Habib SALHA

 

Faculté des Lettres de Tunis

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE VIDE DANS LA LITTERATURE

 

MAGHREBINE

 

D'EXPRESSION FRANCAISE

 

 

    

 

 

 

     Un doute anthropologique traverse la littérature maghrébine d'expression française de bout en bout. La connaissance de soi, l'interrogation sur l'identité, le regard investigateur s'accompagnent tou­jours d'une douleur. Du "qui suis-je ?" au "comment être ?" se trace l'itinéraire d'une génération astreinte à subir l'autorité familiale, plongée dans la "gueule du loup". Ces jeunes gens "un peu nerveux, à la fois naïfs et blasés"[1]  préfèrent le vide au monde plein de contradictions. L'écroûlement des valeurs, le dégoût existentiel ont plongé les enfants ter­ribles (la plupart des protagonistes sont adolescents) dans l'indétermination. Le discrédit mène à l'exil, à l'errance et à la mélancolie.

    

     Nous nous proposons de voir si la destruction est suivie d'une re­construction, l'anéantissemment d'une quête. Les écrivains exorcisent-ils la nausée noire ? L'esprit de fronde ne donne pas toujours des Fonda­teurs. Que faire ? Nier, subvertir, démanteler, aller de plus en plus loin jusqu'à l'informe, l'insensé, ou protéger, transformer recréer jusqu'à la re­naissance, la conversion...

 

 

 


 

L'INSENSE

    

 

     "A sens brisé, vie en danger" (J. Kristeva)

 

     La passion de la destruction marque la littérature maghrébine d'expression française. Elle saccage tout, se joue de tout. Excessive et transgressive, l'écriture ouvre une béance radicale. On a la nausée. On met en cause le système de valeurs de la société. Le narrateur du P.S., élève de Roche, enfreint la loi par principe. Il s'insurge contre son époque qui "taille au nom d'Allah, spécule au nom de Mahomet, achète, vend, sans scrupules" (P.S., p 249). Les écoles coraniques débauchent les en­fants. Le Coran asservit la femme. Le passé haineux obscurcit le présent. Les bêtises et les laideurs du monde oriental comme celles du monde oc­cidental plongent Driss dans l'abîme du silence.

    

     "Je suis paria depuis ma naissance", s'écrie Yahia dans Y.P.C. (p.93). Le réel paraît angoissant, l'amour impossible, la lutte absurde. Jean-Paul, l'ami de Yahia, qui a entièrement annoté et souligné Sartre par lui même, ne cache pas sa phrase préférée : "la terre c'est la prison, l'ciel c'est trop con, l'enfer mon horizon ". La vanité envahit L'exil et le désarroi de Farès. Mokrane n'arrête pas de chercher la vérité et le cheminement à travers les années d'études, les années d'exil. Le narrateur de La mort de Salah Baye est lui aussi menacé d'anéantissement. Rien n'émerge de l'insondable profondeur du Néant que constitue son existence. Comment être, se demande t-il ?      

    

     Tout donne la nausée au narrateur du D : Le père, la mère, la fa­mille, le Roi, la ville, la société. Khaïr-Eddine réduit tout au rien. Ni l'image du père castrateur, polygame, ni celle de la femelle hypocrite, trompeuse, n'échappent à la dissémination: "rien ne fut plus présent que mon amer­tume ", ajoute le protagoniste.

 

     Le narrateur de L'E.E. vit, quant à lui, en huis clos. Il essaie de temporaliser l'espace, de fuir l'horreur, mais il ne réussit à vivre que de temps mort. La rupture de l'intersubjectif crée le vide. Le héros, célibataire, dépressif, n'aime ni les enfants, ni les femmes, ni l'alcool. Il déteste la vie, survit en donnant la mort aux rats. Tout lui semble simple:  mais ce n'est qu'un leurre : "une vie, un vide ",  remarque le personnage principal. Il est trop fidèle à l'Etat pour croire en Dieu. Il n'a pas d'amis et s'en félicite. Il vit dans l'absurde.

 

     "Dieu est mort" proclame Nietsche. "Ma religion c'est la violence ", affirme Driss dans le P.S.. Ni père, ni Dieu, ni Maître. Tout se passe comme si l'existentialisme avait des adeptes maghrébins. Le familial est donc tyrannique, le social hypocrite, le théologique étouffant, le politique injuste. Que reste-t-il ?

 

 

 

    

L'INFORME

    

 

     "Il y a donc un vide (...) sans lequel rien ne pourrait se mouvoir". (Lucrèce).

 

    

     La négation des valeurs morales et intellectuelles, la mort de l'humanisme créent l'ère du soupçon. On n'agence plus de faits, on ne portraiture plus, on déconstruit l'espace et le temps. On n'avance plus au milieu de péripéties sous la conduite d'une attente qui connaît son dé­nouement dans la clôture. Le vide structure le texte. L'informe, la déme­sure, le délire, le fragment fascinent les écrivains.

 

     Chraïbi prend des libertés, tout comme Gide. Les romanciers amé­ricains lui ont appris l'aisance. La dissertation (devoir que remet Driss à son maître) avec délimitation du sujet, entrée en matière, développement et conclusion constitue la cellule du roman. Le désordre cache un ordre. Le P.S. est une révolte contre la révolte. La structure du roman ("les élé­ments de base","période de transition", "le réactif", "le catalyseur", "les élements de synthèse") paraît traditionnelle. La violence reste nominale.

 

     Il en va de même pour les textes de Farès. Le poème tourne per­pétuellement dans la tête du narrateur. L'auteur lance les prémices d'une pensée autre, mais l'essentiel demeure sans réponse : comment se libérer sans éclater ? Comment dire la nausée ? Les dialogues très nombreux suggèrent le désarroi. Mais le vide l'emporte. Les mots-phrases, les mots-pages (un mot par page) signifient l'absence, la vacuité. Mais, comme l'énonce Mokrane, "Il nous faut     bien vivre de quelque croyance".

 

     Mohamed Khaïr-Eddine déterre les légendes, les mythes pour les ranimer, les réécrire. Le bouffeur de mo(r)ts se sert du langage comme d'un burin pour ébranler la société maghrébine. Le "je" aigre et révolté vogue, fait trembler les êtres et les choses, devient multiple, se métamor­phose en animal, en objet. Le "je" ne se remplit pas : il se transforme ; tantôt hyène, tantôt luciole, il se bestialise pour dire le néant. Khaïr-Eddine est l'auteur d'un texte qui se brise et se construit en même temps. Le vide l'auréole, le démultiplie. Grâce au pouvoir du rêve, le narrateur "a tout fait disparaître ", mais "curieusement, tout revient fleurir sur (ses) yeux" (D, p 102). Le texte Khaïr-Eddinien est essentiellement "re-créateur".

 

     Le mouvement giratoire et répétitif fascine le narrateur de l'E.E. L'amateur de la combinatoire ne dit jamais tout, gomme toute effusion. Il n'y a pas de place pour les sentiments. Le vide enroule les mots. La lec­ture doit retourner la phrase laconique, remplir le blanc qui se trouve entre les termes, donner forme et sens au mutisme. Ici le sens n'a pas de fin. Il devient producteur de sens.

 

     La littérature maghrébine d'expression française grouille de ca­davres, de suicidés, de fous et de rebelles. La mort, la passion de la des­truction cachent un désir intense de vie, une volonté créatrice. Il y a sou­vent des épaves de mots, des phrases inachevées, des fragments à la re­cherche d'un nouveau sens. S'il est vrai qu'on verse facilement dans l'abîme de l'insignifiance, il n'est pas moins vrai qu'il est difficile de maîtri­ser le chaos de diversités.

 

 

 


 

QUETE DE FORME

    

 

"Sans vide (...) les corps(...) n'auraient pas même pu être engendrés". (Lucrèce).

 

    

     Quelle forme pour cette "matière chaude en pleine fusion"? "Il n'y a pas de forme qui soit établie à l'avance", précise Kateb Yacine. Le travail le plus difficile consiste à tirer une organisation et un mouvement capables d'animer le monde vertigineux de la création.

 

     N. de Kateb Yacine ne se "ferme" pas. Le récit katébien est avant tout une quête de parole, une "transférence", une force transformatrice. Le retour du même caractérise l'incipit et la clausule du roman. Le chapitre I de la première partie est repris dans le chapitre XI de la sixième partie (double). La fin du chapitre IX ("n'allumez pas le feu...") revient de nou­veau à la page 256. Tout se passe comme si la répétition signifiait la sépa­ration, le dédoublement, la dérive et le glissement vers le néant. L'incipit redoublé se mord la queue. Le récit s'enroule sur lui-même. La bouteille vide présente dans les deux passages dit-elle le vide innommable? L'ouverture comme la fermeture restent béantes. Plus de rencontre pos­sible. Chacun prend son propre chemin. Néanmoins le vide porte un plein. La répétition est piégée. Le passage de la page 11 diffère de celui des pages 255/256. Le dernier ne reprend pas intégralement le premier. La phrase "On trouvera bien un gosse ..." revient une seule fois. Le passé composé se substitue au présent, la ponctuation comme la disposition ty­pographique ne sont pas identiques dans les deux passages. Il en va de même pour le deuxième exemple. La clausule n'est qu'un extrait de la fin du chapitre IX de la première partie. La recommandation du vétéran est placée entre guillemets une seule fois. Le numéral (quatre points cardi­naux) et la ponctuation différencient les parties. C'est dire que la dialec­tique du semblable et du dissemblable régit le texte maghrébin. Le texte ne se produit que dans la transformation d'un autre texte. Le vide est un processus créateur. Le monde de Kateb ne finit pas de naître de ses propres cendres. Rachid a failli sombrer. Les décombres du passé et du présent l'assaillent. Le récit lui-même s'anéantit (ni monologue, ni récit:  simple délivrance au sein du gouffre). Mais la quête autobiographique fait le contrepoint. De la source abyssale, on remonte à la surface.

 

     Khatibi, de son côté, est l'homme d'un seul livre. L'écrivain s'achemine vers une pensée de la différence. S'il cherche à ébranler l'être, c'est parce qu'il considère le vide comme un travail permanent sur soi. L'autre habite l'être en tant qu'intervalle, en tant que différence vivifiante qui décentre les fondements de l'identité. Le narrateur de la M.T. démysti­fie les idoles, les maîtres et les dieux. L'autobiographie khatibienne chante la déperdition. On ne se raconte pas pour pleurer la conscience malheu­reuse ; on se joue de soi, de son passé jusqu'à la transfiguration. Tous ceux qui cherchent le pacte du genre autobiographique ne trouvent ici qu'une série d'images délabrées d'un tombeau vide. La M.T est le récit d'une série de morts. Aucune identification avec Sartre, précise le narra­teur-personnage. En perpétuelle métamorphose, l'individuel atteint l'Universel. L'être ne subit pas le désert. Le désert interroge l'être : "Un pas en arrière, deux pas dans le vide et je passe" (M.T., p.  182). Le vide pour Khatibi est donc force régénératrice.

 

* *

*

 

     Le vide est ainsi une dénonciation radicale, le signe d'une crise profonde. Pas de nausée, les "héros" luttent pour combler le vide, changer le monde. Comment dire l'insensé ? "Se taire ou dire l'indicible", tel semble le dilemme. Mais le vide est aussi passage vers une fin, processus créateur, acheminement vers une pensée autre. Les itinéraires sont tour­nés vers l'espoir. Ce vide est plein d'espoir. "Ce n'est pas la nature qui a horreur du vide, comme on le prétend, c'est moi, l'artiste, qui ne peux le tolérer. Cette carcasse rongée que le monde me présente, je la remplace par une forme pleine "[2].

 

     Nous avons évité le classement hâtif et la généralisation. Il n'y a pas un seul Dib, un seul Chraïbi, le même Khaïr-Eddine ... Une poétique de la conversion transforme le canevas maghrébin, constitué par les ar­chithèmes de la littérature : exil, identité, douleur, femme, enfant,... etc. Elle retourne le vide, explore l'excédentaire, l'affronte et tente de le dépas­ser, de le contenir. Le regard critique finit souvent par donner forme à l'insensé, force à la pensée. Mais la "Forme" est toujours provisoire. L'éthique ne porte pas en soi l'esthétique. Le frondeur n'est pas toujours fondateur, créateur. L'écrivain maghrébin digne de ce nom doit continuer à penser contre son époque. La littérature maghrébine d'expression fran­çaise est très jeune. Nous attendons de nouveaux souffles.

 

 

aburule.gif (651 octets)

   wpe2.jpg (3090 octets)   Extrait de la revue Itinéraires et contacts de cultures, Paris, L'Harmattan et Université Paris 13, n° 10, 1° semestre 1990.
Copyright L'Harmattan et Université Paris 13. Tous droits réservés.

 

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[1]/ KATEB (Yacine), Nedjma, Paris, Le Seuil, 1956.

   Les ouvrages cités seront désignés par leurs initiales. Il s'agit de: KATEB (Yacine), Nedjma , Paris, Le Seuil, 1956; KHAIR-EDDINE (Mohamed), Le déterreur, Paris, Le Seuil, 1973; CHRAIBI (Driss), Le passé simple, Paris, Denoël, 1954; BOUDJEDRA (Rachid), L'escargot entêté, Paris, Denoël, 1977; FARES (Nabile), Yahia, pas de chance, Paris, Le Seuil, 197O; KHATIBI (Abdelkebir), La mémoire tatouée, Paris, Denoël, 1971.

[2]/ LAPICQUE (Charles), in: Revue de Métaphysique et de morale. Paris, Colin, 1959, p. 304.