Nadine DECOURT

 

C E F I S E M ,       Lyon

 

 

 

 

 

 

 

 

 

FONCTION MEDIATRICE DU CONTE

 

EN

 

PEDAGOGIE PLURICULTURELLE

    

 

 

 

 

 

 

     Formatrice au Centre de Formation et d'Information pour la Scolari­sation des Enfants de Migrants à l'Ecole Normale de Lyon, j'ai eu maintes fois l'occasion de travailler sur le conte dans des situations très diverses, aussi bien avec des adultes en stage qu'avec des enfants et des jeunes issus de l'immigration. Le conte a occupé une place de choix dans les premiers tâtonnements de la pédagogie interculturelle et continue à occu­per une place de choix dans toutes nos tentatives aujourdh'ui pour imagi­ner une ouverture de l'école sur le quartier et plus largement sur les cul­tures du monde. Moi-même grande lectrice de contes, réalisant à quel point tout ce travail mené au CEFISEM avait transformé, et mon répertoire et mes usages du conte, j'ai ressenti l'impérieux besoin d'entreprendre une recherche sur ce qui me semblait être la fonction médiatrice du conte dans l'immigration, sur les processus d'acculturation réciproque en train de se manifester dans le champ de la scolarisation des enfants de migrants et qui me semblent contribuer fortement à l'émergence pour tous d'une nouvelle culture du conte. Je tâcherai d'exposer mes hypothèses de tra­vail, en l'état actuel de mes recherches, puis je signalerai quelques exemples de pratiques pédagogiques, tant pour illustrer le propos que pour mieux amorcer les débats.

 

 

 

 

POURQUOI LE CONTE

 

EN SITUATION MULTICULTURELLE ?

 

 

     Nous sommes partis d'un constat : celui de l'échec scolaire des enfants de migrants et plus largement de tous ceux qui sont d'une certaine manière étrangers à l'école, aux modèles culturels qu'elle véhicule, aux modalités mêmes de la communication qu'elle privilégie. Si les enfants de migrants constituent un ensemble très hétérogène du fait de leur âge (de la maternelle au collège et au LP, tel est notre champ d'action), du fait de leur appartenance ethnique (il peut y avoir jusqu'à l5 nationalités repré­sentées dans un même établissement), du fait de leurs trajectoires per­sonnelles et familiales, ils ont ceci en commun qu'ils franchissent difficile­ment le barrage de la langue exigée à l'école tant pour l'apprentissage du "français" que pour celui des autres disciplines, et qu'ils accèdent difficile­ment à une maîtrise suffisante de l'écrit . Or, l'on sait que la sélection à l'école s'opère d'abord par la langue (avant les mathématiques) et dès le Cours Préparatoire, quand ce n'est pas déjà dans la dernière année de l'école maternelle.

 

     Les recherches récentes menées sur l'apprentissage des langues, notamment dans le contexte de l'immigration, montrent que l'apprenant a tous les risques de se bloquer et de développer des stratégies d'échec chaque fois qu'il se trouve en situation d'infériorité par rapport à la langue à atteindre en situation de domination culturelle. Nous n'entrerons pas ici dans le détail de ces travaux mais insisterons plutôt sur leurs incidences. Il nous faut renouveler nos approches de la question , dépasser les thèses du handicap linguistique dans lesquelles on a trop enfermé les enfants de migrants au nom d'une application un peu facile, en tout cas trop hâtive de tels ou tels travaux des sociologues. Prendre en compte le statut social des langues en présence dans une situation d'apprentissage, c'est réflé­chir sur le statut de l'apprenant, le mettre au centre d'un dispositif pédago­gique. Si de nouvelles voies s'ouvraient à la recherche , une recherche rendue prudente par tous les excès antérieurs, il fallait aussi agir, il y avait urgence. C'est ainsi que l'inter-culturel s'est inventé, dans l'action, dans l'empirisme, avec les moyens du bord. Les théorisations sont venues après. Toujours est-il que le conte nous est immédiatement apparu comme une pièce maîtresse du dispositif, dans la mesure où il répondait à deux objectifs essentiels dans notre domaine:

     - donner la parole, rétablir une parité culturelle là où il y a domina­tion,

     - éduquer la parole selon des modèles qui ont fait leurs preuves de­puis la nuit des temps et avec lesquels les enfants de l'immigration peu­vent être en harmonie, voire en connivence.

 

     Ainsi nous avons maintes fois tenté de mettre en circulation dans des groupes-classes des versions maghrébines souvent d'origine kabyle à côté des versions européennes du même conte, laissant la porte ouverte à d'autres versions. Des enfants sont allés questionner leur famille, avec succès. Ils sont parfois revenus avec des enregistrements ou ont eux-mêmes, à leur façon, transcrit le conte et enregistré leur propre version. D'autres , en bibliothèque, ont dévoré force tables des matières en quête de corpus... et avec les mots-clés adéquats, signes de leur reconstruction zélée du conte-type. Et comment ne pas souligner leur joie et leur fierté ? Mais nous intéresse en même temps la situation langagière ainsi créée dans la famille. Pour un temps, des enfants ont été des passeurs de cul­tures, et non les traducteurs forcés de messages utilitaires au-dessus de leur âge et de leur statut d'enfants. Les parents ont été amenés, à la de­mande de l'école, à faire un usage symbolique de leur langue, usage re­connu et donc autorisé. N'y-a-t-il pas là un moyen de débloquer un imagi­naire, qui pour certains s'est arrêté avec le franchissement des frontières et avec le mal de vivre ordinairement attaché à l'immigration ? En effet, combien de fois, dans mes propres démarches de collecte, ne m'a-t'-on objecté "les misères" de la vie quotidienne pour m'expliquer une certaine éclipse du conte ? Et même si l'enfant ne comprend plus tout à fait ce que lui raconte sa mère, même s'il parle déjà lui-même kabyle avec l'accent français, il se passe là quelque chose de décisif sur le plan de la commu­nication et des apprentissages langagiers. Bien sûr, l'enfant peut revenir bredouille et le "chercheur" avoir le sentiment de faire fausse route. Les difficultés existent avec l'écart entre les générations, les problèmes de langue, l'éloignement du patrimoine et tous les effets de parasitage (mi­rage de la culture d'accueil, stratégies diverses d'intégration etc.).

 

     Mais ne tirons pas de conclusions trop hâtives dans un sens ou dans l'autre ! Nous en sommes pour l'instant à recueillir autant de versions que possible d'un conte très présent dans les mémoires maghrébines :      La vache des orphelins, ou Ali et Aïcha, ou encore Petit frère et Petite soeur          selon la classification internationale d'Aarne et Thompson (T450) et nous avons été surprise du nombre des versions collectées ou simplement détectées à ce jour, de la diversité des personnes-ressources contactées, comme des mises en relations qui se sont effectuées ce faisant entre l'école et les familles de l'immigration (souvent par l'intermédiaire de tra­vailleurs sociaux). Notre demande a même provoqué dans certains cas de véritables chaînes de solidarité, soit que telle conteuse s'enquière auprès du voisinage des détails lui manquant, soit que les "jeunes générations" en profitent pour partir à la recherche d'une mémoire collective qu'ils savent menacée de disparition et pour en opérer du même coup la sauvegarde. En tout cas, le sens de notre démarche a été bien compris. Il ne s'agit pas de constituer une "réserve", d'inventer un nouveau folklore, mais d'activer et d'entretenir un capital culturel, par le simple fait de créer un pont entre des cultures familiales et nos usages pédagogiques du conte ici et main­tenant. Et tant mieux si ce travail de légitimation autorise les enfants d'immigrés à dépasser leur patrimoine , à faire pour eux-mêmes d'autres choix culturels.

 

     Telle est à nos yeux la fonction médiatrice du conte en immigration. Voyons maintenant du côté des pratiques.

 

 

 

 

EXEMPLES DE PRATIQUES PEDAGOGIQUES

 

 

     Les pratiques sont nombreuses, susceptibles, tel le conte lui-même, de variations à l'infini, en fonction de situations locales aux            nombreux pa­ramètres. Nous ne ferons ici que signaler quelques moments privilégiés, qu'esquisser à travers leur énumération un parcours allant du collectage au choix d'une réalisation collective.

 

 

l) Collecte

    

     Souvent première étape d'un projet sur le conte, elle consiste à in­ventorier un matériau de base et présente à elle seule plusieurs intérêts :

     - la prise en compte des cultures du foyer dans toute leur authenti­cité à condition d'avoir su établir un climat de confiance,

     - la mise en commun de répertoires variés, tant en ce qui concerne les registres de langue que les possibles narratifs ou encore culturels, vé­ritable éducation pour tous à la notion de relativité,

     - l'instauration d'une parité de statut entre les divers éléments de la collecte et donc la possibilité de dialogues et de partenariats fructueux.

    

     Ce travail effectué dans les écoles, dans les centres sociaux ou en liaison entre les deux, est par définition un outil de médiation entre le mi­lieu scolaire et le milieu familial. Il est en même temps l'occasion de pas­serelles permanentes entre des types d'oral (le conte narré ou résumé) et des types d'écrit (transcription, restitution ou littérarisation.) En ce sens il constitue un levier pour les apprentissages, notamment avec des enfants en difficulté qui seront fortement motivés, ébranlés par les images du conte et par leur propre investissement affectif, inter- ou intra-culturel. En­fin, autre fruit non négligeable de l'entreprise, la circulation de textes-cas­settes, que celle-ci induit obligatoirement entre l'école et les familles, en­traîne du même coup une démystification de l'objet pédagogique et donc une meilleure appropriation par les enfants des savoirs et des outils né­cessaires à l'élaboration de ceux-ci.

 

 

2) Contage bilingue.

    

     Il est constitutif d'une relation égalitaire entre l'école et la famille de l'enfant, légitimation tangible, physique d'une reconnaissance. D'où son importance dès l'école maternelle où il convient d'éviter pour l'enfant des chocs culturels traumatisants. De plus, dans le système scolaire français, c'est à        l'école maternelle que les parents ont le plus facilement accès. Parmi les personnes-ressources, signalons , outre les élèves eux-mêmes (et la fratrie), les enseignants étrangers, les animateurs sociaux et plus généralement tout locuteur susceptible d'apporter son parler.

 

     Ce moment pédagogique procure le plaisir pur de la langue. Il la donne à voir et à entendre dans toutes les ressources de sa musicalité, de sa corporalité et de sa gestuelle.         Surtout si la version française, c'est-à-dire dans la langue véhiculaire pour le groupe, est présentée d'abord. Fai­sant ainsi l'économie du signifié grâce à notre familiarité avec le conte, grâce à la prédictibilité même de sa structure comme à tous les facteurs extralinguistiques de sa compréhension, nous pourrons dire, émerveillés, que nous soyons enfants ou adultes et dans un même élan: "j'ai tout com­pris ! ". Voilà donc aussi une manière de lutter contre le racisme linguis­tique, de mettre sur pied d'égalité le récit de la petite Karima, kabyle, avec celui d'Anne, lectrice berlinoise, qui a si délicieusement écorché les pas­sés simples traduits directement de Grimm dans une classe d'enfants de CM2 qui travaillaient récemment sur le corpus de La vache des orphe­lins.

 

 

3) Projet de quartier.

 

     Le conte sert de support à toutes sortes d'activités de production et s'inscrit tout naturellement dans une pédagogie du projet. Les avantages sont multiples :

     - motiver ou remotiver les apprentissages en mettant les appre­nants dans des situations de communication qu'ils ont choisies et dont ils sont responsables,

     - obliger à un travail d'équipe au sein de la classe, de l'école, du quartier, parce que l'on a besoin de compétences diverses, dont chacune sera reconnue,

     - situer la langue dans un système de communication où l'on utilise à la fois et dans des combinaisons variées l'écrit, l'oral, l'image, le corps, la musique etc ; c'est-à-dire initier à un fonctionnement authentique de la communication,

     - créer une dynamique de vie ouvrant l'école sur le quartier, où s'inventent une nouvelle convivialité ... et de nouvelles pratiques du conte, (sub)urbaines, inter­culturelles. Signalons à ce propos la résurgence de la fête du Carnaval, à des moments divers laissés aux initiatives locales en fonction des opportunités, y compris météorologiques.

 

 

 

 

LE PLAISIR DE LA VARIATION

 

 

     Par-delà tous les parcours et toutes les facettes du travail pédago­gique dont le conte peut être le pivot et le prétexte, il est un point sur le­quel nous voudrions pour finir attirer l'attention : le plaisir de la variation sans cesse activé par nos procédures.

 

     En effet, à force de miser sur les variantes pour valoriser tant les uns que les autres, à force de toujours encourager les efforts d'ouverture, condition même du dialogue, nous avons pu constater l'aptitude d'enfants, même jeunes, à la comparaison. Au point qu'il nous semble pouvoir dire, en reprenant le titre célèbre d'un ouvrage de Raymond Oliver, que tout comme la cuisine, le comparatisme est un jeu d'enfants ! Pourvu que l'occasion leur en soit donnée. Pourvu que l'on respecte leurs manières de faire en ce domaine, qui ne sont pas celles de l'adulte et qu'il nous appar­tient justement d'observer et de découvrir.

    

     A cet égard la profusion des livres de contes que l'on trouve sur le marché, brassant largement les répertoires et les langues, devrait aider l'enseignant à constituer très rapidement des embryons de corpus. On peut faire confiance aux enfants  pour accroître la collection et devenir chasseurs de textes ! Ils vont spontanément se lancer dans des dé­marches comparatives, se passionner pour des tableaux à double entrée, jongler avec les critères qui leur permettront de distinguer l'invariant des éléments de variation, créer eux-mêmes leurs propres versions et prendre à tout cela un réel plaisir. Tel est du moins ce que nous avons pu consta­ter et qui retient aujourd'hui toute notre attention. Ainsi des enfants, qui jusque-là ne supportaient que la réitération du même et refusaient à l'enseignant la moindre entorse à la version familiale ou familière d'un conte, se sont mis à savoir accueillir la différence, à se montrer au contraire friands de toutes ses manifestations. Voilà qui paraît capital tant au plan de la socialisation qu'au plan même de la lecture et de l'approche des textes. Sous l'interculturalité, l'intertextualité en quelque sorte! Comme A. Khatibi dans La blessure du nom propre, les enfants s'emparent de "l'entre-deux" des contes et font de cette position, jugée le plus souvent disqualifiante pour les enfants de l'immigration, une force et une richesse.

 

* *

*

 

     Il nous semble donc aujourd'hui assister (et très modestement oeu­vrer) à une transformation importante de nos pratiques du conte, transfor­mation dont l'école et son entour constituent un lieu privilégié d'ancrage. Des femmes immigrées redécouvrent d'un oeil nouveau leurs ressources et savent ajuster leurs savoirs-faire à la société d'ici. Voici qu'elles se don­nent les moyens d'intervenir dans les écoles, éditent leurs contes sous forme de livres[1], et bientôt de livres-cassettes. Nos répertoires du même coup s'élargissent et cette extension même crée un espace de jeu : jeu avec les variantes, jeu avec un imaginaire sans frontières où intégrer tous les apports de l'immigration. Pour mieux les dépasser ? Libre alors à cha­cun d'assumer comme il l'entend son héritage, d'opérer comme il l'entend ses choix culturels.

 

aburule.gif (651 octets)

   wpe2.jpg (3090 octets)   Extrait de la revue Itinéraires et contacts de cultures, Paris, L'Harmattan et Université Paris 13, n° 10, 1° semestre 1990.
Copyright L'Harmattan et Université Paris 13. Tous droits réservés.

 

Sommaire du volume          clown.gif (1566 octets)
Commander le volume
Page d'accueil du site Limag (Littérature maghrébine)
Communiquer avec le responsable du site


[1]/  Cf. Le parfum de la terre,  La pensée sauvage 1979; Lundja, Contes du Maghreb, L'Harmattan, 1987.