Tahar BEKRI

 

Paris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE DUR METIER QU'EST L'ECRITURE

 

 

 

 

 

 

 

     En intitulant cette brève intervention le dur métier qu'est l'écriture, je me réfère au grand poète turc Nazim Hikmet quand il parlait du dur métier qu'est l'exil , mais je pense surtout à ce malentendu qui nourrit bien des discours critiques faciles et qui fait que les oeuvres des écrivains du Maghreb sont rarement étudiées pour ce qu'elles sont et ce qu'elles pré­sentent avant tout, c'est-à-dire des textes littéraires. Ces oeuvres conti­nuent à être prises souvent comme des prétextes à des discours idéolo­giques, ethnographiques, sociologiques ou pour illustrer des discours problématiques, linguistiques et historiques. Elles sont rarement abordées comme de vrais textes littéraires devant être analysés avec la même ri­gueur théorique, la même exigence critique que toute autre oeuvre litté­raire, à travers l'histoire littéraire mondiale. La volonté de considérer une littérature comme un reflet ou un témoignage des réalités sociales ou éco­nomiques est, certes, une attitude appelée par les créations maghrébines elles-mêmes, mais constitue, à long terme , une position peu glorieuse et finit par se dresser comme un vrai obstacle devant les écrivains qui sont réduits à d'autres fins que celles qui les stimulent de plus en plus, c'est-à- dire le travail littéraire proprement dit. J'entends par là l'élaboration des idées dans l'innovation formelle, la quête des lieux les plus secrets de l'être, la gestation de l'oeuvre comme champ réel, fictif et imaginaire ; en somme, ce qui définit cette grande aventure de l'esprit humain qu'est l'écriture.

 

     Or, il me semble, et cela après de longues années de pratique litté­raire, de lecture, de recherche et d'enseignement des écrivains du Magh­reb, que ces préoccupations qui animent , de plus en plus, des auteurs conscients de l'exigence littéraire sont refusées à ces derniers. Il faut ici rendre justice à la critique universitaire, qui, à travers les différents coins du globe, de Copenhague à Sidney, de Paris à Philadelphia, de Padova à Rabat, de Tunis à Heidelberg, d'Alger à Québec, essaie de pénétrer un univers littéraire des plus complexes et des plus passionnels. La critique courante, journalistique, "médiatique" -quand elle existe, en France- se complaît à se référer à cette littérature comme à l'expression de phéno­mènes sociaux ou politiques. C'est là une démarche qui ne peut que sa­crifier des auteurs confirmés par leurs talents respectifs et dont les oeuvres appellent un regard précis, d'une création à l'autre. Il serait facile à quiconque d'émettre des points de vue rapides, généraux et finalement excessifs, plutôt que d'examiner plus attentivement des créations qui continuent à nous interpeller et nous demander un effort supplémentaire par rapport à la tradition du patrimoine littéraire mondial.

 

     Non que je conçoive, personnellement, l'écriture comme une fin en soi ou un exercice de style artificiel, ou que j'appelle à un quelconque hermétisme gratuit qui empêcherait toute lecture heureuse ; mais l'appréciation littéraire - si nous avons les moyens théoriques pour y arri­ver - ne peut passer sous silence les particularismes - volontaires ou in­volontaires - des oeuvres maghrébines au sein de la langue française. Ces oeuvres ne peuvent, non plus, être isolées de leur contexte linguistique : arabe littéral /arabe dialectal/berbère. Ces spécificités qui interpellent l'écrivain du Maghreb au plus profond de son être et exigent de lui un la­beur ardu situent pleinement son travail, même s'il arrive qu'il s'en refuse, dans ce qui définit la création littéraire : son inscription dans l'ordre des mots et du langage. Quand Mallarmé faisait remarquer à Degas que la poésie était formée de "mots", il plaçait, à mon avis, la littérature dans ce qui a échappé à des siècles d'histoire littéraire, c'est-à-dire son essence même, son rapport à la langue. Dès lors, nous ne pouvons ignorer cette évidence qu'au commencement fut la langue.

 

     Loin de moi l'idée de centrer l'approche littéraire sur la question de la langue, mais il serait impertinent, comme dirait Roland Barthes, de ne pas constater les heurs et malheurs - au niveau linguistique, j'entends - de l'écrivain du Maghreb, ses conflits, ses efforts, ses figures rhétoriques, ses néologismes, sa syntaxe, ses trouvailles, ses combats avec et contre la langue dans laquelle il habite pourtant. Mais est-il un vrai habitant, un lo­cataire menacé ou un invité dans une maison hospitalière ?

 

     Le rapport à la langue chez l'écrivain du Maghreb, de quelle géné­ration qu'il soit, fait de ce dernier un auteur plus que tout autre confronté à des réalités littéraires plus difficiles et parfois plus douloureuses. Car ce n'est point la moindre facilité que de recourir à la langue de l'autre pour dire son réel ou son imaginaire. Mais il serait anachronique de continuer à rappeler, trente ans après, la célèbre phrase de Malek Haddad : "La langue française est mon exil ". Je serais plutôt enclin à penser, comme l'a écrit Jean Pélegri à propos de Mohamed Dib, "qu'on a parfois besoin de la langue de l'autre pour se découvrir soi-même"[1]

 

     Même si pour des raisons historiques évidentes, la langue a sou­vent, dans le contexte maghrébin, choisi l'écrivain et non l'inverse, comme le dit Khatibi, il n'en reste pas moins que cette situation est des plus in­confortables et n'est pas exempte de confusions aux conséquences les plus surprenantes et inattendues. Or c'est justement ce dur métier de l'apprentissage de l'être double et multiple qui mérite, à mes yeux, plus d'attention et de respect. Car non seulement l'harmonie entre l'écrivain et sa langue n'est pas offerte aux auteurs du Maghreb, mais le risque est grand et l'être est continuellement destabilisé, ébranlé, soumis aux inter­rogations les plus aiguës. N'y-a-t-il pas là, d'ailleurs, une chance de cette littérature, sans repos et en éveil permanent, à cause de et grâce juste­ment à la question de la langue ?

    

     Quoique l'on dise de la langue française, on ne peut la considérer comme une et indivisible. Cela risquerait de masquer bien des originalités et des voix porteuses d'expressions individuelles dans la pratique littéraire et qui font le bonheur de tant de littéra­tures mondiales. De Rabelais à Saint John Perse, de Shakespeare à Faulkner, de Jahiz à Taha Hussein, de Dostoievsky à Brodsky, de Cervantès à Borgès, de Dante à Umberto Eco, les oeuvres nous retiennent, certes, par l'importance de l'univers qu'elles développent, mais elles nous donnent aussi l'occasion de vérifier cette idée de Roland Barthes que "de toute manière, toute langue est étrangère".

 

      Etrangère est la langue, dans ses succès, aux lieux communs dans lesquels on veut l'enfermer. Etrangère à la mortification qui l'annule. Etrangère au refus de l'apport de l'autre. En cela les écrivains du Magh­reb, comme ceux des autres espaces francophones, participent -faut-il le rappeler ?- de la vie même de la langue française en lui insufflant leurs propres itinéraires et démarches. Serait-il adroit alors de continuer à les ignorer ou presque dans les programmes scolaires en France ? Seule possibilité pour rompre le décalage entre l'institution éducative et le vrai public de cette littérature,        dont le nombre grandit de jour en jour, l'enseignement de ces auteurs, non seulement au niveau universitaire mais dès le secondaire, aiderait incontestablement à dissiper bien des malentendus et à quitter des jugements hâtifs et intolérables.

 

     Au moment où notre civilisation est menacée, comme l'écrit l'écrivain libanais Salah Stétié, "d'assimilation, de digestion universelle"[2],            ce n'est pas la moindre tâche de la littérature que de faire de son domaine, au-delà des supports linguistiques qui la portent, le lieu de l'affirmation de l'être individuel et collectif, le barrage contre l'érosion de l'esprit, la résis­tance contre la négation de l'homme et ce qui le définit, c'est-à-dire la culture.

 

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   wpe2.jpg (3090 octets)   Extrait de la revue Itinéraires et contacts de cultures, Paris, L'Harmattan et Université Paris 13, n° 10, 1° semestre 1990.
Copyright L'Harmattan et Université Paris 13. Tous droits réservés.

 

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[1]/ Revue CELFAN, II,2,1983.

[2]/ La Unième nuit, Stock.