Abdallah BOUNFOUR

 

Université de Bordeaux III

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AUTOBIOGRAPHIE, GENRES

 

ET CROISEMENT DES CULTURES.

 

LE CAS DE LA LITTERATURE

 

FRANCOPHONE DU MAGHREB.

 

 

 

 

 

 

DU NOM PROPRE :

 

 

     On a beaucoup spéculé sur le nom à donner à cette littérature. C'est ainsi qu'on parle de littérature maghrébine d'expression ou de gra­phie française, de littérature francophone ou française du Maghreb... La référence géographique, le Maghreb ou la maghrébinité, peut être spéci­fiée en Maroc-marocanité, Algérie-algérianité ou Tunisie-tunisianité. Dans tous les cas, on notera qu'aucun vocable n'articule la référence arabe qui, ne l'oublions pas, est constante dans la plupart des discours, y compris ceux des écrivains "francophones" eux-mêmes[1] . Dénomination probléma­tique et "oubli" d'une dimension au moment où s'ouvre, de nouveau, un débat international sur la francophonie.

 

     Pour ne pas enfermer davantage la lecture de cette littérature dans une identité nationaliste - est-elle française ? arabe ? berbère ?..., il me semble plus important et, par conséquent, plus urgent d'ouvrir cette lec­ture sur l'identité de toute littérature, le dire d'un concentré ontologique in­articulable autrement. Autrement dit, la question de la dénomination dé­termine les lectures nationalistes et paternalistes, fussent-elles drapées dans les méthodologies les plus sophistiquées qu'offre aujourd'hui le mar­ché des théories critiques. Déplacer cette question, c'est ouvrir d'autres possibilités de lecture.

 

 

 


AUTOBIOGRAPHIE ET TEMOIGNAGE :

 

 

     Partons d'une expérience d'enseignement, la mienne en l'occurrence, de cette littérature à un public maghrébin. On constate ceci :

l. - Ce public formulait un désir profond, semble-t-il, pour l'étude des au­teurs maghrébins car, disait-il, cela était "plus proche de ses préoccupa­tions " que Proust et Claudel. Argument dont la concision et l'évidence désarmaient toute vélléité de discussion.

2. - Au fur et à mesure de l'analyse du Passé simple de Driss Chraïbi, entre autres, ce public manifestait de l'agacement, voire de la gêne qui, parfois, s'était tranformée en colère contre cette littérature. Là encore l'argument est franc et concis : "on ne doit pas écrire ainsi sur soi et sur les siens".

 

     Entre le désir de l'étude et l'objet étudié, il y a une tension qu'on peut résumer ainsi : cette littérature m'intéresse car elle parle de moi mais elle en parle mal. C'est dire qu'entre l'auteur et le lecteur, il y a malen­tendu relatif à la manière d'écrire voire de représenter. Cette logique est à la base de la condamnation du Passé simple de D. Chraibi et de La col­line oubliée de M. Mammeri quels que soient les accents moraux, poli­tiques et idéologiques de cette condamnation. Aplatissons davantage cette attitude pour mieux apercevoir de quoi il ressort. Le lecteur maghré­bin semble dire ceci : je veux bien être représenté mais pas dans cet état. Autrement dit, il y a un excès dans sa représentation, d'où la violence du rejet. En quoi consiste cet excès ?

    

     On peut invoquer la thématique et les personnages négatifs : la fa­mille avec un père qui fait régner la terreur sur la maisonnée, les brimades de l'école coranique où trône un maître pervers et sadique, le marchand dont le portrait oscille entre celui du gangster et celui du traître... Tout ceci, pourtant, est véhiculé à la fois dans le discours social le plus banal et dans d'autres genres comme le fait divers journalistique, la nouvelle en arabe, le conte oral dans tous ses états sans pour autant provoquer ni scandale ni violence quant à la représentation. Si tel est le cas, il faut donc chercher ailleurs. Les oeuvres "scandaleuses" des écrivains francophones, me semble-t-il,     ont touché une région de l'identité maghrébine dont les maghrébins ne veulent rien savoir ou, du moins, dont il vaut mieux ne rien dire. J'ajoute que cette touche fut possible grâce, non pas aux thèmes seulement mais aux moyens utilisés pour articuler ces thèmes.

 

     Avant d'identifier ces moyens, faisons un détour par la réception de cette littérature par le lecteur français. La critique s'évertue à distinguer le lecteur de gauche et le lecteur de droite [2]. Elle semble croire que cette lit­térature fut encouragée par la gauche. Sans traiter ce problème qui ne concerne pas mon propos, je rappellerai que F. Mauriac a été à l'origine de la publication du Passé simple et que, bien plus tard, P. Emmanuel aida au démarrage de Souffles. Le problème n'est donc pas là. Il importe de relever que le public français a accueilli ces textes comme des témoi­gnages sur une société autre que la sienne même si, de près ou de loin, il y est impliqué. Autrement dit, l'écrivain maghrébin lui apparaît comme une sorte d'ethnologue de l'intérieur et, par conséquent, le témoignage gagne en intensité et en véracité. Qu'il soit maghrébin ou français, le lecteur éta­blit le même pacte de lecture avec les textes maghrébins. Il voit en eux une littérature de témoignage. Ceci est d'autant plus vrai que les auteurs eux-mêmes légitiment ce statut de leurs oeuvres. Dans une émission d'Apostrophe, T. Ben Jelloun, invité à parler de L'enfant de sable, com­mence par annoncer que la personne qui a inspiré son héros venait de mourir. Autrement dit, il semble dire ceci: ce que j'écris, c'est du vrai. Comme si la littérature pouvait se satisfaire du réel et de sa copie.

    

     Reprenons : si donc cette littérature témoigne au point de provo­quer son excommunication, c'est qu'elle ne se contente pas de mimer le réel. Mieux, elle le "déforme" au point d'être reçue comme excessive dans ses déformations. Ma thèse est simple : le principe qui rend possible ces déformations -l'excès- est l'adoption du genre autobiographique. Dans cette perspective, on comprendra mieux l'effet "témoignage". Je ne m'attacherai pas à relever ce qui, dans ces textes, relève de l'autobiographie. Les instruments théoriques et méthodologiques pour conduire ce travail sont disponibles. Je me contente de renvoyer aux pu­blications de Ph. Lejeune et de rappeler que l'autobiographie est le récit d'une vie singulière et irréductible. Ce récit se fait dans des codes cultu­rels, idéologiques et scripturaux existants et auxquels l'autobiographie a eu accès d'une manière ou d'une autre. Je m'attacherai à présenter le se­cond aspect de l'autobiographie.

 

 

 

 

L'AUTOBIOGRAPHIE N'EXISTE PAS :

 

 

     Dans la tradition littéraire occidentale, un écrivain ne commence pas sa carrière, fût-il J.E. Hallier, par publier son autobiographie qui est, plutôt, le couronnement de l'oeuvre. Or, le genre autobiographique est fondateur de la littérature francophone du Maghreb. Situation atypique donc, qui légitime cette question : l'autobiographie est-elle la forme élue de la littérature maghrébine locale ? Il n'en est rien. Excepté la tradition mys­tique de l'Islam sur laquelle je reviendrai, ce genre n'est pas présent dans la littérature écrite et orale.

 

     Regardons vers le Moyen-Orient arabe. La situation est identique. Néanmoins, il y a une nuance à introduire : depuis le XIXème Siècle, des écrivains arabes -égyptiens surtout- ont publié des autobiographies ou des mémoires[3]. Aujourd'hui, le genre a acquis ses lettres de noblesse car il dispose de ses spécialistes.

 

     Si l'on compare l'autobiographie égyptienne et l'autobiographie maghrébine, on constate ceci :

l. L'une est écrite en langue locale, l'arabe, alors que l'autre est écrite en langue étrangère[4] .

2. Dans les deux cas, les auteurs ont vécu en Occident ou ont eu accès à la littérature occidentale. Mieux, leurs autobiographies furent comman­dées, du moins encouragées par des amis occidentaux[5].

 

     Ces constatations ne visent pas à remplacer une étude sur la ge­nèse de l'autobiographie dans la littérature arabe. Elles visent à marquer qu'un des aspects de cette genèse se situe dans le croisement des cul­tures. Dans tous les cas, l'autobiographie en climat arabo-musulman im­plique la littérature occidentale, la française et l'anglaise surtout.

 

     Reprenons : les autobiographies égyptiennes et maghrébines sont donc marquées par l'altérité occidentale. Est-ce cela qui justifie aux yeux du lecteur maghrébin leur rejet ? Avant de répondre à cette question, voyons s'il n'y aurait pas des formes de discours proches de l'autobiographie dans la littérature arabe ancienne ?

 

 

 

 

L'AUTOBIOGRAPHIE EXISTE :

 

 

     En effet, pour qu'un tel genre ait, aujourd'hui, le succès que l'on sait, il fallait un espace d'accueil, fût-il exigu. Cet espace existe : il est constitué par une littérature très ancienne dont les genres les plus connus sont la sira ou biographie et les manaqibs (biographie ou autobiographie spiri­tuelle).

 

     La sira a un texte paradigme : la biographie du Prophète de Ibn Ishâq/Ibn Hichâm. Nous ne disposons pas d'étude poétique de ce monu­ment de la littérature arabe, excepté les analyses historiques et théolo­giques. Néanmoins, on peut avancer, sans grand risque, les constatations suivantes :

l. On relate une vie singulière, celle de Muhammad, dans le sens d'une ra­tionalisation excessive évinçant toute subjectivité. La singularité de cette vie consiste en ceci : elle illustre, dans les moindres dé­tails, la fonction prophétique.

2. Cette rationalisation produit ou veut produire un effet d'exemplarité grâce aux discours de l'éloge et de l'apologie.

Tout se passe comme si l'on voulait enregistrer le moindre détail d'une vie singulière pour obtenir une adhésion religieuse sans faille.

 

     Les biographies spirituelles ne sont pas, elles aussi, étudiées du point de vue qui nous intéresse. Une lecture rapide de ces textes permet d'avancer les constatations suivantes :

l. Le paradigme inspirateur reste la biographie de Muhammad. Elles en ont donc les mêmes traits relevés plus haut.

2. Il faut y ajouter un discours hagiographique plus développé. En effet, la marque essentielle de la sainteté consiste en une accumula tion de plus en plus importante des miracles. Rappelons que le miracle essentiel de Muhammad est le Coran.

3. Comme la biographie de Muhammad, elles sont consignées par des collecteurs de témoignages (akhbâr):    il n'y a pas de distance de la part du narrateur. Le témoignage, de visu surtout, ne laisse aucun doute sur la véracité du miracle.

 

     La biographie prophétique et les biographies spirituelles ne cher­chent pas à connaître ou à expliquer mais à édifier : la vie proposée au lecteur est un modèle à imiter. Autrement dit, la singularité d'une vie, fût-elle d'un homme illustre, n'est pas l'objet de ces textes. Seuls les mo­ments de cette vie où s'objective ce qui, pour la société, constitue ses va­leurs sont enregistrés . La biographie, dans ce sens, est l'objectivation narrativisée des valeurs morales et religieuses d'une société.

 

     Il existe une troisième catégorie de textes qui intéresse de plus près notre propos : les autobiographies mystiques. C'est, à ma connaissance, le seul genre autobiographique dans la culture arabe médiévale et clas­sique. Ce qui le distingue profondément des genres précédents se résume ainsi :

l. Le narrateur, le personnage dont la vie est relatée et l'auteur sont une et même personne. Ceci constitue, selon Lejeune, le noyau central de la dé­finition de l'autobiographie.

2. La vie racontée, quoique orientée dans le sens d'un parcours initiatique, reste ouverte à la subjectivité, aux multiples facettes du monde.

 

     Au terme de ce parcours rapide dans le domaine littéraire arabe, on peut souligner ceci : dans la culture d'origine des écrivains maghrébins, il existe un espace (auto)biographique très codé et ancien pour légitimer leurs oeuvres. Raconter une vie ou même sa vie n'est pas scandaleux en soi. Autrement dit, aucun excès ne peut être imputé au récit (auto)biographique en tant que tel. Tout semble dépendre de la pratique du genre. En sommes-nous si sûrs?

 

 

 

 

LE MOI SERAIT-IL HAISSABLE ?

 

 

     On connaît la sentence pascalienne : "le moi est haïssable". Peut-on raisonnablement avancer que les genres (auto-) biographiques pré­sentés ci-dessus se conforment au principe pascalien ? Pour répondre rappelons ceci :

l. Biographie et autobiographie dans la culture arabe obéissent à la logique suivante : raconte une/ta vie autant que (et comme) tu veux à condition que tu y glorifies le Bien et que tu y condamnes le Mal au nom des valeurs communes.

2. De ce point de vue, l'autobiographie mystique se distingue car elle fait du "je" l'instance qui juge de ce qui est le Bien et de ce qui est le Mal. Au­trement dit, la voix de la loi n'est plus médiatisée par une orthodoxie mais par une subjectivité qui n'hésite pas à critiquer cette orthodoxie. Non pas que Dieu soit absent dans cette    critique, mais parce que Dieu parle par la voix du mystique et ses expériences (visions). Car, rappelons-le, la rela­tion de ce dernier avec son Dieu est de proximité immédiate.

 

     Cette instance critique, le "je", et l'argument dont elle s'autorise, la conjonction avec Dieu, sont à la base du rejet du mystique par la com­muanuté islamique. Les exemples sont innombrables et il est inutile d'en dresser la liste ici. Je me contente de souligner l'enjeu de ce débat : par sa critique, le mystique s'octroie un pouvoir exorbitant que le Prophète lui-même n'a pas aux yeux de l'orthodoxie. Il impose sa propre voix/voie, y compris la subjective, comme source de la Vérité. Le mystique autobio­graphe n'invite pas seulement à l'imitation comme le fait la biographie, mais il juge de très haut en compagnie de-, voire conjoint à Dieu.

 

     Si tel est le cas, on comprendra mieux le scandale de l'autobiographie francophone et l'acceptation de l'autobiographie égyp­tienne. Cette dernière se conforme, y compris dans la subjectivité qu'elle relate peu d'ailleurs, à la médiation de la doxa. En revanche, l'autre est perçue comme une "agression" par rapport à l'attente de son lecteur mu­sulman. Elle sera rejetée comme une vision étrange voire étrangère sur un double plan :

l. Par sa prétention à tenir la place du juge infaillible de toute une culture et une histoire à partir d'une "subjectivité souveraine". Le scandale n'est pas de critiquer la famille ou des types sociaux déviants. Il est dans le lieu où la critique est faite:  un "je" qui tire sur tout ce qui bouge au nom d'une ex­périence personnelle , de sentiments, d'angoisse, de fantasmes etc... Tout ce qui, dans la culture arabe, fait excès et vous catalogue parmi les éga­rés (ashab al-'ahwâ) dont font partie les mystiques justement.

2. Par la langue, le français par exemple , dans laquelle cette instance parle. Sur ce plan, on peut formuler une double étrangeté : celle de la langue en tant que système de signes dont la fonction principale est la communication ; celle aussi qui, chez le mystique auto-biographe, tente de capter son expérience dans un lexique, une syntaxe et une rhétorique in­édits, dont la clarté, par rapport aux normes du lisible, n'est pas évidente. Cette double étrangeté fait du texte autobiographique francophone et du texte autobiographique mystique des frères dans l'exclusion, voire l'exil.

 

     Pour qu'un tel rapprochement soit non plus vraisemblable mais vé­rifié, il importe de mener des analyses plus fines des textes des deux do­maines. C'est dire qu'une lecture plus riche de cette littérature impose de tenir compte du croisement culturel qu'elle impli que. La littérature franco­phone du Maghreb fait dialoguer deux langues, voire plusieurs, mais aussi deux littératures. Son étude ne peut ignorer l'une des deux rives qui la constituent.

 

 

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   wpe2.jpg (3090 octets)   Extrait de la revue Itinéraires et contacts de cultures, Paris, L'Harmattan et Université Paris 13, n° 10, 1° semestre 1990.
Copyright L'Harmattan et Université Paris 13. Tous droits réservés.

 

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[1]/ Je laisse de côté la référence berbère pour une autre étude, car elle concerne quelques-uns de ces écrivains, alors que la référence arabo-islamique les concerne tous.

[2]/ KHATIBI (Abdelkebir), Le roman maghrébin, Maspéro, 1968,pp. 10-11.

[3]/  Je me contente de citer ceux qui sont traduits en français : T. Husayn, Les jours,           trad. Lecerf et Wiet, dernière édition, Gallimard, 1983. T. Al Hakim, Mémoires d'un substitut de campagne, Gallimard.

 

[4]/  A ma connaissance, une seule autobiographie en arabe a été publiée au Maroc : A. Ben Jelloun, Fittufula, Casablanca, s.d.

 

[5]/ A. Bounfour, "L'autobiographie impossible". Recherches linguistiques et sémiotiques, Rabat, 1984, pp. 391-394