Littérature maghrébine de langue française, 1993-1996

Les textes qui composent ce manuel ont plus de trois ans au moment où on s'apprête enfin à les publier. Jean-Louis Joubert les a certes remaniés pour en harmoniser l'écriture et le calibrage, et les adapter aux nécessités d'un ouvrage comme celui-ci. Mais il convient aussi au bout de trois ans d'en mettre à jour le contenu, et d'y apporter quelques petits compléments.

Une ère de turbulences

Depuis trois ans, tout le fonctionnement intellectuel maghrébin, et surtout algérien, a bien sûr été profondément affecté par la violence liée à la vague islamiste qui a gagné l'Algérie. Dans ce pays particulièrement, les intellectuels ont été pourchassés et souvent assassinés. Le premier de cette longue série noire fut Tahar Djaout, assassiné en 1993 et devenu très vite un symbole. On ne peut malheureusement énumérer ici toutes les victimes de cette horreur. Les journalistes particulièrement y ont payé un lourd tribut. Mais aussi une foule d'anonymes, dont les media se sont même lassés de parler. Citons seulement dans le domaine littéraire Abdelkader Alloula, le dramaturge oranais dont l'enterrement fut comme celui de Tahar Djaout l'occasion d'une vaste manifestation de protestation, peu efficace cependant puisqu'elle n'a pas arrêté les assassinats.

Du fait de cette violence de nombreux intellectuels, et parmi eux plusieurs des auteurs de chapitres du présent manuel, ont été contraints à l'exil. Certains étaient explicitement condamnés à mort par les groupes islamistes. Le département de français de l'Université d'Alger est exsangue, même si les collègues qui y sont restés s'obstinent courageusement à y maintenir les cours.

Dans ces conditions enfin, énumérer les écrivains disparus de mort naturelle peut avoir quelque chose d'horriblement dérisoire. Faut-il signaler cependant la profanation de la tombe de Rachid Mimouni, mort en exil en 1995? Parmi les morts naturelles nombreuses depuis celle de Kateb Yacine en 1989, citons celle de Rabah Belamri et celle de Mohammed Khaïr-Eddine en 1995.

 

Malgré cet environnement parfois terrifiant, la production littéraire continue et se renouvelle. Elle ne peut cependant ignorer le contexte politique ou tout simplement la quotidienneté de l'horreur. On signalera donc de nombreux témoignages d'actualité, dont certains revêtent une dimension littéraire intéressante. Mais par ailleurs s'ils n'ignorent pas cette actualité, les plus grands écrivains cherchent à la transcender, ou encore à lui donner des résonnances plus profondes. Enfin la jeune littérature issue de la 2° génération de l'émigration maghrébine en Europe, qu'on avait choisi de ne pas traiter dans ce manuel, confirme son développement, même si pour ses meilleurs écrivains c'est en récusant cette étiquette forcément réductrice.

Le retour du réalisme

On avait vu en introduction se dessiner à la fin des années 80 ce qu'on a appelé un "retour du référent", mouvement perceptible dans une grande partie de la littérature mondiale depuis ces dernières décennies, mais renforcé en Algérie particulièrement par une actualité de plus en plus lourde, au point d'amener certains à se poser la question de la place et du rôle du littéraire face à l'horreur. Même s'il le dépassait grandement par son travail d'écrivain à proprement parler, Rachid Mimouni devenait ainsi de plus en plus une sorte de chroniqueur, et il a trouvé sans conteste au Maroc dans son émission régulière à la chaîne Médi 1 une tribune qui convenait fort bien à cette vocation en quelque sorte naturelle de sa parole. Ses Chroniques de Tanger [1], le livre qui a été tiré de ces émissions après sa mort, sont une belle illustration de cette réflexion à la fois sur le terrain et le dépassant par l'apparente sérénité d'un recul critique pourtant si frémissant! On sait cependant que cette actualité a toujours été, depuis Le Fleuve détourné en 1982, le creuset de ce frémissement si caractéristique, et que son essai sur l'Islamisme, De la Barbarie en général et de l'intégrisme en particulier [2] la prenait quant à lui à bras-le corps. Aussi même lorsqu'ils se piquent de fiction, ses romans sont-ils toujours une chronique acerbe de ce réel hallucinant de l'Algérie actuelle. Dans ce registre son dernier roman, La Malédiction [3] sent peut-être un peu trop la commande et ne vaut pas Tombéza (1984). Mais la déliquescence même d'une construction romanesque y est peut-être une réponse à celle du pays en dialogue avec lequel ce roman s'est écrit.

Ce retour du référent est visible également chez un nouvel écrivain à l'itinéraire comparable à celui de Mimouni, Abdelkader Djemaï, qui se détourne lui aussi de l'écriture rocailleuse de son premier roman, Saison de pierres [4], pour nous livrer avec Un Eté de cendres [5] une chronique mi-réelle mi romancée de la quotidienneté d'Alger en période de terrorisme dont l'humour féroce et dépouillé à la fois sont certes plus efficaces, tant pour la critique politique que pour l'intérêt du lecteur, qui découvre en ces temps de réel oppressant que la distance littéraire est souvent bien utile pour faire passer le témoignage. Car si certains témoignages valent par l'intensité du vécu qui les sous-tend, on constate vite que l'horreur, à force d'ête répétitive, installe cette banalité dont parlait déjà Mohammed Dib en 1962 dans la post-face de Qui se souvient de la mer, et qui est le pire piège que cette horreur nous tend. La banalité de l'horreur est précisément le thème majeur de Un Eté de cendres. Mais la fiction et la maîtrise littéraire progressive de cet auteur en font un texte proche de ceux de Mimouni, mais comparable aussi par certains aspects rythmiques à L'Etranger de Camus dont Djemaï est par aileurs si proche, ou encore à L'Escargot entêté de Rachid Boudjedra.

Pour l'heure cependant, l'actualité algérienne et la politique des éditeurs suscitent les témoignages. Ces témoignages, autre fait significatif, sont souvent le fait de femmes. C'est le cas des récits de Leïla Aslaoui, Survivre comme l'espoir [6], ou de ceux de Malika Boussouf, Vivre traquée [7], de Fériel Assima, Une Femme à Alger. Chronique du désastre [8], de Nayla Imaksen, La troisième Fête d'Ismaël. Chronique algérienne, août 1993-août 1994 [9]. Ou encore des entretiens de la très médiatique Khalida Messaoudi avec Elisabeth Schemla: Une Algérienne debout. [10] Parallèlement bien sûr, l'actualité sanglante en Algérie est l'objet d'un nombre grandissant d'analyses journalistiques ou politiques qui sortent de notre perspective uniquement littéraire, mais qu'il convient de signaler. Il faut dire également que cette actualité algérienne est aussi une des raisons du net regain d'intérêt auquel on assiste depuis peu pour ce qui concerne le Maghreb dans les circuits d'édition européens ou américains. Mais que l'attente de lecture qu'elle entraîne est beaucoup plus documentaire que littéraire. Quoiqu'il en soit la littérature en profite également, ne serait-ce que dans la multiplication des traductions de littérature maghrébine francophone en d'autres langues européennes.

On en est ainsi revenu parfois à une sorte de point zéro de l'émergence de nouvelles littératures: celui auquel on assistait dans les années cinquante alors que le début des "événements" au Maghreb faisait découvrir et attendre une littérature descriptive. On comprend cette description parfois un peu naïve dans une littérature effectivement émergente comme celle issue de la 2° génération de l'émigration qui n'existe guère que depuis les années 80, mais dans une littérature aussi consacrée à présent que la littérature maghrébine de langue française proprement dite des récits d'enfances dans des villages avant les indépendances peuvent apparaître a-priori comme désuets, eu égard à une actualité littéraire et politique, même si un roman comme La Loi des incroyants [11] de Saïd Amadis, dont c'est apparemment le premier roman, est d'une assez belle venue. Premier roman décrivant lui aussi une enfance campagnarde, que celui d'Abed Charef, au titre explicite: Miloud, l'enfant algérien[12], même si cette enfance dans les premières années de l'Indépendance permet au journaliste et essayiste politique qu'est également son narrateur d'y faire une analyse déjà critique des premières années de l'Indépendance, là où le roman de Saïd Amadis situait son action pendant la guerre d'indépendance de l'Algérie.

Fatima Bakhaï quant à elle situe résolument, non sans nostalgie, l'enfance narrée par La Scaléra [13], dans Oran de l'époque coloniale, et continue dans la même veine avec Un Oued pour la mémoire [14]. Et Laura Mouzaïa avec Illis u Meksa (La Fille du berger) [15] nous ramène dans la Kabylie de Mouloud Feraoun et Mouloud Mammeri, dont une lettre de compliments orne d'ailleurs la 4° de couverture de ce récit. Ces deux auteurs femmes ont toutes deux été récompensées dans le cadre du Prix Noureddine Aba. Lorsqu'on voit par ailleurs que les récits d'enfance marocaine de Rachid O., L'Enfant ébloui [16] ont été publiés dans la prestigieuse collection "L'Infini" dirigée chez Gallimard par Philippe Sollers, on peut se poser à nouveau des questions sur la perception de la littérature maghrébine par l'institution littéraire, tant maghrébine que française.

Une verdeur éternelle et nouvelle

Il faut dire cependant que les récits de Rachid O. sont dénués de candeur et que dans le Maroc qui y est décrit l'enfant est d'abord objet sexuel. La crudité ou l'érotisme assumé ont d'ailleurs de plus en plus droit de cité dans une littérature dont ils n'ont certes jamais été absents, mais dont on a pu observer que les variations sur l'amour n'étaient pas le thème majeur. Ou lorsque l'amour y paraissait, c'était le plus souvent comme une sorte de prisme privilégié pour une critique sociale dure. Ainsi dans le dernier roman d'Abdelhak Serhane, Le Soleil des obscurs [17] ou dans les nouvelles Les Prolétaires de la haîne [18], qu'il vient de publier en 1995.

La verdeur pour désigner des pratiques sexuelles s'émancipe cependant dans un ensemble de textes qui détonent, parce que ces dernières deviennent objet romanesque au sens plein du terme, et non plus prétexte pour une provocation dont le sens serait à chercher ailleurs. Si dans ses deux livres posthumes [19] (Il est mort du sida en 1991, et plusieurs d'entre nous avaient eu l'occasion de l'apprécier lorsqu'il était enseignant à l'Université Paris-Nord), Nordine Zaïmi nous parle de transsexualité à travers la fausse distanciation ironique de parodies d'intrigues policières, l'humour presque trop brillant qu'il utilise ne saurait faire attribuer à la double culture avec laquelle il joue le tragique inhérent à une passion mal cachée et universelle. Passion qui mène un autre nouveau-venu, Mehdi Belhaj-Kacem, à décrire avec complaisance la destruction de son corps dans deux récits également atypiques: 1993 et Cancer [20].

Les deux textes érotiques les plus remarquables de cette mouvance sont Le Pirate, de Selim Foued [21], et surtout La Liaison [22], de Lyne Tywa, dans lequel on peut retrouver l'écho des grands textes occidentaux de la passion dévoratrice, comme par exemple Le Bleu du ciel de Bataille, dont l'écriture du roman ne manque pas par ailleurs de se rapprocher par sa grande maîtrise et son classicisme affirmé.

C'est ce classicisme aussi, joint à la nouveauté du sujet pour un récit apparemment descriptif de la Société traditionnelle, qui caractérise les deux premiers romans d'un jeune écrivain qui est probablement une des révélations de ces deux dernières années: Mahi Binebine, peintre marocain qui fit en 1992 une entrée somptueuse en littérature avec Le Sommeil de l'esclave [23], où engrossée par son maître pourtant "fqih", une esclave noire achetée par une grande famille dont elle constitue d'ailleurs une sorte de pivot maternel, par opposition à sa maîtresse plus préoccupée de respectabilité que d'amour maternel, en arrivera à tuer son enfant plutôt que de l'abandonner aux soeurs chrétiennes qui auraient évité ainsi le déshonneur à la famille. Les esclaves noirs des grandes familles n'étaient pas absents jusque là de la littérature maghrébine, mais ils étaient toujours des sortes d'auxiliaires du récit ou d'objets de fantasmes. Dans ce roman une esclave noire est vraiment l'héroïne principale, et il raconte aussi comment elle fut razziée et vendue. Les lectures de ce texte peuvent se situer à plusieurs niveaux, et le niveau politique n'est pas absent, mais on y verra avec plaisir une sorte d'ouverture à l'indicible de l'origine, ainsi qu'une sorte de dialogue intertextuel sur les commencements avec l'un des fondateurs de la littérature marocaine, Ahmed Sefrioui. Publié en 1994, le second roman de l'auteur, au titre évocateur Les Funérailles du lait [24], confirme dans la même veine la naissance incontestable d'un écrivain.

Dans un registre comparable où se côtoient folie, maternité, sexualité et marge sociale, un autre premier roman marocain, Filles du vent [25] de Nadia Chafik, est également prometteur, cependant que beaucoup plus maîtrisées, les nouvelles qu'une autre marocaine, Ghita El Khayat, réunit dans Les Sept Jardins [26], nous confrontent avec les problèmes essentiels de la vie, de l'amour et de la mort, tout en nous faisant redécouvrir le plaisir du récit. Indiscutablement et alors même que l'actualité politique est pesante, la jeune littérature maghrébine surgie ces trois dernières années, principalement au Maroc, n'a plus besoin d'un préalable idéologique. Et lorsqu'elle joue habilement avec l'exotisme, c'est pour le mettre à distance comme le fait Ghita El-Khayat, pour à travers lui nous ramener aux problèmes essentiels à travers des narrations devenant en elles-mêmes leur propre but. C'est à un plaisir du récit comparable que nous ramène le roman de facture assez classique de Mohammed El Hassani, autre nouveau-venu marocain, La Fraude [27]. Le temps est loin des récits maghrébins à la facture iconoclaste. L'écriture s'assagit aussi dans sa forme. C'est peut-être une preuve de mâturité? Quoiqu'il en soit on soulignera aussi à ce point de ce panorama une différence grandissante entre production algérienne et production marocaine, même si un texte atypique et très agréable comme Un Amour de Djihad [28], de l'Algérien Salah Guemriche, roman historique supposant un grand amour à l'origine de la bataille de Poitiers (732), vient quelque peu bousculer ces clasifications nécessairement très artificielles. C'est ce que font également de façon très différente les derniers textes de deux auteurs "consacrés", comme Nabile Farès avec Le Miroir de Cordoue [29] ou Abdelwahab Meddeb avec Les 99 Stations de Yale [30].

Développements d'écritures consacrées

On a pris le parti dans ce manuel de ne pas parler des écrivains issus de l'émigration maghrébine en France, davantage assimilables pour certains à la littérature française qu'à la littérature maghrébine. Signalons cependant la production de plus en plus affirmée (et souvent loin de la problématique de l'Immigration) d'un écrivain comme Azouz Begag, celle de Tassadit Imache, ou d'Ahmed Kalouaz, ou encore le théâtre de Fatima Gallaire, parmi d'autres. On examinera donc pour finir l'évolution récente des écrivains que ce manuel a consacrés et qui, même si leur problématique n'est plus celle des "premiers textes", s'inscrivent parfois eux aussi dans une orientation générale.

Créateur voici quelques années de la Fondation qui porte son nom et qui par les prix qu'elle attribue chaque année contribue beaucoup au rayonnement de cette littérature, Noureddine Aba, membre par ailleurs du Haut Conseil de la Francophonie, continue avec une belle régularité une production poétique, narrative et théâtrale généreuse, dont les engagements courageux de l'auteur ne sont jamais absents [31].

Lui aussi membre du Haut Conseil de la Francophonie, et prix Goncourt comme on le sait pour La Nuit sacrée, Tahar Ben Jelloun semble depuis qu'il a obtenu cette consécration avoir tenté plusieurs types d'écriture, qui se caractérisent essentiellement, après le merveilleux cruel du roman primé, par un retour au référent dont on a déjà vu que c'est une tendance globale de cette littérature, comme de beaucoup d'autres, ces dernières années. Certains regretteront peut-être cet abandon progressif par l'écrivain de ce registre si particulier de récit poétique qui le caractérisait. Mais il est évident qu'une consécration aussi notoire que la sienne amène nécessairement un écrivain à faire le point, et à éviter de se répéter pour ne pas se figer. L'Ange aveugle [32] de ce point de vue apparaît bien à certains comme une rupture, puisqu'il s'agit presque d'un reportage journalistique sur le Sud de l'Italie et la mafia. Or ce texte sera suivi d'un roman presque réaliste sur la corruption au Maroc, L'Homme rompu [33], cependant que la même année Ben Jelloun publie un ensemble de textes directement autobiographiques sur ses amitiés et inimitiés, La Soudure fraternelle [34], qui a déconcerté plus d'un lecteur, quand il n'en a pas simplement choqué certains. Certes, il ne s'agit pas là de sa meilleure oeuvre. Mais elle me semble participer, à un moment important de l'évolution d'un écrivain, de ce désir légitime de recul par rapport à une oeuvre déjà importante.

Il est d'ailleurs intéressant de constater que le premier grand texte publié par Tahar Ben Jelloun après la consécration du Prix Goncourt ait été en 1991 Jour de silence à Tanger, récit des derniers jours d'un vieillard qu'on peut lire comme un hommage au père. Puis qu'avec Les Yeux baissés il revienne à ce thème de l'Emigration qui avait beaucoup contribué à faire connaître l'auteur de Harrouda en France en 1976, et qu'il avait alors délaissé au profit de l'écriture très particulière de L'Enfant de sable et de La Nuit sacrée. Certes, Les Yeux baissés comporte une part certaine de merveilleux, sous sa cruauté, encore. Mais déjà le récit se fait plus linéaire, chronologique, et réaliste. Et c'est dès lors un ensemble de récits de facture quasiment classique, et souvent réalistes, qu'on trouvera dans le récent recueil de nouvelles Le premier amour est toujours le dernier [35], cependant que l'auteur semble confirmer en même temps sur un mode plus réaliste le retour au thème de l'émigration qu'il avait amorcé avec L'Ange aveugle. Le titre de son dernier roman paru, Les Raisins de la galère [36] est de ce point de vue significatif puisqu'il est à la fois hommage aux grands romanciers réalistes américains, et indication de son objet, la banlieue, par le terme consacré de la galère.

Rachid Boudjedra quant à lui connaît une évolution comparable. Son oeuvre connaît elle aussi une rupture par le contexte politique, avec le pamphlet FIS de la haine [37]. Du point de vue de ce texte d'ailleurs, le réel têtu y intervient d'une manière plus perverse encore, puisque trois ans après sa parution les facilités démagogiques qu'il manifestait déjà alors, confrontées à l'évolution politique très rapide de l'Algérie comme de l'auteur lui-même, apparaissent encore plus qu'alors et font de ce livre, déjà, une oeuvre très datée [38]. Ce n'est pas le cas heureusement de cet autre texte sans prétention littéraire qu'est le recueil de réflexions Lettres algériennes [39], cependant que le dernier roman de cet auteur, Timimoun [40] est peut-être sa meilleure oeuvre littéraire jusqu'ici, dans son dépouillement et dans son jeu très subtil, tant avec le drame politique de l'Algérie qu'avec le tragique personnel de l'auteur. Il y a là enfin, loin des excès et des propos démagogiques auxquels Boudjedra nous avait habitués, une très grande justesse de ton et une oeuvre littéraire de grande volée sous son humilité apparente.

Il y a dans l'oeuvre récente de Driss Chraïbi un curieux mélange entre une sorte d'ironie bonhomme et boufonne tout droit issue d' Une Enquête au pays [41] qui inaugurait en 1981 la série de trois romans continuée avec La Mère du Printemps et Naissance à l'aube, et qui constituent certainement les trois meilleurs romans de cet auteur essentiel dans la littérature marocaine, et d'un regard amusé et tendre, tant sur sa propre vie quotidienne dans L'Inspecteur Ali [42] que sur la corruption de son pays déjà décrite dans un tout autre registre par L'Homme rompu de Tahar Ben Jelloun.

Parodie de roman policier, Une Place au soleil [43]développe une écriture à la fois triviale, quasiment non-littéraire, et semi fantastique, ou fantasmatique. Car tout sourit presque outrageusement à cet inspecteur Ali cynique, grossier, profiteur, et néanmoins protecteur des faibles et amoureux  s'enflammant à la seconde, dans lequel on peut deviner des projections fantasmatiques de l'auteur, et dans lequel le lecteur pourra parfois retrouver les siennes, les plus naïves... Son "enquête" se déroule ostensiblement trop bien, au nez et à la barbe des puissants, qui cependant finissent même par devenir sympathiques eux aussi. Dès lors ce prosaïsme apparent de l'écriture de Chraïbi rejoint dans l'humour cette écriture du réel dans laquelle évolue la littérature maghrébine de ces dernières années, à l'unisson certes d'un "post-modernisme" de toute la littérature romanesque mondiale, mais qui chez Chraïbi se mâtine d'un humour tendre qui n'est qu'à lui.

On peut trouver une autre correspondance, plus cachée, entre les deux textes, et là encore un jeu de retournement: dans L'Inspecteur Ali, Orourke écrit un roman qui s'intitule "Le second Passé simple", dont l'"extrait" qui nous y est proposé porte sur la guerre du Golfe. Point de Guerre du Golfe dans Une Place au soleil, si ce n'est à travers le cadavre dans la poubelle, qui est celui d'un émir non-identifié. Mais Une Place au Soleil reprend les initiales du titre de l'oeuvre par laquelle a commencé la carrière de Driss Chraïbi et dont précisément L'Inspecteur Ali se réclame, pour la faire attribuer par un personnage d'officiel grotesque à Tahar Ben Jelloun...

On terminera sur celui qui reste incontestablement le plus grand écrivain maghrébin: Mohammed Dib. On avait vu comme lui aussi semblait avec Neiges de marbre [44] sacrifier à un récit autobiographique sans recherche littéraire apparente, qui laissait penser qu'il était arrivé avec ce texte à une sorte d'en-deça de l'écriture, d'antériorité du réel brut qui parachevait en quelque sorte cette exploration dans ses extrêmes les plus angoissants des pouvoirs de la parole, qu'on peut retrouver sous des formes diverses dans toute son oeuvre, par ailleurs aussi la plus ample et la plus diverse de toute cette littérature. Or en 1994 ce cycle dont Neiges de marbre semblait la clôture désespérée et aride, et qui avait commencé avec Les Terrasses d'Orsol en 1985, rebondit avec ces variations d'une beauté et d'une profondeur encore une fois surprenantes sur l'enfance et la perte que développe entre autres L'Infante maure [45], qui est certainement un des textes les plus émouvants de toute cette littérature. Plus que jamais Mohammed Dib atteint avec ce roman aux sommets de la littérature mondiale et rend une fois de plus caduques le classement de son oeuvre par certains critiques en écriture réaliste, à partir d'une lecture par ailleurs erronée de ses seuls trois premiers romans.

Charles BONN

 


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(Ce texte est la postface-mise à jour en 1996,  de « La littérature maghrébine de langue française », Ouvrage collectif, sous la direction de Charles BONN, Naget KHADDA & Abdallah MDARHRI-ALAOUI, Paris, EDICEF-AUPELF, 1996).

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[1] Paris, Stock, 1995, 178 p.

[2] Paris, Pré aux Clercs, 1992, 174 p.

[3] Paris, Stock, 1993, 285 p.

[4] Alger, ENAL, 1986, 109 p.

[5] Paris, Michalon, 1995, 112 p.

[6] Constantine, Media-Plus, 1994, 127 p.

[7] Paris, Calmann-Lévy, 1995, 217 p.

[8] Paris, Arléa, 1995, 188 p.

[9] Casablanca, Le Fennec, 1994, 208 p. Nayla Imaksen est un pseudonyme.

[10] Paris, Flammarion, 1995, 214 p.

[11] Paris, Plon, 1995, 202 p.

[12] Paris, Ed. de l'Aube, 1995, 220 p.

[13] Paris, L'Harmattan, 1993, 206 p.

[14] Paris, L'Harmattan, 1995, 126 p.

[15] Alger, ENAL, 1994, 169 p.

[16] Paris, Gallimard, 1995, 143 p.

[17] Paris, Le Seuil, 1992, 256 p.

[18] Paris, Publisud, 1995, 191 p.

[19] Le Tombeau de la folle, Paris, L'Harmattan, 1995, 158 p., et Contes des vies rusées, Paris, L'Harmattan, 1995, 143 p.

[20] Auch, Tristram, 1994.

[21] Paris, Spengler, 1995, 180.

[22] Paris, L'Harmattan, 1994, 125 p.

[23] Paris, Stock, 1992, 130 p.

[24] Paris, Stock, 1994, 140 p.

[25] Paris, L'Harmattan, 1995, 118 p.

[26] Paris, L'Harmattan, 1995, 117 p.

[27] Paris, L'Harmattan, 1995, 141 p.

[28] Paris, Balland, 1995, 396 p. Prix Mouloud Mammeri de la Fondation Noureddine Aba, 1995.

[29] Paris, L'Harmattan, 1994, 141 p.

[30] Montpellier, Fata Morgana, 1995. Poésie.

[31] Comme un oiseau traqué. Paris, L'Harmattan, 1994, 72 p. Poèmes. La Ville séparée par un fleuve. Paris, L'Harmattan, 1994, 108 p. Récits. Une si grande Espérance, ou le chant retrouvé au pays perdu. Paris, L'Harmattan, 1994, 112 p. Théâtre. L'Exécution au beffroi. Carrière (Belgique), Lansman, 1995, 76 p.

[32] Paris, Le Seuil, 1992. 203 p. Reportage.

[33] Paris, Le Seuil, 1994, 220 p. Roman.

[34] Paris, Arléa, 1994, 128 p.

[35] Paris, Le Seuil, 1995, 200 p.

[36] Paris, Fayard, 1996, 144 p.

[37] Paris, Denoël, 1992, 141 p.

[38] Cependant l'année même de sa parution on avait déjà pu mesurer combien sur le même thème l'analyse de Rachid Mimouni dans De la Barbarie en général et de l'intégrisme en particulier, (Le Pré aux clercs, 1992, 192 p.) était plus rigoureuse, même si là aussi le texte peut apparaître comme daté en 1996.

[39] Paris, Grasset, 1995, 205 p.

[40] Paris, Denoël, 1994, 159 p.

[41] Paris, Le Seuil, 1981, 218 p.

[42] Paris, Denoël, 1991, 235 p.

[43] Paris, Denoël, 1993, 143 p.

[44] Paris, Sindbad, 1989, 220 p.

[45] Paris, Albin Michel, 1994, 183 p.