En  guise  de  conclusion

Ce précis s'est attaché essentiellement aux écrivains que l'Histoire déjà conséquente de la littérature maghrébine considère comme des "valeurs sûres": ceux dont l'accumulation même permet précisément de parler de la "littérature maghrébine de langue française" comme d'une évidence, d'une composante incontournable du paysage littéraire mondial. C'est d'ailleurs le rôle d'un manuel que de permettre l'accès à ces oeuvres incontournables.

Pourtant la littérature est d'abord chose vivante: figée dans la consécration, elle s'étiole et meurt peu à peu. Or peu de littératures ont autant que la littérature maghrébine récusé l'embaumement ou la commémoration, car l'histoire politique récente des pays dont cette littérature se réclame a montré qu'ils cachent toujours une carence. Des pays jeunes qui reçoivent de plein fouet les effets d'une crise mondiale dont ils ne sont pas responsables, de même que des littératures jeunes confrontées à des mécanismes de consécration littéraire qu'elles ne maîtrisent pas, ne peuvent se permettre l'autosatisfaction statique, la stagnation. L'intérêt de ces littératures comme des pays dont elles se réclament est peut-être ce risque majeur, à tout instant, de tout perdre, car dans ces espaces dépendants et pourtant mal reconnus rien n'est jamais acquis.

Peut-on déja parler de "classiques" de la littérature maghrébine?

Une littérature, cependant, n'est véritablement reconnue comme telle qu'à partir du moment où elle compte un certain nombre de "grands auteurs". Pour la littérature maghrébine il y en a déjà plusieurs, auxquels les autres font de plus en plus référence, de manière explicite ou implicite. Le plus cité, le plus novateur en son temps, celui-là même dont l'irruption brutale, désordonnée et fulgurante est la plus fondatrice aussi, est Kateb Yacine, qui n'a pourtant pour certains écrit qu'un seul livre, plusieurs fois recommencé puisqu'on retrouve la cosmogonie des personnages et des mythes de Nedjma dans Le Polygone étoilé mais aussi dans tout le théâtre de Kateb: aussi bien le cycle du Cercle des représailles, contemporain du grand roman, que celui qui fut présenté en arabe dialectal dans les années 70. Le plus respecté et celui dont la quête de plus en plus exigeante au seuil de la mort, de la folie comme des pouvoirs de l'amour ou de l'écriture, est sans conteste Mohammed Dib. La diversité même de cette oeuvre en recherche constante rejaillit sur toute cette littérature alors que la singularité des thèmes récemment développés par Mohammed Dib avait parfois fait considérer ses derniers textes comme différents. Et lorsqu'on la relit à la lumière de ses derniers textes, l'oeuvre entière de Dib montre que dès ses débuts elle dépassait de loin la lecture étriquée qui en a été faite souvent comme d'un écrivain "réaliste". Mohammed Dib est sans conteste le plus grand écrivain maghrébin actuel, alors qu'il est aussi un des "fondateurs" de cette littérature dans les années 50. Son oeuvre représente, avec celle de Kateb Yacine, ce "noyau dur" qui empêchera toujours de réduire cette littérature à un cliché exotique.

Driss Chraïbi peut être considéré comme un autre de ces incontournables. Peut-être à cause de cette instabilité inquiète qui caractérise son oeuvre depuis les débuts. On a beaucoup glosé sur "l'affaire du Passé simple": le reniement par l'écrivain de son oeuvre la plus connue à cause du tollé qu'en souleva la publication en pleine tension nationaliste parut pusillanime à certains. Il semble qu'il faille y voir surtout une expression du malentendu dans lequel toute cette littérature se développe et dont elle est l'expression: celui du rapport entre l'écriture et son "public naturel": quel est, en effet, ce public dans des pays dont la langue nationale officielle est l'arabe, et où, surtout, le rapport entre l'écrit en général et l'oralité est loin d'être simple? Pays où la littérature a peut-être un statut autre dans le fonctionnement culturel, que celui qui est le sien dans les aires culturelles différentes dont la littérature reprend néanmoins les implicites.

Les deux langues d'écriture au Maghreb, l'arabe comme le français, renvoient à des implicites culturels différents de ceux sur lesquels s'édifie la quotidienneté de leurs utilisateurs. Et pourtant ces implicites culturels différents sont par ailleurs aussi ceux de franges importantes de la population, ce qui interdit au critique ou au sociologue de parler de l'identité littéraire maghrébine comme d'une entité. Comme toutes les identités culturelles, l'identité culturelle maghrébine est irréductible à une définition univoque. Mais cette pluralité identitaire se double ici d'enjeux politiques et historiques qui sont moins vitaux ailleurs. De par son statut de parole à la fois du dedans et du dehors, la littérature de langue française au Maghreb se développe au noeud même de ce faisceau de contradictions, qui l'installent dans le malentendu et la dynamisent en même temps.

Une Écriture du malentendu

L'intérêt des attitudes surprenantes de Chraïbi en 1954-55 est qu'elles montraient ce malentendu dès les débuts de cette littérature de façon éclatante. A la même époque Albert Memmi, Mouloud Feraoun et Mouloud Mammeri, ou un peu plus tard Assia Djebar le signalaient tout autant, mais par le langage plus détourné de la trajectoire de leurs personnages, qui aboutit souvent à l'exil ou à la mort. La dimension tragique des oeuvres de Feraoun et de Mammeri commence à peine à être perçue depuis peu, tant une critique uniquement dénotative avait jusque là faussé leur signification majeure en fonction d'un contexte historique et politique. Leur écriture cependant était plus classique, apparemment plus "sage". La rupture viendra de Kateb Yacine, et plus tard elle sera reprise par les écrivains de la génération suivante, comme Mohammed Khaïr-Eddine, Abdellatif Laâbi et l'équipe de Souffles au Maroc, ou de Boudjedra et Nabile Farès en Algérie. Chez eux l'écriture elle-même s'installe dans la violence de ce malentendu fondateur. Elle en sortira torturée, tendue à se rompre, dure. La violence de la situation politique ou culturelle, plus que par des thèmes, se traduit chez eux dans la façon d'écrire, conçue parfois explicitement comme une agression: Khaïr-Eddine ou Boudjedra en sont de bons exemples. Cette agression peut d'ailleurs prendre parfois la forme de l'humour, comme dans certains textes de Boudjedra ou Farès. mais l'humour est rare dans la littérature maghrébine proprement dite de cette époque, alors qu'il est plus que fréquent dans les textes des écrivains dits "de la 2° génération de l'émigration": peut-être parce que chez ces derniers le choix de la langue et de formes d'expression occidentales posent moins de problèmes fondamentaux?

Plus qu'ailleurs donc, tout, ici, est problématique. Et d'abord, on l'a vu en commençant, le lieu même de la lecture de ces textes, comme la manière dont ils sont lus. Cette littérature s'est construite sur le malentendu, sans lequel cependant elle n'existerait peut-être pas. On a vu qu'elle a été en quelque sorte sollicitée dès le départ par l'actualité politique. Elle est née de la même dynamique que celle de la décolonisation. Auparavant les auteurs, certes, existaient, et le présent manuel insiste plus qu'il n'a été fait jusqu'ici sur ce grand précurseur que fut Jean Amrouche. Mais la prise de conscience par les lecteurs, sans lesquels il n'y a pas de littérature, d'un courant littéraire maghrébin de langue française en tant que tel peut être datée de 1954, l'année même du début de la guerre d'Algérie. Cette année-là Aragon intitulait un article des Lettres françaises consacré à Mohammed Dib "Un roman qui commence" [1]. Trois mois plus tard, c'était la guerre qui commençait, guerre que L'Incendie de Mohammed Dib publié la même année annonçait également. De plus le roman, genre sans véritable tradition propre dans l'espace littéraire arabo-berbère, était encore considéré dans les années 50 comme le genre d'un réalisme progressiste, et se trouvait donc associé à un progressisme tiers-mondiste naissant.

C'est donc tout naturellement, en quelque sorte, que les lecteurs attendent de cette littérature le témoignage et la contestation, pour ne pas dire directement le militantisme. Et si la plupart des textes maghrébins sont violents, cette attente à laquelle ils répondent n'y est sans doute pas pour rien. Ce n'est pas pour autant, certes, que ces textes sont militants: leur violence est avant tout celle d'une écriture non-conventionnelle, dont les cibles sont en grande partie les modèles littéraires reconnus. On trouve ici une conséquence non-négligeable de ce malentendu qu'on vient de signaler. La violence de ces textes porte le plus souvent sur leur propre signifiant, comme si cette littérature ne pouvait surgir qu'en mettant en cause elle-même son existence comme textes: c'est là probablement, outre son intérêt pour la recherche littéraire, une des marques de ce malentendu dans lequel cette littérature émerge.

Si la marge est un des lieux de prédilection, du moins depuis Rimbaud ou Lautréamont, du processus littéraire occidental dont cette littérature malgré son espace géographique de référence est inséparable aussi, elle est également le lieu de la rencontre, du désir et du jeu, qui sont autant qu'elle une dimension essentielle de la littérarité. Peut-être cependant cette dimension ne peut-elle apparaître que dans des littératures qui n'ont plus besoin de se réclamer d'un espace géographique pour être reconnues comme telles? Des littératures qui n'ont plus à s'appuyer sur cette dynamique de la décolonisation à laquelle on les a trop longtemps associées?

La crispation identitaire

On a pu, par exemple, constater dès l'introduction de ce manuel que si l'émigration est une dimension essentielle de la Société maghrébine que cette littérature était censée décrire dans ses premières années (mais ce manuel montre qu'elle est bien moins descriptive que ce à quoi on pourrait s'attendre), elle est pratiquement absente des textes littéraires maghrébins jusqu'en 1975, année de parution de Topographie idéale pour une agression caractérisée de Rachid Boudjedra, suivi l'année suivante de La Réclusion solitaire de Tahar Ben Jelloun puis en 1977 du magnifique Habel de Mohammed Dib. Tout au plus apparaît-elle en 1953 dans La Terre et le Sang de Mouloud Feraoun comme, de l'aveu même de l'auteur, "une parenthèse impuissante à changer le sens général d'une phrase", cependant que Driss Chraïbi la prend en 1955 pour prétexte, pour objet impossible des Boucs, roman qui montre surtout l'impossibilité pour l'écrivain de se faire accepter par ces émigrés quelque peu particuliers qui donnent son titre au roman.

L'image de la parenthèse dans une phrase chez Feraoun, tout comme le titre déceptif de Chraïbi montrent cependant l'un et l'autre que l'émigration est à la fois sujet impossible et métaphore de la marge de l'écriture par rapport à la dynamique culturelle ambiante. Si le "Bouc" est une métaphore raciste désignant l'Immigré, il est aussi le Bouc émissaire, fonction remplie par l'Immigré, certes, mais aussi et surtout par l'écriture: cette dernière va donc apparaître ici à la fois comme la parole nécessaire pour manifester l'identité contre la négation coloniale, et comme celle qui par la marge même depuis laquelle elle contribue à produire l'identité collective, ne peut dire cette autre marge trop proche qu'est l'émigration. L'émigration de par la rupture géographique qu'elle installe brise en effet l'unité postulée de l'identité nationale en devenir. Dans la mesure où cette identité une n'est pas encore évidente alors pour tous, la tension dans laquelle se produit l'écriture associée à ce postulat de l'identité à venir interdit d'assumer la rupture de l'émigration. D'ailleurs même après les Indépendances, les discours étatiques maghrébins mettront très longtemps pour assumer la réalité de cette Emigration, qui reste encore dans une large mesure un indicible pour eux. Vingt ans après la publication des Boucs, ce discours identitaire devenu discours d'Etat montrera son impuissance à concevoir l'émigration dans le décret algérien d'interdiction pure et simple de l'émigration en réponse à la vague d'assassinats racistes en France au début des années 70: à défaut de pouvoir agir sur la réalité d'une émigration qu'il n'a jamais assumée, le discours idéologique d'Etat gomme cette émigration, non comme réalité mais comme catégorie du discours. Autant dire qu'il affirme au grand jour son impuissance face au réel.

Lorsqu'enfin entre 1975 et 1977 les trois écrivains maghrébins "consacrés" dont on vient de parler abordent le thème de l'émigration, c'est en grande partie parce que n'ayant plus à se faire reconnaître à partir d'un emblème géographique national, ils peuvent enfin à travers cet indicible même qu'était jusque là la rupture de l'émigration, manifester la marge dans laquelle se situe leur propre travail d'écriture. On l'a vu en introduction: dans les trois romans cités, mais surtout chez Dib et Ben Jelloun, l'émigration et l'écriture se confondent. L'émigration est une métaphore de l'écriture, pour ne pas dire une métonymie. C'est pourquoi les anecdotes narrées par ces trois textes sont toutes trois extra-ordinaires. Elles récusent toutes trois le "typique" descriptif que viserait le récit d'un sociologue. Elles ne participent plus à un dire de l'identité maghrébine. Elles manifestent la mâturité d'une écriture assez libérée de la tension identitaire dans laquelle elle était née, pour assumer son propre envers.

C'est également cette émancipation de l'écriture maghrébine -du moins chez ses meilleurs écrivains- par rapport à la tension identitaire, qui va permettre les libres jeux avec l'identité, la mémoire et les langues qui font l'intérêt d'un grand nombre de textes produits depuis la fin des années 70. Au dire crispé de l'aliénation que développaient par exemple dans les années 50 et 60 Albert Memmi, Driss Chraïbi ou Malek Haddad, succède le jeu humoristique de la rencontre des codes. C'est le cas d'abord chez Driss Chraïbi dans La Civilisation, ma mère! [2], puis dans Une Enquête au pays [3]: le contraste est saisissant chez cet écrivain dont on a vu qu'il pouvait en quelque sorte symboliser le malentendu fondateur de cette littérature, entre ces textes récents et des romans aussi crispés que Le Passé simple, Les Boucs ou Succession ouverte [4]. Ces jeux sur la rencontre des codes, on l'a vu dans les chapitres qui leur sont consacrés, sont peut-être moins humoristiques chez Abdelkebir Khatibi ou Abdelwahab Meddeb, mais ils rendent chez eux le travail d'écriture à sa vraie nature: celle de l'intertextualité, celle du désir qu'engendre cette rencontre de systèmes culturels différents dont toute littérature est le lieu, mais dont la littérature maghrébine, du fait de l'Histoire récente et actuelle de son espace référentiel, est un lieu privilégié. L'écriture ainsi libérée de la crispation identitaire dont on voit cependant les ravages dans l'espace politique, pas seulement maghrébin, se transforme alors en une sorte de laboratoire de la modernité. Elle retrouve de ce fait une autre de ses fonctions essentielles: celle d'inventer les mots pour dire un vécu, individuel ou collectif, toujours en avance sur sa formulation commune.

La manifestation la plus patente de la ruine littéraire de cette crispation identitaire, même si elle ressurgit plus tristement sous la forme des intégrismes dont on voit tous les jours les méfaits dans le réel et non plus dans le texte, est peut-être le caractère atypique de ce nouveau réalisme dont on parlait en introduction pour les textes des années 80. Ce nouveau réalisme déjoue à la fois la prévisibilité d'un discours identitaire et celle d'une histoire des formes littéraires. A moins qu'on parle ici comme certains de "postmodernisme"? Et si l'on tentait au contraire de souligner que l'intérêt majeur de ces nouveaux textes dont on ne sait même plus si on peut les qualifier de maghrébins est celui de la surprise? La littérature de la "deuxième génération de l'Immigration" en particulier, alors même qu'elle aurait tout pour nous livrer comme Nacer Kettane une réflexion pesante sur son identité problématique, nous surprend au contraire bien souvent par son humour. Celui d'Azouz Begag, celui de Fatiha Berezak ou encore de Smaïn, celui, surtout, de Farida Belghoul. Cet humour, qui manquait singulièrement à la littérature maghrébine des débuts, peut être lu comme une dérision souriante des lectures idéologiques des deux rives, dont le sérieux un peu lourd s'est le plus souvent substitué à uje appréhension de la réalité vécue de cet espace imprévu qu'est l'émigration.

Dans ces conditions on mesure peut-être enfin combien une lecture exotique, ou même simplement dénotative, de cette littérature manque le plus souvent sa dynamique véritable, tout en installant une sorte de paternalisme qui interdit aux meilleurs textes de manifester leur dimension littéraire essentielle. Comme si l'écrivain issu d'un espace politiquement et économiquement dominé - ce que sont encore tous les pays du Tiers-Monde -, ne pouvait produire que des textes en situation de dépendance par rapport à une "commande" occidentale implicite. Et en ce domaine la "commande" la plus bienveillante s'avère précisément la plus perverse. En demandant aux textes de nous décrire d'abord la Société dont leurs auteurs sont issus, nous gommons la dimension de travail littéraire de ces textes: celle-là même que nous acceptons bien plus facilement d'écrivains européens, dont l'impact politico-social et identitaire n'est pas la raison essentielle de l'intérêt que nous leur portons. Mais en même temps la lecture exotique ou référentielle est aussi une manière de plus en plus dérisoire de nous protéger des questions essentielles que posent ces textes, comme toutes les grandes oeuvres littéraires mondiales, à l'échelle planétaire. Les littératures du Tiers-Monde sont actuellement en pleine éclosion et vont sans doute bouleverser l'équilibre littéraire mondial. Au moment où nous terminons cet ouvrage, l'assassinat de Tahar Djaout en Algérie vient nous le rappeler: dans les pays du Tiers-Monde l'écrivain est un symbole et un homme de dialogue. Le dialogue et la mesure, l'humanisme que Tahar représentait, sont insupportables pour la bêtise qui, partout, nous guette. Et l'enjeu de la littérature n'est pas dans un dépaysement anodin.

 

 

Charles BONN


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(Ce texte est la conclusion, écrite en 1992,  de « La littérature maghrébine de langue française », Ouvrage collectif, sous la direction de Charles BONN, Naget KHADDA & Abdallah MDARHRI-ALAOUI, Paris, EDICEF-AUPELF, 1996).

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[1] Les Lettres françaises, 8 juillet 1954.

[2] Paris, Denoël, 1972.

[3] Paris, Le Seuil, 1981.

[4] Paris, Denoël, 1962.