alors à le suspecter de mauvaise foi, car d'où porte-t-il ce jugement appa­remment dépréciatif, lui dont tous les modèles comme aussi la formation sont occidentaux ? De plus, cette dénonciation est aussi dénonciation de sa propre entreprise de trouver une réponse une, et dont la localisation nous avait déjà permis de démasquer la dupli­cité : à la fois affirmation d'un sens et négation du sens multiple, extérieur, non-circonscrit et seul vrai par son absence même de réponse.

Mais ce « nous » est aussi celui du discours idéologique dont Kamal est la voix. Discours qui pratique ce que Bruno Etienne nomme l'« ethnophobie », c'est-à-dire le refus par des élites cita­dines des masses campagnardes qui pourtant fondent la légitimité de leur pouvoir, mais dont l'afflux à la ville détériore l'image cita­dine européenne de celle-ci [24] : autant dire la négation par le dis­cours idéologique, qu'on a vu éminemment citadin, d'un espace de légitimité dont il se réclame, au nom de normes d'un lieu autre non­avoué.

Enfin, nommer ainsi l'ambiguïté et la culpabilité qui lui est liée, est aussi montrer le rapport ambigu de son propre discours de savoir univoque aux dires de l'ambiguïté qui l'entourent, et à leur réalité irréductible. Et là encore, le flou du statut d'individuation du personnage est signifiant : d'une part, le « je » du discours, selon sa définition par Benveniste, s'oppose au « nous » du réel, mais, d’autre part, ce « nous » est aussi le collectif univoque d'un discours d'identité ainsi plusieurs fois condamné par l'ambiguïté des signi­fiants, dans la condamnation même qu'il en formule.

Et, dernière ambiguïté, de la parole romanesque cette fois c'est au moment où cette ambiguïté des signifiants semble le plus tourner le dos à un mode de description « réaliste » qu'elle révèle une observation particulièrement pertinente de la réalité sociale des élites algériennes en en mettant à jour l'« ethnophobie ».

* *
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Entre ses « faux secrets » et ses « vraies ombres », la Cité nou­velle se « masque les vraies réalités » (p.11), et d'abord la sienne propre. « Vous essayez de comprendre ce pays, vous voulez contri­buer à son relèvement d'un cœur sincère. Malheureusement, vous avez les yeux toujours fixés sur l'extérieur » (p.26), dit le « Kal­mouk » à Kamal dès le début du livre. La « tragique malédiction » est dans cet éclatement de l'être citadin, dans-sa rupture d'avec une unité première à jamais perdue.

On a vu plus haut que l'éclatement était une des dimensions tragiques des discours en présence dans la parole romanesque. On le retrouve ici dans cette cassure ontologique de l'espace citadin, comme de l'espace intérieur du citadin par excellence qu'est Kamal. Or, Kamal – expression de la ville – ne trouve pas son lieu dans cette ville, parce qu'elle s'est coupée en se refermant sur elle-même, de cet extérieur qui se manifeste chez Hakim et Marthe. Extérieur que Kamal y refuse, se coupant du même coup de ce « noyau de l'être» en lequel il aurait retrouvé son unité.

Clôture et éclatement sont donc là encore deux mouvements complémentaires : c'est en se refermant sur eux-mêmes que Kamal comme la ville perdent leur lieu-origine-unité, perdent leur opacité et forgent, tragiquement, leur propre mort. L'ambiguïté de la ren­contre des discours est donc bien spatiale. Elle réside dans l'englo­bement de la ville par un discours qui en est prisonnier.

Ainsi, la ville toute entière, submergée sous l'éclat d'une lumière insupportable, devient irréelle, lieu même de la mort, dans l'artifice de ses façades et la rigueur de ses lignes :

Et l'esprit de Kamal porta le même rêve que cette lumière. Cette ligne parfaite du trottoir, c'était la mort. Son regard ne pouvait que compléter et poursuivre cette mort dans l'artifice des façades. La pensée y faisait tache, le corps s'y réduisait en flammes (p.162).

 

Contrairement à Kamal qui se fond dans cette mort, qui est cette mort, de par l'essence même de son personnage tragique et de la fuite de lui-même que contient sa quête, Lâbane dénonce et récuse cette mort, cette irréalité contre laquelle tout son être terrien, toutes ses racines profondément ancrées dans l'ancien temps, celui d'avant un éclatement qui n'est pas son fait, se dresse : « Cette cité éblouie », dit-il, « a supplanté après l'avoir absorbée, l'autre, la cité réelle, reconstituée dans ses moindres détails ». Dans cette ville, Lâbane, qui n'en est pas, comme Kamal, le fils, se « montre cir­conspect. Tout ici n'est que simulacre. Ces passants ne sont que des morts doués d'une étrange résistance » (p.98).

La sensation est la même chez les deux personnages : même irréalité, même éblouissement, même présence de la mort. Cepen­dant, Lâbane y oppose l'épaisseur, l'opacité et la chaleur de son propre sang : « Il faudra un sang vivace et riche, beaucoup de sang, pour que fonde cette transparence » (p.98), tandis que Kamal ne peut que résonner faux, devant la simplicité de Hakim et de Marthe, car la honte d'une cité perpétuellement double, irréelle, fausse et mortelle est en lui.

Que tout cela était faux ! Que tout cela était affreux ! C'est sa honte qu'il aurait fallu crier (p.206).

Lâbane est impuissant contre cette honte collective parce qu'il en est la victime abandonnée. Kamal au contraire est l'artisan de sa honte parce qu'il refuse sa vérité, sa filiation, tout en la cherchant ailleurs, dans les lieux sans réponse d'une ville qui s'est elle aussi coupée de ses racines. Et cependant ce sang qu'y oppose Lâbane est non seulement l'épaisseur de vie, mais aussi l'historicité tragique, par la blessure de la guerre, d'un espace-mémoire seul apte à fonder en légitimité le discours de Kamal qui le nie, signant ainsi sa propre mort.

De cette cité honteuse, Dieu est absent, pour Lâbane, et son absence est un aussi insupportable abandon que celle du père. Mais les fils ont mangé du cadavre, de la pourriture. Aussi « la place de chacun n'est plus ici. Personne ne reconnaît personne » (p.83). Lâbane appelle le pardon, et considère Marthe comme la salvatrice. Au premier chapitre aussi, le babouchier dont parle Kamal attend que quelqu'un « se lève pour prendre sur lui le mal dans lequel nous vivons », car, « innocents ou non, nous sommes tous coupables » (p.21). Or, Marthe est française, et, de plus. son prénom est étran­gement biblique : autre preuve que le lieu de la légitimité comme du désir n'a rien à voir avec une géographie étatique qui n'est que le reflet de discours de pouvoir fondés sur l'abstraction meurtrière du sens un, étatique et citadin.

La réponse à la honte, à la culpabilité collective, à la fuite devant la vérité, ne peut venir que de l'extérieur de la Cité. Et les sauveurs sont deux, alors que tous les autres personnages sont seuls. Autre récusation du discours univoque qui jamais ne saura fonder le lieu désiré, et instauration du même coup de l'amour comme com­posante essentielle du lieu-désir. C'est d'abord Hakim Madjar, dont le Dr Berchig dit dès la page 34 qu'il sauvera ce pays. C'est aussi, inséparable de lui, Marthe, sa compagne, devant qui Lâbane à genoux, s'exclame :

Vous êtes enfin venue. Vous êtes venue nous apporter la délivrance (pp.83-84).

* *
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Mais on a déjà vu que l'appartement de Hakim et Marthe était une porte ouverte sur l'extérieur, sur les campagnes, sur les fellahs innombrables qui, un jour, détruiront la Cité éblouie, et dont Lâbane est le représentant halluciné. Univers clos (la villa du Dr Berchig, extérieure, mais la dominant, et tournée vers elle, dont Jean-Marie Aymard voit les lumières (p.30), ne fait qu'en souligner la clôture [25]), la ville, la Cité coupée de ses racines, irréalisée et coupable, est en situation de siège. L'espace extérieur dont rêve Lâbane la menace. Et pourtant, se tournant vers Hakim et Marthe pour la sauver, la ville permettra forcément l'irruption de « la marée des fellahs » auxquels il ne lui reste plus ensuite à opposer que ses portes fermées et ses regards.

Car si les civilisations passent, il est « une autre histoire », dit le Dr Berchig dès la troisième page du roman :

... une autre histoire, et celle-là se moque pas mal des réalités prévisi­bles, dans cette histoire un peuple sent de manière sûre quand son heure est venue, et quand il vaut mieux pour lui de rester couché à sa place et de regarder, indifférent, les Etats tomber en ruine » (p. 11).

Or, c'est bien avec cette histoire-là que Kamal, comme la plu­part des cadres des pays en voie de développement, refuse toute communication, tout échange.

L'épaisseur perdue de la ville de Kamal est en partie la mémoire. On a vu comme, dans le livre 3, Kamal est progressive­ment rejeté par la ville dans laquelle il cherche son identité. A la fin, nous le trouvons « dans la nuit déserte », mais « au coude que fait le rempart » (p.217). Ce rempart, il ne l'a pas franchi, et c'est pour­quoi il n'a pas trouvé sa vérité. Pourtant, il sait que déjà la guerre est déclarée. Et il sait aussi que, dans cette guerre, l'ordre qu'il incarne perdra, car les armes de l'adversaire ne sont pas les siennes, échappent à toutes ses prévisions :

Il ne faut pas croire, Madame Marthe – la guerre est déclarée. On ne le dirait peut-être pas. On ne voit pas des armées se battre. Pas de front. Pas de « théâtre des combats ». Ça n'y change rien. La machine est déclenchée. Et, cette fois, elle ira jusqu'au bout (p.87).

dit Lâbane..Et Hakim :

«... Ce sont (les fellahs), croissant en nombre, qui rendront son inno­cence au monde. Ils couvriront la terre et essuieront de sa face l'outrage qui lui est fait depuis trop longtemps. Je ne pense pas à nos seuls fellahs ; je pense à tous ceux qui sont répandus de par l'univers dont nous ne constituons qu'une parcelle. La vraie pâte humaine, celle qui est en train de lever, se trouve là-bas ; là-bas, la vraie chair, le vrai sang de l'huma­nité appelés à lutter contre la tumeur maligne qui s'est attaquée à elle, la ronge et la met en péril. Car ou le mal se faisant appeler civilisation – et qui n'est qu'une civilisation, l'occidentale – sera éliminé, ou l'humanité y succombera. Tel est l'enjeu. Mais il ne sera pas dit... Initiateurs et croisés d'une civilisation malfaisante, les Occidentaux sont eux-mêmes déchiquetés et dévorés par leur oeuvre. Oh, n'ayez crainte, il n'y aura pas de guerre, nous n'aurons besoin ni de canons ni de bombes ; de toute manière, ils sont au-dessus de nos moyens. Notre nombre nous suffira. Avec lui, nous effacerons les stigmates dont ils ont flétri le monde. Nous camperons sur la place de la Concorde, dans Hyde Park et Broadway. Nous reformerons l'humus dont naîtra... » (pp.201-202).

Kamal n'est-il pas déjà vaincu par ces seules paroles prophéti­ques ? De la chambre « traversée par le souffle de la campagne », il cherche à fuir précipitamment, renversant sa chaise, avant que la lumière ne le surprenne, ne le fige à sa place, « les lèvres blanches et frémissantes » (p.202). Mais sa défaite définitive, c'est « la plus commune fille sans doute du fellah le plus vulgaire et le plus misé­rable » qui la lui infligera. Ici, il n'est même plus question de pro­phétie. Le fond païen a eu raison de la Cité. La ville ne vient-elle pas d'échapper à Kamal, pour se dissoudre dans la nuit déserte, alors qu'il en est toujours prisonnier ? La confirmation de sa bâtardise peut donc arriver à présent, par la bouche de Si Azallah : son être même s'est dissout. Il ne reste plus de lui que ce « grand rire strident qui se répercuta longuement dans la nuit déserte » sur quoi se clôt le livre :

« Nous camperons sur la place de la Concorde, dans Hyde Park... » Kamal Waed se rappela alors une fille de fellah qu'il avait vu traverser un jour, sur son bourricot, le champ de ruines d'une cité romaine. Avec quelle indifférence, elle foulait les dalles indestructibles ! Comme, en l'ignorant, elle passait devant le superbe arc de triomphe ! Elle n'avait d'autre préoccupation, qui n'était pas même consciente, que d'aller son chemin le plus droit possible. C'était bien ça ! Avec elle s'accomplissait déjà la prophétie de Madjar. Les pierres solennelles entassées à cet endroit empreint de la gravité des lieux sacrés ne lui arrachaient pas un regard. C'était la plus commune fille sans doute du fellah le plus vulgaire et le plus misérable ; elle ne daignait pourtant pas toucher de ses pieds le glorieux pavé, le réservant uniquement aux sabots de son âne » (pp.215­-216).

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On le voit, La Cité honteuse qu'incarne Kamal n'est pas seu­lement la nouvelle technocratie algérienne : c'est l'idée même de civilisation telle qu'elle a été édifiée par toute notre tradition humaniste. En ce sens, le vertige qui s'empare de Kamal n'est-il pas un peu comparable à celui qui agitait les représentants de cette tra­dition en Europe dans les années 1968-70 ? De même le rêve des Mendiants de Dieu que l'on retrouvera dans Le Maître de Chasse trouverait également sa place dans le bouillonnement intellectuel de cette époque : les fellahs du Monde entier campant sur la Place de la Concorde, dans Hyde Park et Broadway n'auraient-ils pas pu se trouver sur les barricades de mai 1968 ?

Mais une fois de plus méfions-nous des dénotations réduc­trices. Certes, Dieu en Barbarie comme Le Maître de Chasse peu­vent s'inscrire dans une réflexion qui est globalement celle qu'ont diffusée en Europe les événements de 1968, et c'est pourquoi le premier de ces deux romans peut apparaître parfois comme quelque peu daté. Mais Le Maître de Chasse nous montrera qu'on ne peut pas en rester à cette lecture. Dib en effet y systématisera la mise en question de la Cité, pour montrer d'abord que même cette remise en question est encore un fait culturel, et comme tel voué à l'échec. L'entreprise des Mendiants de Dieu n'échouera pas tant parce que l'armée y mettra une fin brutale, que parce qu'elle porte en elle­-même sa propre impossibilité. Ne cherche-t-elle pas une réponse alors qu'il n'y a pas de réponse, ou alors une réponse se réduisant au mot « Rien » ? C'est donc bien à nouveau de cette « prétention surannée » du langage à porter un sens qu'il sera question ici. Avec Le Maître de Chasse, Dib va retrouver (mais l'avait-il jamais quittée ?), alors même que ce roman prolonge Dieu en Barbarie, sa vieille familiarité avec un langage qui ne vit sans fin que de sa propre impossibilité.


C)LE MAITRE DE CHASSE, OU L'ÂGE DU SABLE [26]

Le Maître de Chasse (1973) est le second volet de ce qui fut d'abord envisagé comme une deuxième trilogie [27]. Mais on voit mal ce qu'aurait pu être une suite à l'ensemble que ce roman forme avec le précédent, Dieu en Barbarie (1970). D'ailleurs le projet comme les personnages de Habel (1977) et des Terrasses d'Orsol (1985) sont autres. Est-ce parce que l'ancrage référentiel relatif de La Danse du Roi, Dieu en Barbarie et Le Maître de Chasse portait le risque d'une lecture par trop réductrice ?

Nous retrouvons dans Le Maître de Chasse les personnages de Dieu en Barbarie, et une interrogation sur l'identité dont la maté­rialisation sera cette fois, non plus la quête solitaire et désespérée de Kamal Waed, mais celle, ouverte et communicante, des Mendiants de Dieu groupés autour de Hakim Madjar. Cependant, on ne peut affirmer qu'il y ait pour autant une réponse. Bien plus, à supposer même qu'une réponse fût possible, la parole qui lui servirait de support est ici mise en question. Et puisque c'est la parole qui la leur donne, voici que les choses elles-mêmes se mettent a douter de leur réalité. Qui tient le secret entre ses mains ? Y a-t-il seulement un secret ? Le secret n'est-il pas, là encore, ce lieu du désir qui n'existe que par son absence, par son manque constitutif de l'écriture ?

Mise en question dès l'abord, la parole est éclatée : la syntaxe assez « classique », les phrases parfois amples de Dieu en Barbarie, font place ici à des phrases courtes, souvent nominales. Les chapi­tres à l'ordonnance savante du précédent roman sont remplacés pal soixante-deux minuscules séquences souvent très brèves, jusqu'à tenir parfois en moins d'une page. Ces séquences sont elles-mêmes présentées comme la parole de différents locuteurs, les différents personnages, et commencent donc par : « Aymard dit », « Waed dit », « Karima dit », « Lâbane dit », « Sans nom dit », etc. [28]. Elles contiennent, soit des récits, soit des réflexions ou des rêveries. Elles présentent simultanément l'action sous différents points de vue, et comme telles elles font apparaître cette action comme mul­tiple. L'unité du réel est brisée, car il y a plusieurs discours sur ce même réel, tous également possibles et vrais, tous mis en question, d'abord parce qu'ils se désignent comme tels, ensuite par leur jux­taposition et leur éclatement.

STRUCTURES SPATIALES DU ROMAN

Le roman est cependant divisé par l'auteur en trois « livres », comme l'était Dieu en Barbarie, mais en trois livres de volumes inégaux, puisque le premier à lui seul contient près de la moitié des séquences (vingt-six, contre seize à chacun des deux autres). L'action, par ailleurs, se situe dans deux espaces nettement séparés : la ville, et la campagne, ou plus précisément la steppe, lieu de la quête des Mendiants de Dieu. Rappelons que dans Dieu en Bar­barie, la campagne était présente, derrière les remparts, mais qu'aucun personnage ne franchissait ces remparts.

1) La ville et la steppe (Premier livre)

Le premier livre est celui du passage de l'espace de la ville à celui de la campagne. Le premier locuteur est Jean-Marie Aymard, le plus « citadin » des personnages puisqu'il est issu de la civilisa­tion technicienne, même s'il la fuit. Le dernier locuteur du premier livre est Tijani, des Ouled Salem, détenteur peut-être de ce que les Mendiants de Dieu sont venus chercher, lieu ultime de leur quête.

a) La ville.

Les dix premières séquences (pp.7 à 46) ont pour espace la ville. Mais elles sont le lieu d'autant de ruptures. Rupture de Jean-Marie Aymard avec la classe (« j'enterre la classe », p.7), puis avec son propre passé, dans ce matin déchiré par la radieuse irruption de Karima (« Les deux bouts du matin ne se rejoindront plus », p.22). Or, ce passé est habité par l'amitié avec Kamal Waed, et le roman est en partie celui de la rencontre impossible des- deux jeunes hommes, depuis que Kamal s'est fait l'incarnation de l'ordre tech­nocratique que Jean-Marie, justement, fuit. Là encore, « les deux bouts du matin ne se rejoindront plus » [29]. Inversement, Kamal rompt avec la propre histoire de son pays,en la personne du préfet dont la « main décharnée à la blancheur d'os » ne rejoint pas non plus ces « papiers » apportés par son chef de cabinet (p.13). Jean­-Marie Aymard clôt cette série de dix séquences dont l'espace est la ville. Il les embrasse donc, en quelque sorte, dans l'espace du texte, et il embrasse ainsi l'espace urbain de cette première partie.

La ville peut donc représenter encore ici l'espace de cette civili­sation technicienne dont Aymard est, malgré lui, le représentant [30]. Quoi qu'il en soit, le maître objectif de cet espace, Kamal Waed, détenteur du pouvoir politique, s'y désigne lui-même, et dans le monologue de Jean-Marie, comme un bonimenteur, un montreur de marionnettes, et, en dernier ressort, comme un pantin qui se désar­ticule, alors que le Dr Berchig applaudit (p.46).

b) De Lâbane à Tijani.

S'il se détache de Kamal, Aymard se rapproche au contraire de Lâbane, qu'il ne rencontrait jamais dans Dieu en Barbarie. Rap­prochement relatif : les deux hommes ne se parlent pas. Ils com­muniquent seulement par leur présence, face à face lorsque com­mence l'aventure des Mendiants de Dieu (I, 11 et 12), côte à côte face à l'armée lorsque cette aventure va prendre fin – provisoire­ment peut-être – avec la mort de Hakim Madjar (II, 13, p.138 «Lâbane dit : [...] Mes regards croisent ceux de M. Aymard. Il m'envoie un sourire comme s'il me disait : courage »). Au sein de cette quête, ils avancent côte à côte mais symétriquement. Une séquence dite par l'un est le plus souvent suivie d'une séquence dite par l'autre, et fréquemment ces deux séquences rapportent le même fait, ou s'articulent autour du même thème si le fait est différent (dans ce dernier cas, les deux faits ont souvent une relation de symétrie) [31] (6).

Mais Lâbane tout entier n'est que tension vers ces steppes dénudées, lieu de la quête des Mendiants de Dieu, et où habitent les Ouled Salem, dont le porte-parole est ici Tijani. Lâbane ne peut donc être le terme de la quête de Jean-Marie Aymard (qui cherchait, dans le roman précédent, Dieu en Barbarie). Ils ne peuvent que tendre côte à côte vers un même but, et espérer tous deux trouver une réponse chez les Ouled Salem. Sous la conduite de Hakim Madjar et avec lui, ils vont subir comme « Mendiants de Dieu » une sorte d'initiation dont le premier stade est un voyage, un change­ment d'espace, un passage de l'espace de la ville à celui des steppes.

Ce voyage est une véritable descente aux Enfers, Zerrouk et sa camionnette sans âge étant pratiquement désignés comme Charon et sa barque, sous un « poids de gloire » dont la culture classique de l'auteur n'est point absente [32]. Les Mendiants de Dieu par ailleurs se sont symboliquement coupés de leur vie antérieure en s'amputant de leur nom, qui était également leur lien essentiel à la ville.

Mais d'arriver chez les Ouled Salem (1, 14) ne résout rien. les Mendiants de Dieu restent des « visiteurs », qui se « promènent de place en place », alors que les Ouled Salem restent « assis au milieu du désert sans autre richesse que leur peau ». A quoi bon « exiger une réponse de la source aveugle, tarie de ce pays » ? Il n'y a pas plus de réponse que d'eau à trouver. Lieu ultime de ce premier voyage, Tijani et les Ouled Salem renvoient encore à un ailleurs : « Je ne suis moi-même qu'un étranger. Ma parole se forme dans une région lointaine. Je ne suis qu'un étranger menacé. Je vous vois [...] Aussi étrangers que moi », dira Tijani (pp.72-73). Surtout, le mou­vement à la rencontre des Ouled Salem s'abolit de lui-même, comme l'action se nie. Les Mendiants de Dieu croyaient à tort qu'il pouvait y avoir une réponse à leur question. Leur espace était dirigé vers cette réponse. Mais le mouvement est aussi vain que la quête qu'il soutient :

Madjar a juré indécemment. J'ai dit :

Pour sûr ! On ne peut rien contre ça. On s'en va ?

Aziz a dit :

- Partir... Rester...

Nous avons glissé dehors sans nous en douter » (p.92).

c) Eclatement et convergence.

Les deux espaces successifs (ville, terre) de cette première partie du roman restent donc séparés. Il peut être intéressant alors de sou­ligner les termes de leur opposition, et leur symétrie.

La ville est espace de l'éclatement, dans la mesure où il n'y a pas forcément un lien, à la première lecture, entre les dix séquences qui s'y déroulent. S'il y a quelque suite entre les trois séquences dites par Aymard et celle dite par Karim, on a déjà vu qu'elle était illu­soire. Et quel rapport, à première vue, entre ces séquences et celles dites par Waed ou Si Azallah ? L'association d'Aymard et des Mendiants de Dieu n'apparaît qu'à la page 37, en présence de Marthe dont la douce compréhension (voir la répétition de «je comprends» ou «je comprenais», pp.40 à 42) noue enfin ce qui était séparé (Le fait, de plus, que son récit soit au passé, donne à Marthe une position privilégiée. Son langage, quand elle est locu­trice, devient un langage second, dont la fonction de lien n'en paraît que plus évidente).

Par contre, même si les Mendiants de Dieu n'obtiennent pas la réponse qu'ils sont venus chercher, leur quête est une, ou plutôt convergente, à partir de la onzième séquence (p.47), et la succession des séquences qui la narrent est liée : c'est celle d'une action chro­nologique. De plus, leur quête est désir de rencontre avec les Ouled Salem, alors que la ville, on l'a vu, est lieu de ruptures. Aussi, aux monologues et aux faux dialogues des sept premières séquences (Il commence à se dessiner une convergence dès la huitième, lorsque le lieu est l'appartement de Hakim et Marthe, dont on a vu dans Dieu en Barbarie la fonction de rassembleur de deux espaces), vont suc­céder tout d'abord la communication silencieuse des Mendiants de Dieu, dans la « camionnette à Zerrouk », en une attente commune (pp.47 à 58), puis un dialogue silencieux avec le village, la pierre, le soleil et le vent, d'où finit par monter « la voix de cette solitude et de la lumière noire dont midi l'arrose par rafales [...], ce chant qui tient toute la vie dans sa main » (pp.63-64), puis la rencontre, enfin, où Lâbane et Tijani sont alternativement locuteurs (pp.65 à 76).

Rencontre qui est dialogue au moins au niveau de cette alter­nance, ainsi que par le fait que la parole de Lâbane s'adresse à Tijani (I, 19 et I, 21) à la deuxième personne, et que celle de Tijani s'adresse également aux Mendiants de Dieu (I, 20) à la deuxième personne du pluriel. Deuxième personne qui renforce le dialogue, mais supprime paradoxalement la parole, dont ces séquences sont précisément, on y reviendra, la remise en question. Rencontre rela­tive donc, mais que concrétise un repas. Tijani, certes, ne partage pas ce repas avec les Mendiants de Dieu, mais il les reçoit, et « veille sur leur dîner » (p.81). Du point de vue d'une étude de l'espace, cette rencontre, cet encerclement à la nuit tombante dans un lieu dont la menace des chiens alentour souligne la clôture rassurante, s'opposent à l'éclatement de l'espace urbain qu'on a vu se disloquer dans les premières séquences.

Signalons enfin que cette opposition est soulignée par la cor­respondance qu'on peut relever entre les séquences I, 6 (pp.24 à 28) et I, 15 (pp.59 à 61). Ces deux séquences sont dites par un person­nage perpétuellement ou momentanément en retrait, en-dehors de l'espace dans lequel il se trouve. Dans la première, Lâbane dit combien il est séparé, dans la ville où le « tintamarre » de l'horloge qui sonne midi «dure l'éternité», où les regards le poursuivent («Moi seul, je suis seul»), laissant soudain apparaître le visage de Kamal Waed [33]. Dans la seconde, Jean-Marie Aymard, au moment précis de l'arrivée des Mendiants de Dieu dans l'espace d'où la ville est absente, imagine une rencontre fictive avec Kamal. Evoqué dans cet espace et à ce moment à l'aide d'un futur (C'est la seule séquence au futur de tout le roman) qui le transforme en pantin articulé par la seule imagination de Jean-Marie (« Il dira », « Il se promènera », « il dira certainement », etc.), Kamal devient ainsi, tout comme les cli­chés du discours avec lequel il se confond, parfaitement incongru : la séparation des deux espaces n'en est que plus radicale. Et pour­tant, à la toute dernière ligne de ce livre I, Tijani prononce cette phrase qui annonce déjà la fin de l'action du roman : « Il est peut­-être arrivé, l'homme qui protègera cette terre » (p. 92). Or, ce der­nier, Hakim Madjar qui ne sait pas encore son destin, vient juste­ment de la ville...

2) L'encerclement (Deuxième livre)

Peut-on échapper à la ville ? Si le premier livre était celui du passage d'un espace à l'autre, du mouvement à l'immobilité, de Jean-Marie Aymard à Tijani, le second est celui d'un encerclement, d'un piège. L'espace des steppes (II, 8 à II, 13, pp.120 à 141) y est entouré par celui de la ville (1I, 1 à II, 7, pp.95 à 119, et II, 14 à II, 16, pp.142 à 153), et non postérieur à lui comme dans le premier livre. Bien plus, la ville intervient dans l'espace même de la cam­pagne, puisque c'est d'elle que viennent les camions militaires et les « individus en sombre uniforme », portant la mort avec eux, qui tueront depuis la route, prolongement de l'espace citadin, Hakim Madjar en train de devenir le saint que les fellahs attendaient. L'espace de la campagne est donc piégé par celui de la ville, qui croit en disposer, comme le discours de Lâbane l'était, dans Dieu en Barbarie, par celui des « intellectuels » qui l'encerclait.

Mais dans Dieu en Barbarie, le discours encerclé de Lâbane n'en enlevait pas moins, par sa seule présence opaque, toute réalité à celui de ces « intellectuels ». De même, ici, on peut se demander si l'espace de la ville dispose vraiment de l'espace des steppes : la dis­parition du cadavre de Madjar au livre II, et la joie des Ouled Salem qui ont enfin leur saint, ne sont-elles pas négation radicale de ce pouvoir de la ville sur la steppe ? L'encerclement à quoi il procède ne conduit qu'à la mort. Or, en mourant, Hakim échappe à Kamal. Tuer n'est que possession illusoire, et c'est bien, semble-t-il, le seul mode de possession que la ville de Kamal puisse exercer sur la terre de Tijani, qui échappe lui aussi puisqu'il n'est jamais locuteur dans ce deuxième livre.

Par ailleurs, cet espace citadin envahissant est-il le même que dans le premier livre ? En effet, la ville de Kamal (Premier et dernier locuteur de ce deuxième livre, Kamal Waed le « possède » tout entier, tout comme Jean-Marie Aymard « possédait » l'espace citadin des dix premières séquences du livre I), une fois Jean-Marie parti, n'est plus ce qu'elle était. La ville de Jean-Marie avait quelque chose de doucement anachronique, avec ce personnage pourtant bien réel de M. Zayat soignant ses fleurs et qui a « beaucoup vécu dans la compagnie des enfants » (p.33). Elle était espace de désir et d'éblouissement avec Karima. Elle était même, exceptionnellement, lieu de rencontre dans l'appartement de Hakim et Marthe. Elle était surtout lumière intense de midi. Celle de Kamal est celle d'une seule tension vers la destruction, vers le meurtre. Et surtout, elle est nuit. Nuit des deux séquences dans lesquelles le discours de Kamal embrasse ce livre II (I1, 1, pp.95 à 100, et II, 16, pp. 149 à 153), nuit des sombres uniformes des soldats venus troubler la quiétude diurne, rompre la communication enfin trouvée dans l'espace cam­pagnard, nuit qui semble succéder sans transition au meurtre de Hakim dans le récit de Lâbane (Au « jour hissant midi comme des couleurs » du meurtre, p.141, succède la « noirceur », « plasma gluant de terre et de nuit » des pp. 147-148 : « Nuit, la terre, nuit ses plaines, nuit ses montagnes »).

La ville de Kamal, encerclant l'espace des steppes dans ce deuxième livre, procède, par cet encerclement répressif, à la rupture de l'amorce de communication qui se dessinait à Defla. L'espace urbain fait donc siennes les fonctions d'encerclement et de clôture répressive accompagnées d'appauvrissement sémantique qui étaient celles des « nouvelles constructions » dans Qui se souvient de la mer. Or, dans Qui se souvient de la mer, la victime de cet encercle­ment était l'espace urbain, les nouvelles constructions étant un élément extérieur, une agression contre cet espace. Ici, l'agression vient de l'espace urbain lui-même, et il n'est pas indifférent que les « marionnettes meurtrières, dérisoires » qu'elle envoie contre les fellahs soient ressenties, par rapport à l'armée coloniale, comme « pareilles, bien que ce ne soit pas les mêmes qu'alors », et que Lâbane, l'ancien maquisard, face à elles, ne se « trouve pas ren­voyé, rendu au cauchemar truqué d'une guerre morte, mais projeté d'un passé vers un avenir qui a fini par révéler sa figure » (p.140) : la condamnation politique est évidente, et dure, en « ce jour hissant midi comme des couleurs, cette heure qui ne s'achemine vers aucun soir et ne vient de nulle part » (p.141) [34]. Elle l'est d'autant plus qu'elle stigmatise la confiscation d'un espace, l'espace urbain, espace où vivre, mais agressé par des étrangers dans Qui se souvient de la mer, espace inquiet, coupé de ses propres racines et replié défensivement sur soi dans Dieu en Barbarie, espace de mort dans Le Maître de Chasse, qui perpétue lui-même sur la steppe le meurtre dont le menaçaient les nouvelles constructions dans Qui se souvient de la mer.

3) L'éclatement et le passage (Troisième livre)

L'espace du livre III est d'abord un espace éclaté, comme semble l'être l'action qui s'y déroule. Si le plus souvent on y est en ville, on retrouve dans ce livre l'éparpillement des lieux citadins et des actions citadines du livre I. De plus, la suite des séquences cita­dines de ce livre III est coupée par la séquence 111, 4, dite par Tijani depuis les Ouled Salem, par la séquence III, 9, où le Maître de Chasse dit à Lâbane : « Tu es ici, mais tu es là-haut aussi. Tu n'as plus affaire depuis des siècles à cette seconde impossibilité clouée au centre d'une pièce d'une maison dans une ville » (p.183). Lâbane retrouve donc, au centre précis de ce livre, sa fonction de négation par l'intérieur, par sa propre projection sur son espace véritable qui est ailleurs (la steppe, ou même un au-delà de la steppe dans lequel le maquis n'est pas absent, même s'il est justement la grande absence de l'univers présent de Lâbane). Et ce qu'il nie ainsi par l'intérieur, c'est surtout l'espace urbain. Mais il est aussi de cette manière ce que l'on pourrait appeler un « personnage-lieu » : lieu­-désir depuis un espace citadin dont l'éclatement même dit assez combien il est déserté. Cette fonction lui revenait déjà dans Dieu en Barbarie, comme elle revenait en partie à Arfia dans La Danse du roi. La succession des séquences citadines est coupée enfin par Kamal Waed lui-même, qui a-quitté la ville et « foncé », la nuit, sur la route (111, 10), comme il le faisait déjà à la fin du livre II (11, 16).

Eclaté par l'alternance de séquences dites depuis des espaces différents, l'espace urbain est éclaté aussi par l'existence qu'il con­fère paradoxalement lui-même à l'espace des steppes en le violen­tant : en tuant Hakim, ne vient-il pas de débarrasser cet espace de son orphelinage, de le faire accéder à la reconnaissance, puisqu'il lui fournit un saint protecteur, qui lui confère l'identité ? L'espace urbain est éclaté, ensuite, parce que contrairement au centre plein que vient de trouver la steppe, son lieu diégétique central, que l'on peut voir en la chambre de Lâbane [35], est un centre vide, un centre absent : on vient de voir que Lâbane ne s'y trouve que pour, de là, se projeter ailleurs. L'espace urbain est éclaté, enfin, parce que celui que j'en ai désigné comme le maître, Kamal Waed, y passe, comme dans Dieu en Barbarie, d'un lieu à un autre (ces lieux ne sont cependant pas les mêmes ici que dans le précédent roman : ce sont son bureau, la prison, puis la route), pour finalement quitter la ville sur cette route nocturne. Départ qui n'est peut-être pas définitif, mais il est significatif que Kamal, dans sa dernière apparition, soit en train de déserter la ville, qui perd ainsi son personnage central, tout comme son lieu central était un centre vide, ou absent.

D'ailleurs, maître de la ville selon la logique d'un discours, Kamal y a-t-il un lieu ? Son bureau ? Il ne s'y situe qu'une fois comme locuteur dans tout le roman (III, 3). Dans toutes les autres séquences où nous l'y trouvons, c'est à travers le récit d'un autre locuteur. Et même ce récit ne signale une présence effective de Kamal dans ce lieu que lorsqu'il est dit par Si Azallah. Jean-Marie Aymard ne fait qu'imaginer Kamal dans son bureau, et ne le ren­contre qu'en prison, double de ce bureau, et peut-être plus réel que lui. Lorsque Kamal est lui-même locuteur, c'est le plus souvent hors de ce bureau, qui ne peut donc pas apparaître véritablement comme son lieu, d'autant plus qu'il n'est pas un lieu où l'on habite.

Les lieux que traversait Kamal dans Dieu en Barbarie étaient encore parfois des lieux d'habitation : dans Le Maître de Chasse, nous ne le voyons dans aucun lieu où habiter, si ce n'est la prison. Sa maison maternelle, que nous connaissons dans Dieu en Barbarie, n'apparaît pas ici. Le seul rappel de la mère se fait alors que Kamal est hors de la ville, sur la route (11, 16) : autre figure d'éclatement, d'ailleurs prévisible puisque se coupant de ses racines, il était normal que Kamal y perdît son lieu, et ne s'identifiât plus qu'avec les lieux de sa fonction : son bureau, la route, la prison. La logique d'un discours idéologique du sens ne connaît l'espace que comme signifié : elle ne fait pas corps avec lui. L'espace de ce discours est un espace meurtrièrement vide.

C'est donc sa propre violence qui amène l'espace urbain à l'éclatement, comme elle contraint Kamal, qui n'a plus de lieu, à un mouvement de plus en plus rapide d'un lieu à un autre. Errance qui était déjà la sienne dans Dieu en Barbarie, mais dans ce précédent roman, Kamal ne sortait pas de la ville. Ici, nous le voyons à deux reprises sur la route, lancé à une vitesse folle, contraire du lent cahotement de la « camionnette à Zerrouk », véhicule du désir des Mendiants de Dieu, et dans la nuit qui l'amène malgré lui à se poser les questions essentielles. Cette violence-éclatement de l'espace urbain met donc Kamal à découvert : détruisant autour d'elle les lieux où vivre, où communiquer, la ville perd ses refuges, ne peut plus être refuge. Elle rend donc Kamal de plus en plus vulnérable, en même temps qu'elle perd ses propres défenses, sa propre sécurité.

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Mais elle découvre aussi des aspects jusqu'ici non dits du réel elle fait apparaître une réalité autre, insoupçonnée, plus réelle que celle que nous prenions pour le réel à travers les masques qui tom­bent soudain.

On a déjà vu surgir la réalité imprévue (dans l'optique citadine) des Ouled Salem dans le récit de Tijani (III, 4) : voici que le manque, la rupture de leur espace provoquée par l'absence de Lâbane et Hakim (clandestinité du premier, mort du second, toutes deux consécutives à la violence de l'espace urbain) place en pleine lumière Rachida d'abord, Marthe ensuite, qui occupent le début et la fin de ce livre comme Waed occupait le début et la fin du livre II. Marthe, d'ailleurs, occupe ici une place encore bien plus grande, puisqu'elle est locutrice de quatre séquences sur seize et qu'elle est objet du récit d'autres locuteurs (Si Azallah et Hakim) dans deux autres séquences [36]. Elle domine, en fait, toute la fin du roman. Le livre III est donc placé sous le signe de la double attente de Rachida et de Marthe. Et de plus, cette attente est ainsi doublement fémi­nine. Face au discours viril miné d'affirmation péremptoire de Kamal dans sa course folle, la parole féminine est écoute immobile et désir : celui-là même de l'écriture, aussi féminisée ? Celui-là aussi de l'amour, dont on a déjà vu l'importance du dire-silence pluriel face à l'unicité meurtrière du discours de savoir de Kamal.

Cette double attente, ce double désir font de l'espace du livre III qu'elles entourent un espace ouvert sur un double manque. L'espace tout entier du livre III désigne un espace autre, et même plusieurs espaces autres. Espace des steppes le plus souvent, mais aussi espace du Maître de Chasse. Espace qui échappe à une saisie rationnelle, qui ne peut être approché que dans la parole hallucinée de Lâbane, ou dans l'amour de Marthe, double mouvement de désir, double rupture, par ce désir même, de l'espace citadin, pour désigner le Maître de Chasse et susciter Hakim : « L'espace se rompra, et ensuite le silence, pour dire qui je suis » (p.190), dit l'« autre voix » sous celle de Lâbane, cependant qu'à la voix de Marthe, en attente et à l'écoute « de cette vérité, de ce vide » dont il importe peu que l'origine « soit une détonation ou autre chose » (p.203), se substitue celle de Madjar, pour la première fois locuteur, par-delà sa mort, dans la dernière séquence du roman.

La violence de l'espace urbain contre ce qui échapperait à sa clôture, à son encerclement, provoque donc sa propre rupture, et le dévoilement par cette rupture même de ce qui lui était le plus étran­ger : l'amour, le désir, la fête lorsque la barrière est sautée. Qu'importe alors qu'il n'y ait pas de réponse ? Au-delà de la réponse du Maître de Chasse, après la rupture de l'espace urbain, la déroute de ses limitations, de ses interdits, se dessine l'espace de la fête. Fête de l'amour et de la mort confondus. Célébration d'une mystique sans mystique, puisque l'éternité semble n'y avoir été inventée que par le Maître de Chasse, dont la voix « ne rend compte au fond que d'elle-même », « seulement pour raconter son his­toire », mystique de l'amour et de la mort que prolongeront les poèmes d'Omneros, et qui profère les ultimes paroles du roman :

« Le secret ? Il n'y en a pas. Sauter la barrière et courir. Que le cocon se dévide. Que m'arrive cette chose que je cesserai de sentir à mesure qu'elle m'arrivera » (p.206).

L'ESPACE TRAGIQUE D'UNE QUÊTE-DÉSIR

L'écriture du Maître de Chasse, on vient de le voir, est donc en grande partie celle du texte que dessinent les relations complexes des deux espaces en présence : celui de la ville et celui de la steppe. Pas­sages de l'un à l'autre, violence de l'un sur l'autre, questions de l'un à l'autre, réponse sans question de chacun à l'autre forment les dif­férents mouvements, forment l'écriture qui constitue à son tour un autre espace : celui du texte romanesque. L'espace du texte, celui de la ville et celui des steppes procèdent d'une même écriture. Or, cette écriture va nous révéler ce qu'elle avait déjà fait pour d'autres textes de Mohammed Dib : le désir qui la crée, l'espace tragique qu'elle constitue, l'interrogation sur la parole même qui la sous-tend. Simplement, Le Maître de Chasse poussera peut-être ces interroga­tions fondamentales plus loin encore, s'il est possible, que ne l'avaient fait les précédents romans de l'écrivain.

1) Au-delà de la ville

La clôture de la ville, si douloureusement ressentie dans Dieu en Barbarie, va être ici rompue. Elle le sera, cependant, par les per­sonnages qui dans Dieu en Barbarie établissaient déjà une relation avec l'espace extérieur : les Mendiants de Dieu, dont le nom même est quête, appel, tension désirante vers un ailleurs, pour ne pas dire vers un au-delà. Quête que j'ai déjà appelée désir de localisation, dans un lieu du désir qui est donc aussi celui de toute parole de l'être. Une grande partie du Maître de Chasse, principalement dans le premier livre, sera donc l'histoire du mouvement désirant des Mendiants de Dieu vers les steppes, vers les Ouled Salem, ce village vers lequel, dit l'un d'eux, « nous avons couru dès l'aube, tendu notre désir depuis plusieurs jours » (p.63).

Pour que ce mouvement soit possible, les Mendiants de Dieu ont abandonné jusqu'à leur nom, clôture ultime, car leur identité leur venait de la ville dont ils sont issus, ville dont le discours nomme l'identité, et sépare. Pour rompre avec la clôture urbaine, il leur a fallu rompre avec toute leur existence antérieure, et c'est pourquoi la camionnette à Zerrouk rappelle tant la barque de Charon. Le désir du lieu est désir d'un au-delà de l'être, du moins de l'être tel que le définit l'identité nommée du discours urbain.

L'entreprise désirante des Mendiants de Dieu est d'abord abandon le plus total de l'espace urbain, pour se porter à la ren­contre de l'envers de cet espace, de sa négation même, le fellah, dont Dieu en Barbarie nous montrait déjà ce qu'il représentait comme terreur fondamentale pour des technocrates comme Kamal, qui en souligne ici à nouveau le danger : « Il arrive. Il envahit tout. Il marchera sans même le savoir sur tout ce qui vaut quelque chose. Il l'effacera sous ses semelles » (p.13). Ici encore, comme la paysanne foulant les augustes dalles romaines à la fin de Dieu en Barbarie, les fellahs préexistent à toute civilisation.

L'espace dénudé des steppes semble être la négation de la vie, le premier sable. Envers de l'espace citadin et de la vie telle que la conçoit la civilisation, les steppes sont une sorte d'espace infernal. En ce sens, la comparaison suggérée de la camionnette à Zerrouk avec la barque de Charon nous amène bien dans cet envers de la vie que sont les enfers de toutes les mythologies. Envers cependant dont la vie est issue, et où se cache son mystère : la vie meurt, comme Kamal se réduisant à n'être plus qu'une fonction, dès lors qu'elle veut ignorer cet envers inquiétant d'elle-même, cette mort qui la fait être vie, et qui est son lieu de réalité.

Les Mendiants de Dieu au contraire cherchent à pénétrer cet envers, leur propre envers, dans un trajet questionnant que l'on trouve déjà dans les précédents romans. Cependant, la trajectoire orphique du narrateur de Qui se souvient de la mer et de Cours sur la rive sauvage est ici une entreprise collective, et non plus comme alors éminemment individuelle. De plus, cette trajectoire orphique allait d'une ville à une autre ville, et ainsi de suite, les villes succes­sives étant, dans Cours sur la rive sauvage surtout, les étapes suc­cessives d'une connaissance initiatique. Ici, il n'y a qu'un espace citadin et son envers, la steppe où les Mendiants de Dieu vont cher­cher une réponse. Réponse suscitée par la clôture même de leur ville, par sa coupure d'avec ses racines et le manque que provoque cette coupure. « Votre regard a l'air d'exiger une réponse de la source aveugle, tarie, de ce pays » (p.72) leur dit Tijani.

Mais en définitive, les Mendiants de Dieu obtiennent-ils une réponse ? La seule réponse n'est-elle pas celle que suscite Marthe, à qui Lâbane, qui s'efface finalement devant elle, a appris à écouter le silence (p.58), à reconnaître les veilleurs invisibles, à aborder une terre inconnue où à sa parole, à son écoute même se substituera dans la toute dernière séquence la parole de Hakim, enfin locuteur, venu pour annoncer l'amour et la fête par-delà la mort : « J'ai pensé », dit-elle, « la voilà, la terre inconnue dont j'attends une parole depuis longtemps, la première parole. J'y suis entrée, je m'y avance » (p.193).

L'envers enfin atteint, la parole première, serait-ce l'amour ? Quoi qu'il en suit, le pas ultime, Marthe le franchira seule, et sa quête sera alors doublement orphique : en ce qu'elle rejoint la soli­tude du narrateur de Qui se souvient de la mer et de Cours sur la rive sauvage au moment de franchir ce pas, mais aussi en ce qu'elle retrouve Hakim, ou plutôt en ce qu'elle permet à Hakim de la retrouver dans sa parole de locuteur enfin dite. Le fait que Hakim n'ait jamais été locuteur et ne puisse l'être que d'au-delà de la mort et par l'amour-désir de Marthe, fait ainsi de sa parole même, désirée par l'écoute de l'amour, une sorte de lieu ultime.

La trajectoire orphique, désir de connaissance, certes, est aussi et d'abord trajet de l'amour. Et Dib va ici plus loin que le mythe grec puisque d'une part, il dépasse le pessimisme de ce dernier : au bout de la trajectoire, l'échec est vaincu ; et que, d'autre part, il retourne le couple mythique : c'est Eurydice qui cherche Orphée, et le trouve en suscitant sa parole enfin sortie de ce silence qu'elle a appris – et elle seule – à écouter. La parole-lieu ultime de Hakim est ainsi celle d'une fusion par l'amour dans l'ambivalence de son énonciateur/trice, qui s'oppose ainsi, une fois de plus, au dire soli­taire de la séparation par le discours urbain.

Mais n'anticipons pas. La parole ultime est peut-être, comme on le verra encore, celle de l'amour, au-delà de la parole, au-delà de la mort. Elle est cependant aussi parole solitaire, qui se confond avec la mort et le néant, dont elle partage les contours : « Que m'arrive cette chose que je cesserai de sentir à mesure qu'elle m'arrivera », dit finalement Hakim en même temps qu'il « célèbre la fête » (p.206) : la parole de l'amour enfin trouvée est également celle de sa propre mort, et c'est là une dimension supplémentaire du tragique qui imprègne, tant l'espace de la ville que celui de la steppe, que l'espace du texte, de l'écriture, et finalement de l'amour même, parole ultime qui- est également celle de la mort, ou du rien.

Si l'une des dimensions extrêmes du tragique que l'on se pro­pose d'analyser maintenant est dans cette pointe où l'amour voisine avec la mort, une autre est à poser d'emblée dans sa lecture poli­tique. Dans Le Maître de Chasse plus que dans Dieu en Barbarie, même si dans le précédent roman aucune équivoque n'était possible, le lieu et le temps sont indiqués avec précision, dès la deuxième séquence, dans un endroit éminemment politique : le bureau du préfet. Le préfet dit : « Pour chaque Algérien mort en sacrifice... » (p.12), et, un peu plus loin, Kamal Waed dit : « nous en sommes à notre troisième année d'indépendance ». Peut-on en déduire, comme on l'a déjà bissé entendre à propos des « sombres unifor­mes » de l'armée envoyée par ce même Kamal contre les Mendiants de Dieu, que la violence et l'encerclement tragique dont il s'agit ici sont le fait de l'armée qui, en 1965, trois ans après l'Indépendance, mit au pouvoir le président Boumédienne ? Dans ce cas, l'entreprise des Mendiants de Dieu serait celle de tout un romantisme révolu­tionnaire qui serait ici brisé par une efficacité technocratique éga­lement appelée révolutionnaire par ses défenseurs ?

Toute une lecture politique du roman s'impose, lecture à laquelle invitent l'allusion aux saisies de journaux (p.33), la descrip­tion des parvenus (pp.30-32), ou même l'opposition entre la misé­rable camionnette à Zerrouk et la puissante voiture dans laquelle Jaber pilote Kamal. Si l'assassinat de Hakim peut suggérer le coup d'Etat, l'analyse de l'espace tragique que nous entreprenons ici se dotera d'une dimension supplémentaire et particulièrement inquié­tante : le tragique n'est pas une construction gratuite, il est enraciné profondément dans la Cité, dont il est en partie la mauvaise cons­cience, tout en l'aidant à dépasser si possible ses contradictions. Il est en tout cas la mise en question de la Cité.

2) Un espace piégé

L'espace du Maître de Chasse est un espace tragique, en ce qu'il est un espace piégé, ou en ce que les divers espaces que le roman décrit sont tous piégés, de même que les personnages qu'ils con­tiennent. On a vu comment, dans la structure même du roman, et particulièrement dans la disposition des séquences et de leurs locu­teurs, l'espace du deuxième livre, et donc celui des steppes qu'il décrit, était encerclé par le fait que Kamal soit locuteur de sa pre­mière et de sa dernière séquence. Est piégée ainsi toute l'entreprise des Mendiants de Dieu, tôt ou tard brisée par l'armée à la puissance meurtrière inexorable.

D'ailleurs, piégée au second livre par Kamal et son engrenage de mort, cette entreprise des Mendiants de Dieu est dès le premier livre dépendante d'une réponse des Ouled Salem qui ne viendra pas, et finalement d'une autre clôture, après la transgression de celle de la ville grâce à la camionnette à Zerrouk. Clôture, chez les Ouled Salem, d'un envers de la ville apparemment ouvert, mais cerné en fait par le vide : « Il n'y a plus d'hommes au loin, il n'y a plus qu'un vent lâché, sur le vide, la stérilité » (p.81). Cette clôture différente, envers de la clôture urbaine, se matérialise le soir de leur repas en rond dans la cour de Tijani. Dans l'espace des Ouled Salem, les Mendiants de Dieu errent sans arriver à être véritablement admis, et leur action (trouver de l’eau, établir le dialogue) se heurte à la clô­ture ultime de cet espace qu'est l'absence de réponse des Ouled Salem. Absence de réponse qui maintient, certes, la dimension de manque constitutive du lieu du désir, mais qui n'en récuse pas moins, par son ambiguïté tragique, le sens de la quête, laquelle se disait de ce fait à tort quête d'une réponse-savoir.

Mais parallèlement, l'espace de la ville est un espace piégé, et d'abord pour Lâbane, dont le véritable espace est ailleurs, même si c'est un ailleurs perdu, puisque lui non plus n'obtient pas de réponse des Ouled Salem. Dans la séquence I, 6 (pp.24 et suivantes), Lâbane traverse successivement les trois lieux en quoi se décompose la ville. Le premier est la ville européenne, largement ouverte, lieu d'éblouissement où il lui semble être midi pour l'éternité, mais où cette lumière même, tout comme la multitude de regards dont il se sent poursuivi, le désignent comme la victime du sacrifice. Balayée par les regards, cette grand-place est par excellence la scène urbaine où Lâbane est ce rescapé du monde ancien qu'il faut sacrifier. Lâbane est ici, comme il était déjà dans Dieu en Barbarie lorsqu'il errait dans la ville, ce dieu ancien en instance de sacrifice [37]. Mais cette fois, l'échéance se rapproche. Le piège se resserre : « Ils ne pensent qu'à te sacrifier sur cette place, la seule [...] Le temps de traverser, et je serai pris, je recevrai ça comme une explosion de chaleur blanche entre les deux yeux» (p. 25).

Cherche-t-il à se mettre à l'abri dans le grouillement rassurant de la vieille ville, à descendre dans son opacité ? Voici que son dédoublement, déjà entamé sur la place de la ville haute dans le tutoiement qu'il s'adresse à lui-même se confirme (on a vu que les images de clôture entraînaient le plus souvent l'éclatement du sujet ainsi piégé, éclatement, dédoublement qui peuvent être également une des caractéristiques du héros tragique) : « Mais une part de moi n'est pas longue à céder. D'un coup, elle tourne le dos à la connais­sance qu'elle a de l'autre part » (p.25).

Et s'il se réfugie dans la cachette encore plus profonde qu'est l'échoppe de l'Hadj Amara, « avant qu'il soit trop tard. Il est déjà midi », c'est la figure même de Kamal qui lui apparaîtra parmi les vieillards au fond de la boutique, « comme une hache de silex der­rière un rideau de flammes » (p.28) : le piège s'est refermé et Lâbane est condamné à l'errance circulaire en quête de cette chose justement qui le cherche : « Je ne suis plus qu'une chrysalide sombre, vide [...] Je tourne dans la vieille ville. Je cherche quoi ? La chose qui me cherche ? » (p.28). Mouvement panique qui sera encore le sien à la fin du- roman où, en fuite dans la ville nocturne, il aboutit â son tour, comme Kamal à la fin de Dieu en Barbarie, « sur la route qui côtoie, à l'intérieur, les fortifications » (p.162) : la clô­ture de la ville, un instant ouverte par la transgression non réussie des Mendiants de Dieu, s'est ressoudée.

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Cependant, la clôture de la ville est également piége pour les citadins eux-mêmes. Lâbane, certes, est tout entier tension vers un ailleurs perdu : il est vivante négation des valeurs urbaines, et à ce titre, il ne peut être que sacrifié sur la scène de ces valeurs. Mais voici que le piège se retourne contre ses auteurs. Les invités du Dr Berchig, qui n'ont nullement partie liée avec les Mendiants de Dieu, reprennent à leur compte les prédictions de Madjar à la fin de Dieu en Barbarie sur la guerre des fellahs contre la ville. Les « légions de fellahs », disent-ils, agiront « comme une force aveugle. Et ni les partis, ni les villes, ni les administrations, ni le gouvernement lui-même, n'ont su prévoir cette invasion, et se trouvent noyés, et de plus en plus digérés [...] nous entrons dans l'âge du sable» (p.144). On notera l'emploi du présent, alors que les prédictions de Madjar dans Dieu en Barbarie étaient au futur : l'encerclement de l'espace urbain par les fellahs est devenu réalité. Tourné par elle contre les steppes, l'encerclement revient contre la ville, qui devient son propre piège. Signalons également que « L'âge de sable » était le premier titre prévu par Dib pour son roman, ce qui ne fait que sou­ligner davantage l'actualité présente de cette négation tragique de l'espace urbain.

Ainsi, l'encerclement est retourné, et les apparitions de Lâbane issu de la nuit, à Kamal d'abord (II, 1, p.98) avant l'accomplisse­ment de sa violence sur l'espace des steppes, puis à Si Azallah (III, 8, pp. 181-182) qui le croit mort, après l'exécution de cette violence, sont retournement de la clôture urbaine : elle était violence contre les fellahs, la voici elle-même encerclée par l'envers du décor, par « le vrai visage des choses, qui est noir » (p.182).

Cette nuit, même citadine, où Lâbane-Arlequin devient sou­dain le sacrificateur (ne se manifeste-t-il pas à Si Azallah, p.181, retournant à la nuit tombante le piège diurne dont il était plus haut la victime, comme un « regard insistant » et insaisissable ?), rendra Waed étranger dans son propre espace, qui ne lui appartient plus, et lui enlèvera sa liberté, faisant de lui la victime tragique à son tour « Je vais être obligé d'écouter la suite. J'ai l'impression de prêter la main à ma propre mise à mort. Le piège dont il fallait se garer. Il s'est refermé sur moi » (p.98).

Au moment donc d'accomplir l'acte (la destruction des Men­diants de Dieu) par lequel il pense affirmer le plus violemment sa propre liberté, Kamal s'avère n'être qu'un héros tragique mû par des forces autres qui l'encerclent, et son acte de libération sera celui de sa mise à mort. « Obligé d'écouter la suite », son espace devenu étranger sera pour lui, comme pour Oedipe dont il vit l'ambiguïté tragique du savoir, celui d'un sens non-prévu, celui d'un sens qui n'est pas le sien. Le futur de cet espace n'est pas celui, univoque, qu'y projetait le discours de pouvoir.

Kamal n'avait-il pas cependant désigné lui-même, avant que ne s'ouvre le rideau de cette scène tragique que devient ici le texte romanesque, l'absence de liberté des « producteurs d'avenir » dont sur cette scène urbaine il va jouer le rôle ? Nous l'avons vu en effet, dans le souvenir (nouvelle dimension d'ambiguïté par le dédouble­ment temporel) de Jean-Marie Aymard, contrefaire le camelot exhibant des poupées mécaniques. Or, ceci se passait dans la villa du Dr Berchig où Kamal ne va pas dans Le Maître de Chasse, mais qui est restée pour lui ce lieu de sa filiation qu'il ne veut avouer, lieu où son identité éclate dès l'instant où elle se trouve. Et le Dr Berchig applaudit à la fin, montrant involontairement qu'il est celui qui contient toute l'activité parodique de Kamal, tout son rôle tragique de « producteur d'avenir » se coupant de sa propre mémoire.

3) « Ce passé à la parole dorée »

Ainsi, l'espace du Maître de Chasse est-il un espace piégé, pour l'ensemble de ses personnages, à travers les différents lieux qu'en déplie le texte, lieux que cerne toujours la clôture tragique. Cette clôture désigne un espace tragique dans lequel chaque personnage renvoie à un ailleurs dont il est coupé mais en fonction duquel il agit, ou qui le dirige alors qu'il croit lui-même se diriger. Ailleurs qui devient de ce fait le lieu véritable du personnage, et dont l'alté­rité par rapport à son lieu diégétique va provoquer le retournement tragique du sens. Le cas le plus flagrant de retournement de l'action tragique contre son auteur au moment même où celui-ci pense agir le plus librement est celui de Kamal.

Cependant, autant que de son espace propre dont il croit se libérer, Kamal, « producteur d'avenir », s'est coupé de sa mémoire, contre laquelle la violence qu'il exerce sur les Mendiants de Dieu est en fait dirigée. Cette violence est volonté d'« anéantir le passé », de « l'enterrer vivant sous un présent mort » (p.106) : le personnage tragique, certes, est prisonnier de la clôture de son espace tout en étant déterminé dans ses actes par un espace autre qu'il s'efforce en vain de nier, et qui est le seul de sa vie (l'espace des steppes pour Lâbane, celui de la villa du Dr Berchig pour Kamal, lieu d'où il projette lui-même son simulacre dans l'espace et le temps du roman-scène tragique dont on développera plus loin les fonctions de représentation). Mais ce personnage tragique est également prison­nier de sa mémoire, passé seul vivant face à quoi le présent sous lequel il cherche à l'enterrer est déjà un présent mort, du fait même de cette rupture d'avec la profondeur que lui conférait sa mémoire. La mémoire est donc là encore un élément essentiel de la localisa­tion : elle est la réalisation même du lieu hors de la transparence abstraite et meurtrière du discours.

Le présent, temps de l'action romanesque, est cette scène dont les acteurs sont déjà morts. Ces morts-vivants, personnages évo­luant au-delà de leur propre condamnation, sont animés comme Kamal d'une folie de destruction de tout ce qui n'est pas cette mort qu'ils sont devenus. La violence de Kamal contre un passé trop vivant est, on l'a déjà vu dans Dieu en Barbarie, refus d'une pater­nité fausse, celle du Dr Berchig, et donc refus d'une mémoire fêlée, usurpée. « En frappant Madjar tu as visé le docteur » (p.180), lui dit Si Azallah, qui dès le début du deuxième livre commentait déjà : « Il se souvient trop de ce qui l'a fait ce qu'il est devenu, voilà le malheur, et pourquoi il a tant envie d'enterrer ça » (II, 3, p.106).

Or, cette séquence (II, 3) montrant le refus violent du passé, et donc de sa paternité par Kamal, est encadrée par deux séquences (II, 2 et I, 4) où Lâbane revendique au contraire désespérément cette paternité perdue, en appelant à plusieurs reprises : « – Père ! », dans un climat d'extraordinaire tension (pp. 103 et 110-111), ou en commentant : « J'ai à peine connu mon père » (p.102), ou encore « Père, c'est de haine et de mépris que vous avez nourri votre enfant » (p.111). L'entreprise des Mendiants de Dieu sera en grande partie – et c'est pourquoi elle ne peut qu'être brisée par Kamal – recherche de cette paternité perdue, seul moyen pour eux de consi­dérer le présent dans toute son épaisseur, de lui donner une réalité par laquelle il échapperait au tragique de sa rupture d'avec sa propre mémoire : « Regarder en arrière comme nous le faisons, dit Hakim, c'est surtout ne pas abandonner ceux qui y sont restés, et tout ce qui a été oublié, à partir de quoi on peut dire seulement qu'on regarde en avant » (p.102). « Qui nous délivrera de ce passé à la parole dorée ? » (p.110), dit encore Lâbane, plaçant ainsi le texte romanesque sous le signe de cette « parole dorée », formulée ail­leurs et dans un autre temps mais tenant tragiquement tout le pré­sent dans sa main.

Cette détermination de l'action du Maître de Chasse par un espace autre comme par un temps autre, qui tous deux condition­nent l'espace et le temps du roman, dessine donc les dimensions fondamentales d'une ambiguïté tragique de l'action, dimensions qui se retrouvent dans le fait que le déroulement de cette action, même s'il en surprend les protagonistes, n'est jamais imprévu.

Le roman est ainsi jalonné de prédictions de la fin qui ne font que renforcer le caractère fatal de ce dénouement. C'est le cas dans la séquence I, 24 de l'histoire de Benawda et de son lion mangé par la vache de ses hôtes, ou de la discussion sur les saints que Lâbane conclut par ces mots hallucinés : « Je sais que quelqu'un est parti comme une colonne de feu pour purifier le monde, le nettoyer du doute. Je le vois et il me parle tous les jours » (p.85). C'est le cas à la séquence I, 26 de ces mots de Tijani : « Il est peut-être arrivé, l'homme qui protègera cette terre » (p.92), mots qui annoncent à la manière de l'oracle, et sans que cet oracle soit déchiffré par les Mendiants de Dieu qu'il concerne, même s'il paraît évident aux Ouled Salem, le destin de Madjar. De même, au début de l'acte tra­gique (le second livre, où ce destin va se jouer), Lâbane-Arlequin repose dans la main de Kamal, avant son crime, le briquet dont la flamme vient d'être parodiquement associée aux paroles « le mal », armant ainsi symboliquement le criminel qui ne pourra qu'exécuter ensuite sa propre fatalité : (pp.98-99).

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Déterminé par un passé implacable, Kamal devient donc ce meurtrier solitaire, personnage tragique par excellence, face au groupe des Mendiants de Dieu. Son ubris, comme celle d'Oedipe chez Sophocle, est de croire au pouvoir absolu de sa quête solitaire et volontariste. Contre toute logique, poussé par cette ubris et tout en sachant comme il l'a montré en singeant le camelot aux poupées mécaniques (1, 10) qu'il n'est lui-même qu'une marionnette, que son propre simulacre, ou en reconnaissant dès Dieu en Barbarie cette « tragique malédiction qui nous fait dire ceci, quand nous pensons cela, de ces deux parts en nous qui n'arrivent jamais à se rejoindre, jamais à trouver une parole commune à échanger » (Dieu en Bar­barie, p.191), il revendique sa solitude d'autant plus agressivement qu'il sait qu'elle le mènera à sa perte après avoir provoqué la mort de Hakim : « J'ai toujours été seul, à n'importe quel moment de mon existence et devant n'importe quel événement. Je peux conti­nuer et je n'ai pas besoin qu'on me pardonne. La solitude ne m'effraie pas » (p.173).

Cette solitude proclamant haut le pouvoir de la raison, ubris de Kamal, est également celle de notre civilisation technicienne qui s'est coupée des zones d'ombre de sa propre mémoire, dont pour­tant elle n'arrive pas à se libérer. Rationalisme intolérant, essence d'un tragique cette fois social et planétaire, qui « tranche brutale­ment et rejette tout ce qui n'entre pas dans des catégories bien défi­nies, des classifications reconnues. Mais derrière cette belle clarté, on ne voit pas toujours qu'il règne une grande nuit vide et peuplée de fantômes d'où nous-mêmes sortons et qui ne cesse de rejaillir sur nous ». Ainsi le dénonçait Hakim Madjar dans Dieu en Barbarie (p.191). Tragique d'un monde tout entier coupé de sa paternité, de sa mémoire, et finalement de son être, parce qu'il a outrepassé les limites de sa puissance, parce que se retourne contre lui le destin de Prométhée.

C'est peut-être là un des aspects de cet « outrage » (p.67) dont se plaignent tant Lâbane que les Ouled Salem qui, n'ayant pas de protecteur, donc pas de paternité, se sentent exclus de la commu­nauté des vivants, étrangers à eux-mêmes (pp.92 et 72) : « Nous restons coincés dans une non-justification générale », dit Madjar qui lui aussi a à peine connu son père (pp. 102-103). L'une des leçons ultimes de l'échec des Mendiants de Dieu comme de celui de Kamal n'est-il pas que l'action, même faite par amour, est toujours outrage, en ce qu'elle est violence contre la mémoire, et précipite de ce fait la catastrophe tragique ? Il n'est donc pas indifférent que ce soit Jean-Marie Aymard, le représentant malgré lui de la civilisation technicienne que Kamal veut rejoindre en se niant, qui conclue : « Même dispensé par amour, le bien pourrait devenir une malédic­tion, particulièrement lorsqu'il ne vous est rien demandé [...] Ne rien faire. Est-ce trop nous demander » ? (p.79).

L'action du Maître de Chasse est donc action tragique en ce qu'elle est supplice de la mémoire par l'activisme humain. Par tout activisme, même celui qui, comme la quête des Mendiants de Dieu, est quête désirante de cette mémoire, et du lieu qu'elle réaliserait. Cette action est supplice de la mémoire sur la scène urbaine qu'est le texte même du roman, ou plutôt le désir qui en sous-tend l'écriture, et qui suppose la perte du lieu vers lequel il tend dans l'acte même de l'énonciation qui le réalise.

4) La parodie tragique

On a déjà vu à propos de Dieu en Barbarie le mode assez parti­culier de caractérisation des personnages chez Dib. On le retrouve ici avec quelques variantes. Répudiant toute convention réaliste, les personnages du roman ne visent pas à « faire vrai ». Leur descrip­tion relève plutôt d'une sorte de convention affichée et pourtant très particulière à l’œuvre dibienne. Convention qui introduit à leur égard une distanciation, par exemple au moyen d'un grandissement qui ne répugne pas, parfois, à une certaine emphase.

Ce grandissement des personnages leur vient de ce qu'ils ont mis le masque du jeu tragique. Mais ce masque également désigne le jeu, dans son aspect parodique, apparemment gratuit ; il nomme ainsi le simulacre. On sait combien ce simulacre, que j'avais alors appelé parodie du vide, a pu se révéler une clé pour l'approche de La Danse du roi. Ce simulacre qu'est finalement toute notre existence tragiquement coupée de sa mémoire, est nommément désigné dans Dieu en Barbarie par Lâbane, rescapé d'un autre monde, jetant sur notre ville de morts-vivants son impitoyable regard : « Tout ici n'est que simulacre » (Dieu en Barbarie, p.98).

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Dans Le Maître de Chasse, le simulacre, le jeu tragique, est désigné d'abord par la manière d'introduire les séquences, toujours dites par l'un des personnages. Ces personnages-locuteurs devien­nent de ce fait les récitants qui donnent chacun au lecteur devenu spectateur, public, l'un des aspects de l'action. Ainsi, cette action est vue successivement par les différents locuteurs, dont chaque récit n'est qu'une vision du réel parmi d'autres, vision relativisée de ce fait : il n'y a plus de réel absolu, l'auteur se contentant dans tout le roman d'indiquer quel est le locuteur, sans donner une seule fois sa propre vision des faits. Le roman est alors une sorte de parabase [38] multipliée à l'infini, ou du moins dans la seule limite de la clôture qu'impose le nombre fixe de personnages de la tragédie. On sait que Dib fait par ailleurs nommément appel à cette notion de parabase à la fin de la plupart des parties de son recueil poétique, Omneros : le simulacre ultime est, finalement, l'écriture.

Est parodie tragique également le grandissement des person­nages, ou celui de la camionnette à Zerrouk devenue la barque de Charon magnifiée aux dimensions du cosmos presqu'en même temps qu'on la montre poussive et peu grandiose, tandis que le vocabulaire des locuteurs introduit soudain sa propre trivialité – relative – dans l'emphase de leur discours. Ainsi, Lâbane la décrit comme « le char attendu et propre à accueillir, transporter, ramener le soleil royal et inaccessible », comme « l'équipage indispensable à son apothéose » cependant que le « ciel claque ainsi qu'un éten­dard ».

Mais des expressions plus familières viennent rompre ce gran­dissement, et en désigner du même coup le simulacre. Ces expres­sions sont tantôt isolées dans des phrases qui coupent la description grandiose : « Cette machine fait à elle seule le bruit de dix mille casseroles [...] Nous sommes simplement secoués comme dans une baratte». Tantôt, elles se trouvent dans la même phrase : «Elle pique des deux, sous un poids de gloire » (p.47). Toute l'entreprise des Mendiants de Dieu que seule cette camionnette rend possible, que cette camionnette contient puisqu'elle les amène sur le lieu de leur questionnement, est ainsi désignée comme un jeu scénique, une représentation, tant par ce grandissement épique que par sa négation ironique dans l'intrusion d'un parler trivial. De ce jeu scénique on a déjà souligné la clôture tragique : à la seconde tenta­tive des Mendiants de Dieu, la fusillade tiendra lieu de retour. La scène tragique est celle dont on ne peut sortir autrement que pour mourir.

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Le personnage de Kamal et son discours sont le plus explicite­ment désignés comme simulacre. D'abord, par lui-même dans sa parodie de montreur de poupées mécaniques chez le Dr Berchig, qui applaudit à la fin comme au spectacle. Parodie dont j'ai montré qu'elle désigne toute l'action de Kamal dans le temps et l'espace scéniques du roman comme un simulacre commandé de l'extérieur par sa propre abdication. Le discours « révolutionnaire » de Kamal, ensuite, n'est jamais dit directement par lui lorsqu'il est locuteur : il est toujours rapporté par un autre locuteur, qui le met ainsi en scène : Jean-Marie Aymard ou Si Azallah. Ceci est encore plus évident à la séquence I, 15, où Jean-Marie Aymard rapporte ce discours dans un récit fictif au futur. Dans la seule séquence du roman où ce temps est employé, on l'a vu, le futur souligne davan­tage encore ce que ce discours peut avoir de projection parodique, de répétition prévisible d'avance. Projection parodique que souligne l'emploi du présent par Jean-Marie Aymard, le même locuteur, en I, 10, faisant du jeu des poupées mécaniques la seule vraie réalité, le point de départ de cette projection.

De plus, la seule apparition du discours « révolutionnaire » de Kamal dans le récit présent, bien que sous forme rapportée par Jean-Marie Aymard, a lieu dans la prison où ce dernier se trouve avant d'être renvoyé en France. La seule réalité de ce discours serait-elle la répression, l'exclusion de la différence ? Ou alors, ce discours n'a-t-il d'autre signification que celle d'un simulacre face au regard extérieur que représente Jean-Marie, et dont il prend la logique ? En effet, le discours « révolutionnaire » de Kamal est toujours dit – ou plutôt est toujours rapporté comme dit – devant Jean-Marie Aymard, qui est étranger. Il est donc toujours une représentation, tout en désignant tragiquement son vrai lieu d'énonciation. Là, encore, le présent est projection du passé : on se rappelle les paroles du « Kalmouk » à Kamal au premier chapitre de Dieu en Barbarie : « Vous tenez les yeux trop fixés là-bas... sur les pays étrangers. Vous êtes trop curieux de savoir ce qu'ils pensent de vous, et quel genre de regard ils posent sur vous » (Dieu en Bar­barie, p.26). Une action toute entière subordonnée au regard exté­rieur : est-il meilleure définition de la représentation parodique ?

Représentation, parodie tragique dans quoi s'engage implaca­blement Kamal dès la première séquence du second livre, livre de son crime. J'ai déjà parlé de cette séquence en présentant Kamal comme personnage tragique. Je n'ai pu cependant encore souligner, en analysant le seul personnage de Kamal dans cette séquence, combien elle est toute entière jeu parodique. Elle l'est d'abord à cause de la magie de cette nuit aussi propice que celle du jeu scé­nique de La Danse du roi. « Magie qui s'exhibe comme un arle­quin », et sous le regard de laquelle marche Kamal : « Une nuit parvenue à ce point où une nuit s'interdit d'avoir l'air d'une nuit. Où elle n'est plus qu'un regard. Je marche dans ce regard. J'ai l'impression de poser le pied dans du feutre » (p.95). Arlequin encore, la manière dont surgit Lâbane, qui ne portera pas son propre nom dans cette séquence : « Et lui surgissant comme un Arlequin » (p.97). Enfin, comme dans La Danse du roi, « une danse d'ombres s'ébranle dans le vide nocturne. Lui et moi sommes pris dans cette mascarade » (p.98).

Ainsi, tout le discours et toute l'action de Kamal sont-ils une sorte de simulacre tragique. Or, dans la dernière séquence de ce même livre II, laquelle contribue avec celle qu'on vient de décrire à encercler ce livre essentiel, Kamal est à nouveau seul dans la nuit, et se pose lui-même la question fondamentale. Il prend conscience du même coup du simulacre de son existence, comme de toutes nos existences : «Ne faisons-nous que rêver notre vie ? Qui la façonne alors ? » (p.152).

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Cependant, derrière le simulacre existe un langage second, une réalité seconde et peut-être plus vraie, que par essence le simulacre ignore. Kamal ne se contente pas de parler, lorsqu'il est mis en scène par ses deux locuteurs, Si Azallah et Jean-Marie Aymard : il déploie toute une gestuelle, langage second, langage du corps, qui, s'il ne nie pas forcément toujours le langage de ses mots, n'en a pas moins une écrasante présence qui enlève une part de leur réalité à ses rôles, et souligne leur simulacre. Kamal est toujours décrit en mouvement par ses locuteurs, et jamais sa gestuelle ne sert à appuyer ses paroles. Bien au contraire, elle en est souvent séparée par l'annonce du locu­teur en tête de séquence, mais après des paroles de Kamal, et avant la description de ses gestes, dont ses paroles sont ainsi mises à part. Ainsi, (p.169), la séquence III, 5, commence par le discours de Kamal (« Personne ne pourra nous en tenir rigueur (...) Tout passe par là »), discours que suit l'annonce du locuteur normalement placée en tête de séquence : « Aymard dit », la parole du locuteur s'attachant ensuite à la gestuelle de Kamal, qu'elle sépare ainsi de ses mots : « Les mains dans les poches, il marche de long en large dans la cellule » [39].

Cette manière d'irréaliser un langage souvent considéré comme inauthentique en lui opposant l'opacité d'un langage du corps n'est pas une nouveauté dans l’œuvre de Dib. Nous la trouvions déjà dans le contrepoint de «l'air capricant de flûte » au dialogue inutile des femmes avec les minotaures dans Qui se souvient de la mer (p.18). On a vu par ailleurs comment, dans Dieu en Barbarie, le discours des « intellectuels » chez le Dr Berchig est miné de l'inté­rieur par les paroles du « Kalmouk », et de l'extérieur par sa juxta­position à celui, de chair et de sang, de Lâbane. Dans Le Maître de Chasse, Dib ne se contente pas de cette manière d'irréaliser les paroles de Kamal. Il isole non moins tragiquement du réel Si Azallah se faisant rassurer par le Dr Berchig à la séquence II, 14 cette séquence, dont les deux protagonistes ignorent ce qui vient de se passer, est intercalée entre les séquences II, 13 et II, 15 où Lâbane – encore lui – narre violemment la fusillade et ses suites immé­diates. On peut même développer l'opposition en soulignant la matérialité opaque du « plasma gluant de terre et de nuit » dans lequel se débat Lâbane (II, 15, p.148) à l'espace nocturne ouvert et immatériel qu'interroge Si Azallah (II, 14) pour qui cet espace devient, sans que le locuteur soit entièrement conscient de la signi­fication de ses paroles, un « paysage gagné comme par un oubli anticipé » (p.142) : la réalité, à l'insu du locuteur, est ailleurs.

Corollaire du simulacre tragique, cette irréalité dans laquelle l'écrivain plonge soudain un de ses personnages s'accompagne chez celui-ci d'une cécité non moins grande aux signes évidents qui l'entourent, et que lui-même véhicule sans en percevoir le sens. Ainsi de ce paysage gagné par un oubli anticipé dont Kamal, absent, fait partie pour Si Azallah qui n'en voit pas pour autant que la réponse qu'il cherche est justement dans le lieu d'absence de ce même Kamal, dans le meurtre tant redouté et déjà perpétré. De même, alors que Berchig rassure Si Azallah, ce dernier, locuteur, rapporte les paroles entendues des invités sur le mensonge :

« Jusqu'à quel point le menteur ment-il véritablement, jusqu'à quel point cherche-t-il à donner le change ? L'homme avance masqué [...] [le mensonge] nous aide à sauvegarder notre intégrité dans toutes les situations où elle est menacée [...] Le mensonge est la plus féconde de nos activités, et c'est la raison qui en fait un jeu un peu tragique » (pp. 143 et 147).

Il ne saurait y avoir d'avertissement plus clair. Et cependant, Si Azallah se contente de redire ces propos entendus, sans pour autant les mettre en rapport avec le réel qu'il vit, et auquel ils s'appliquent parfaitement à son insu, ou du moins sans qu'il soit capable de lire cette correspondance.

Ainsi, le simulacre, c'est également le mensonge tragique. Paradoxalement, celui qui y endosse le masque est également le plus aveuglé, le plus trompé par le jeu dans lequel il entre, de bon ou de mauvais gré. La parodie tragique débouche sur la non-lecture du monde. Elle n'en installe que plus totalement la solitude du héros tragique et son égarement.

Egarement dont on a vu qu'il était également l'aboutissement de la quête-désir des Mendiants de Dieu : en guise de réponse, ceux-ci ont trouvé la mort ou la dispersion. En guise de réponse, Si Azallah trouve le mensonge tragique. L'espace tragique du Maître de Chasse, qui oppose l'espace urbain et l'espace des steppes, rui­nant définitivement la continuité originelle dont Qui se souvient de la mer déjà disait la nostalgie, ruine également toute possibilité de réponse en aveuglant le questionneur alors même qu'il est entouré de signes évidents.

Quête de connaissance et action tragique se rejoignent ici dans un même échec car, disait Lâbane, « tout est outrage », à commencer par notre vie elle-même. L'action tragique où la vie est en question se réduisant au simulacre, à la « parodie du vide » que révélait déjà une lecture de La Danse du roi, ne reste-t-il que le premier sable ? « Une réponse se réduisant au mot « rien » », disait Tijani (p.73), « il y a de quoi être comblé ». Kamal lui-même au seuil du livre II ne voyait-il pas qu'autour de lui « toute pensée se résout en nuit» (p.95) ? Le tragique de toute entreprise question­nante comme de toute quête de connaissance est qu'elle finit tou­jours par découvrir qu'elle ne doit son existence qu'au vide dont elle procède et dont elle est, sans fin, désir.

L'ENVERS DU SIMULACRE TRAGIQUE, OU LA PAROLE­ABSENCE

Cependant, l'espace tragique comme le simulacre qui le sous­-tend ont leurs envers, ne serait-ce que parce que leur dimension tra­gique leur vient justement de l'amputation du réel que met en spec­tacle le tragique en son jeu sur l'ambiguïté. Amputation de la lecture multiple du réel, au profit d'une lecture unique dont la faillite est représentée. Kamal comme Oedipe est l'homme d'une seule vérité, l'homme qui refuse de voir que la vérité du monde est multiple, ou du moins ambiguë. L'engrenage tragique se met en marche au moment où Kamal, dès la fin de Dieu en Barbarie, se confond avec cette vérité une, devient lui-même l'ordre, niant de ce fait l'envers inévitable de cet ordre, que dessine l'ambiguïté du réel.

L'envers de l'espace tragique est ce sens autre du même signi­fiant que le simulacre refuse et dont le héros tragique s'ampute, tout en sachant que son action est en grande partie mue par cet envers. L'espace tragique est cet espace tout entier cerné par un envers que le héros tragique ne veut pas voir, tout en sachant que cet envers l'encercle de toutes parts. Le discours tragique suppose donc cons­tamment cet envers, et s'il proclame haut et fort la vérité une, il manifeste en même temps l'ambivalence des faits, il dévoile en la niant une parole autre, exclue de son espace et pourtant sourdement présente : une parole-absence.

1) Le moment tragique et son envers, ou la lumière du simulacre et l'ombre du lieu-mémoire

C'est pourquoi il n'est pas indifférent que le moment de la tragédie soit précisément midi. C'est le moment où Lâbane se sent désigné par la ville comme l'holocauste [40] à sacrifier, mais égale­ment le moment du sacrifice de Hakim. Page 24, l'horloge de la mairie sonne midi, et « ce gros tintamarre dure l'éternité » : l'éter­nité du sacrifice de Lâbane par l'espace urbain. Page 141, le jour du sacrifice de Hakim est – toujours dit par Lâbane – « ce jour his­sant midi comme des couleurs, cette heure qui ne s'achemine vers aucun soir et ne vient de nulle part » dont on a vu la signification politique, et dont on peut dégager à présent quelques significations symboliques. De plus, dans la même séquence, le début de la fusil­lade est décrit en ces termes : « Alors un claquement part. Il déchire la torpeur de midi » (p.139).

Moment de l'action tragique, midi est à la fois arrêt du temps et séparation du temps en deux. Il est aussi rencontre de deux percep­tions du temps différentes, c'est-à-dire matérialisation d'ambiguïté tragique, encore une fois. Moment du simulacre, midi tente de le soustraire à toute profondeur historique, à toute mémoire. Mais en même temps, s'il divise en deux le cours du temps, il est incision et blessure, dévoilant ainsi l'ambivalence, la dichotomie du réel, signalant un passé et un avenir dont il est également séparé, dont il est la séparation même et qu'il rend tous les deux caducs au moment même où il les dévoile.

Moment de la plus cruelle et intense lumière, midi est, comme toute l'action tragique qu'il déroule en une incision durant l'éter­nité, « ce chant qui tient toute la vie dans sa main » que secrète la lumière, justement, chez les Ouled Salem à midi, encore. Et ce chant lui aussi « pourrait arriver de n'importe où, et ne semble pas davantage savoir où aller ». « Chant puéril et frêle » qui accom­pagne l'action tragique. Double du simulacre qui ne peut déjà plus se concevoir sans lui, double qui fait être ce simulacre, qui le désigne comme tel tout en signalant également qu'il n'y a plus d'autre alternative, d'autre réel. Double ludique qui donne à ce simulacre sa véritable dimension tragique, parce qu'irréversible. « Inflexible comme l'amour et la haine, [ce chant] s'élève sans s'exténuer, sans se casser, sans s'enfler non plus. Il semble nous appeler » : ne reconnaît-on pas ici « l'air capricant de flûte » qui sollicitait les protagonistes du drame avec la même insistance dans Qui se sou­vient de la mer ?

Ce chant est la véritable dimension du réel, dimension sans laquelle le simulacre ne serait pas possible, car. « on croit y capter la voix de cette solitude et de la lumière noire dont midi l'arrose par rafales » (pp.64 et 66). Dimension vraie du réel par rapport à laquelle le simulacre se construit, ce chant proclame en plein midi l'ambivalence de la lumière noire : midi lui-même ne se conçoit que par rapport à son envers toujours présent, qui le fait être midi, et qui est nuit.

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C'est pourquoi Lâbane, dont le récit dès Dieu en Barbarie était d'abord flamboiement des steppes brûlées par le soleil de midi, Lâbane qui dans Le Maître de Chasse est le plus souvent locuteur d'action, en pleine lumière, est aussi le locuteur dont les mots manifestent le plus la présence de l'ombre, qu'il apporte lui-même en son opacité comme un vivant scandale sur la scène tragique noyée de lumière de la ville à midi. La nuit dans quoi retombe la scène tragique après le meurtre, et dont désormais Lâbane fait son espace, entrait déjà avec lui chez Hakim avant le dernier départ chez les Ouled Salem : « Quelque chose est entré avec lui (...) Quelque chose est venu du' monde de la nuit », dira Marthe après avoir constaté que les yeux de Lâbane – qui vient d'être Arlequin nocturne pour Kamal – « luisent de nuit » (p.101).

De même, le meurtre de Hakim se fait dans l'éclat de midi, mais c'est à la tombée de la nuit, qui révèle « le vrai visage des choses, qui est noir », que se révèle aussi que Lâbane est vivant (p.182). Ainsi, la fusillade en plein midi, aboutissement de l'action tragique, pourra à partir de là découvrir son envers nocturne : le roman, en effet, n'est pas terminé pour autant, puisque la fusillade a lieu au livre II. Cependant, la fin de ce livre II, comme la plus grande partie du livre III, se situent soudain à la nuit. Nuit de l'errance de Lâbane ou de Si Azallah. Nuit, surtout de la dernière séquence où soudain Hakim surgi de la nuit est enfin, pour la pre­mière fois, locuteur. Jaillie de la nuit, sa parole, absente du simu­lacre diurne, en est l'envers.

La nuit est également l'espace où s'inscrit la parole du Maître de Chasse. Elle est ce « paysage nocturne gagné par un oubli anti­cipé » où Si Azallah cherche une réponse. Elle est ce vide qu'il faut savoir déchiffrer. Ce vide dans le déchiffrement et à la disposition duquel se place Marthe à l'avant-dernière séquence, rendant pos­sible ainsi seulement la parole ultime de Hakim. Vide du désir qui est aussi le lieu nocturne, donc, de l'écriture.

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Au seuil de cette nuit se tient toute une cohorte de veilleurs : Si Azallah, « sentinelle debout à la frontière de deux mondes », livré tout entier à son questionnement de l'espace nocturne : « C'est une étrange situation, une étrange garde. Je sais ce qui se trouve derrière moi. Mais en face, mes yeux explorent une terre inconnue et elle s'étend, déserte, aride. Ce paysage détient-il la réponse ? » (p.142). C'était déjà la situation de Rodwan sur le « tertre bosselé de roches » de La Danse du roi, et ce sera encore celle d'Habel face au carrefour du destin dans le roman qui porte son nom et qu'on décrira au chapitre suivant. A sa manière, Lâbane est également un de ces veilleurs au seuil de l'espace nocturne. De plus, l'on retrouve dans Le Maître de Chasse le personnage de l'Hadj Amara, personnage-frontière, gardien du monde occulte vers lequel son échoppe, comme celle d'El Hadj dans Qui se souvient de la mer est lieu de passage. (D'ailleurs, la connotation religieuse du « hadj », ou pèlerin ayant fait le voyage de La Mecque, – ce voyage pouvant être celui de l'autre monde ? – est la même).

Seulement, le passage est inverse : au fond de l'échoppe, parmi les figures des vieillards, ce n'est pas la matrice souterraine qui apparaît soudain, comme dans Qui se souvient de la mer, mais le visage de Kamal Waed. Au fond de l'ombre protectrice, « dans une zone blanche », se dessine un instant ce visage tout de lumière répressive, « comme une hache de silex derrière un rideau de flammes », rendant Lâbane à l'état de « chrysalide sombre » : le passage de la lumière à l'ombre redevient passage de l'ombre à la lumière.

Cette ombre comme cette lumière renvoient chacune à son envers propre : derrière la lumière, l'ombre ; derrière l'ombre, une autre lumière. Elles sont donc simulacres à l'infini. Surtout, elles sont, de ce fait, des infinités de paroles absentes, qui renvoient l'une à l'autre jusqu'à une parole absente ultime peut-être, mais qui ici n'est pas indiquée. Dans La Danse du roi, la mort de Slim, pour Arfia, ou la jeune fille morte pour Rodwan, sont le dernier visage, devant cette « porte où il faut se quitter soi-même pour se rendre à l'appel d'une autre voix » (La Danse du roi, p.202). Y a-t-il, dans Le Maître de Chasse, un dernier visage ?

2) Le Maître de Chasse, ou la parole absente

Ainsi l'envers du simulacre tragique, et son origine, n'est-il finalement qu'un autre simulacre, ou qu'une suite de simulacres ou de visages superposés ? N'y a-t-il pas un visage ultime, une réponse, un lieu d'origine de la tragédie ?

Une indication nous est peut-être donnée par le titre du roman, Le Maître de Chasse. C'est au Maître de Chasse que l'action tra­gique est le plus souvent référée par les personnages qui semblent les plus lucides, tel Lâbane commentant d'emblée (avant même de la narrer) la catastrophe tragique (le meurtre de Hakim) : « Je vois d'où vient le coup. Le Maître de Chasse abat ses cartes » (p.138). Lâbane sait dès le début (p.26) qu'il est à la merci du « grand chas­seur », « toujours prêt à refermer la main » sur lui. Le Maître de Chasse semble être ainsi la parole absente, le lieu d'origine de l'action tragique. Il est cette parole qui contient tous les personnages du simulacre (du moins les personnages citadins, puisque ni Lâbane, ni le préfet ne sont nommés ici) : « Je les rêve tous, dit-il. Je les vois tous ! Je les entends tous, les pense tous» (p. 118). « C'est moi qui te donne forme à présent », dit-il plus loin à Lâbane (p.183). Il est également pour Tijani l'« Autre », celui qui tient seul la réponse que les Mendiants de Dieu sont venus chercher : « Ne cherchez pas ; la réponse, c'est l'autre qui la fournira [...] Je m'entretiens avec un interlocuteur pour lequel je me suis dépouillé de mon visage, de ma parole et de mon regard. Les réponses, les appréciations, c'est lui qui les donne. Il dit : Je ne tirerai pas le monde de son erreur» (pp.72-73).

Le Maître de Chasse est cette parole-envers de toute autre parole, qui l'efface et remplit le monde lorsqu'elle s'élève. « L'autre voix monte sous la mienne », dit Lâbane, « l'efface et parle, rem­plissant le monde ». Elle est l'au-delà du silence, elle est la parole qui nomme mais que l'on ne peut nommer : « Je suis là, moi en qui chacun peut se changer. Seulement quelque chose doit mourir quelque part d'abord. L'espace se rompra, et ensuite le silence, pour dire qui je suis » (p.190). Le Maître de Chasse est-il pour autant le dernier visage, le lieu d'origine, la source de la tragédie comme de l'être, comme de la parole, l'envers ultime du dernier simulacre ?

On peut se poser la question, d'abord, lorsqu'on voit cette parole, au troisième livre (III, 9) désigner elle-même un autre regard, le regard de « celui qui parcourt ces terres », regard qui embrasse à la fois Lâbane, Hakim et l'ensemble des Mendiants de Dieu : « Devant son regard, toi ou Hakim Madjar, il n'y a aucune différence. Et une douzaine de visages » (p.184). De même lorsque Tijani parle de l'« Autre » qui seul détient la réponse, il finit au-delà de cet « Autre », par proférer : « Rien. Voilà qui me met en joie. Une réponse se réduisant au mot rien, il y a de quoi être comblé, Je m'en tiens là, moi aussi, je n'ajoute pas autre chose. La parole est main­tenant à la pupille du jour dilatée sur ces montagnes. Elle est au vent et à la lumière qui balaient leur solitude, elle est à l'après-midi qui ne passe plus» (p.73).

La réponse de l'« Autre », contenue dans la parole ultime, est l'absence de parole comme de réponse. Elle est «dans le dernier soleil [...] dans mon corps creux. Face de terre, mais je ne parle pas… Là-bas où tout commence. Où tout finit. Où rien n'a encore commencé » (p. 118) : La parole qui dit l'absence de parole se réduit elle-même à n'avoir jamais existé. Le lieu d'origine du simulacre tragique est le néant ; la parole naît du silence, mais ce silence du même coup lui enlève toute réalité. Tout n'est-il que simulacre, même le dernier visage ?

Ceci nous amène à nous interroger un peu plus sur la significa­tion même de la catastrophe tragique : la mort de Hakim n'est-elle pas d'abord mort de la parole, mort de la communication, et donc mort de toute vie humaine ? On avait vu dans Qui se souvient de la mer combien cette déperdition sémantique de la communication agressée par une actualité réductrice, aliénante, et finalement la mort de toute communication humaine est un des thèmes obsédants de l'univers de Mohamed Dib.

Cette déperdition sémantique est nette ici, en plus de la signifi­cation politique déjà soulignée, dans la description des exécutants de la catastrophe, l'armée : « Bâtis sur un modèle unique, ces indi­vidus en sombre uniforme », etc. Face au rabotage de leur huma­nité, Moussa ne sait « à qui répondre ». De plus, leur langage n'est pas une communication, puisqu'il est aussi impersonnel que leur aspect, dans un « on » anonyme. Ils ne sont que les exécutants aveugles d'ordres sans visage. Leur parole, absentée même si elle donne la mort, est une parole morte, qui semble ne venir de per­sonne et ne s'adresser à personne dans le vide sidéral de sa signifi­cation univoque : « Que ceux dont on a signalé le déplacement vers Defla ce matin », disent-ils, « s'avancent. II y a ordre de les ramener en ville » (p.132). Face à cette signification univoque dont toute connotation personnelle ou simplement humaine est bannie, la parole de Hakim est une protestation de l'humain contre un univers d'où l'épaisseur du vécu est exclue.

C'est pourquoi elle est profondément tragique, puisqu'elle est témoignage de la richesse sémantique d'un ancien monde dans un monde d'où toute richesse sémantique est bannie, comme toute dif­férence, tout langage autre. Un monde où tout langage non exclu­sivement fonctionnel et machinal est le scandale à supprimer. C'est pourquoi la mort de Hakim sera elle-même dérisoire : à proprement parler il n'existe déjà plus, dans la logique du simulacre, avant même d'être effectivement supprimé : « Le groupe, un paquet de silhouettes en kaki, s'apprête à tirer encore, et lui s'achemine tou­jours vers elles, proteste d'une voix enrouée de corbeau, avec la même exaspération ahurie, la même impatience comique sur le visage. Et tout hurlant, je le vois pivoter, tourner sur ses talons et plonger » (p.139).

Sur la scène tragique de la modernité, la mort même est déri­soire, une fois la vie privée de l'épaisseur et de la profondeur de la mémoire. Sur la scène urbaine de la cité de Kamal, l'humain et la mémoire perdent leur pluralité signifiante, sont réduits à l'état de simulacre insignifiant. C'est le sens ultime du jeu de Kamal singeant le montreur de poupées mécaniques.

Une pure mécanique.

Voilà comment vous devez considérer la vie.

Aujourd'hui.

Rangez votre condition humaine.

Au grenier.

Elle ne fait plus l'affaire.

Elle a fait son temps.

Des attardés.

Ne le soyez pas (p.45).

Sur la scène du simulacre tragique de la modernité, toute épaisseur signifiante, toute localisation du dire, est scandale et sera sacrifiée. Profonde mémoire du préfet à la deuxième séquence, foi­sonnement signifiant de l'amour en sa dimension la plus diony­siaque avec l'éblouissement de Karima pour Jean-Marie Aymard le récit – elliptique – de cet éblouissement aux séquences 1 et 3 du livre 1 est coupé par la séquence 2, dont la première phrase, dite par Kamal, est une condamnation sans équivoque, si ce n'est celle de son objet : elle concerne Hakim, mais sa situation dans le texte la fait porter sur l'acte amoureux de Jean-Marie, qu'elle semble inter­rompre : « – Cet individu est en train de jeter le trouble » (p.10).

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Or, on a vu que, sacrificateur-démiurge des Mendiants de Dieu dans l'espace tragique citadin, Kamal est aussi, de par le retourne­ment du simulacre, victime tragique à son tour : la violence même de la clôture urbaine est dévoilement de son envers. Cet envers, paradoxalement sacrifié sur la scène urbaine (on ne verra plus Karima, éliminée de la scène urbaine comme Hakim y est sacrifié), est lui-même la plus puissante et inexorable négation du simulacre tragique de l'espace urbain et de son appauvrissement sémantique : de même qu'il entoure le livre III encadré entre l'attente-désir de Rachida et celle de Marthe, l'amour entoure le roman tout entier, de l'éblouissement de Jean-Marie dans les premières à la célébration de la fête par la parole-envers de Hakim dans la dernière séquence.

De plus, l'éblouissement de Jean-Marie au début, tout comme la fête que célèbre Hakim à la fin sont tous deux explosion, foison­nement tel de significations qu'ils échappent à toute parole. Jean­-Marie pour dire la « seconde miroitante de l'apparition » ne sait que s'exclamer pauvrement : « Cette Karima ! » (p.21). Hakim surgi d'au-delà de la parole-simulacre qu'était sa mort elle-même mettra fin à la parole du roman qui s'arrête sur ses derniers mots, alors qu'il vient de constater que « parler ou ne pas parler, c'est aussi la même chose à la fin, la chose rien moins que nécessaire quand on le sait » (p.206).

Car la fête que tous deux célèbrent est infiniment au-delà de toute parole : non seulement de la parole de Kamal pour qui elle est scandale, mais même de la parole de l'écrivain. Lorsque celui-ci, finalement maître d’œuvre (et donc Maître de Chasse...) de tout le roman, fait dire à Tijani ces mots que j'ai déjà commentés dans un autre sens : « Je m'entretiens avec un interlocuteur pour lequel je me suis dépouillé de mon visage, de ma parole et de mon regard. Les réponses, les appréciations, c'est lui qui les donne » (p.73), n'est-ce pas également des rapports de l'écriture avec son lecteur qu'il peut s'agir ? De même que Kamal était le sacrificateur-démiurge de la scène tragique urbaine, mais qui finissait par être lui-même victime de l'envers de son propre simulacre, de même l'écriture du roman, qui met en scène tous les personnages de la tragédie, est-elle aussi une écriture tragique. Ne cherche-t-elle pas son au-delà, dans une quête-désir éperdue qui sait d'emblée que cet au-delà, cet envers du simulacre, n'est que le néant dont elle procède, parce qu'elle est simulacre, parodie du vide, et vers lequel l'attirent irrésistiblement les derniers mots de Hakim, et du texte romanesque (« Que m'arrive cette chose que je cesserai de sentir à mesure qu'elle m'arrivera », p.206) ?

En se désignant elle-même comme problématique, ne serait-ce que par le jeu des locuteurs qui met en scène la parole romanesque dite-montrée par des récitants divers, l'écriture organise sa propre représentation tragique et s'y confond. Elle est la fête. Elle est la danse du roi qui sait sa mort tout en continuant à dévider le cocon, à courir.

Et pourtant, n'est-ce pas dans la lucide et courageuse procla­mation de cette gratuité absolue de l'écriture, enjeu suprême, « chant qui tient toute notre vie dans sa main », que l'auteur lui rend son plus déchirant hommage ?


CONCLUSION

Les trois romans décrits dans le présent chapitre sont donc ceux dont le signifié est de la façon la plus évidente le discours du nouvel État technocratique algérien. Et bien des parallèles sont à faire au niveau de ce signifié entre ces trois romans et tout un courant litté­raire d'opposition qui fleurit dans la littérature algérienne, princi­palement exilée, autour des années 1970. Cependant on a vu que réduire ces romans à ce signifié idéologique serait singulièrement manquer l'essentiel de leur signification. D'abord parce que d'un point de vue uniquement politique la cible n'est pas tant l'État algé­rien ou même son discours, que tout discours progressiste qui sacrifie la mémoire pour l'édification d'un futur, si radieux soit-il. Discours qui substitue à l'épaisseur drue du réel ses propres catégo­ries signifiantes. Discours qui vise le sens, et ne l'atteint – dérisoi­rement – qu'au prix du sacrifice de la réalité.

On est donc bien revenu à travers la mise en spectacle du dis­cours politique, à l'interrogation essentielle que découvrait déjà notre lecture dans L'Incendie et que systématisait l'écrivain dans sa post-face à Qui se souvient de la mer : la perte incontournable du réel par tout langage dans l'acte même par lequel il cherche, en le nommant, à saisir ce réel. Le langage ne peut délivrer le sens que dans la perte de l'objet auquel il vise à donner un sens. Et c'est là sa dimension profondément tragique.

Mais le tragique ne réside pas seulement au niveau des méca­nismes de production du sens par le langage : il se développe dans la mise en évidence de la spatialité des différents langages. Un langage est inséparable de l'espace qui l'a produit, même s'il vise aussi à rendre compte d’autres espaces. Et le langage technocratique comme celui de l’idéologie, même progressiste, est celui de la Cité. C’est-à-dire d’un espace de valeurs urbaines, même s’il peut aussi se développer à l campagne, par exemple lorsque l’idéologie y organise les rapports de production. Cité dont il faut admettre, précisément parce qu’elle vise à l’universalité de ses valeurs, qu’elle n’est pas plus Alger ou Constantine, que Paris, ou New York, ou Moscou. La Cité est davantage un langage, un ensemble de catégories signifiantes, qu’un lieu en ce qu’il a d’irréductible, d’irremplaçable, de vérité drue. La Cité est transparence, système intelligible, en ce sens qu’elle ne peut éliminer ce que tout lieu réel, comme tout individu réel, a d’irréductible à ses catégories universelles. La Cité est ce langage qui, en ne saisissant le réel qu’à travers un sens, élimine de fait ce qui dans toute réalité préexiste à un sens. Elle est donc avec la réalité dans un rapport de violence réciproque. Elle piège le réel pour le saisir, mais le réel la piège à son tour par son opacité incontournable. La violence est fondatrice, mais elle porte en même temps la mort de ce qu’elle fonde, dès sa naissance.

 

 



[1] Dib (Mohammed). La Danse du Roi. Paris, Le Seuil, 1968, 204 p.

[2] Chapitres 1 à 11, pp. 7 à 106.

[3] Chapitres 12 et 14, pp. 107-126 et 135-152.

[4] Chapitres 15, 17, 19, pp. 153-163, 171-182, 190-201.

[5] Chapitres 13, 16, 18, pp. 127-134, 164-170, 183-189.

[6] Fin du chapitre 10.

[7] Chapitres 15, 16, 19.

[8] Chapitres 15 et 17.

[9] Chapitre 19.

[10] Il serait intéressant de comparer cette culpabilité d'Arfia à celle, tout aussi diffuse, mais liée comme elle aux morts du maquis, de Lâbane dans Dieu en Barbarie, du même auteur (Voir infra, chapitre 4.).

[11] A moins qu'il ne soit un de ces « Teurki » dont il est question p.13 ? Mais il sem­blerait plutôt que ce fût là le nom de la famille de sa femme et de Nahira. D'ailleurs est-ce un vrai nom ? L'hésitation marquée : « les... les Teurki », souligne que ce nom n'est que camouflage, comme celui de Nahira, quelques lignes plus haut : « Celle-ci, mettons qu'elle s'appelait Nahira, n'avait que treize ans. ».

[12] p.164 : « Silencieux, les grands yeux verts d'alizarine, l'autre visage flotte sous celui de Karima... » ; p.183 : « Encadrée de cheveux courts, le teint de maïs, la figure qui arrive enfin à sa rencontre traverse tous les masques. Et les yeux, cœur violet d'une mer remuée, les plus longs qu'il ait jamais vus... Ce sont eux : eux qu'il n'a cessé de voir, à peine entrouverts à l'ombre des cils, de tous temps, eux qui ont toujours fixé sur lui cette lumière... ».

[13] On retrouve cette expression-clé pp.9, 10, 12, 13, 14, 25, 27, 31, 46 et 202.

[14] Bourboune (Mourad), Le Muezzin, Paris, Christian Bourgois, 1968, p.84.

[15] Dib (Mohammed), Dieu en Barbarie, Paris, Le Seuil, 1970, 218 p.

[16] « Lieu » est pris ici, pour la commodité de l'exposé, non pas au sens de lieu de l'énonciation, lieu de l'écriture ou du désir, mais au sens « courant » de « portion d'espace », de « place », d'« endroit », par opposition à l'espace de la ville dans sa totalité. Cependant on verra qu'au niveau diégétique cette opposition même avec l'espace global de la ville peut révéler chez tel ou tel personnage (aussi bien Lâbane que Kamal Waed), un désir de localisa­tion. Mais ce désir est alors un signifié du récit. Il n'est pas le désir que manifeste globalement l'écriture en son énonciation.

[17] « Peuple mongol d'U.R.S.S., entre le Don et la Volga, et en Sibérie. » (Petit Larousse). Pour Rome, les Barbares venaient du Nord et de l'Est. Et ils envahirent l'Empire...

[18] Voir p.172 : « (Kamal) tint les yeux fixés sur ce Lâbane, qui le déconcerta par la force herculéenne dont il semblait doué. Ce dernier s'empressa tellement à mettre son en ée à profit pour disparaître, que le nouveau venu eut presque l'impression de l'avoir fait fuit » (Je sou­ligne à dessein les mots qui me paraissent relater les seuls rapports possibles entre deux univers fondamentalement différents. Pour Kamal, Lâbane ne peut être que « ce drôle que j'ai aperçu là-bas en arrivant. » (p.217). Il est forcément exclu par le technocrate, car il est sa négation même).

[19] Pp.85-86. L'asile et l'hôpital, où de faux médecins enlèvent sans douleur leur vie­même aux patients, sont un symbole politique évident, qu'on peut aussi relever chez Boudjedra.

[20] Les lieux dans lesquels se situe « l'action » s'articulent sur deux espaces. Tous les lieux que traverse Kamal au livre 3 sont compris dans l'espace clos de la ville. L'appartement de Hakim, seul, ouvre sur le maquis environnant, ressenti comme une menace. Seule sa chambre est «traversée par le souffle de la campagne» (p.202). Le lieu objectif de Lâbane est cette pièce comprise dans l'espace de la ville, pièce dans laquelle (depuis laquelle) il rêve. Son espace subjectif mais réel, ou encore son lieu de désir, la ville n'ayant pas plus de réalité pour lui que sa chambre, est le maquis où il brûle de rejoindre les fellahs, de vivre véritable­ment, grâce à l'entremise de Hakim (Voir p.88 : « On fera du beau travail, hein ? C'est là-bas, chez eux, que bat le coeur de la vie. »). Quant au lieu du docteur Berchig, sa villa, il est essentiellement citadin, puisque tourné vers la ville, le dos à la campagne (p.30), de la même façon que le tertre de Rodwan dans La Danse du roi. Bien plus, il embrasse la ville dont Kamal est prisonnier, de même que le docteur Berchig lui-même embrasse le roman tout entier, puisqu'il en est le point de départ et l'aboutissement. Père réel de Kamal, puisqu'il lui donne son identité, le Dr Berchig, ou du moins ce qu'il représente, est donc aussi le père occulte de la ville, et peut-être même, à un troisième niveau, celui du texte romanesque en tant qu'écriture triplement liée à la ville-extranéité : par son canal écrit, par la langue française et par le genre romanesque.

[21] Selon l'expression dé Jean Duvignaud, dans : Chebika, Paris, Gallimard, 1968, 360 p., pp.201-256.

[22] Lévi (Carlo), Le Christ s'est arrêté à Eboli, traduction Modigliani Paris, Gallimard, 1948, réédition 1967, p.130.

[23] Développement du renversement indiqué plus haut : Lâbane aussi (11,2), est habité par une « voix ». A la différence de ce qui se produit pour celle dé Kamal, le « discours » de cette voix est en italiques, comme c'était le cas pour celle de Rodwan dans La Danse du roi, où Arfia, elle, ne connaît pas ce dédoublement.

[24] Etienne (Bruno), « Le flou urbain », in : Villes et Sociétés au Maghreb, Aix-en­Provence, C.R.E.S.M., 1974, 233 p., pp.29-38.

[25] Clôture qui se manifeste, de plus, par rapport à la villa du Dr. Berchig, désignant du même coup davantage encore l'ambiguïté tragique de la quête de savoir – refus de la vérité par Kamal. Car cette villa est la réponse à cette quête, laquelle reste cependant obstinément prisonnière de «ce coude que fait le rempart », refusant ainsi spatialement de reconnaître le sens qui la conduit, sauf dans l'énigme (autre retournement tragique du savoir) du rire final.

[26] Dib (Mohammed). – Le Maître de Chasse. Paris, Le Seuil, 1973, 206 p.

[27] Interview de Mohammed Dib par Claudine Acs, L'Afrique littéraire et artistique (Paris), n' 18, août 1971, p.13.

[28] Aymard, Waed, Si Azallah, Lâbane, Marthe, Hakim Madjar, le docteur Berchig (qui n'est jamais locuteur) sont issus de Dieu en Barbarie. Karima existait déjà, et y était déjà objet de désir, dans La Danse du roi. Les autres personnages (Sans nom. Tijani, Moussa, etc.) apparaissent pour la première fois dans Le Maître de Chasse.

[29] Les seules rencontres effectives des deux hommes se font soit à la préfecture (pp. 113 à 117), soit dans la cellule de prisonnier de Jean-Marie (pp.169 à 171) : lieux choisis par Kamal et qui sont, avec la route solitaire où s'exerce la puissance de sa voiture administrative et d'où ses soldats tirent sur les fellahs (pp. 149-153 et 185-186, pp. 133-141) les lieux mêmes de l'ordre qu'il incarne désormais. S'égare-t-il dans la ville qui était encore son espace propre dans Dieu en Barbarie, voici qu'il est ridiculisé par Arlequin (pp.95 à 100). Tout rapport avec lui ne sera donc possible que dans les lieux de sa fonction. Mais ces lieux comme ce que Kamal est devenu excluent le dialogue, et son discours y est monologue et refus de spatialité, qui n'hésite pas à recourir à la force pour exclure toute autre vérité que la sienne, ou tout autre espace que la clôture de ce discours même.

[30] N'est-ce pas sur lui, le coopérant technique, que comptera Hakim Madjar pour trouver l'eau chez les Ouled Salem (pp.86-89), même si l'outil. (« l'objet », p.87) de sa techni­cité n'est qu'un pendule ? (La « technique », si prisée dans les pays du Tiers-Monde, ne serait-elle qu'une amulette ?).

[31] Pp.21-23 et 24-28 : rupture du personnage avec le milieu. 47-49 et 50-52 : la commu­nication symétrique des deux personnages dans la camionnette. Ces deux séquences sont pré­cédées de celle où Aymard abandonne en quelque sorte Kamal, devenu pantin désarticulé. 55-58 et 59-61 : à la description tangible et concrète de l'arrivée des Mendiants de Dieu sur le lieu de leur quête, faite au présent par Lâbane, Aymard oppose symétriquement au futur la description d'une rencontre fictive avec Kamal, rencontre qui dans ce contexte apparaît encore plus irréelle. 74-76 et 77-80 : Lâbane et la vieille femme, Aymard et le fellah : Mise en question de l'action, quand le temps n'a plus la même signification. 86-89 et 90-92 : Tijani a pris la place de Lâbane. 113-117 et 118-119 : reprise en sens inverse et avec juxtaposition des deux termes de l'opposition symétrique entre 24-28 et 59-63. 120-123 et 124-127 : l'hésitation avant le départ au domaine ; double prédiction implicite de la mort de Hakim, par Mimouna dans le récit d'Aymard, par le refus de Lâbane dans son propre récit. 132-134 et 138-141 début euphorique et fin brutale d'une expérience de communication entre groupes sociaux différents ; entre les deux récits se dressent les « individus en sombre uniforme » du récit de Moussa, qui sont « bâtis sur un modèle unique » (p.137) et qui mettront fin brutalement à la rencontre en tuant Madjar et en éliminant Aymard. Les deux locuteurs sont définitivement séparés dans l'espace comme dans la juxtaposition de leurs récits, laquelle ne se reproduira plus.

[32] Pp.47-49. N'y a-t-il pas un sourire dans le fait de choisir Lâbane comme locuteur de ce récit ? On retrouve cette individuation ambiguë des personnages, cette fois par rapport au discours de l'écrivain, qu'on avait vue dans Dieu en Barbarie à propos de Kamal.

[33] Ceci est surtout vrai dans l'éblouissement de la ville européenne, « marché noir des secrets ». Dans la vieille ville, il retrouve davantage cette « opacité en pleine lumière », ce « noyau de pierre et de soleil » vers lesquels il est, on l'a vu, tout entier tension. Mais sa per­sonne s'y dissocie, lorsqu'il avance dans un regard qui pourrait bien être celui du « Chas­seur » (p,26). Même le magasin de l'hadj, grotte profonde, noyau de l'être, lui est soudain interdit par l'apparition du visage de Kamal, qui s'enfonce « comme une hache de silex der­rière un rideau de flammes » (p.28) : la ville appartient à celui qui « sera plus que préfet ». Serait-ce lui, le Chasseur ?

[34] L'allusion au coup d'Etat du 19 juin 1965, renforcée par la localisation dans le temps du récit à la p.12 (« Nous en sommes à notre troisième année d'Indépendance ») n'est cepen­dant qu'une des lectures possibles de cette phrase. On a vu avec Qui se souvient de la mer que la lecture de ces romans se devait d'être plurielle.

[35] Lieu citadin le plus profond, à cause de sa place centrale dans cette séquence du livre 111, mais aussi parce que des quatre lieux citadins du livre, le bureau de Kamal, la prison de Jean-Marie, la maison de Hakim et Marthe, et cette chambre même, seuls les deux derniers sont des lieux où vivre, où habiter ; mais la maison de Hakim est relativement plus extérieure, puisqu'elle est « sur la route qui côtoie, à l'intérieur, les fortifications. » (p.162).

[36] Elle est locutrice en III,7 ;III, 11 ; III,13 ; et III,15. Elle est dite par un autre locu­teur en III,14 et III,16. Elle occupe ainsi toute la fin du roman, alors que Jean-Marie en occupait le début. Faut-il voir une ironie supplémentaire dans l'importance donnée ainsi aux deux étrangers du roman ?

[37] Pour Jean Duvignaud, le héros tragique est ce dieu de l'ancien monde que l'on sacrifie publiquement sur la scène urbaine toute neuve. Pour Jean-Pierre Vernant, il est ce « pharmakos » dont le sacrifice est nécessaire pour la consolidation de la Cité nouvellee : toute civilisation ne repose-t-elle pas, selon René Girard, sur une violence initiale et fondatrice ?(Duvignaud (Jean). Spectacle et Société. Paris, Denoël-Gonthier, coll. «Médiations » ; 1970, p. 41. Vernant (Jean-Pierre) et Vidal-Naquet (Pierre). Mythe et tragédie en Grèce ancienne. Paris, Maspéro, 1972. Girard (René). La Violence et le sacré. Rééd. Paris, Livre de poche pluriel, 1983.).

[38] Discours du coryphée antique s'avançant sur le devant de la scène.

[39] Ce procédé se retrouve en 11,3, p.104, en 11,6, p.18, en 111,5, p.169. Il n'est cepen­dant pas réservé à la description de Kamal puisque nous le voyons appliqué en 111,7 à Lâbane également, Marthe étant locutrice. Une comparaison serait à faire toutefois entre cette der­nière séquence et celles décrivant Kamal.

[40] Lâbane est en fait à la fois la victime du sacrifice de l'espace des steppes par celui de la ville, et le sacrifice même de la ville, de par la tension-acte qu'il est, et qui la supprime. Il est aussi dans une certaine mesure celui qui sacrifie Kamal en lui remettant le briquet, comme on l'a vu, alors que « logiquement » ce serait au contraire Kamal le sacrificateur de Lâbane. J'ai donc choisi pour le désigner ce terme d'holocauste à cause de son ambivalence, puisqu'il désigne à la fois le sacrifice et la victime.