La steppe, le désert, la neige : fonctions de l’absence

Charles Bonn
Université Lumière-Lyon 2

La steppe, puis le désert, sont omniprésents dans l’œuvre de Dib, et la neige est peu à peu venue s’ajouter à eux dans une fonction comparable : tous trois sont absence de la ville, mais aussi, parfois, du sens. Espaces en tout cas où la gesticulation du pouvoir comme celle de la parole souvent s’annule, perd son objet. Tous trois sont, parfois, bien réels, et en même temps revêtus d’une fonction symbolique, dans le cadre entre autres d’une réflexion sur les pouvoirs de la parole qui constitue pour moi la ligne directrice de toute cette œuvre, souvent déformée par une lecture réductrice, aliénée par la référence à la guerre d’Algérie tout comme par le paternalisme plus ou moins conscient qui gouverne encore la lecture française de la plupart des écrivains issus des anciennes colonies.

Ces trois espaces de l’envers ou de l’absence vont donc devenir ici le prétexte à une réflexion sur le sens. Réflexion qui se développe souvent à partir de leur perception comme envers ou absence de la ville, et plus globalement de la civilisation, productrice de discours dont ils serviront à marquer les limites. Ou encore comme absence d’une « autre voix » en nous dont cette absence va cependant développer l’écho ; celle du temps et de la mémoire, entre autres, puis celle de Lyyl dans Neiges de marbre, et enfin celle de « papa » dans L’Infante maure. Absence qui pourra se lire aussi comme une absence de l’être au monde, un doute sur l’être même, sur la personne, entre autres à travers ce vacillement qu’introduit la réflexion dibienne sur le nom.

Située, ainsi, à la limite du dicible et de l’indicible, sur cette « rive sauvage » où toute signification, même celle à laquelle on arrive au bout d’une longue quête initiatique, se dissout soudain en un rire fou, énorme et terrifiant, l’œuvre romanesque de Dib [1] va nous montrer dès ses débuts, mais avec une radicalisation d’un texte à l’autre, une mise en spectacle plutôt qu’un dire explicite du désertique comme figure majeure des limites, de l’impuissance de la parole, et de l’impossibilité de trouver un sens. Quête mystique, ont dit certains [2]. Je pense quant à moi que la pensée du désert de la parole chez Mohammed Dib, si elle s’inspire beaucoup de la mystique, va plus loin, car au bout de la quête mystique il y a encore un Sens, même s’il faut se dépouiller de tout pour y arriver, alors que la pensée du désert de la parole me semble ici plus radicale.

Pourtant si le désert est celui de la parole, la neige introduira à partir de l’expérience nordique si déterminante pour l’évolution de l’œuvre tardive une perception différente de l’absence. L’absence, tout en restant grandement celle du sens, va y devenir celle, d’abord, de l’enfant pour le père, puis celle du père pour l’enfant. Le sujet remplace le dire : l’écriture fortement référentielle de ces textes va soudain conjurer l’absence en la disant, et si la parole du père n’a pas le pouvoir de gommer la perte, celle de l’infante maure trouve peut-être dans sa neige native ce pouvoir royal ?

« La civilisation n’a jamais existé »

Dès ses premiers romans, Mohammed Dib développe une sorte d’opposition entre la ville et son envers, plus ou moins désertique : c’est le cas dans la succession entre son premier roman, La Grande Maison [3], et le second de la même trilogie « Algérie », centré lui aussi sur le personnage d’Omar, L’Incendie. Si La Grande Maison est exclusivement citadin, L’Incendie en est spatialement l’envers, puisque l’action a lieu à la campagne. Mais cette campagne est essentiellement un lieu du manque. Le second roman de Dib contient ainsi en germe ce qu’on va développer ici dans des textes plus tardifs de l’auteur : envers de la ville, l’espace concret de ce roman se caractérise d’abord par les manques qu’il dessine : il s’agit dès la première page du roman d’un « pays désertique semé de monts lugubres », d’où l’on contemple les terres cultivables spoliées par les colons. Un espace donc, dont la dimension désertique se définit d’abord comme le manque de ces terres fertiles : « Ces hommes vivent à la lisière des bas-fonds cultivables, fixés sur la montagne, déjà relégués du monde. Pourtant trois kilomètres seulement les séparent de Tlemcen ». Un espace qui récuse déjà tout ce qu’on appelle la civilisation : « La civilisation n’a jamais existé ; ce qu’on prend pour la civilisation n’est qu’un leurre. Sur ces sommets, le destin du monde se réduit à la misère. » [4]

Mais les manques dans ce contexte désolé vont très vite apparaître aussi comme ceux de la parole. J’ai montré ailleurs [5] qu’il convient de lire L’Incendie essentiellement comme une interrogation sur l’efficacité de la parole politique dans un espace qui n’est pas celui de la ville, dans lequel on s’attend le plus à la trouver. Ce roman est dès lors en grande partie une mise en spectacle de l’accession au politique par une parole paysanne, représentée comme non évidente dans une énonciation volontairement artificielle, qui crée ce que j’ai appelé une sorte de « tension didactique », à travers la « distanciation » de laquelle l’absence d’une parole paysanne politique est rendue sensible, palpable par le lecteur. L’artifice exhibé de la reproduction de la parole paysanne montre, d’une part l’impossibilité de la représenter dans l’espace citadin étranger qu’est le discours du roman, et d’autre part que cette incongruité de la parole paysanne dans l’espace discursif du roman pointe la nature fondamentalement différente du rapport de ces deux discours au politique. Même s’il ne saurait être confondu avec le discours idéologique, le roman peut développer facilement une familiarité, un cousinage avec ce discours. La parole paysanne au contraire, comme les collines désertiques de Bni Boublen, participe d’un tout autre monde. Un monde, précisément, « où la civilisation n’a jamais existé » ? Sa représentation quasi-théâtralisée à travers un discours exhibant son caractère artificiel va ainsi développer une autre sorte de désert : au manque des terres fertiles correspond en quelque sorte le manque de familiarité de la parole des fellahs pour la lecture citadine, décalée, qu’est celle du roman. Pour le lecteur de L’Incendie, la parole paysanne est aussi non-familière, « inquiétante étrangeté », que ne l’est l’espace désolé et désertique d’où les enfants des fellahs surgissent soudain à l’improviste, en bandes impétueuses (…), hâves et déguenillés ».

Or le militant communiste Hamid Saraj, seul avec Omar à venir de la ville, de la « civilisation », laisse éclore cette parole vers le politique en se taisant. L’absence d’une parole citadine de l’idéologie est ici politiquement plus efficace que ne le serait l’énoncé du discours idéologique. Mais elle est aussi illustration des vertus du silence. Et en même temps interrogation sur les pouvoirs du dire idéologique dont l’écrivain partage le discours comme citoyen à cette époque. Dynamitage de la métaphore idéologique lourde du titre « L’Incendie », la masturbation de Zhor à la dernière page, qui suit immédiatement le face-à-face révolté et sanglant de sa sœur Mama avec son mari, surgissement encore inaccompli d’une parole féminine, montre elle aussi les deux autres grands absents du dire idéologique : la parole des femmes et celle du corps. Le corps silencieux et néanmoins explicite de Mama comme celui de la jouissance de Zhor désignent deux paroles absentes, qui sont aussi les indicibles et la limite du dire idéologique, pour ne pas dire son échec. En tout cas l’une et l’autre le renvoient à une part de vanité, d’inutilité parasitaire qu’on retrouvera dans cette formule terrible de Tijani dans Le Maître de Chasse, autour de laquelle la présente réflexion se construit : « Ne rien faire, est-ce trop nous demander ? ».

Par ces trois indicibles, l’espace désertique des steppes où se situe l’action désigne donc l’impuissance du langage le mieux intentionné à rendre compte du réel. Le corps ensanglanté de Mama comme le corps de désir de Zhor désignent l’un et l’autre une parole non-éclose, et dont la profération peut-être serait outrage, ou en tout cas inutilité. Le désert est ici celui du sens, et désigne de ce fait la tyrannie d’un langage qui voudrait rendre compte de la totalité du réel : et si l’essentiel, justement, n’appartenait qu’au silence ? Envers de la ville et de ses discours envahissants, le désert est bien aussi un envers de la parole socialement admise.

L’Age du sable

On retrouve dans La Danse du roi [6] en 1968 une symétrie comparable entre le récit de Rodwan le citadin et celui d’Arfia narrant elle aussi un indicible dans des steppes tout aussi désolées que celles de L’Incendie, et là encore le roman est construit sur l’impossibilité de dire le dernier visage, sur l’impuissance du langage et son inutilité devant des expériences extrêmes. Mais c’est dans Le Maître de chasse [7] qui devait d’ailleurs s’appeler initialement « L’Age du sable » [8] qu’on trouvera l’illustration la plus élaborée de cette idée de désert du sens.

Ce texte présente également l’espace désertique comme un envers de la ville, d’abord au niveau de sa construction interne (l’action de la première et de la troisième parties est citadine, mais ne prend son sens que par rapport à celle de la seconde, qui au contraire a lieu dans les steppes où habitent les Ouled Salem, et qui apparaissent explicitement comme un envers de la ville, seul capable de fournir une réponse à la quête des personnages). Mais de plus, tout comme L’Incendie était un envers rural du roman citadin La Grande Maison, Le Maître de chasse est la suite de Dieu en Barbarie [9], dont toute l’action était enfermée en ville, dans un désir jamais satisfait d’en rompre la clôture, alors que l’action du Maître de chasse peut se résumer à la tentative, pour un groupe de personnages se nommant eux-mêmes Les Mendiants de Dieu, de chercher un sens, une réponse hors de la ville, dans ces steppes plus désertiques encore que les collines de L’Incendie, où vivent dans le dénuement total les Ouled Salem. Dans Dieu en Barbarie la ville peut être symbolisée à la fin du roman par ces remparts sous lesquels Kamal Waëd reçoit nuitamment la réponse sur son identité qu’il avait cherchée sans relâche jusque là alors même qu’il la connaissait sans la connaître : réponse qui s’affichera donc d’emblée comme dérisoire. A l’opposé de Kamal qui se cramponne à ses fragiles certitudes, les « Mendiants de Dieu » sont essentiellement habités dans Le Maître de chasse par la question fondamentale du Sens, mais à laquelle de façon peut-être aussi dérisoire aucune réponse ne sera donnée :

Rien. Voilà qui me met en joie. Une réponse se réduisant au mot rien, il y a de quoi être comblé. Je m’en tiens là, moi aussi, je n’ajoute pas autre chose. La parole est maintenant à la pupille du jour dilatée sur ces montagnes. Elle est au vent et à la lumière qui balaient leur solitude, elle est à l’après-midi qui ne passe plus. (p. 73)

Pire encore : cette absence de réponse à une question qui ne vaut peut-être que parce qu’elle ne pourra jamais être satisfaite, sera soulignée par l’ironie de la fin : la mort de Hakim Madjar fournira aux Ouled Salem qui n’ont pas répondu à la question des Mendiants de Dieu, le Saint (la réponse incompréhensible dans une logique citadine ?) qu’ils attendaient depuis si longtemps. D’ailleurs le commentaire qu’on vient de citer est dit par Tijani, le représentant des Ouled Salem, qui ne fait que reprendre un mot lâché par le quêteur lui-même : Hakim Madjar. Le désert de la parole est d’abord le produit d’un retournement ironique du sens et d’une interversion des locuteurs.

L’espace dénudé des steppes, dans ce roman, semble être la négation de la vie, « le premier sable ». Envers de l’espace citadin et de la vie telle que la conçoit « la civilisation », les steppes sont comme le désert une sorte d’espace infernal. D’ailleurs le voyage qui y mène se fait dans cette « camionnette à Zerrouk » qui, alors même qu’elle « fait à elle seule le bruit de dix mille casseroles », n’en est pas moins comparée implicitement à la barque de Charon, dans l’emphase de la suite de sa description : « Le char attendu et propre à accueillir, transporter, ramener le soleil royal et inaccessible, elle est ça aussi, elle est à coup sûr l’équipage indispensable à son apothéose. (…) Le ciel claque ainsi qu’un étendard. » (p. 47). On entre bien dans ce court chapitre 11 dans cet envers de la vie que sont les enfers de toutes les mythologies. Envers cependant dont la vie est issue, et où se cache son mystère : Kamal Waëd se réduit à n’être plus qu’un instrument de mort, une marionnette, dès lors qu’il veut ignorer cet envers inquiétant que les Mendiants de Dieu lui font intolérablement entrapercevoir, et qui est pourtant pour lui aussi son seul lieu de réalité. La quête des Mendiants de Dieu apparaît alors comme une quête orphique, un trajet questionnant qu’on trouvait déjà dans d’autres romans de Mohammed Dib, comme Qui se souvient de la mer [10] et surtout le très nervalien Cours sur la rive sauvage [11]. Mais si le héros de ce dernier roman traversait des espaces initiatiques qui pouvaient parfois apparaître comme l’envers les uns des autres, il s’agissait toujours de villes, et si la « rive sauvage » à laquelle il aboutissait finalement était enfin la sortie de cette succession d’espaces citadins dont il suffisait de comprendre les sens cachés, elle était aussi le lieu même de la mort du langage, dans ce rire fou de Hellé qui récuse non seulement les paroles ultimes d’Iven Zohar, mais le temps lui-même ainsi que sa propre existence de locutrice-envers de Radia :

Il n’y a pas de réponse. Mais il y a une autre vie. Au-dedans de moi, elle s’étire, tendre pellicule, recouvrant un printemps en train de reverdir. Je vais déboucher sur le paysage qui veille derrière tous les autres ; il chemine à travers toi, Hellé. Je te dédie cette dernière pensée. Combien de temps m’aura-t-il fallu pour aller de Radia à toi !

– Qui, sur la rive sauvage, qui parle de cours du temps !

Le rire fou de Hellé s’est répercuté d’un bord à l’autre du monde. (pp. 158-159)

Au-delà de ce rire fou toute parole est dérisoire : le roman se termine donc, comme se terminera six ans plus tard Dieu en Barbarie sur le rire non moins fou de Kamal pour qui le sens tant recherché s’avère aussi dérisoire dans son évidence.

Pourtant dans Le Maître de chasse, si les Mendiants de Dieu n’obtiennent que « cette réponse se réduisant au mot Rien » et l’ironique retournement de la réponse donnée dans sa propre mort par le quêteur aux quêtés, c’est-à-dire par Hakim Madjar aux Ouled Salem, la fin ébauche une autre réponse à la quête orphique. Après tout, autant que le Sens de son chant, c’est aussi Eurydice qu’Orphée allait chercher aux Enfers ! Dans le roman de Dib, n’y a-t-il pas à la fin cette réponse que suscite Marthe, l’épouse de Hakim, qui a appris à écouter le silence (p. 58), à reconnaître les veilleurs invisibles, à aborder une terre inconnue où à sa parole, à son écoute elle-même se substituera dans la toute dernière séquence la parole de Hakim, enfin devenu locuteur, et qui annonce l’amour et la fête par-delà la mort ? L’envers enfin atteint, la parole première, serait-ce l’amour ? Mais un amour, alors, qu’on pourrait qualifier de désertique puisqu’il ne se fête que dans l’absence de Hakim, condition de la présence de sa parole ? Et si le lieu ultime est cette parole même, qui n’est que parce que son locuteur en est absent, qui n’existe que parce que l’amour-désir de Marthe transforme la mort de Hakim en cette parole-fête, Dib va ici plus loin que le mythe grec puisqu’il retourne le couple mythique : c’est Eurydice qui cherche Orphée, mais elle ne le trouve que dans son absence. La parole de l’amour est aussi celle de la mort de son locuteur et de son absence. Elle n’est que dans le désir que suscite cette absence désertique : le désert de la parole seul permet la fête.

Le dire de la stupeur

On peut ainsi faire une observation valable pour d’autres romans de Dib, même si d’un roman à l’autre on prétend ici dessiner aussi une évolution dans la représentation de ce désert de la parole. Si le désert de la parole seul permet la fête, et particulièrement la fête amoureuse, cet aboutissement est aussi une sorte de dire de la stupeur. A la fin de Qui se souvient de la mer aussi, la quête du narrateur semble avoir enfin abouti, quête de Nafissa de l’une à l’autre des différentes villes de cette allégorie fantastique de la guerre d’Algérie qu’est en partie ce roman publié l’année même de l’Indépendance. Or non seulement il n’est pas dit que Nafissa ait été rejointe, mais il semble bien que la quête elle-même, dans cette sérénité-souvenance finale qui donne aussi son titre au livre, ait perdu son objet. Le désert de la parole est ainsi une sorte d’au-delà du cataclysme : cette souvenance contient-elle encore le désir, ou simplement la stupeur ? Voici les dernières lignes, encore, de ce roman :

Mon programme s’allège ! de toute sa dernière partie. Je reproduis sans y changer un mot le récit laconique que viennent de me faire certaines personnes chargées naguère de la liaison avec mon ancienne ville :

« Explosant l’une après l’autre, les nouvelles constructions sautèrent jusqu’à la dernière, et aussitôt après les murs se disloquèrent, tombèrent : la ville était morte, les habitants restant dressés au milieu des ruines tels des arbres desséchés, dans l’attitude où le cataclysme les avait surpris, jusqu’à l’arrivée de la mer dont le tumulte s’entendait depuis longtemps, qui les couvrit rapidement du bercement inépuisable de ses vagues. »

Quelquefois me parvient encore un brisement, un chant sourd, et je songe, je me souviens de la mer. [12]

La même ambiguïté se retrouve à la fin des Terrasses d’Orsol, où Ed ne reconnaît plus Aëlle. L’amour débouche sur une absence comparable, que j’appellerai ici une mémoire désertique, un en-dehors du monde, un dialogue dont l’apparente absurdité développe une sérénité stupéfiée elle aussi :

Elle entre avec un sac à provisions à la main.

« Vous savez quoi, mademoiselle ? Dès que je serai sorti d’ici, j’irai m’installer à Jarbher, vivre à Jarbher le restant de mes jours. Et vous savez, j’ai retrouvé le titre du film que j’ai vu là-bas. Ça m’est revenu tout seul, For ever… Je retrouverai Aëlle aussi.

– Ed, tu es à Jarbher. Je suis Aëlle.

– Aëlle. Ah, Aëlle… Elle est là-bas, à Jarbher. [13]

Cette stupeur, cette absence sont bien comparables à la sérénité de Marthe à la fin du Maître de chasse. Le désert sera en partie ici celui du sens. C’est peut-être une lecture possible de cette figure du Maître de chasse lui-même, souvent évoqué en ce que c’est lui seul qui détient les clés, le sens : et si le sens était précisément cette absence de celui qui est sensé le détenir, et qu’on ne voit jamais ? On pourrait faire une analyse comparable du choix délibéré du personnage éponyme, à la fin de Habel, de s’installer à l’asile psychiatrique où se trouve déjà Lily : là encore, comme dans Qui se souvient de la mer, rien ne dit que la femme aimée sera rejointe par ce passage vers un envers de la ville. Mais le choix délibéré est celui de l’abandon du sens, dans l’abandon de la raison :

« Vous passeriez tout ce temps ici ? Enfermé durant des années auprès d’une malade ? Ce serait monstrueux. Vous êtes si jeune… [lui dit le directeur de l’asile, qui continue :] Et puis il y a un danger plus grand encore dont vous ne vous doutez guère. »

Habel reprit en écho :

« Un danger plus grand.

– Oui ! Celui de perdre vous-même la raison ! Comme catastrophe alors, ce serait…

– Je n’ai que faire de ma raison. » [14]

Dès lors la fin du roman, dans tous les cas, devient exhibition du silence comme aboutissement. Silence désertique en ce que le sens est toujours absent, et que cette absence même est peut-être la sérénité ? La tentation est grande, et plusieurs y ont cédé, de donner une interprétation mystique à cette quête initiatique qui sous-tend toujours à des degrés divers les romans de Dib. Or il me semble au contraire qu’il convient davantage d’y lire une sorte de représentation désertique de l’absence de signification. De cette rive sauvage qui donnait déjà son titre au roman de 1964, au-delà de laquelle il n’y a plus rien, que ce rire fou de Hellé : le rire n’est-il pas par définition la récusation du sens, de toute tentative de donner un sens ultime, a-fortiori idéologiquement cohérent comme le sens mystique ou le sens idéologique ? L’égarement « d’un bout à l’autre du monde » dans lequel ce rire se déploie est le contraire de la « Voie » des mystiques, même si pour y arriver, le dépouillement initiatique est le même. Mais précisément, le dépouillement initiatique le plus abouti n’est-il pas dans l’acceptation du fait qu’il n’y a pas de sens au bout de cette quête ? Dans l’acceptation donc, que non seulement cette quête exige du quêteur un abandon total de tout ce qui le raccroche à l’humain, mais qu’elle exige aussi l’abandon de l’illusion même d’un sens à trouver, illusion trop humaine encore d’un but ultime. C’est peut-être là selon moi la dimension essentielle de cette stupeur, comme de l’obsession désertique de toute l’œuvre cherchant à l’exprimer.

Le Désert sans détour

Or c’est bien sur cette stupeur, et toute son ambiguïté, que commence le roman le plus désertique de toute l’œuvre de Dib, puisque le désert en est le cadre de bout en bout et qu’il lui donne également son titre [15] :

…Quelques coups de feu encore, des tirs de mortier : sporadiques, il y a eu ces coups de feu, ces tirs de mortier, de nuit ; au jour, plus rien, le désert a retrouvé son visage d’innocence. Les guerriers se sont mesurés, valeureux guerriers, frappant fort et sans merci. Ce qu’il reste d’eux. Comme ils étaient noués sur leurs armes, ils se sont enlisés dans les sables. Le vent a soufflé, il a levé les sables. Les sables leur montent à présent jusqu’aux reins, jusqu’au cou, jusqu’à des yeux toujours ouverts. S’y enfonçant, avec un rictus féroce, ces soldats luttent encore, dirait-on. Par endroits n’émergent plus, plantés de guingois, que des fûts de mitrailleuses, de canons, vestiges d’une forêt de fer engloutie, elle sinon ses monstres, half-tracks, tanks, couchés sur le flanc, morts aussi. (p. 11).

L’ambiguïté ici est d’abord politique et éditoriale : publié peu après la guerre du Golfe, un livre commençant de cette manière, avec de plus une technique de description très cinématographique qui n’est pas sans nous faire penser à tout ce que la télévision nous montrait alors de la « guerre propre », ou encore des « frappes chirurgicales », ne manque pas de créer des associations pour ses lecteurs. Le livre a pourtant été écrit avant, nous dit l’auteur. De là à ce que certains critiques y voient comme on l’avait fait pour L’Incendie, publié peu avant le début de la guerre d’Algérie, une prémonition… Plus sérieusement, il faut souligner d’abord qu’on retrouve ici une ambiguïté du référent politique comme du sens idéologique avec laquelle L’Incendie encore nous avait déjà familiarisés. Mais surtout, cet après-bataille désertique dans lequel a lieu tout le roman est celui d’un temps où tout est toujours déjà arrivé : le désert ici est d’abord celui d’un temps arrêté, s’annulant en quelque sorte lui-même comme il annule aussi l’histoire, la mémoire. Et en même temps il est celui d’une réalité problématique : Les deux personnages assez proches de ceux d’En attendant Godot qu’on voit arriver semblent sortis d’un songe, et leur marche dans le désert s’annule en quelque sorte elle-même. « Ils étaient arrivés et ne le savaient pas » (pp. 55-56), dit la voix en contrepoint et en italiques qui alterne comme souvent chez Dib avec leur représentation quasi-théâtrale, et celui qui se nomme Hagg-Bar pourra bientôt affirmer : « Rien ne s’est passé. Et on peut tenir pour assuré que rien ne se passera. » (p. 66).

Car l’irréalité de cette guerre enlisée dans le désert, qui n’est pas plus la guerre du Golfe qu’une autre, s’inscrit sur une absence d’histoire, de mémoire, de filiation : « Nous n’avions déjà pas d’histoire. Nous vivions nos jours, les jours que le destin impartit à chacun, et nous passions. Une fois passés, nous n’avions pour ainsi dire jamais existé. Nous ne savions pas de qui nous étions les fils. Et tout était bien ainsi. » (p. 13) [16]. La royauté burlesque de Hagg-Bar, « lion [au] chef emballé dans ce qui aurait été un casque, mais qui n’est qu’un keffieh » et « empoignant ce qui aurait pu être un sabre mais qui n’est qu’un parapluie » et sa mimique toujours dansée rejoignent alors celle de l’érudit Wassem dans La Danse du Roi [17], dont la dérision néanmoins pouvait garder encore un reste de sens, puisque Wassem était en partie l’intellectuel à la royauté bafouée par le politique. L’écrivain a subordonné sa libre création à l’action révolutionnaire. Mais les révolutionnaires n’avaient que faire de lui.

Et cependant, comme Hagg-Bar dans ce désert sans mémoire, Wassem à l’ouverture du portail sur un tas d’immondices qui pouvait préfigurer ce désert, cessait d’être un bouffon voué à l’amusement du roi : il devenait roi lui-même, même s’il n’était accoutré que des oripeaux grotesques rejetés par l’homme d’action, et si sa couronne n’était qu’une boîte de conserves vide. C’est-à-dire que la signification politique tout en restant présente s’estompait déjà devant la représentation du tragique de l’écriture : la royauté de Wassem comme celle de l’écrivain est dans l’acceptation de sa propre mort. Dans le geste même dont elle se sacre, la création se glorifie par sa propre impossibilité : coquille vide lui aussi, Wassem mourait sur un tas d’immondices. Par la parade grotesque qui clôt La Danse du roi, l’écriture apparaissait ainsi comme désir d’un lieu vide dont la mémoire ne peut que davantage souligner la perte, peut-être parce que cette perte est nécessaire à la productivité désirante de l’écriture. Dans Le Désert sans détour il n’y a même plus ces restes d’un festin dont Wassem se coiffait : le désert est vide de mémoire comme de sens, et le titre du roman devient de ce fait impitoyable antiphrase si on pense à la marche vaine de Hagg-Bar et Siklist. Il rejoint ainsi en partie le titre initialement prévu pour Le Maître de chasse : Le premier Sable. La virginité de la genèse est en effet aussi présente, en contrepoint aux oripeaux d’une mémoire perdue que porte Hagg-Bar l’homme au smoking, dans cette évocation répétée du premier homme tirant la première femme de son propre corps nu avant de refaire corps avec elle, apparaissant dans les passages dits par la voix en italiques qui alterne avec le récit de l’errance de Hagg-Bar et Siklist. Elle n’en souligne que plus l’absence de sens de celle-ci, comme de la vie elle-même ? Il importe peu à Hagg-Bar et Siklist d’être parvenus à cet endroit ou à un autre, ne serait-ce que parce que la marche dans le désert s’annule elle-même, et apparaît ainsi comme un jeu à qui perd gagne, comme lors de la visite simulée du chancelier, rappelant elle aussi cette danse du roi qu’on vient d’évoquer, et dans laquelle « si on ne veut pas avancer à reculons, il faut savoir rester à sa place, et s’y accrocher et jouer, jouer à qui perd gagne. » (p. 62).

Pourtant cette marche sans repères ni mémoire, dans un temps aussi vain que son espace puisqu’on change constamment de jour de façon parfaitement aléatoire, se veut recherche de la source, du sens, comme le suggère la citation du Deutéronome en exergue du roman : « Nous partîmes donc d’Horeb et nous marchâmes, par tout ce grand et terrible désert… ». Mais dans le Deutéronome Moïse mène bien son peuple vers la Terre promise, même s’il meurt une fois arrivé et n’y pénètre donc pas lui-même. Hagg-Bar quant à lui, après avoir perdu Siklist, se contente de devenir une idole sans fidèles en plein désert. Pourtant son rôle est bien d’aller au sens, trouver la source, mener « à celui qui nous a laissé le message » (p. 102), et cette mission est soulignée par l’abandon même de Siklist lorsqu’il l’énonce. Le départ de Siklist qui part à la rencontre des autres, et finit par en trouver, puis par raconter l’ histoire d’une façon burlesque et décalée qui rappelle la chute finale (« Mes gages ! Mes gages ! ») de Sganarelle dans le Dom Juan de Molière, consacre en quelque sorte Hagg-Bar dans sa solitude de veilleur dérisoire, de déchiffreur au moyen de son parapluie qui sert aussi à écrire sur le sable des lignes immédiatement effacées. Car, dit-il encore, « si je n’étais pas ce gardien du temps à l’écoute, quelle histoire aurait intérêt à se raconter ? ».

Mais ce déchiffreur contrairement à Moïse n’a rien à déchiffrer, et le temps lui-même sur lequel il dit veiller n’est-il pas pareillement illusoire ? N’est-ce pas là encore une fois le rôle et la place de l’écrivain ? C’est pourquoi il se dédouble aussi : non seulement dans ce dialogue avec lui-même au chapitre 16, où il se demande entre autres « Etes-vous Œdipe ou le Sphinx ? Etes-vous le rêveur ou le personnage de votre rêve ? » (p. 120), mais aussi dans cette alternance entre le récit en caractères romains (chapitres pairs) de sa marche dans le désert avec Siklist puis de son immobilité dédoublée sans celui-ci, et celui en italiques (chapitres impairs) de cette voix de la stupeur qui ouvre le roman sur la catastrophe initiale, et qui elle aussi dit alternativement « Je » et « Nous ». Voix dont le récit d’ombre face à l’éblouissement solaire est peut-être déjà celle de ce veilleur que Hagg-Bar est finalement devenu, ou bien simplement celle de l’écrivain avec qui elle peut comme celle de Hagg-Bar souvent se confondre : n’est-elle pas celle qui voit Hagg-Bar et Siklist sortir de son propre songe du désert (p. 55) ? Or cette alternance n’est pas sans rappeler aussi celle qu’introduisent dans Habel [18] les dix soirs où le personnage éponyme revient à ce lieu central du roman où il a vu la mort en face et où, dans des chapitres en italiques également, il s’adresse à son frère resté au pays pour dégager en quelque sorte la signification, ou l’absence de signification, de ce qu’il vit. Soirs où il reçoit, comme Rodwan dans La Danse du roi, de l’Ange de la mort la mission de « donner à chaque chose précisément un nom » : dans cette représentation du travail d’écriture à laquelle le personnage plutôt fruste de Habel ne semblait pas être préparé il est en quelque sorte doublé par le personnage antithétique de La Dame de la Merci, Eric Merrain l’écrivain, lui aussi double.

Pourtant si Hagg-Bar devient idole sans adorateurs enlisée dans les sables, c’est Siklist qui est sacré roi à la fin par les Autres enfin rencontrés. Mais ce sacre est celui d’une parole-danse inaudible : « …et les autres chantaient déjà. Il ne les a pas entendus. On n’entend rien. On n’entend ni un son ni une parole sortant de leur bouche. » (p. 136). La royauté de Hagg-Bar est encore plus parodique que celle de Wassem dans La Danse du Roi. Car c’est la personne même ici qui se dissout, dans un dédoublement infini : d’abord antithèse de Hagg-Bar, Siklist n’est-il pas devenu son double ? « Je n’ai que faire de ma raison », avions-nous déjà vu dire Habel : or cette raison n’est-elle pas d’abord la conscience de soi du locuteur ? Dans Cours sur la rive sauvage, Radia-Hellé se démultipliait en une infinité de personnalités se confondant dans son rire sidéral. Mais Iven Zohar, tout perdu qu’il était entre ces partenaires démultipliées et ce rire qui rendait vaine toute signification, n’en restait pas moins encore lui-même, si déceptive que fût sa quête. Dans Le Désert sans détour un pas de plus est franchi (« sans détour », cette fois ?) : On ne pourra savoir si on est Œdipe ou le Sphinx, le rêveur ou le personnage du rêve, qu’à la chute de Thèbes « et, – par conséquent trop tard. Il sera trop tard alors. Ce qui a commencé avant vous et sans vous, s’achèvera après vous et sans vous. » (p. 120). C’est peut-être là la signification ultime du désert et de l’absence qu’il sous-tend : cette absence n’est-elle pas d’abord notre absence au monde à tous, parce que le sens n’a peut-être jamais existé ?

Du sable à la neige

Si donc le désert, thématique centrale de toute l’œuvre de Dib, est ainsi essentiellement celui de la parole, se radicalisant d’un livre à l’autre comme leur succession chronologique le laisse bien apprécier, s’il est ce « désastre de l’écriture » dont parlait Blanchot, sa représentation nous permet d’aller encore plus loin : le désastre de l’écriture est ici plus globalement celui du Sens. La quête mystique à laquelle certaines interprétations ont voulu s’arrêter exhibe en fait sa propre vanité. Il n’y a pas de réponse, et la personne même du quêteur se dissout dans la vanité de sa quête. « Je n’ai que faire de ma raison », disait Habel : cette raison ainsi congédiée ne dessine-t-elle pas du même coup la limite, la « rive sauvage » dans laquelle le dire qui la congédie s’annule ?

Il faut cependant nuancer à présent cette radicalisation d’un désert du sens et de la parole que j’ai tenu à développer ici. Je suis tenté en particulier par une lecture de la thématique du désert dans l’œuvre tardive de l’écrivain, à partir d’abord de l’association implicite du désert affectif de la perte avec la superbe image contenue dans le titre de Neiges de marbre [19], puis a-contrario, du désert comme objet de désir irréalisable dans L’Infante maure [20], compensée à nouveau en sens inverse dans la séquence « Le sourire de l’icône, 4 », qui clôt le « roman », paru en 2001 : Comme un Bruit d’abeilles [21]. Je me contenterai pour finir de suggérer quelques pistes pour cette nouvelle lecture.

Comme on le sait, une grande partie de l’œuvre tardive de l’auteur est constituée par ce qu’on a appelé le « cycle nordique », comportant successivement Les Terrasses d’Orsol, Le Sommeil d’Eve [22], Neiges de marbre et L’Infante maure [23]. Et l’on ne sera pas étonnés que dans ce contexte géographique le sable du désert soit progressivement remplacé par la neige : celle, en particulier, qu’affectionne Lyyli Belle, mais auparavant déjà celle du manque et de la perte, dont la dimension implacable se trouve dans l’association de la neige au marbre par le titre du texte de 1990, qu’on ne peut pas tout à fait qualifier de « roman », en ce que son ancrage référentiel le rapproche davantage d’une sorte de journal intime, ou de chronique de la perte d’une enfant par son père.

Mais entre Neiges de marbre et L’Infante maure, il semble bien qu’un retournement se soit produit. Si la neige est explicitement comparée au sable du désert par Lyyli Belle, il semble que la parole de la fillette que développe le second roman devienne ici conjuration de cette perte.

A la fin de Neiges de marbre la blancheur de la neige était associée à celle des fantômes et de l’absence de lettres, dans une étendue vide :

…le temps a blanchi et j’ai blanchi, nous avons pris, le temps et moi, la plus blanche des blancheurs, celle des fantômes. (…) Le facteur apporte chaque jour des lettres, sauf celle qu’on espère. La neige elle-même donne l’impression de n’être pas loin, elle n’a jamais quitté tout à fait l’air (…). Subtil, erre ce parfum de neige. Un jour, le temps tournera la tête et montrera sa face blanche : face de neige à l’inaltérable blancheur, face de l’absolu. Toute la neige, toute l’étendue. [24]

L’absence, la perte définitive de Lyyl [25] par son père se confondent ici, à travers l’évocation de la neige, avec la mort, non nommée, mais amenée par un retour inexorable du temps et de l’âge. Et c’est avec cette mort non nommée que se confond aussi le silence définitif de la dernière page refermée du roman. Pourtant on se souvient que l’itinéraire initiatique impulsé par le désert vers une perte du sens de la parole allait bien plus loin que ce qu’on pourrait appeler cette contingence de la mort évoquée ici. On est donc amenés à s’interroger avec Neiges de marbre sur ce qu’on pourrait appeler une re-humanisation de l’écriture dibienne. La contingence de la mort, même si elle se confond avec le froid de la neige et surtout sa blancheur, qui peut être lue encore comme l’absence de signes [26], comme le vide de la page blanche ultime où plus une parole ne vient s’écrire, n’en est pas moins pour le lecteur un domaine plus familier, plus proche, plus humain somme toute que cet au-delà du sens auquel le désert nous avait accoutumés. La mort, contrairement à l’envers ou à l’absence de toute signification qu’on avait vu le désert déployer sur une « rive sauvage » particulièrement inconfortable, est pour le lecteur « moyen » de l’ordre du familier, du référent connu. Et ce référent connu, rassurant de ce fait sous son désespoir, ne manquera pas d’être mis en relation avec la dimension référentielle, semi-autobiographique, de l’écriture non-fictionnelle de ce roman. Ecriture qui frise parfois l’écriture blanche, à l’absence affichée de prétention « littéraire », et qui s’apparente de ce fait à une sorte de journal intime. La perte qui constitue le centre de ce texte, qui n’est donc pas tout à fait un roman, est d’abord une perte vécue, par un narrateur se nommant lui-même « celui qui dit ‘je’ », et qui n’a plus grand-chose à voir avec un personnage de fiction. La familiarité rassurante de la mort rejoint celle de l’absence désignée de l’enfant aimée : il s’agit bien de contingences de la condition humaine dont la dimension référentielle est ainsi en accord avec le discours s’apparentant au journal intime que développe ce texte.

La perte est encore bien présente dans L’Infante maure, mais il s’agit plutôt de l’absence, non plus de Lyyl perdue par « celui qui dit ‘je’ » dans Neiges de marbre, mais de « papa » dans la parole envahissante et souveraine de la fillette elle-même, laquelle en grandissant est devenue Lyyli Belle. L’absence qui semblait définitive de Lyyl à la fin de Neiges de marbre a suscité pour notre grande surprise et notre ravissement dans L’Infante maure la parole de Lyyli Belle, construite sur l’absence de « papa » (« Celui qui di[sait] ‘je’ » dans Neiges de marbre) qu’elle finit par conjurer à la fin. D’ailleurs si la fillette était désignée à la troisième personne dans Neiges de marbre, c’est essentiellement elle « qui dit ‘je’ » dans L’Infante maure. Et la parole qui lui est conférée ainsi par le désir de « Celui qui di[sait] ‘je’ » fait de ce texte à nouveau le roman que le précédent n’était plus, envahi qu’il était par le dire référentiel. La question de la réalité du dialogue de l’enfant et du père dans ce roman devient de ce fait secondaire, alors que la réalité de la perte était centrale pour l’écriture du précédent, du fait que « Celui qui di[sait] ‘je’ » racontait en fait sa propre histoire, dans laquelle la perte était subie d’abord par lui-même. On peut voir là également une explication du titre : « maure » peut-être, on y reviendra, Lyyli Belle est d’abord « L’Infante » : sa royauté lui est conférée en partie par la souveraineté littéraire de ce nouveau texte romanesque. Plus encore : cette royauté, contrairement à celle de Wassem-Rodwan dans La Danse du roi, n’est pas parodiée, à la fin du roman, mais y manifeste la plénitude de ses pouvoirs dans la phrase finale qui résorbe l’absence : Le roman se termine par « Le lien ne s’est jamais dénoué » [27], dit par l’enfant dont la parole a aboli l’absence de son père. La parole a retrouvé ses pouvoirs avec la royauté de cette enfant. Le rire de Hellé à la fin de Cours sur la rive sauvage, celui de Kamel à la fin de Dieu en Barbarie, et l’hébétude de Ed à la fin des Terrasses d’Orsol seraient-ils conjurés par la royauté de cette enfant, là où la royauté des personnages adultes se brisait elle-même dans le burlesque et le dérisoire ? Et l’enfance ne serait-elle pas quelque part un lieu privilégié des pouvoirs de la parole ? [28] La non-littérarité exhibée parfois par la dimension référentielle de Neiges de marbre n’est-elle pas explicable en partie parce que ce récit est celui de la perte d’une enfant ?

Allons plus loin : quelques chapitres de L’Infante maure, en petit nombre, sont même dits par « papa » [29], ce qui instaure dans la forme romanesque au moins un dialogue retrouvé par-delà l’absence physique de ce même « papa ». Mieux encore : cette absence elle-même est mise en signification par la fillette, qui se réclame elle-même comme descendante d’Ismaël [30] et du nomadisme que dessine son désert, ce qui justifie le qualificatif « maure » dans le titre du roman.

Je dis : le pays de papa, si vous y êtes, c’est un désert. (…). Et on n’a pas besoin de savoir comment s’y retrouver : dans un désert, on est partout au milieu, dit papa. Moi, je suis plantée justement au milieu, ce milieu qui se trouve partout. On y voyage aussi sans bouger parce que vous êtes toujours là où il vous plaît d’être. (…) C’est son pays : et moi donc, personne ne m’empêchera de dire qu’il est le mien, quand bien même j’ai un autre pays, un pays plus plein de neige que d’autre chose. Où on ne sent que l’odeur des sapins et du froid. Mais où, comme là-bas, on est partout au milieu. Notre sable, nous, c’est la neige. Ainsi, je connais la neige et le sable. Et quelque part, ils sont frère et sœur. (pp. 146-147).

Aussi sa parole souveraine la transporte-t-elle dans ce désert qu’elle n’a pas besoin de voir physiquement pour y trouver précisément son aïeul, gardien de ce désert assis à l’entrée de sa tente, et c’est peut-être là que la parole de l’Infante se révèle la plus efficace, puisqu’au désespoir froid des neiges de marbre, elle a substitué « cette neige de sable toute chaude. Même brûlante », où soudain « ça se produit ! » (p. 147).

Ce qui se produit, c’est peut-être d’abord l’échange de paroles entre le grand-père et Lyyli Belle, qui dessine un parallèle rigoureux entre la neige et le sable, mais aussi une réflexion sur l’exhibition des limites des pouvoirs de la parole qui sont propres à la fois à ces deux éléments. Pourtant, même si les atlals, signes dessinés sur le sable par un basilic qui n’est pas sans rappeler le scorpion du Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry, disparaissent, et avec eux le grand-père qui avait appelé l’enfant à les lire, ce qui nous ramène à une problématique qu’on avait développée avec Le Désert sans détour, et même si dans ce désert Lyyli Belle n’a pas trouvé son père, l’absence de réponse du désert ainsi suscité par le dire de l’Infante n’en apparaît pas moins comme une sorte de reconnaissance positive du réel. Même dans l’absence de signification qu’il dessine, le désert ici apporte une réponse à l’enfant qui sait l’y chercher par sa parole :

On naît partout étranger. Mais si on cherche ses lieux et qu’on les trouve, la terre alors devient votre terre (p. 171).

La question dès lors ne sera peut-être plus de trouver le sens, dans l’envers d’une parole ou de signes aussitôt effacés comme les atlals que trace le basilic avant de disparaître, alors que le grand-père veilleur le fera aussitôt après. La réponse n’existe probablement pas : « On n’a jamais de réponse, à rien. Il n’y a que des questions » (p. 176) : celle, par exemple, de cet oiseau qui chante sans relâche « Papa. Papa » ? La parole alors retrouve avec Lyyli Belle cette royauté qu’elle avait perdue. Aussi sa sagesse se manifeste-t-elle en même temps qu’une innovation verbale, encore une fois enfantine : notre étrangeté dans un monde sans réponse, celui dans lequel Lâbane de Dieu en Barbarie cherchait en vain un père absent lui aussi, pour enfin se sentir à sa place, deviendra dans les mots de Lyyli Belle notre « étrangement » : celui dont nous ne pouvons sortir que grâce à la reconnaissance par les mots souverains :

Je vais, je viens, parce que cet homme qui est mon papa, cet homme est un étranger. Il a besoin que j’aille le chercher dans son étrangement. Et moi, ici, dans mon propre pays, qui suis-je sinon une autre étrangère ? A son tour il vient et m’arrache à mon étrangement. Sans quoi, ça ferait un étranger de plus dans le monde. (p. 171).

*  *
*

Le langage seul par lequel s’effectue cette reconnaissance peut nous sortir de notre « étrangement ». Mais en même temps c’est peut-être dans cet « étrangement » que ce langage, précisément, peut trouver le sens que cachait la clôture de la ville ? C’est peut-être pourquoi c’est l’immigré rencontré à la fin des Terrasses d’Orsol qui possède sans le savoir la réponse toute simple à la quête infinie d’Ed dans tout le roman ? D’ailleurs, contrairement aux steppes de L’Incendie ou du Maître de chasse, la neige n’est pas pour Lyyli Belle un envers de la ville, qu’elle ne connaît d’ailleurs guère. La « rive sauvage » a peut-être été franchie en même temps que cet envers de la ville, qu’étaient encore les steppes de L’Incendie et du Maître de chasse, a été remplacé par le désert sans envers du Désert sans détour. Mais peut-être manquait-il encore à Hagg-Bar l’innocence première qui confère à Lyyli Belle sa profonde sagesse et son pouvoir de reconnaissance, sa royauté ? L’envers de la ville n’a de sens que pour qui a connu la ville, et la fuit après l’avoir condamnée, dans un discours qui est encore culturel, qui est d’en deçà du passage ultime qu’ouvre la sentence-Sésame de Habel : « Je n’ai que faire de ma raison ». La raison ici est grandement celle du Sens, que les Mendiants de Dieu du Maître de chasse commettaient l’erreur de chercher dans un ailleurs qui n’est tel que dans le discours citadin dont ils sont somme toute prisonniers, et que seul l’amour de Marthe, peut-être, venait rompre à la fin, faisant surgir la parole de Hakim comme Lyyli Belle dans L’Infante maure arrache son papa à son étrangement. La royauté de Lyyli Belle vient de ce qu’elle ne cherche pas un envers d’une ville qu’elle ne connaît pas. Mais qu’elle accepte l’absence de réponse préétablie pour rendre effectif grâce à sa parole que le lien, en fait, n’a jamais été rompu.



[1] Pour sa poésie, je renvoie aux pp. 245-256 de mon livre : Lecture présente de Mohammed Dib, Alger, ENAL, 1988, 273 p. Ce livre peut être consulté sur le site www.limag.com, à l’adresse : http://www.limag.com/Textes/Iti21/Itineraires21-22Dib.htm

[2] On pense entre autres aux articles de Najeh Jegham, Afifa Bererhi et Fewzia Sari dans le numéro spécial de la revue Itinéraires et contacts de cultures, Paris, Université Paris 13 et L’Harmattan, n° 21-22, 1er et 2e semestres 1995, sur Mohammed Dib, que j’avais coordonné. Ce numéro peut être consulté sur le site Limag, à l’adresse : http://www.limag.com/Textes/Iti21/Itineraires21-22Dib.htm

[3] Paris, Le Seuil, 1952, 190 p.

[4] Mohammed Dib, L’Incendie, Paris, Le Seuil, Rééd. 1974, pp. 7-8.

[5] Charles Bonn, Op. cit.

[6] Paris, Le Seuil.

[7] Paris, Le Seuil, 1973, 207 p.

[8] Confidence de l’auteur dans une conversation privée alors qu’il était en train d’écrire le roman en 1972.

[9] Paris, Le Seuil, 1970, 218 p.

[10] Paris, Le Seuil, 1962, 191 p.

[11] Paris, Le Seuil, 1964, 159 p.

[12] Qui se souvient de la mer, Paris, Le Seuil, 1962, p. 186.

[13] Les Terrasses d’Orsol, Paris, Sindbad, 1985, pp. 213-214.

[14] Habel, Paris, Le Seuil, 1977, p. 187.

[15] Le Désert sans détour, Paris, Sindbad, 1992, 136 p.

[16] Cette absence de filiation, cette trahison des pères, est un thème qu’on trouve déjà chez Kateb dans Nedjma (1956), mais qui est présent dans toute l’œuvre de Dib, particulièrement à travers le personnage de Lâbane dans Dieu en Barbarie et Le Maître de chasse. Le désert peut y être lu également de ce fait, dans ce roman comme dans Le Maître de chasse, comme une représentation de cette absence, qu’on pourra cependant mettre en relation avec le désert comme filiation imaginaire dans la représentation de son grand-père par Lyyil dans L’Infante maure (1994). Pour une réflexion philosophique sur la relation faussée avec la mémoire et l’histoire au Maghreb, on lira avec profit l’article d’Abdelwahab Meddeb : « L’interruption généalogique », Esprit, Paris, n° 208, janvier 1995, pp. 74-81.

[17] Paris, Le Seuil, 1968, 204 p.

[18] Paris, Le Seuil, 1977, 188 p.

[19] Paris, Sindbad, 1990, 222 p.

[20] Paris, Albin Michel, 1994, 181 p.

[21] Paris, Albin Michel, 2001, 279 p.

[22] Paris, Sindbad, 1989, 225 p.

[23] Il n’est pas interdit de penser par ailleurs, surtout quand on sait l’importance du thème de la folie dans Le Sommeil d’Eve, que Habel est peut-être déjà une annonce de ce cycle, qui apparaît alors comme ce que Habel trouve une fois prononcée la formule « Je n’ai que faire de ma raison », qu’on a déjà citée.

[24] Neiges de marbre, p. 217.

[25] L’enfant s’appelle Lyyl dans Neiges de marbre, et Lyyli Belle dans L’Infante maure.

[26] On peut même se hasarder à risquer une double interprétation du mot « lettre » : les lettres sont celles qu’apporte le facteur, mais ne peut-on pas aussi lire ici la lettre attendue que ce facteur n’apporte jamais comme la parole absente, définitivement désertée ? Comme le signe précisément qui ne s’écrit pas sur la neige ?

[27] L’Infante maure, p. 181.

[28] Il serait peut-être intéressant de s’interroger sur le personnage de l’enfant comme introducteur de la parole et de ses pouvoirs dans toute l’œuvre de Dib : comparer Lyyli Belle à Omar, mais peut-être s’interroger aussi sur les textes que Dib a écrits pour des enfants, sur les contes et comptines repris dans le texte même de L’Infante maure. Parole de l’enfance et enfances de la parole ont peut-être là un lien secret ?

[29] Les chapitres 5 (pp. 33-36), 9 (pp. 55-60) et 12 (pp. 73-79) sur les 14 de la première partie (« L’héritière dans les arbres »), et aucun des douze chapitres de la seconde partie, où cependant la parole du père est rapportée parfois par la fillette.

[30] « Je veux être, comme papa, l’enfant dont Ismaël a été le premier père. Une paternité avant toutes les autres, une paternité passée dans le même sang de papa jusqu’à moi » (p. 172).