Rym KHERIJI : Boudjedra et Kundera : Lectures à corps ouvert.
Doctorat Nouveau régime, Université Lyon 2, 15 décembre 2000
Directeur de recherches : Charles Bonn

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2° partie, chapitre 2: Les avatars de la souffrance

1) Le discours sur la paternité : une révolte à vau-l’eau ?-

2) Ce que la tempête n’aura pas épargné :

       Après avoir étudié ce que l’on pourrait appeler l’écriture des lieux du mal à dire, nous nous proposons de pousser plus loin l’exploration, en creusant vers les racines de ce mal. Il semble en effet à la lecture de nos romans, que le discours sur le père représente un point très sensible, au même titre que le rapport à la mère ou la sexualité vue à travers les différentes relations avec l’amante. Le corps se dit en forçant les obstacles, en détournant les abîmes. La multiplicité des pistes sur le chemin de la paternité serait-elle aussi le fruit d’une volonté de rupture avec l’échec ? Le père est dépeint sous son apparence la plus hideuse, maître absolu ou image obsessionnelle et castratrice, ou bien s’éclipse totalement, laissant libre cours au discours désirant, ultime tentative de faire renaître le Phœnix de ses cendres, et ce par l’intermédiaire d’un parcours chaotique plus qu’initiatique.

            1) Le discours sur la paternité : une révolte à vau-l’eau ?

              a) Le père omniprésent et / ou oppresseur :

       L’apparition du père comme une menace constante n’est pas propre aux romans de Boudjedra; elle apparaît également dans ceux de Kundera. Véritable orbite autour duquel gravite le récit, ou prétexte au développement d’un motif poétique, le père occupe une place de prédilection dans les univers romanesques que nous étudions. En tant que figure obsédante pour un personnage ou pour le narrateur, il apparaît dans La Répudiation sous les traits de Si Zoubir, ou de Si Omar dans L’Insolation. Despotes invétérés à l’origine du récit de la souffrance, ils font de ces deux romans des cris en quelque sorte différés, consécutifs à la blessure qu’ils infligent à leurs enfants.

       Dans La Répudiation, Si Zoubir qui répudie son épouse et par la même occasion sa marmaille, ne relâche sa hargne que pendant le Ramadhan : « Le père nous laissait tranquilles » (p. 19), il « s’enfermait dans sa villa et n’en sortait plus de la nuit. Le père se rangeait-il ? Certainement, mais pour un mois seulement, juste le temps de donner son dû à Dieu et de se lasser de sa nouvelle femme » (p. 24), juste le temps aussi de laisser souffler les enfants, « ensuite, il reprendrait ses siestes orgiaques avec ses autres maîtresses » (p. 24). Le deuxième répit se fait paradoxalement dans l’exubérance des secondes noces du père. Avec la « fin des festivités (...), la maison (...) tomba en léthargie (...), Si Zoubir (...) retrouva son despotisme » (pp. 71-72). Sa toute puissance est évoquée comme un fait indéniable, échappant à toute remise en cause. Son « indifférence » lorsqu’il annonce la répudiation de sa première épouse gagne toute la pièce où il prend son repas « très lentement comme à son habitude », puisque « pour lui, tout continue à couler dans l’ordre prévisible des choses » (p. 33). Cette légitimité du despotisme est répétée plus loin, comme si une fois ne suffisait pas pour une mise à nu d’une telle ampleur :

« Pour répudier Ma, Si Zoubir se fondait sur son bon droit et sur la religion » (p. 37).

« Il la mettait devant le fait accompli de son autorité permanente » (p. 41).

La puissance de Si Zoubir dépasse aussi le cadre de sa propre maison puisque « toute la ville parlait de cette noce fastueuse » (p. 66). Eminent modèle pour les uns, image de la perfection inaccessible pour les autres, il provoque l’admiration et l’envie. Si Zoubir a l’air d’être au centre de l’univers, puisque tout tourne autour de lui, alimentant ainsi sa mégalomanie :

« Très vite le père domina la langue française et, comme il était déjà versé dans la langue arabe, son autorité sur la tribu entière devint écrasante » (p. 75).

La « domination de Si Zoubir » ne se limite pas à régenter les destins de ses proches, y compris ses maîtresses qu’il « cloîtrait » (p. 120), elle étend ses filets plus loin, encore et toujours plus loin. Les « M.S.C. » qui persécutent son fils Rachid, le narrateur, sont à sa solde (p.214 et p. 242). Ils représentent une continuité (sous le signe de la pluralité) de la démolition systématique des illusions de l’enfance entamée sous le règne du père, à l’époque où les charmes de sa seconde épouse ne l’empêchaient pas « d’avoir la haute main » sur sa progéniture qu’il accuse d’«organis(er) les pires complots » (p. 85). La paranoïa du père le transforme alors en monstre :

« Son horrible ventre tressautait. Ses yeux giclaient une lumière coupante. Sa tête brinquebalait dans tous les sens » (p. 87).

L’image qui nous est donnée de lui est celle d’un ogre, « batt(ant) à mort » (p. 86) ses enfants, piégés entre l’admiration et la haine qu’ils lui vouent. Le narrateur, pourtant omniscient, n’échappe pas non plus à l’emprise. Il abandonne la première personne du pluriel utilisée dans le chapitre précédant, et qui sous-entend l’échec du groupe face à l’hégémonie du père :

« Le père phallique, dominateur du clan, le riche marchant égoïste et sans conscience, ou mieux, persuadé d’être le dépositaire de tous les droits et de toutes les valeurs, convaincu d’être le patron absolu de l’existence des membres de la famille, se pose dans sa dimension gigantesque dans tous les romans de notre auteur : il devient le miroir de ses obsessions érotiques à partir de La Répudiation »[1].

La mise en relief du rôle du père dans le récit donne une autre dimension aux confidences scabreuses de Rachid. Dénuées dès lors de toute gratuité, ces dernières associent la douleur physique au mécanisme psychique de la rupture :

« Premières masturbations dans la grande cour irradiée de soleil où j’allais chercher mes premières jouissances et une âcreté nécessaire à ma solitude. Mal de tête. L’exultation ne durait que peu de temps; mais j’érigeais l’érection en système verrouillé d’automutilation, à tel point que, dans ma rage de confondre les choses, j’associais à ma douleur physique, due à la fatigue de l’organe affreux, la coupure définitive d’avec le père » (p. 44).

Il est question plus loin, du « désespoir du lien coupé qui (lui) donnait des rages de testicules » (p. 44). La castration subie le détourne également de l’univers maternel et provoque son dégoût du monde adulte :

« Atrocité de la cohabitation avec le monde des adultes où je rentrais par effraction » (p. 44).

Mais il ne peut réintégrer les rangs réconfortants de l’enfance, car le saccage de cette dernière est définitivement consommé et ce dès les origines, en cet instant précis où « un prophète » se tenait « prêt à tuer son fils pour sauver son âme » (p. 194).

       La mise à mort du monstre ne sera pourtant imaginée dans ses moindres détails que dans L’Insolation. Avec Siomar, clone du « gros commerçant » qui « dort dans son alacrité rassurante »[2], le cauchemar reprend de plus belle. L’acte de violence (le viol de Selma) fait autant de victimes expiatoires à travers le même schéma que dans le roman précédent : la mère est d’abord agressée, puis elle entraîne ses enfants dans sa chute vertigineuse. Mais ici, le père est clairement désigné comme la source du mal, « l’horreur » que le narrateur doit « régenter » (p. 85), le coupable qui doit être condamné. Mehdi peut-il « échapper » à « l’horrible carnage »[3] que Rachid n’a pu éviter ? Le narrateur de L’Insolation nous confie la mort dans l’âme : « le vrai coupable déambulait sur les trottoirs des grandes avenues, dans les grandes villes où il n’y a pas de soleil. » (p. 209) Notons dans cette phrase la négation du « soleil », source du mal dont souffre Mehdi et, par là même, justification du titre du roman :

« L’insolation est une métaphore symbolisant l’oppression. Dans presque toutes les mythologies, le soleil représente le père, c’est-à-dire celui qui donne la vie mais aussi celui qui représente la loi »[4].

Une autre affirmation vient étayer cette interprétation :

« Le soleil, dont la psychanalyse enseigne qu’il symbolise la puissance paternelle, est par ailleurs à l’origine de la maladie de Mehdi qui a débuté par une insolation. Il est malade de soleil, c’est-à-dire malade du père. Le narrateur évoque la « dévoration du soleil » (p. 115) et si l’on rapproche ce terme de celui d’ogre appliqué à Siomar, on en conclut que le père « mange », autrement dit, détruit la vie du fils »[5].

Nous avons vu que le fils souffre de l’abus de pouvoir exercé par le père. Mais ce qui est intéressant dans le discours de Mehdi, c’est la reconnaissance de l’impunité dont jouit le géniteur, grâce à l’absence autour de lui, de cet œil inquisiteur que désigne par ailleurs le symbole du soleil. La liberté du père qui « détient tous les droits »[6] est pour le narrateur, d’un côté l’objet de toutes ses convoitises, et d’un autre, celui de sa haine incommensurable. Rien ne semble ébranler le « règne du père»[7]. Pourtant, l’existence même du roman peut paraître à première vue, un camouflet donné à la face du « père phallique et castrateur »[8] que l’on découvre déjà dans La Répudiation. Pour Mehdi, réaliser et surtout dire que sa mère est « la favorite du maître » (p. 143) est une façon de légitimer la remise en question du pouvoir sans bornes de ce dernier. Mais la révolte gronde sans jamais éclater. Le meurtre symbolique du père bute sans cesse contre l’écran invisible de l’impuissance de la parole. Cette tentative échoue une première fois parce qu’elle est envisagée à partir du regard halluciné de la mère (p. 208), et une deuxième fois, parce qu’elle ne résiste pas à la tentation du rire suscitée par l’image de « Siomar qui, au lieu de mourir tranquillement, s’inquiéterait de ce mouvement insupportable » (p. 218) de la « glace qui bouge » (p. 218). La folie annule, dans le premier cas, la parole. Dans le deuxième, le regard de Mehdi est absorbé par le miroir qui lui reflète la scène, jusqu’à lui faire oublier l’essentiel. Il ne voit plus le corps de Siomar transpercé par le couteau, mais les photos de sa mère éparpillées sur le sol. Le père a encore gagné aux dépens de la mère et même des ancêtres. Le cercle vicieux n’est pas rompu, car ce que désire Mehdi, ou même Rachid, c’est que le père reconnaisse ses torts. Mais si eux n’ont saisi aucune opportunité de fuite, Ruzena dans La Valse aux adieux s’est au contraire agrippée à la première qui s’est présentée à elle.

       Dans la deuxième journée de ce roman, nous apprenons que la jeune infirmière réussit à sortir de l’enfermement de la « maison de ses parents » (p. 60), mais atterrit dans un autre lieu clos, « une petite chambre du foyer Karl-Marx » (p. 60), bientôt envahi par la présence du père. Ainsi, les rêves de liberté de Ruzena s’envolent très vite en fumée. Si les exemples illustrant la domination paternelle usent de subterfuges (comme la répudiation ou le viol de la mère) dans les romans de Boudjedra, ici, les choses semblent plus claires, plus directes. Ruzena éprouve une réelle antipathie pour son père, sans qu’il n’ait fait preuve de violence sur qui que ce soit. Pourtant, nous déchantons presque aussitôt que cette réflexion effleure notre esprit. L’aversion de Ruzena n’est pas totalement dénuée de toute causalité :

« Son père était membre de l’Association des volontaires de l’ordre public. Comme le corps médical se moquait de ces vieux messieurs qui arpentaient les rues avec un brassard sur la manche et des airs importants, Ruzena avait honte des activités paternelles » (p. 61).

La dernière campagne de cette « Association » est menée contre les chiens, accusés de menacer l’ordre public. Cette obsession de l’ordre dont fait preuve le père de Ruzena, donne à voir son conformisme et sa conviction d’être dans « son bon droit » tout comme Si Zoubir et Siomar. Nul ne peut transgresser les lois, et c’est une Ruzena à visage humain que l’on voit déplorer le fait que « depuis l’enfance, son père lui répugnait avec ses leçons de morale et ses injonctions. Elle avait soif d’un univers où les gens parleraient une autre langue que lui » (p. 63).

       Dans la troisième journée, les activités de son père lui inspirent plus que de la honte, du « dégoût » (p. 120). Elle se jette alors corps et âme dans la seule échappatoire qui se présente à elle : épouser un trompettiste connu qui l’éloignerait de cet univers qu’elle exècre et qui lui ouvrirait enfin les portes de la liberté. L’omniprésence de l’image du père en tant que symbole du monde rejeté, l’incite à utiliser le chantage, pour arriver à ses fins. Lorsqu’elle voit son père persécuter les chiens dans le jardin public et jubiler avec ses compagnons de jeu (macabre), elle comprend qu’elle ne peut échapper à l’oppression paternelle :

« Pour Ruzena, tout ce qu’elle voyait n’était qu’un élément de sa propre histoire : le monde de Klima la rejetait, et le monde de Frantisek auquel elle voulait échapper (le monde de la banalité et de l’ennui, le monde de l’échec et de la capitulation) venait ici chercher sous l’aspect de cette troupe d’assaut comme s’il avait voulu l’entraîner dans une de ces boucles de fil de fer » (pp. 120-121).

La cause sous-jacente qui pousse « cette troupe d’assaut » à capturer les chiens est révélée dans le chapitre suivant par Jakub, un personnage qui a choisi l’exil comme fuite nécessaire face à l’oppression politique. Cette cause est pour lui un « désir d’ordre » (p. 126) :

« Parce que le désir d’ordre veut transformer le monde humain en un règne inorganique où tout marche, tout fonctionne, tout est assujetti à une impersonnelle volonté. Le désir d’ordre est en même temps désir de mort, parce que la vie est perpétuelle violation de l’ordre. Ou, inversement, le désir d’ordre est le prétexte vertueux par lequel la haine de l’homme pour l’homme justifie ses forfaits » (p. 126).

La domination paternelle devient métaphore politique et anthropologique. N’est-ce pas un point de vue similaire que l’on retrouve à l’origine de l’interprétation qui désigne La Répudiation et L’Insolation comme des dénonciations des abus d’une « société sclérosée » ? Giuliana Toso Rodinis postule en effet :

« L’analyse sous forme de narration, des activités maniaques des membres du clan, des expériences érotiques morbides et dissimulées des cousines, s’inscrivent dans les séquences descriptives du comportement du père. Cela revient à démystifier cette société dénaturée qui sous un apparent respect des lois et de la religion, opère en cachette, prise par une schizophrénie érotique, toute sorte d’actes illicites. Et par là l’effacement de tout ce qui pourrait devenir une efficacité morale aboutissant à une nouvelle conception de l’Etat et de la famille »[9].

Le mélange des grilles de lecture est même affirmé par le narrateur de La Répudiation. Il nous dit en effet vers la fin du roman :

« Le mythe (du fœtus) ne concernait pas seulement la recherche du père (...), mais au-delà de lui, l’engeance fratricide de la tribu enchaînée pendant cent trente ans à une structure avilissante; en fait il s’agissait d’un acte avorté pendant très longtemps, et le fœtus n’était pas l’enfant à venir de la marâtre-amante, mais le pays ravalé à une goutte de sang gonflée au niveau de l’embryon puis tombée en désuétude dans une attente prosternée de la violence qui tardait à venir » (p. 241).

Kamel Mufti, auteur de la thèse Psychanalyse et idéologie dans les romans et poèmes de Rachid Boudjedra voit dans ce passage « une fusion (...) opérée, grâce à une métaphore inattendue, entre psychanalyse et politique, par le truchement du fœtus qui symbolise les deux dimensions » [10]. Cependant, ce qui émerge de la suite du discours de Rachid qui continue le développement de la métaphore politique jusqu’à la page 244, c’est cette obsession de l’ordre qui pousse les « paysans » dans « le traquenard de l’unité, gage du développement et de l’abondance » (p. 242), et « les dockers du port » à « organis(er) des milices anticommunistes » (p.242), comme elle a poussé, dans La Valse aux adieux, le père de Ruzena dans les rangs de « l’Association des volontaires de l’ordre public ». Le respect des lois fait miroiter devant les foules, le mirage de la puissance de l’unité sur lequel vient se briser l’image du père. L’aliénation des sentiments paternels transformés en outils de domination laisse libre cours au paternalisme larmoyant en apparence, mais corrosif en réalité.

       La persécution des chiens qui est le point de départ de notre réflexion, en même temps que celui des réflexions du narrateur de La Valse aux adieux sur le degré de complicité du père dans cette farce qui détruit sa fille (c’est en effet à partir de l’affrontement qu’elle a avec Jakub à propos des chiens que se profile la programmation de sa mort) ainsi que le pays, n’est en fait qu’un prétexte visant simplement la prise de parole, comme ce fut le cas dans L’Insoutenable légèreté de l’être où la campagne contre les chiens est assimilée à la terreur du régime russe (p. 420). Dès lors, les événements se précipitent pour Ruzena comme ils se sont précipités pour Rachid et Mehdi. La mort ou la folie guettent ceux que l’on surprend à vouloir détruire l’image du père, fût-elle dominatrice.

              b) La négation du père :

       La violence ressentie à la lecture des récits de Boudjedra et Kundera met en exergue une image obsédante d’un père dont la puissance n’a d’égale que le ridicule. Elle peut de même transpercer le discours où le père est absent. Cette absence se fait acte de violence sur des personnages de plus en plus cloîtrés dans l’enceinte de leurs contradictions et de leurs souffrances. Nous nous tournerons donc dans ce qui suit vers ces endroits où le récit aborde la paternité par ses failles à défaut d’en éviter les faillites. En outre, la négation de la paternité peut se faire soit du point de vue du fils (ou de la fille), comme nous le verrons pour Tereza, Ruzena et Mehdi, soit de celui du père, à savoir Klima, Tomas, Djoha, Siomar et Si Zoubir.

                                — Une vacuité subie :

       Dans L’Insoutenable légèreté de l’être, nous sommes confrontés à l’absence du père de Tereza au profit d’une domination de l’image maternelle castratrice. Cette absence se traduit d’abord par les circonstances de l’union des parents. Le narrateur nous apprend que la mère a dû choisir parmi « neuf soupirants » qui ne lui plaisaient pas :

« Elle choisit finalement le neuvième, pas parce que c’était le plus viril, mais parce qu’au moment où elle lui chuchotait à l’oreille pendant l’amour : “Fais attention ! Fais bien attention !”, il faisait exprès de n’en rien faire, de sorte qu’elle dut se hâter de le prendre pour époux, n’ayant pu trouver à temps un médecin pour la faire avorter » (p. 68).

Le seul détail qui nous est donné sur cet homme qui ne doit sa position de père qu’au seul hasard de la rencontre d’un ovule et d’un spermatozoïde, c’est sa virilité. D’ailleurs, il disparaît de la vie de Tereza à partir du moment où sa femme le quitte :

« Le plus viril des hommes devint le plus triste des hommes. Il était si triste que tout lui était indifférent. Il disait partout et tout haut ce qu’il pensait, et la police communiste, outrée de ses réflexions incongrues, l’interpella, le condamna et l’emprisonna. Expulsée de l’appartement mis sous scellés, Tereza partit chez sa mère » (p. 68).

Les rapports entre le père et sa fille sont abordés de manière elliptique. En effet, aucun lien ne semble les rattacher. Il n’est fait allusion à aucune effusion de sentiments. Tereza subit les événements sans aucune réaction. Ni haine, ni amour, ni regrets, ni rancune. Son père sort de sa vie sans que cela ne provoque le moindre remous, y compris lorsqu’il meurt :

« Au bout de quelque temps, le plus triste des hommes mourut en prison, et la mère, suivie de Tereza, partit avec l’escroc s’installer dans une petite ville au pied des montagnes » (pp. 68-69).

Le père est évoqué par le narrateur dans le cadre du rattachement du destin de Tereza au hasard, et de la mise en relief du personnage de la mère qui évolue en opposition par rapport à sa fille. La négation du pôle paternel intervient ici en tant que résultat d’une culpabilisation systématique de Tereza. Elle ignore l’anecdote à l’origine de sa conception. Tout ce qu’elle sait, c’est qu’elle est redevable à une mère qui a tout sacrifié pour elle. Son énergie est donc employée en totalité à l’expiation de cette faute pour ne pas sombrer dans l’abîme creusé par la chute paternelle. Il n’y a plus de place pour ce père qui constitue dès lors une menace, pourtant pas plus grande que celle que représente la mère :

« Le Père mort intériorisé, le Père symbolique représente pour le jeune initié le meilleur allié possible contre la Mère, notamment la Mère archaïque et ses incompréhensibles fureurs; contre les tentations mortelles d’un Retour à la Mère aussi. L’épreuve de la castration symbolique, de la mort initiatique, permet l’établissement d’une relation satisfaisante entre moi et surmoi : l’éviter ou, c’est tout comme, être dans l’incapacité de l’aborder, ce serait demeurer tragiquement infantile, narcissique, englué dans le préœdipien, attribut d’une mère phallique donc à jamais privée de phallicisation. La Mère régnerait en effet sans partage; le surmoi même serait maternel et le Père rejeté dans l’imaginaire »[11].

Le personnage de Tereza reproduit en effet cette démarche intériorisée d’hypertrophisation de la mère aux dépens du père.

       En ce qui concerne Ruzena, la blonde infirmière de La Valse aux adieux, la négation du père est beaucoup plus volontaire. La jeune femme rêve d’un monde où l’absence du père brillerait de mille feux, mais la réalité s’impose à elle en la personne de Frantisek, véritable conglomérat des attributs paternels honnis. Elle se tuera (au vrai sens du mot) à la tâche, en essayant d’échapper à une vie monotone dans une petite ville encore trop proche de la maison familiale. Le premier acte de négation que fait Ruzena pour entamer sa croisade, est le rejet des avances de Frantisek. Ce personnage apparaît ici comme un palliatif à l’image paternelle. Lorsque le père est absent, Ruzena est confrontée au double de celui-ci, comme s’il fallait tester sa volonté de rayer le monde paternel de la carte de sa vie.

       Après l’épisode des chiens où l’on voit le père envahir l’espace vital de sa fille, ce dernier s’éclipse pour laisser place à Frantisek. Le jeune homme continue le harcèlement de Ruzena, commencé avec, au début du roman, « la désagréable surprise de trouver dans sa chambre son père qui l’attendait vautré sur le divan » (p. 60). Il la suit partout comme son ombre et, lorsqu’il ne la trouve pas, « il faisait les cents pas dans l’allée du parc et gardait les yeux fixés sur l’entrée. (...) Il ne savait pas pourquoi il attendait. Il savait seulement qu’il attendrait longtemps, toute la nuit s’il le fallait et même plusieurs nuits » (p. 226). Cette scène se passe à la fin de la quatrième journée, la veille de la mort de Ruzena. Le lendemain, le narrateur n’hésite pas à afficher sa surprise de voir le personnage dans la même posture que la veille :

« Est-ce possible ? Fait-il toujours les cent pas ? Oui » (p. 240).

Il continue à la chercher jusqu’à ce qu’il apprenne qu’elle est passée devant la commission des avortements. Sa rage explose alors; il la rejoint sur son lieu de travail (le milieu médical qui est à l’origine de son mépris pour les activités associatives de son père), pourtant réservé aux femmes, et la harcèle de ses reproches (chapitres 12 et 14 de la cinquième journée). En effet, il sait qu’en se débarrassant de l’enfant qu’il croit être le sien, Ruzena sera à jamais perdue pour lui. De même que cette dernière utilise sa grossesse pour sortir du monde paternel et intégrer celui de Klima, Frantisek est convaincu que l’enfant à venir est le gage de son union avec la jeune femme. Il menace alors de se suicider :

« Si tu te débarrasses de l’enfant, je ne serai plus là moi non plus. Si tu tues cet enfant, eh bien, tu auras deux morts sur la conscience » (p. 266).

Ruzena est prise à son propre piège. Le fœtus-otage utilisé contre Klima pour franchir le seuil d’un monde nouveau, sert ici à l’obturation de ce passage. Frantisek lui demande justement de réintégrer un univers qu’elle méprise et d’accepter l’idée d’y passer toute son existence. Mais elle ne peut être sa femme, comme elle ne peut supporter la présence de son père. La mort la délivrera du dilemme, et c’est encore une fois le regard de Frantisek qui remplace celui du père dans l’évaluation de l’horreur (pp. 274-275).

       Mehdi se force également à éviter les affres du monde paternel. Dans les deux premiers chapitres de L’Insolation, il esquive scrupuleusement tout contact avec le père, aidé en cela par les personnages féminins (Nadia et Samia) et par les substituts caricaturaux et archétypiques du pôle masculin (le barbier circonciseur, le maître coranique et l’oncle). Par contre, dans le troisième chapitre, il ne peut retenir plus longtemps le flux de la parole :

« Mon père m’a écrit. Il veut venir me voir. Je n’ai pas répondu. Il saura trouver le chemin de l’hôpital. Il se débrouille bien mon père » (p. 63).

Rien n’a préparé cette confidence qui apparaît brusquement dans le récit, comme une sorte de greffe effectuée au dernier moment. Pourtant, la volonté de faire exister le père à nos yeux est vite remise en question par la négation de la troisième proposition : « Je n’ai pas répondu ». Le déni est dès lors annoncé. Mais est-il consommé ? La phrase suivante continue le travail de dénégation :

« J’ai oublié son prénom car tout le monde l’appelle Djoha » (p. 63).

La subjectivité de l’oubli est masquée par l’affirmation d’une vérité universelle. L’identité du père n’est plus investie par le fils; elle se perd dans l’immensité de la « foule » et ne résiste pas à la lexicalisation. Le signifié « père » laisse place au signifiant « Djoha ». Comme « tout le monde l’appelle Djoha », le mot père n’est plus porteur de sens et n’a plus aucun prétexte d’être associé à un prénom susceptible de le singulariser.

       « L’impossibilité d’investir l’image paternelle »[12] conduit le narrateur à se démarquer définitivement du seul pôle paternel qui lui est offert. Dans la nébuleuse des souvenirs ayant échappé à l’amnésie qui frappe la mémoire de Mehdi, il se rappelle clairement qu’il « n’étai(t) pas le fils de ce marchand de poissons, quelque peu dérangé et musicien, qui avait consenti à (lui) donner son nom » (p. 64). Mais de quel « nom » s’agit-il ? Sitôt « donné », sitôt « oublié » :

« L’absence du père et celle du nom, associées, contribuent à causer des sentiments de solitude et de vide; cette vacuité intérieure apparaît comme une conséquence du manque d’identité (...) »[13].

L’absence se dédouble, obscurcissant un peu plus « l’énigme » (p. 64) de la paternité. Le narrateur annule les informations données dans la page précédente. Djoha n’est pas son père, mais son « prétendu père » (p. 76 et 219) ou son « père présumé » (p. 92). Lorsque ce dernier ose enfin lui révéler le « secret » qu’il a « longuement porté » (p. 81), il se heurte au « silence » et aux « sarcasmes » (p. 81) du narrateur. L’image de Djoha répétant sa phrase « Je ne suis pas ton père ! » (p. 81 et p. 83), dans l’attente d’une réaction de Mehdi n’en acquiert que plus de pathétique puisque ce dernier a depuis longtemps assimilé cette « révélation qui n’en était pas une » (p. 81). Même si Djoha a annoncé sa venue à Mehdi, il ne reste de cette rencontre, comme de celle du père de Ruzena qui s’est introduit chez elle sans la prévenir, qu’une sensation d’une inadéquation avec l’image paternelle devenue encombrante, inutile, ou pire, suscitant le dégoût, la honte, le mépris et , enfin, l’indifférence. Mais peut-on se débarrasser facilement de la gêne qu’elle cause ? Si l’on inversait les rôles, que se passerait-il ? Le changement de perspective influerait-il quelque peu sur le récit ?

                                — Une vacuité libératrice :

       Le refus de la paternité unit des personnages aussi différents que Klima et Tomas d’une part et, d’autre part, Siomar et Si Zoubir. Ils ont tous la même phrase sur le bout des lèvres : Je ne veux pas être le père de cet enfant là. Il s’agit bien de l’enfant que porte Ruzena, la maîtresse d’une nuit, pour Klima, de celui que lui a donné sa première épouse pour Tomas, de la progéniture de la belle-sœur violée pour Siomar et enfin, de la marmaille engendrée par la femme répudiée dans le cas de Si Zoubir.

       Commençons par Klima. Le narrateur de La Valse aux adieux commente pour nous en ces termes, et ce dès le deuxième chapitre de la première journée, le début de la conversation téléphonique entre le trompettiste et l’infirmière :

« C’était bien ce ton pathétique qu’il attendait avec effroi depuis des années » (p. 16).

Avant même de savoir pourquoi Ruzena veut lui parler, il devine ce qu’elle va lui apprendre, à savoir sa grossesse. Le plus terrible ici, c’est « qu’il attendait avec effroi » cette nouvelle. Toutes ses aventures extraconjugales ont donc été dominée par la peur; cette même peur qui le paralyse au téléphone, l’empêchant de prononcer autre chose qu’une phrase banale : « Qu’est-ce qui se passe ? » (p. 17). La question est posée machinalement, car au fond, le personnage ne désire pas connaître la réponse. Mais lorsque celle-ci arrive, ses efforts précédents pour éviter le silence se transforment en « un gros effort pour se maîtriser » (p. 17). Devant l’insistance de Ruzena, il laisse un instant la parole s’échapper :

« Ce n’est pas possible. C’est absolument impossible. En tous cas, ça ne peut pas être de ma faute » (p. 17).

Mais, subitement, la peur reprend le dessus et il ne lui reste qu’à déclarer une hypothétique stérilité (ou bien son excès de précaution ?), pour tenter une dernière fois de tromper la fatalité :

« Il avait peur de l’offenser, car, subitement, il avait peur de tout : « Non, je ne veux pas te froisser, c’est idiot, pourquoi voudrais-je te froisser, je dis seulement que ce ne peut être arrivé avec moi, que tu n’as rien à craindre, que c’est absolument impossible, physiologiquement impossible » (p. 17).

Mais ses réflexions dans le quatrième chapitre confirment qu’il « attendait une nouvelle de ce genre depuis bien des années, et bien avant de connaître Ruzena » (p. 20). Il a déjà été confronté à la menace de chantage que représente la grossesse pour les femmes, ce qui fait que depuis, « il s’était toujours approché (d’elles) avec un sentiment d’angoisse (avec pas mal de zèle, pourtant) et qu’après chaque rendez-vous d’amour il redoutait de sinistres conséquences » (p. 21). Il n’est pourtant pas près d’aller jusqu’à l’élimination physique de Ruzena pour éviter de tomber dans son piège, comme le lui suggère le « gentil » (p. 26) guitariste de sa troupe. Pour lui, « la crainte d’être accusé de complicité d’assassinat était aussi grande que la crainte d’être déclaré père » (p. 27). Dès lors, le narrateur change les caractéristiques descriptives de notre personnage. Il n’est plus un « homme célèbre et riche » (p. 23), ni même le « célèbre trompettiste » (p. 18), mais un époux tourmenté à l’idée de ne pouvoir se consacrer entièrement à la soirée d’anniversaire de sa femme, car « il ne cesserait pas une seconde de penser à un ventre lointain. Il ferait un effort pour prononcer des paroles aimables, mais son esprit serait loin, emprisonné dans l’obscure cellule de ces entrailles étrangères » (p. 27). Au cours des cinq jours que dure le roman, Klima est obsédé par une paternité non désirée, voire imposée. Jusqu’à la délivrance finale par la mort de Ruzena, il ne ménage pas ses efforts pour convaincre la jeune femme d’avorter. Il croit que son refus d’être le père d’un enfant naturel provient de sa crainte de voir son ménage brisé. Cependant, lorsque sa femme cesse de l’aimer à la fin du roman, Ruzena est déjà morte. Le « coup » de la grossesse dont il est question à la page 21 et qu’il croit esquiver, nous rappelle « l’attente continuelle du coup » de Franz dans L’Insoutenable légèreté de l’être (p. 125) et n’entre en rien dans la décision de Kamila. Tôt ou tard, elle l’aurait quitté tout comme Sabina a quitté Franz. La réussite de la négation de la paternité est en fait un échec, elle n’a aucune influence sur le destin de Klima.

       Tomas quant à lui, est père dès le départ. Nous l’apprenons au cinquième chapitre de la première partie de L’Insoutenable légèreté de l’être, juste après les chapitres sur le mythe nietzschéen de l’éternel retour, la remise en question des polarités de Parménide autour de la légèreté et de la pesanteur, et l’introduction des personnages de Tomas et de Tereza. Après son divorce, Tomas subit lui aussi de la part de son ex-femme un chantage dont le fils est l’enjeu. Malgré le droit de visite accordé par le juge, il doit « payer à la mère l’amour de son fils, et payer d’avance. Il s’imaginait voulant plus tard inculquer à son fils ses idées qui étaient en tout point opposées à celles de la mère. (...) Un dimanche où la mère l’avait encore une fois empêché à la dernière minute de sortir avec son fils, il décida qu’il ne le verrait plus jamais de sa vie » (p. 24). Tomas renonce à récupérer son fils tout en continuant à payer la rançon :

« D’ailleurs, pourquoi se serait-il attaché à cet enfant plutôt qu’à un autre ? Il n’était lié à lui par rien, sauf par une nuit imprudente. Il verserait scrupuleusement l’argent, mais qu’on n’aille pas, au nom d’on ne sait quels sentiments paternels, lui  demander  de  se  battre pour ses droits de père ! » (p. 24).

En niant sa paternité, Tomas croit se débarrasser d’un lourd fardeau. Tout comme Klima, il ne voit en son fils que le fruit d’une nuit d’égarement, la rencontre impromptue d’un ovule et d’un spermatozoïde, qui est aussi, nous l’avons vu, le regard que porte la mère de Tereza sur sa fille. En voulant s’alléger le plus possible (« En peu de temps, il réussit donc à se débarrasser d’une épouse, d’un fils, d’une mère et d’un père » (p. 25)), Tomas résistera au contraire de moins en moins à la pesanteur. Son sentiment illusoire de liberté lui laisse toutefois « en héritage (...) la peur des femmes » (p. 25). Nous sommes renvoyés là aussi à la peur des femmes qu’éprouve Klima, cet autre personnage kunderien. Tomas trouve alors dans le libertinage la solution idéale pour ne pas être retenu par quoi que ce soit. Mais ce serait sans compter Tereza qui intervient en véritable frein à ses aspirations :

« Il avait vécu enchaîné à Tereza pendant sept ans et elle avait suivi du regard chacun de ses pas. C’était comme si elle lui avait attaché des boulets aux chevilles » (p. 51).

Nous nous rappelons qu’il voit en elle « un enfant qu’il avait sorti d’une corbeille enduite de poix et qu’il avait posé sur la berge de son lit » (p. 18). Il se trouve, encore une fois, piégé par la paternité. Au-delà de l’image œdipienne, cette phrase donne à lire le remplacement de l’enfant perdu par un autre. Mais Tomas se bat contre cette tentation par le biais des relations d’attirance et de répulsion qu’il entretient avec sa seconde femme et que nous avons étudiées dans la partie consacrée à l’amante.

       Avec son retour à Prague, Tereza conduira Tomas à une rencontre insolite avec son fils renié, devenu, depuis, adulte. Cette entrevue a lieu justement au moment où il n’est plus attiré par le libertinage, où toutes ses pensées convergent vers Tereza :

« Il était tout à ses réflexions sur Tereza et les aventures ne le tentaient pas » (p. 303).

Alors qu’il croit être appelé à laver des vitres et « craignant que ce ne fût encore une femme qui le demandât » (p. 303) puisque ce nouveau travail est pour lui l’occasion d’exercer ses talents érotiques, il se rend compte qu’«il était invité dans un piège » (p. 304). En effet, deux hommes l’attendaient : son propre fils et un journaliste. Il tend la main à son fils « sans sourire » (p. 303). Le commentaire du narrateur à ce sujet est très significatif :

« C’était la première fois qu’il lui serrait la main. Il ne le connaissait que de vue et ne voulait pas le connaître autrement. Il voulait ne rien savoir de lui et souhaitait qu’il en fût de même pour son fils » (p. 304).

Tomas tient-il encore au proverbe allemand « einmal ist keinmal » qu’il se répétait au début du roman ? « Une fois ne compte pas, une fois c’est jamais. Ne pouvoir vivre qu’une vie, c’est comme ne pas vivre du tout » (p. 20). Ici, c’est la rencontre de son fils qui est en jeu. Il ne souhaite pas qu’elle se répète. Le recours aux phrases négatives et la répétition du verbe vouloir indiquent bien que cette « première fois » est une fois de trop. Plusieurs années après le premier rejet, le fils est encore une fois (donc, einmal ist keinmal, effectivement !) repoussé. Toute l’attitude de Tomas tend vers cette négation. Les yeux rivés au sol, le visage fermé, « ne parven(ant) pas à se concentrer sur (les) paroles » (p. 306) du journaliste, Tomas « pensait à son fils » (p. 306) en des termes qui cherchent à le différencier de lui en le rapprochant de son ancienne épouse :

« La première femme de Tomas était une communiste bon teint, et Tomas en déduisait automatiquement que son fils devait être sous son influence » (p. 306).

Même le fait de penser à lui sert uniquement à le repousser de plus belle, en obscurcissant un peu plus ce qui est déjà inconnu. Le narrateur nous délivre la clé de cette scène à travers une courte mais néanmoins très significative affirmation : « il ne savait rien de lui » (p. 306). En regard des indices de rejet que nous venons d’énumérer, cette phrase si courte résume à elle seule les nombreuses années vécues par le père dans l’ignorance volontaire du fils. Quelques pages plus loin, nous sommes témoins d’une scène qui remonte d’un cran la tension éprouvée par Tomas et qui ne tardera pas à révéler l’aspect burlesque de ces retrouvailles. Le père et le fils donnent l’impression de se jauger par le truchement de leurs regards qui se croisent enfin – « Cette fois ils se regardaient dans les yeux » (p. 310). Mais nous déambulons dans les coulisses de la pièce du point de vue de Tomas :

« Tomas s’aperçut que son fils, lorsqu’il regardait attentivement, relevait légèrement le coin gauche de sa lèvre supérieure. Il connaissait ce rictus pour l’avoir vu sur son propre visage quand il vérifiait soigneusement dans la glace s’il était bien rasé » (p. 311).

Le « rictus » qui se transforme, l’instant d’un regard, en un miroir humain dans lequel se reflète une image vue à travers un autre miroir, cette fois celui de la salle de bain, inspire à Tomas un « sentiment de malaise en le voyant maintenant sur le visage d’un autre » (p. 311). Le « malaise » de notre protagoniste est celui d’un homme qui ne supporte pas la vue de son double, de sa continuité. Le fils ne représente pas pour lui l’image qui lui est traditionnellement imputée. Ayant jusque là évolué dans un milieu où sa propre individualité trône en véritable despote, « il n’avait pas l’habitude d’être assis en face de son propre rictus » (p. 311). La ressemblance du fils avec ce père qui l’a rejeté est parlante à plus d’un titre. Le récit suggère l’attention dont a dû faire preuve Tomas afin de remarquer cette similitude. Faisant un zoom avant par son seul regard, il s’attarde sur le mouvement de la lèvre supérieure de son fils. Ensuite, par un bref flash-back, superpose ce « rictus » au sien, constatant par là non pas qu’ils sont identiques ou qu’ils se ressemblent, mais qu’il s’agit d’un seul et même tic. Le procédé cinématographique se termine sur un zoom arrière, montrant « le visage d’un autre » qui est à l’origine du « malaise » de Tomas. Le mouvement du regard n’aurait pas été aussi expressif sans la révélation des sentiments du protagoniste par un autre regard, celui du narrateur. Ce dernier utilise alors un langage quelque peu didactique, pour nous communiquer l’état d’esprit de Tomas, et en même temps pour justifier cette sensation désagréable qui s’empare de tout son être, comme s’il se sentait rattrapé et piégé par une paternité qu’il a niée et qui ressuscite ici par un langage corporel revendicateur[14].

       Par son art de la variation, Kundera nous incite à voyager d’un bout à l’autre de ses textes. Au fil des pages, nous rencontrons de nouveau le questionnement de Tomas sur ses relations avec son fils, à travers ce même motif de la ressemblance qui n’est plus simplement physique, mais qui englobe la destinée des deux personnages. Tomas avoue à Tereza :

« C’est mon fils qui m’écrit. J’ai tout fait pour éviter un contact entre ma vie et la sienne. Et regarde comme le destin s’est vengé de moi. Il a été exclu de l’université voici quelques années. Il est conducteur de tracteur dans un village. C’est vrai, il n’y a pas de contact entre ma vie et la sienne, mais elles sont tracées côte à côte dans la même direction comme deux lignes parallèles » (p. 446).

Sa tentative de rompre définitivement avec son fils en refusant de signer la pétition à l’origine de leur première rencontre, échoue finalement. C’est alors l’image du bonheur qu’il peut offrir à Tereza qui le pousse à faire ce choix, et c’est ici aussi Tereza qui rit avec lui de sa ressemblance avec son fils :

« “(...) – Il me ressemble, dit Tomas. Quand il parle, il fait exactement le même rictus que moi avec sa lèvre supérieure. Voir ma propre bouche parler du Royaume de Dieu, ça me semble un peu trop bizarre.”

Tereza éclata de rire.

Tomas rit avec elle » (p. 448).

Tomas a toujours le « trac » (p. 448) en envisageant une éventuelle rencontre avec son fils, mais la tension qui règne lors de leur dernière entrevue est annulée ici par le rire. Le « rictus » acquiert une charge comique après avoir tourmenté notre protagoniste. La rupture avec le fils ayant été sabordée par la nature, la négation de la paternité n’en perd pas moins d’intensité car, comme Tomas l’affirme, « un jour, on prend une décision, on ne sait même pas comment, et cette décision a sa propre force d’inertie. Avec chaque année qui passe, il est un peu plus difficile de la changer » (p. 448).

       Tomas a décidé de ne pas être le père de son fils, et il ne reviendra pas sur sa décision jusqu’à ce que la mort l’emporte. Rejetant la continuité, la linéarité, bref, l’axe temporel horizontal, par la négation du fruit de sa propre chair, il plonge d’abord dans la verticalité du libertinage :

« Il n’est pas obsédé par les femmes, il est obsédé par ce que chacune d’elles a d’inimaginable, autrement dit, par ce millionième de dissemblable qui distingue une femme des autres » (p. 287).

Il se laisse néanmoins entraîner par Tereza jusqu’aux limites de cette verticalité, à savoir la profondeur de la terre. Le retour à la terre se manifeste d’une part dans leur bonheur de vivre à la campagne et, d’autre part, à travers leur accident de voiture qui les projette au fond d’une crevasse et par là même dans le néant.

       Dans les textes de Boudjedra, les trois figures paternelles, Siomar, Si Zoubir et Djoha évoluent également autour d’une volonté plus ou moins hypocrite de nier leur paternité. Par ailleurs, si nous citons Djoha, c’est simplement parce qu’il nous est présenté dès sa première entrée sur scène, comme le porte drapeau de la négation de la paternité. Bien que dévoilée sous un aspect risible et grotesque, cette négation reste toutefois la plus directe des deux romans de notre auteur. Lorsqu’il avoue à Mehdi déjà malade, qu’il n’est pas son véritable père, Djoha se débarrasse d’un faix qu’il a porté sur ses frêles épaules d’homme vaincu par avance. Il ne s’agit pas en réalité d’un acte de violence, mais d’une esquisse de révolte contre la toute puissance de Siomar. Son initiative finit en outre par s’évaporer dans le ridicule qui lui est propre. Pour cela, nous avons été amenés à étudier les caractéristiques de ses relations avec son fils adoptif dans la partie suivante consacrée à la paternité aliénée.

       Nous nous proposons de clore ce volet concernant la paternité niée, par l’évocation des quelques instants d’égarement où Siomar et Si Zoubir brisent le silence qui caractérise leur sentiment de toute puissance, pour révéler leur désir insatisfait de rompre tout lien avec leurs progénitures. La situation du père dans le récit, diffère dans les romans de Boudjedra de ceux de Kundera. Les narrateurs, intradiégétiques, ne donnent pas la parole aux pères. C’est toujours par leur intermédiaire que surgissent çà et là, quelques morceaux si précieux à la reconstitution du puzzle. Le discours reste donc exposé à une vision subjective et unique; il ne nous appartient pas d’en juger.

       Pour Siomar, le despote de L’Insolation, être le père des enfants de Selma est en priorité un « scandale » qu’il se hâte de « couvrir » (p. 93). Il force Djoha à jouer le rôle d’époux officiel auprès de sa belle-sœur, ce qui lui permet de ne pas reconnaître les enfants qu’il aura officieusement de ses relations avec elle. Cette mise en scène de la paternité consolide la position de Selma en tant que « favorite du maître » (p. 143), jusqu’à l’apparition de son goitre qui met paradoxalement fin à son calvaire :

« Siomar mit fin à ses sollicitations et quitta le pays pour un long voyage d’affaires qui tombait fort à propos » (p. 145).

Comme pour Si Zoubir qui, dans La Répudiation, « ne venait plus à la maison où logeait l’énorme tribu » (p. 85), la négation de la paternité se traduit également par la négation de la femme-épouse ou de la femme-amante. Par ailleurs, nous nous demandons quelles sont les causes qui amènent le fils à vivre des sentiments antithétiques envers son géniteur. D’une part il révèle sa colère et sa frustration par l’aspect obsessionnel de son discours sur la paternité, d’autre part, il suggère grâce l’expression « fort à propos », son soulagement de voir Siomar partir :

« L’éloignement physique du père symbolise le manque d’affection dont (l’enfant) souffre et cette absence creuse en lui une blessure profonde. L’enfant se sent orphelin car sa demande d’amour rencontre l’absence, le vide »[15].

Rachid et Mehdi sont pris dans le tourbillon de l’incompréhension du comportement paternel. Ils sont tentés par le rejet de toute responsabilité dans ce qui leur arrive, mais ils ne résistent pas au démon de la culpabilisation.

       En outre, les « maîtres » absolus sont dispensés de tous commentaires à leurs actes : ils sont libres d’aller et venir à leur gré. Seules les voix de Mehdi et Rachid permettent la reconstitution de leur absence en tant que pères. Le premier indice que nous donnent les narrateurs est leur désignation, la plupart du temps, par leurs prénoms précédés de « Si ». Cette particule n’a pas d’équivalent en français. Elle peut être traduite par « monsieur ». Elle marque d’une part le respect, et d’autre part l’absence de familiarité. Toute autre appellation leur est proscrite, si bien que le récit n’échappe pas à la peur de la transgression de cet interdit. La parole du père, tout en étant absente, garde toute sa force. Il a été imposé à Mehdi et Rachid de considérer leurs pères comme des étrangers, et c’est en tant que tels qu’ils nous les présentent. Jany Fonte le Baccon avance :

« La haine et l’absence du père, son rejet du fils provoquent en retour des sentiments de haine et des désirs parricides du narrateur »[16].

Siomar et Si Zoubir se sont ingéniés à ériger un mur de silence les séparant de leurs progénitures. En ce qui concerne le premier, Mehdi affirme vers la fin de L’Insolation :

« Mon père (...) ne reconnaîtra jamais sa paternité vis-à-vis de moi, ni vis-à-vis de mes sœurs et frères » (p. 208).

Dans ce segment, le terme « père » est utilisé dans un souci de contradiction, pour mettre en relief la volonté de négation de la paternité dont fait preuve le géniteur. Si nous considérons la phrase entière dont la première moitié se réfère au viol de la mère, la rupture est signifiée, du point de vue du narrateur, par le fait qu’il le nomme « Siomar » :

« Elle dormait alors de longues heures dans son alacrité acide de femme malade et hallucinée à cause de ce sentiment de culpabilité qu’elle avait tissé peu à peu depuis le jour où elle avait été violée par Siomar, mon père qui ne reconnaîtra jamais sa paternité vis-à-vis de moi, ni vis-à-vis de mes sœur et frères » (p. 208).

« Siomar » après avoir abusé de Selma va-t-il se racheter une conduite en tant que « père » ? La question est au centre du dernier extrait cité. L’adjonction du mot « père » chasse « Siomar » en tant qu’antécédent de la proposition relative. La contiguïté de ces termes, tout en opérant une séparation factice entre les deux propositions, focalise l’attention du lecteur sur un seul et même point : le personnage de Siomar, violeur et père indigne, est irrécupérable. Dès lors, l’intensité de la haine dont fait montre Mehdi à son égard est d’autant plus excusable et légitime.

       Dans La Répudiation, l’alternance de « père », « Si Zoubir » et de la troisième personne du singulier, renforce cette image de « néant de père » (p. 45) que nous suggère le narrateur. Ici, le mur qui s’élève entre le père et ses enfants est clairement définit :

« Entre nous, il disposait une barrière d’hostilité qu’il s’ingéniait à consolider » (p. 41).

Le projet de Si Zoubir est ainsi décrit par Rachid :

« Son plan était précis : habituer la mère à cette idée nouvelle et rompre définitivement avec nous. Il ne fallait pas brusquer les choses, l’affaire étant importante. Il s’agissait pour lui d’atteindre un point de non retour à partir duquel toute réconciliation serait impossible » (p. 63).

Le père se dérobe graduellement à ses responsabilités. Rachid avoue : « Il s’arrangeait pour nous éviter » (p. 64), et « avait acheté des lunettes de soleil (...) cela lui permettait de fuir nos regards et de nous surveiller sans en avoir l’air » (p. 69). Une fois mis en route, son projet commence à donner ses fruits lorsque son fils aîné meurt[17] :

« Zahir n’avait jamais eu de père et ce n’était pas en se travestissant en cadavre nauséabond à la décomposition avancée qu’il allait en avoir un; le gros commerçant exultait bruyamment et ne cachait pas sa joie d’être venu à bout du fils lapidaire qu’il avait toujours craint plus que n’importe qui » (p. 153).

Ce moment d’exultation donne à voir pour le narrateur, ainsi que pour le lecteur, la déconfiture subie par l’image paternelle. L’adjectif « lapidaire » qui habille le fils des attributs de la pierre, montre en effet que plus rien ne peut vaincre la volonté de déconstruction de la paternité dont fait preuve « le gros commerçant ». Atteint ici de gigantisme, il dévore Zahir, décourageant par la même occasion toute réclamation de paternité de la part de ses autres enfants. Pour ces derniers, il ne reste plus que l’acceptation du « néant » ou la mort. Dans les deux cas, c’est le vide qui les attend.

       En définitive, le regroupement d’éléments disparates nous a permit de visualiser la mise en scène d’une paternité qui vient se briser sur l’écueil de l’échec. La vacuité libératrice tant recherchée par les pères affronte l’acharnement dont font preuve les enfants à arracher les masques. Le poncif concernant l’hégémonie et le despotisme des pères est nuancé par le biais de l’absence. L’écriture permet ainsi de remplir à nouveau les cases vides, en imbriquant les récits et en liant les personnages entre eux. S’il est difficile de capturer le père, il reste toutefois possible de l’aborder par des chemins détournés comme la mère-bourreau ou la mère-victime, l’amant double du père, la maîtresse haïe ou adorée. La demande d’amour se heurte à l’obstacle paternel sans toutefois être détruite. En effet, bien que la violence de l’impact soit grande, le roman lui permet de ricocher. Cependant, le travail de déconstruction du père continue ailleurs, juste après le combat, là où la révolte et la soumission font place à un constat d’impuissance.

            2) Ce que la tempête n’aura pas épargné :

       La lutte contre le silence et les tentatives réitérées de faire entendre ne serait-ce qu’une toute petite voix pour échapper au naufrage affectif, aboutit à un résultat qui n’était pas escompté. En effet, l’ouragan paternel fait beaucoup de dégâts sur son passage et l’accalmie est, contre toute attente, extrêmement pénible. A ce stade de notre analyse, le questionnement sur les bifurcations prises par l’écriture, peut-être afin de conjurer le mauvais sort qui s’abat sur les personnages, devient inéluctable. Quels sont alors les chemins empruntés par le récit, et dans quels buts ?

              a) L’aliénation de la paternité :

       La problématique de la paternité est certes abordée dans les romans de Boudjedra et Kundera de manière équivoque, mais est-il pour autant possible d’y déceler une quelconque altération du statut parental ? Pourquoi avons nous recours au substantif « aliénation » pour désigner le traitement qui lui est infligé? Nous commencerons par chercher la réponse dans le sens même du mot. Le dictionnaire Latin/Français Gaffiot[18] nous apprend qu’alienatio, l’origine latine du mot aliénation, signifie :

1/ « Transmission d’une propriété à un autre. »

2/ « Eloignement, désaffection, rupture. »

Alienatio dérive lui-même d’alieno qui présente cinq sens :

1/ « aliéner, transporter à d’autres son droit de propriété. »

2/ « Eloigner (détacher), rendre étranger (ennemi). »

3/ « Aliéner l’esprit, ôter la raison. »

4/ « Etranger à toute sensation. »

5 « [En médecine, en parlant du corps humain] alienari, perdre tout sentiment, être en léthargie, être paralysé. »

Alieno nous renvoie à son tour à alienus qui présente deux orientations sémantiques : la première comprenant l’idée d’autrui et la seconde celle de séparation, d’éloignement. Enfin, alienus nous conduit à alius, qui veut dire « autre ».

       A la lumière de ces informations, peut-on dire de l’aliénation que c’est un passage d’un état à un autre ? Il nous suffit de consulter l’étymologie du terme pour établir une corrélation très étroite entre le deuxième sens du mot alienatio, à savoir les opérations d’éloignement, de désaffection ou de rupture, et leur résultat, c’est-à-dire la notion de transformation. Nous saisissons alors d’autant mieux le cheminement du sens, ce qui nous amène à adopter cette démarche pour notre analyse textuelle. Comment reconnaît-on l’aliénation de la paternité dans les romans qui nous intéressent ? Comment s’y opère le basculement qui impose le recours au terme d’aliénation ? Deux romans sont particulièrement significatifs sur ce plan : La Valse aux adieux et L’Insolation. Ils nous offrent deux orientations essentielles à l’étude du détournement du rôle paternel, qui sont autant de mise-en-scène tendant à dévier les relations entre certains personnages de leurs points de départ.

       L’exemple type illustrant la première catégorie d’aliénation de la paternité s’offre à nous sous les traits de Jakub dans La Valse aux adieux. Il fini par répondre aux avances d’une orpheline sous sa protection depuis la mort de son père alors qu’elle n’avait que « sept ans » (p. 101). Il ne s’agit donc pas d’inceste à proprement parler, mais comme nous chercherons à le démontrer, de relations à caractère incestueux. La deuxième catégorie s’appuie sur les descriptions du Dr Skreta dans La Valse aux adieux et de Djoha dans L’Insolation. Elle met en évidence l’art dont font preuve nos écrivain dans le maniement de la caricature en tant qu’instrument de destruction de la figure paternelle.

                                –– Le culte de la bonté selon Jakub :

       Jakub est un personnage clé de La Valse aux adieux. Il n’est pourtant intégré dans la trame romanesque que tardivement, c’est-à-dire à la troisième journée. Il « peut avoir dans les quarante-cinq ans » (p. 87) et se trouve à la croisée des chemins, sur le point de quitter son pays. Sur la route de l’exil, il s’arrête pour faire ses adieux a son ami, le docteur Skreta, et à sa « pupille » (p. 101), Olga. D’emblée, sa paternité est présentée sous le signe de la rupture. Par ailleurs, le père défunt de la jeune fille a été à l’origine de l’emprisonnement de Jakub. Au lieu de se venger de la trahison de son ami, ce dernier prend sous sa protection la jeune orpheline, d’autant plus que « cette sorte de paternité sans contrainte le séduisait » (p. 101). En relatant tous ces événements, le narrateur suggère l’ambiguïté des circonstances dans lesquelles est né le statut de père de notre personnage. Jusqu’à sa dernière escale dans la ville d’eau, ce dernier ne voyait nullement en Olga un objet de désir sexuel. Le docteur Skreta l’oblige au cours d’une discussion, à se représenter les seins de la jeune fille. Leur dialogue force le quadragénaire à donner un corps à Olga comme si, jusque là, elle n’était à ses yeux qu’une vague substance dénuée de tout aspect charnel[19]. Le corps soigneusement camouflé émerge subitement.

       Tout en rejetant énergiquement l’idée de voir la nudité de sa pupille, Jakub se doute bien que leur relation n’est pas à l’abri d’un changement soudain et radical :

« Il n’osait pas lui annoncer qu’il venait lui dire adieu, il craignait que la nouvelle ne prît une dimension trop pathétique et que ne s’établit entre eux un climat sentimental qu’il jugeait déplacé. Il la soupçonnait depuis longtemps d’être secrètement amoureuse de lui » (p. 101).

Le passage où il lui révèle enfin la raison de sa visite met cependant en exergue l’ambiguïté de leurs rapports. La réaction d’Olga étant à l’opposé de ce qu’il appréhende, il est certes soulagé, mais il voit également naître en lui une sensation étrange et inattendue :

« Elle manifestait la même joie désintéressée qu’il eût éprouvée lui-même en apprenant qu’Olga allait partir pour l’étranger où elle aurait la vie plus agréable. Il en était surpris, parce qu’il avait toujours craint qu’elle n’eût pour lui un attachement sentimental. Il était, à sa propre surprise, un peu vexé » (p. 115).

« C’était toujours différent de ce qu’il avait attendu. Elle ne se comportait ni comme une jeune femme qui l’aimait secrètement, ni comme une fille adoptive qui éprouvait pour lui un amour filial désincarné » (p. 117).

Un tel revirement de situation n’appelle-t-il pas le développement du même processus du côté de Jakub ? N’est-ce pas lui en fait qui espère secrètement que la jeune fille soit amoureuse de lui ?

       Le quatrième chapitre de la troisième journée (pp. 101-106) est entièrement consacré à la notion de « paternité sans contrainte » qui, du point de vue de Jakub, définit les limites de son engagement envers Olga. Nous assistons au cours de ces quelques pages à un va-et-vient entre le vrai père et le père adoptif. Une telle alternance préfigure la fin de la position confortable que le quadragénaire s’est octroyé. La remise en doute du rôle de Jakub est, dans le discours d’Olga, sous-jacente à son désir de rétablir dans sa mémoire une image paternelle inexistante. Le récit maintient Jakub d’une part dans sa condition de détenteur de la vérité, d’éducateur, d’initiateur, et le confronte d’autre part au risque de perdre cette paternité déjà vacillante. Seul le narrateur est à même de percer le silence apparent des protagonistes. La lente mais tacite transformation de l’image que se fait Jakub d’Olga et l’attitude équivoque de cette dernière donnent à lire l’imminence d’une rupture autre que celle causée par l’exil. Procédant par petites touches, le récit brise une linéarité qui pourrait mettre en relief le caractère logique de cette transformation : au deuxième chapitre (pp.92-96), Jakub et le docteur Skreta parlent d’Olga; au quatrième chapitre (pp. 101-106), première rencontre d’Olga et Jakub; au sixième chapitre (pp.112-118), suite du récit de cette rencontre; au dixième chapitre (pp. 140-149), Olga et Jakub se retrouvent, mais cette fois, la présence d’autres personnages empêche l’intimité de leur précédent entretien de se renouveler. La troisième journée de La Valse aux adieux révèle donc des indices permettant d’escompter la métamorphose de la « paternité sans contrainte » de Jakub, concrétisée vers la fin de la journée suivante.

       Après la prise de conscience, vient la prise de parole. La quatrième journée donne toute son ampleur à l’acte de parole en tant que révélateur d’une nouvelle image. Deux chapitres décrivent une scène vue d’abord à travers le regard d’Olga, ensuite celui de Jakub. Le chapitre 25 s’ouvre sur une question fondamentale, car abaissant le voile sur un nouveau décor :

« Comment se fait-il qu’elle ait enfin osé ? » (p. 224).

Malgré la forme interrogative, la narrateur éclaire là deux points : grâce au pronom « elle », il focalise sur le personnage d’Olga, et avec l’adverbe « enfin », il dénote l’aboutissement d’un crescendo sur son apogée. En révélant les pensées de la protagoniste, il indique que la tension du récit relatif aux deux personnages est sur le point de se dénouer. Par conséquent, il suggère l’approche d’un decrescendo fatalement lié à la consommation ou non d’une relation symboliquement incestueuse. En outre, il  expose d’abord le point de vue d’Olga parce que précisément elle représente le pôle actif au sein de ce nouveau couple : c’est elle qui « rejoint Jakub à la brasserie » (p. 224), c’est elle aussi qui monopolise la parole, c’est elle enfin qui « l’invit(e) à l’embrasser » (p. 224). La passivité de son vis-à-vis, « silencieux et pourtant aimable, incapable de fixer son attention et pourtant docile » (p.224), enhardit la jeune fille :

« Ce manque de concentration (elle l’attribuait à son départ tout proche) lui était agréable : elle parlait à un visage absent et il lui semblait parler dans des lointains où on ne l’entendait pas. Elle pouvait donc dire ce qu’elle ne lui avait jamais dit » (p. 224).

La dernière phrase de ce paragraphe montre bien l’importance de la parole par rapport à l’acte. Elle permet en effet une réelle prise de pouvoir grâce à l’évacuation du non-dit comme le suggère cet extrait :

« Maintenant qu’elle l’avait invité à l’embrasser, elle avait l’impression de le déranger, de l’inquiéter. Mais cela ne la décourageait aucunement, au contraire, ça lui faisait plaisir : elle se sentait enfin devenue la femme audacieuse et provocante qu’elle avait toujours souhaité être, la femme qui domine la situation, la met en mouvement, observe avec curiosité le partenaire et le plonge dans l’embarras » (p. 224).

En ce sens, Jakub semble n’avoir existé aux yeux d’Olga que pour être l’instrument de sa propre révélation à elle-même. L’aspect factice de son rôle de père de substitution prend d’autant plus de valeur au cours de ce face à face. Outre l’effet produit par la libération de la parole à l’aide de l’invitation au baiser, un autre verbe attire notre attention : « observe ». L’importance du regard accompagnant la prise de pouvoir par la parole est soulignée avec insistance dans le récit de la scène du baiser, d’abord de manière détournée, à travers l’idéal féminin qu’Olga croit avoir atteint [« la femme qui domine la situation, la met en mouvement, observe avec curiosité le partenaire et le plonge dans l’embarras » (p. 224)], ensuite directement dans la description de la suite des événements :

« Elle continuait de le regarder fermement dans les yeux et elle dit avec un sourire : “Mais pas ici. Ce serait ridicule de nous pencher par-dessus la table pour nous embrasser. Viens.”

Elle lui tendit la main, le guida vers le divan et savoura la finesse, l’élégance et la tranquille souveraineté de sa conduite » (p. 224).

Non seulement Olga « observe » Jakub, mais elle annihile sa volonté en le guidant tel un aveugle, en lui prêtant son propre regard. Le baiser en lui-même est le prétexte à l’expression d’une volonté de dissolution aussi bien de l’amour filial d’Olga que de l’image paternelle de Jakub :

« Puis elle l’embrassa et elle agit avec une passion qu’elle ne s’était encore jamais connue. Pourtant, ce n’était pas la passion spontanée du corps qui ne parvient pas à se maîtriser, c’était la passion du cerveau, une passion consciente et délibérée. Elle voulait arracher à Jakub le déguisement de son rôle paternel, elle voulait le scandaliser et s’exciter au spectacle de son trouble, elle voulait le violer et s’observer en train de le violer, elle voulait connaître la saveur de sa langue et sentir ses mains paternelles s’enhardir peu à peu et la couvrir de caresses.

Elle défit le bouton de sa veste et la lui enleva » (pp. 224-225).

Le chapitre 25 s’achève à ce stade de l’évolution des relations entre les deux protagonistes. Un pas est certes franchi en-dehors des limites de la paternité, mais il nous faut attendre le chapitre 28 pour explorer en même temps que le narrateur les pensées de Jakub. Le texte prend dans ces deux chapitres l’aspect d’un miroir où se reflète l’action. Les personnages se relaient [d’abord Olga comme nous l’avons vu précédemment, et maintenant Jakub] dans la mise en mots simultanée à l’apparition de leur propre image sur ce miroir. Ils s’observent agir et transmettent ce qu’ils voient par le biais du narrateur qui, lui aussi les observer.

       Dans le vingt-huitième chapitre de la quatrième journée, le miroir se déplace vers Jakub, faisant ainsi un parallèle avec le chapitre 25. En effet, la passivité qui éclipsait le personnage masculin en même temps qu’il le caractérisait, est ici inversée. Olga paraît à son tour étrangère à la scène. Le ton du narrateur change dès l’incipit : il oppose au questionnement ouvrant le récit vu à travers les yeux de la jeune fille et contrastant avec l’assurance dont elle fait preuve, une assertion qui ne présage nullement l’indécision de Jakub quant à l’attitude qu’il doit adopter :

« Jamais il n’avait rien moins souhaité que de coucher avec cette fille là » (p. 230).

Jakub éprouve un désir de « bonté » envers Olga, régi par un apparent détachement dont la description ressemble en tous points aux sentiments paternels :

« Il désirait lui apporter la joie et la combler de toute sa bonté, mais cette bonté n’avait rien de commun avec le plaisir sensuel, mieux encore, elle l’excluait totalement, car elle se voulait pure, désintéressée, détachée de tout plaisir » (p. 230).

En dépit de cette ferme déclaration, le narrateur nuance les faits :

« Mais que pouvait-il faire maintenant ? Fallait-il, pour ne pas souiller sa bonté, repousser Olga ? Il n’en était pas question. Son refus aurait blessé Olga et l’aurait marquée pour longtemps. Il comprenait que le calice de bonté, il fallait le boire jusqu’à la lie » (p. 230).

Jakub enveloppe ses actes d’un voile de bonté mais en réalité agit par pur égoïsme. Il revendique la noblesse de ses sentiments jusqu’au dernier instant passé dans la ville d’eau :

« J’ai eu pitié d’elle parce que son père avait été exécuté, et j’ai eu pitié d’elle parce que son père avait envoyé un ami à la mort » (p. 271).

L’insistance dont il fait preuve au sujet de la pitié qu’il éprouve envers Olga et la correspondance qu’il effectue entre ce sentiment et la trahison de son ami nous incitent à nous demander s’il est réellement mû par des sentiments paternels. Agit-il par bonté et pitié comme il ne cesse de le clamer ou bien par dépit après avoir constaté que la jeune fille n’est pas amoureuse de lui ?

       Par ailleurs, les pensées qui se bousculent dans l’esprit de Jakub sont antithétiques. Cette contradiction se prolonge au niveau de son corps qui, malgré l’absence de toute excitation, répond mécaniquement aux avances de la jeune fille. Le quadragénaire est manifestement conscient que le glas sonne pour lui :

« Mais belle ou pas, Jakub savait qu’il n’y avait plus moyen d’échapper. D’ailleurs, il sentait que son corps (ce corps servile) était une fois de plus tout à fait disposé à lever sa lance complaisante » (p.231).

La fatalité de la situation évoque l’allusion de Tomas dans L’Insoutenale légèreté de l’être, à « la décision gravement pesée » (p. 54). Nous citons cet exemple pour montrer que la gravité et la légèreté se mêlent dans les deux romans afin de mettre en exergue la vanité de certaines situations. Au moment de prendre une décision importante, les personnages deviennent simultanément actants et observateurs. Ils ne vivent plus l’instant, ils le jouent comme s’ils étaient sur une scène de théâtre. En démissionnant de son poste en Suisse pour rejoindre Tereza, Tomas se rappelle soudain « le dernier mouvement du dernier quatuor de Beethoven » (p. 53) :

« Par cette allusion à Beethoven Tomas se trouvait déjà auprès de Tereza, car c’était elle qui l’avait forcé à acheter les disques des quatuors et des sonates de Beethoven » (p. 54).

Quant à Jakub, il tente de se convaincre de l’inutilité d’une quelconque résistance à Olga. En fait, il décide de lui céder son corps mais laisse son esprit dériver :

« Pourtant, son excitation semblait se produire chez un autre, loin, hors de son âme, comme s’il était excité sans y prendre part et qu’il dédaignât en secret cette excitation. Son âme était loin de son corps, obsédée par l’idée du poison dans le sac de l’inconnue. Tout au plus observait-elle avec regret le corps qui, aveuglément et impitoyablement, courait après ses intérêts futiles » (p. 231).

Kundera expose deux épisodes où Eros et Thanatos entrent en conflit. Tomas renonce à l’exil pour suivre Tereza, tout en sachant que la déchéance (du moins professionnelle) l’attend à son retour en Tchécoslovaquie. Les pensées de Jakub sont irrésistiblement attirées par la mort de Ruzena dont il est l’instigateur par mégarde, alors qu’il est sur le point de donner malgré lui du plaisir à Olga. Dans chacun des deux cas, la projection de l’âme hors du corps et dans l’avenir sort les personnages de leur mauvaise posture. Mais dans le deuxième, celui qui concerne directement notre analyse de l’aliénation de la paternité, une touche de grotesque anime les ébats des personnages. Jakub n’est d’ailleurs pas dupe. Le fait d’observer le tableau qu’il forme avec sa jeune maîtresse, de s’en éloigner, puis d’y retourner au moment opportun, lui permet d’en saisir l’aspect loufoque. Seulement, il en impute la responsabilité à Olga :

« Cette créature touchante avait des manières provocantes de putain, sans cesser d’être touchante, ce qui donnait aux mots obscènes quelque chose de comique et de triste » (p. 233).

La lucidité du personnage est remarquable. Cependant, il n’en perd pas moins sa situation privilégiée de second pôle au sein de cette farce. La transformation de sa « paternité sans contrainte » en relation sexuelle toujours sans contrainte, s’effectue pourtant dans la tourmente de l’hésitation. Le monologue intérieur de Jakub qui s’interroge longuement sur la nécessité ou non de franchir les frontières séparant la paternité des relations charnelles, nous rappelle immanquablement le titre fort significatif d’une pièce de Shakespeare, « Beaucoup de bruit pour rien ». En effet, il n’est point question ici de violer un tabou. Grâce au décalage des réflexions reflétant les motivations des deux personnages, la scène d’amour qu’ils nous offrent perd toute charge émotionnelle et devient risible.

                                – Du pathétique au cocasse : Skreta et Djoha

       Le basculement de la pesanteur de la conscience du côté des personnages, vers la légèreté du rire du côté du lecteur, nous porte à aborder les cas de Djoha et du docteur Skreta. Les récits présentent les deux protagonistes sous forme de figures hyperboliques. L’exagération est effectivement la caractéristique des portraits que nous en font les narrateurs. Il ne s’agit certes pas de descriptions au sens classique du terme, mais d’éléments parsemés apparaissant tantôt dans les propos du docteur Skreta, tantôt dans le discours de Mehdi, le narrateur de L’Insolation.

       Le docteur Skreta incarne, dans le roman de Kundera, une sorte de généticien délirant. Il ne se contente pas de se perdre dans des tribulations oniriques. Cet étrange médecin à l’imagination débordante ne recule devant rien pour assouvir ses phantasmes. Ni l’éthique, ni la déontologie ne freinent son enthousiasme. Son poste de directeur d’un établissement pour femmes stériles lui permet en effet de mener à bien la mission qu’il s’est attribué. Non seulement il rend un inestimable service à ses femmes désespérées en les soignant, mais il réalise son « rêve eugénique » (p. 262). Il révèle à son ami Jakub l’origine de son désir de donner aux générations futures plus de chances de vivre en harmonie :

« Et moi, je passe mon temps à rêver d’un univers où l’homme ne viendrait pas au monde parmi des étrangers mais parmi ses frères » (p. 153).

Skreta ne dévoile pas immédiatement son objectif. Les deux hommes se voient le « mercredi matin » (p. 87) mais Skreta n’aborde le sujet qu’à la fin de la journée : « Les deux amis marchaient dans le parc envahi par l’obscurité et respiraient l’air frais de l’automne commençant » (p. 152). L’ouverture de l’espace dans lequel ils évoluent s’oppose à l’atmosphère intime causée par la tombée de la nuit. Toutefois, ces deux indications désignent une prédisposition aux confidences. Au début de leur promenade, « Jakub écoutait les paroles de Skreta et n’y trouvait pas grand chose d’intéressant », ou encore « aspirait l’air frais et ne trouvait rien à dire » (p. 153). Il ne s’agit donc pas d’une conversation, mais d’un monologue du médecin qui prépare son ami à entendre une nouvelle très importante mais en même temps insolite :

« Seulement, la seule chose qui t’intéresse, toi, c’est de débarrasser l’amour de la procréation, dit Skreta. Pour moi, il s’agit plutôt de débarrasser la procréation de l’amour. Je voulais t’initier à mon projet. C’est ma semence qu’il y a dans l’éprouvette » (p. 154).

En évoquant la divergence de leurs points de vue, il implique son interlocuteur dans la conversation pour le sortir de sa torpeur. Puis, sans aucun détour, il divulgue son secret et, « cette fois, l’attention de Jakub était en éveil » (p. 154). Les motivations qui l’ont poussé à « inoculer » à ses patientes son propre sperme dénotent le caractère utopique de l’entreprise. Voulant changer une réalité sociale et politique trop douloureuse et décevante, le gynécologue profite de sa fonction et de l’isolement du centre où il exerce son métier pour accomplir ses ambitions :

« “Tu sais, je me dis souvent que même s’il y a ici des choses qui nous déplaisent, nous sommes responsables de ce pays. Ça me fiche en rogne de ne pas pouvoir voyager librement à l’étranger, mais je ne pourrais jamais calomnier mon pays. Il faudrait d’abord que je me calomnie moi-même. Et qui d’entre nous a jamais rien fait pour que ce pays soit meilleur ? Qui d’entre nous a jamais rien fait pour qu’on puisse y vivre ? Pour que ce soit un pays où l’on puisse se sentir chez soi ? Seulement, se sentir chez soi...” Skreta baissa la voix et se mit à parler avec tendresse : “Se sentir chez soi c’est se sentir parmi les siens. Et comme tu a dis que tu allais partir, j’ai pensé que je devais te convaincre de participer à mon projet. J’ai une éprouvette pour toi. Tu seras à l’étranger et ici tes enfants viendront au monde. Et d’ici  dix  ou  vingt  ans  tu verras quel pays splendide se sera !” » (p. 155).

Nous devinons derrière les propos de Skreta cherchant une reconnaissance de son acte, la prise de position de Kundera. Mais l’auteur démontre l’absurdité de ce raisonnement en l’attribuant à un médecin opérant dans le secret. En effet, seul le fait que Jakub soit sur le point de partir incite Skreta à rompre le silence. D’autre part, la légèreté du ton sur lequel se déroule la conversation est déconcertante :

« Par ce moyen j’ai déjà guéri pas mal de femmes de leur stérilité. (...)

– Et combien as-tu d’enfants ?

– Je fais ça depuis plusieurs années, mais je ne tiens qu’une comptabilité très approximative. Je ne peux pas être toujours certain de ma paternité, parce que mes malades me sont, si je puis dire, infidèles avec leurs maris.

Skreta se tut et Jakub s’abandonnait à une tendre rêverie. Le projet de Skreta l’enchantait et il était ému, car il reconnaissait en lui son vieil ami et l’incorrigible rêveur : “Ce doit être rudement bien d’avoir des enfants de tant de femmes... dit-il.

– Et tous sont frères”, ajouta Skreta » (pp. 154-155).

La « tendre rêverie » de Jakub prolonge le flux de la parole. Nous assistons à l’immersion du personnage dans le rêve de son ami. L’auteur suggère à travers cette scène, l’évolution de Jakub en contrepoint des aspirations du médecin. Jakub accompagne Skreta dans sa promenade à travers les allées du parc, mais aussi dans le cheminement de ses pensées. Il fonctionne également auprès du lecteur en tant que révélateur de l’action qui se déroule dans les coulisses du roman. Nous découvrons à travers son regard tantôt sceptique, tantôt amusé, les changements opérés par le docteur Skreta au sein de la nouvelle génération :

« Jakub regardait les enfants. Ils portaient tous un petit manteau bleu et un béret rouge. On aurait dit des petits frères. Il les regardait en face et trouva qu’ils se ressemblaient, pas à cause des vêtements, plutôt à cause de leur physionomie. Il nota chez sept d’entre eux un nez nettement proéminent et une grande bouche. Ils ressemblaient au docteur Skreta.

Il se rappela le gamin au long nez de l’auberge forestière. Le rêve eugénique du docteur serait-il autre chose qu’une fantaisie ? Se pouvait-il vraiment que viennent au monde dans ce pays des enfants ayant pour père le grand Skreta ? » (p. 262).

La description des enfants nous renvoie à la dernière discussion entre Jakub et Skreta. Ils se ressemblent comme « des petits frères », or c’est exactement ce que recherche le docteur. Il voudrait un monde où les hommes seraient parmi leurs frères (p. 153). L’intention est tout à fait louable mais la caricature prédomine dans la correspondance effectuée par Jakub entre les jeunes garçons et leur géniteur présupposé. L’accent est en effet mis sur le nez et la bouche qu’ils ont aussi généreux que ceux de Skreta. Malgré la stupéfaction du quadragénaire, ces signes distinctifs ne peuvent être ignorés:

« Jakub trouvait cela ridicule. Tous ces gosses se ressemblaient parce que tous les enfants du monde se ressemblent.

Quand même, il ne put s’empêcher de penser : et si Skreta réalisait vraiment son singulier projet ? Pourquoi est-ce que des projets bizarres ne pouvaient pas se réaliser ? » (p. 262).

Le questionnement de Jakub, qui, à cause de l’énormité de la confidence de son ami, ne parvient pas à se convaincre de sa véracité, montre bien l’aspect saugrenu de la scène qui se déroule sous ses yeux. La caricature joue le rôle d’un tremplin dans le discours de Jakub. La digression sur la situation politique vient ainsi à propos :

« Jakub pensa : dans dix, dans vingt ans, il y aura dans ce pays des milliers de Skreta. Et de nouveau, il eut le sentiment étrange d’avoir vécu dans son pays sans savoir ce qui s’y passait. Il avait vécu, pour ainsi dire, au cœur de l’action. Il avait vécu le moindre événement de l’actualité. Il s’était mêlé à la politique, il avait failli y perdre la vie, et même quand il avait été mis à l’écart la politique était restée sa principale préoccupation. Il croyait toujours écouter le cœur qui battait dans la poitrine du pays. Mais qui sait ce qu’il entendait vraiment ? Etait-ce un cœur ? N’était-ce pas qu’un vieux réveil ? Un vieux réveil au rebut, qui mesurait un temps factice ? Tous ses combats politiques étaient-ils autre chose que des feux follets qui le détournaient de ce qui comptait ? » (p. 263).

Le projet rocambolesque de Skreta incite Jakub à faire le bilan de sa vie. Il fait un constat d’échec au seuil d’un nouveau départ. Son exil imminent lui donne accès au recul nécessaire à la clairvoyance. La dénonciation de la loi du secret, du silence et de l’opacité qui apparaît en filigrane dans ce passage justifie à elle seule l’acte du docteur Skreta. En effet, indépendamment du ridicule qu’il suscite, la question soulevée par le « rêve eugénique » de ce dernier est cruciale. Dans une situation conflictuelle, on risque d’être aveuglé par le militantisme et de manquer les bouleversements qui se produisent au sein de la population. A force d’avoir le regard tourné vers l’amont, on ne voit pas ce qui se passe en aval, à l’endroit même où l’on se trouve.

       Un autre personnage contribue par sa singularité, au développement d’un discours en marge de la paternité et en faveur de l’anticonformisme. Djoha, dans L’Insolation, correspond lui aussi à un archétype issu de la littérature populaire :

« Avec sa niaiserie, son mélange de piété et d’incrédulité, son âne à la scatologie rabelaisienne, le personnage ne cache pas être un avatar du D’jha popularisé par le guignol turc algérois ou Garagouz »[20].

A l’exception du fait que le « guignol turc » ou « Garagouz » n’est pas spécifiquement algérois puisque sa renommée s’étend du Maroc à l’Egypte, le personnage de Djoha représente bien en quelque sorte le fou du village, un souffre douleur méprisé de tous et en premier lieu par son fils qui n’est autre que le narrateur du roman. Mais il ne s’agit pas d’une paternité ordinaire. Djoha est le « prétendu père » (p. 76) de Mehdi. Ce père officiel imposé par Siomar, le père biologique, est un personnage intéressant de par sa révolte contre le système instauré, mais trop effacé pour constituer, comme le docteur Skreta, une véritable menace.

       Le narrateur a recours à des formules percutantes pour mettre en relief l’exubérance du personnage : «  Il aime la mer et les poèmes d’Omar que toute la ville ignore et méprise » (p. 76), « il récite Lénine en arabe » (p. 76), « il a tous les vices : il fume le kif et chique constamment, il lit Marx et récite le Coran » (p. 77), « on le savait fou et de plus, agitateur notoire » (p. 104), « bourré de kif. Bourré de vin. Il se dandinait de long en large et puait la friture de sardines » (p. 241). Un détail est même répété plus loin : Djoha « lisait toujours Marx et le Coran » (p. 109). Est-ce par pure provocation, par intime conviction de concilier deux cultures incompatibles ou dans le but de tromper d’éventuels espions ? Le paradoxe suscité par ces deux lectures donne au personnage d’une part un aspect risible puisqu’il se bat contre des moulins à vent et, d’autre part, l’allure d’un être évoluant dans un monde utopique voué d’avance à l’échec. Le caractère contradictoire du personnage ne s’arrête pas uniquement à ses lectures. Elle se prolonge dans ses rapports avec la parole :

« Il est poète et il a cinquante ans. Toujours parti à radoter sur la révolution communiste dans la Contrée, il a gardé en lui une sorte de jeunesse. Ses yeux sont constamment allumés et il se teint – coquettement – la barbe et les moustaches, à ma grande honte » (pp. 76-77).

L’intérêt qu’il porte à la poésie et l’abondance verbale dont il fait preuve n’ont d’égal que son affligeant silence :

« Maintenant qu’il était là, à côté de mon lit, il n’avait plus envie de plaisanter comme la veille, lorsqu’il avait été pris de fou rire à l’idée de la tête que j’allais faire en apprenant de sa bouche qu’il n’était pas mon père. A le voir ainsi, triste et sage, j’avais presque du remords et regrettais un peu de l’avoir privé de l’effet sur lequel il comptait, pour se réjouir quelque peu. Il était là. Presque affable. (...) Sa fixité m’étonnait. Lui, si bavard, se retranchait derrière un silence hargneux qui lui donnait l’air, à la fois docte et bouffon, d’un aveugle sur le qui-vive » (p. 94).

Le fait que Djoha passe d’une extrême à l’autre, de l’excès de parole au silence total, déjoue les certitudes. Le protagoniste semble ainsi échapper à toute tentative de lui attribuer des caractéristiques propres. Cependant, l’exagération reste pour le narrateur le moyen privilégié d’en faire le portrait. Mehdi le qualifie en effet de « pantin grotesque et désarticulé » (p. 241), de « triste bouffon » (p. 242), de « clown dégingandé » (p. 243) et de « charlatan » (p. 245). Les expressions décrivant Djoha se suivent dans une litanie injurieuse : « Ivrogne ! Charlatan! Mangeur d’herbe ! Magicien ! » (p. 246). Repoussant mais en même tant attachant, le personnage quitte son enveloppe paternelle pour endosser l’habit de l’éternel révolté. A défaut d’être un père pour Mehdi, il se transforme en figure pittoresque. Mehdi utilise cependant les mêmes mots pour lui reprocher cette inaptitude et pour lui attribuer au moins le mérite d’être différent dans un univers où tout n’est que conformisme :

« Ivrogne ! Charlatan ! Mangeur d’herbe ! Magicien ! Je ne lui en voulais même pas de toutes ces qualités originales dans le pays où l’hypocrite dévotion des bourgeois faisait rage et où le commerce des chapelets n’avait jamais tant multiplié son chiffre d’affaire » (p. 246).

Nous avons vu comment « le rêve eugénique » du docteur Skreta est l’occasion pour le narrateur de La Valse aux adieux de faire une digression sur l’Etat policier sévissant en Tchécoslovaquie. Il en est de même pour l’originalité de Djoha qui efface pour un moment le discours sur la paternité et donne lieu à une mise au point concernant les abus dont souffre la société algérienne.

       A première vue, le personnage pourrait paraître sympathique. « Djoha, alias Si-Slimane le malicieux », « père présumé » de Mehdi, ne fait pas partie de ces révolutionnaires prêts à tous les sacrifices pour défendre leurs idéaux. Il doit son rôle de père à sa faiblesse face à Siomar et on ne peut le prendre au sérieux à cause du surnom qu’il porte et de l’âne qu’il chérit plus que tout au monde. A l’image du célèbre personnage burlesque dont il porte le nom, Djoha peut paraître rusé, mais pas assez pour mériter le respect de son entourage :

« Qui pourrait prendre Djoha au sérieux ? Tout le monde est au courant : il est rusé et dérangé de la tête. Il sert tout juste à faire rire le peuple et à vendre de beaux poissons, du côté du port » (pp. 243-244).

Jean Déjeux a effectué une étude sur la figure originale dont s’inspirent certains auteur maghrébins. Il donne plus précisément son avis sur le devenir de Jeh’a dans les œuvres de Boudjedra et Kateb :

« Kateb Yacine et Rachid Boudjedra durcissent l’image traditionnelle de Jeh’a. Ils en retiennent certains aspects et l’engagent dans des situations combatives socio-politiques d’aujourd’hui, sur le plan de la lutte des classes. Jeh’a devient un révolutionnaire dans une société de classes, nourrissant un projet subversif »[21].

Nous ne pouvons entériner ces propos en ce qui concerne Djoha. Le personnage de Boudjedra représente plutôt les révolutionnaires de pacotille. L’auteur en fait une caricature et, en ce sens, le « père présumé » de Mehdi joue également le rôle de contestataire de circonstance. « Djoha alias Si Slimane » aboie mais ne mord pas. Beau parleur à ses heures, il évite de se compromettre par couardise. Fumer le kif et boire le vin semblent constituer son unique véritable combat. Cet homme n’a pas pu résister à la tyrannie d’un seul homme, Siomar, devenant ainsi le complice d’un viol et d’un mensonge collectif. Comment pourrait-il alors ne pas s’incliner face à une organisation gouvernementale comme les M.S.C ? Djoha est irrémédiablement un perdant et même lorsqu’il croit faire preuve de courage en annonçant la vérité à son fils adoptif, il n’a pas la satisfaction d’être le premier à le faire. Le fou rire qui le secoue au moment où il révèle à Mehdi que Siomar est son vrai père ôte à cette scène toute charge pathétique pour la transformer en une farce grotesque.

       L’incrédulité de Mehdi rappelle celle de Jakub face au discours de Skreta. Le « rêve eugénique » du savant s’affairant dans un laboratoire et les « rêves tranquilles » de Djoha ont en commun le bonheur solitaire et mystérieux qu’ils procurent aux deux protagonistes. Le projet de Skreta et la non paternité de Djoha, tous deux révélés dans le cadre très suggestif d’un hôpital, paraissent douteux, illogiques et ridicules. Dans L’Insolation, l’hôpital est en effet le lieu même de l’aliénation. Dans La Valse aux adieux, il ne s’agit certes pas d’un asile psychiatrique, mais d’un établissement de cures pour femmes stériles. Par conséquent,  l’idée de dérèglement est tout de même présente. Qu’il soit question de troubles mentaux ou de troubles de la reproduction, l’espace où se déroule la prise de parole fait basculer la paternité dans la bizarrerie. Elle n’est plus vécue naturellement, mais comme une anomalie. Les personnages qui en souffrent ne renoncent pas pour autant à leur droit le plus légitime. Leur quête prend souvent l’allure d’un chemin de croix car le père-ouragan détruit tout sur son passage. Mais cette quête garde-t-elle un sens dès lors qu’elle entre dans une perspective de destruction ?

              b) Une perpétuelle quête du père ?

       La problématique du père, présente dans les quatre romans choisis, tisse sa toile autour des textes de manières différentes. Elle apparaît tantôt comme un frein aux aspirations des personnages, tantôt comme un révélateur psychologique. Omniprésent, le discours sur le père permet à la parole de surgir du néant afin d’affirmer les individualités qui se construisent. Nous pouvons mesurer l’importance du père dans le domaine littéraire en général, à travers ces propos de Roland Barthes :

« La mort du père enlèvera à la littérature beaucoup de ses plaisirs. S’il n’y a plus de Père, à quoi bon raconter des histoires ? Raconter, n’est-ce pas toujours chercher son origine, dire ses démêlés avec la Loi, entrer dans la dialectique de l’attendrissement et de la haine? »[22].

Il est vrai que les pères ne sont guère ménagés dans les œuvres que nous étudions. Mais cette violence qui se déchaîne sur eux ne fonde-t-elle pas en même temps la raison d’être des récits ? Leur omniprésence oppressante, leur négation, ou l’aliénation de leur rôle, entrent dans une perspective de récupération et de reconstruction pour les personnages qui les évoquent. La quête du père toujours fuyant reste à nos yeux un pôle privilégié dans les histoires que nous racontent Boudjedra et Kundera.

       La recherche des pères perdus se fait dans la douleur. Elle se déroule comme une fouille archéologique, sur un terrain où gisent les ruines de la paternité. Une menace constante de destruction ou d’effondrement pèse sur les personnages qui s’y investissent. Cette menace revêt toutefois un aspect vital et primordial. Nous en évaluerons les conséquences essentiellement dans les cheminements qui nous sont proposés dans La Valse aux adieux, La Répudiation et L’Insolation. Ces trois romans nous permettent d’aborder la quête de la paternité en la mettant en corrélation avec d’autres paramètres. Il s’agit pour nous de distinguer les parcours réussis de ceux qui avortent et d’identifier les éléments déterminants dans les deux cas.

       Il y a d’abord ce que l’on pourrait appeler la conspiration du mensonge. Mehdi dans L’Insolation et Olga dans La valse aux adieux, vivent des situations où les frontières qui les séparent de leurs pères ne dépendent que de la parole d’un autre personnage. Plus insidieuse que la loi du silence, celle du mensonge peut avoir des répercussions inattendue.

       Voyons en premier lieu l’exemple d’Olga. La mort de son géniteur a été pour elle synonyme de rupture à plus d’un titre. Sans l’assistance du meilleur ami de celui-ci, elle aurait probablement vécu dans la déchéance :

« Souviens-toi qu’à cause de ton père tu as perdu ton chez-toi, tu as été obligée de quitter la ville où tu habitais, que tu n’as pas eu le droit de faire des études. A cause d’un père mort que tu n’as presque pas connu! » (p. 105).

L’exécution du père l’a non seulement plongée dans la solitude, mais l’a aussi privée de sa dignité puisque le déshonneur de la trahison a été son unique héritage. Jakub l’aide à surmonter ses angoisses lorsqu’elle se montre en proie au doute quant à la reconnaissance posthume de l’innocence de son géniteur :

« Le père d’Olga était officiellement réhabilité depuis quelque temps et l’innocence de l’homme politique condamné à mort et exécuté avait été publiquement proclamée » (p. 102).

La réhabilitation officielle a peu d’importance pour Olga. Il s’agit en effet du résultat d’un regard extérieur, impersonnel. Ce n’est pas « l’homme politique » qui l’intéresse mais l’homme qui lui a donné la vie. De par sa connaissance antérieure du père, Jakub constitue pour elle un interlocuteur bien plus crédible que les quelques mots prononcés par des étrangers et figurants dans des rapports relégués aux archives. Elle pose donc au quadragénaire la seule question qui la tourmente : « N’avait-il vraiment rien à se reprocher ? » (p. 102). L’adverbe « vraiment » dénote son besoin d’aller au delà des apparences. Elle est prête à entendre toute la vérité, même si celle-ci s’avère douloureuse. Elle sollicite en même temps toute l’honnêteté dont puisse faire preuve Jakub. Mais ce dernier ne lui révèle pas la trahison de son ami. En effet, le père d’Olga l’a envoyé en prison et cette vérité là, elle ne peut être révélée au risque d’endommager irréversiblement l’image paternelle aux yeux d’Olga. Jakub ne prive pas la jeune fille de son droit à la mémoire :

« Ce qui compte pour toi, ce n’est pas ce que ton père était théoriquement capable de faire, parce que de toute façon il n’y a aucun moyen de le prouver. La seule chose qui devrait t’intéresser, c’est ce qu’il a fait ou ce qu’il n’a pas fait. Et, en ce sens, il avait la conscience pure.

— Peux-tu en être absolument certain ?

— Absolument. Personne ne l’a connu mieux que moi » (pp. 103-104).

En rassurant la jeune fille, Jakub contribue à la réhabilitation d’une mémoire non seulement salie, mais inexistante. Le recours d’Olga à un autre adverbe, « absolument », exclue toute possibilité d’erreur. Son attitude semble contradictoire : d’une part elle fait confiance à Jakub, et de l’autre elle reste sur ses gardes. Elle lui permet une dernière fois de faire basculer le dialogue dans la direction opposée, c’est-à-dire de transformer le processus de réhabilitation en procès. Notons par ailleurs l’aspect didactique du discours de Jakub. Il s’efforce de lui démontrer l’innocence de son père en utilisant des termes qui font appel à l’entendement et non aux sentiments : « théoriquement capable de faire », « il n’y aucun moyen de le prouver », « t’intéresser ». Ceci en ce qui concerne la forme. Sur le plan sémantique, les propos de Jakub restent vagues. Le recours répétitif au verbe « faire » et au pronom démonstratif « ce » suggère une volonté de neutralité de la part du locuteur. Les révélations de celui-ci sont plus facilement admises par son interlocutrice qui finit par avouer la raison de ce soudain intérêt pour le destin tragique d’un père disparu depuis longtemps :

« — Je suis vraiment contente de l’entendre de ta bouche, dit Olga. Parce que la question que je t’ai posée, je ne te l’ai pas posée par hasard. Je reçois des lettres anonymes depuis pas mal de temps. On m’écrit que j’aurais tort de jouer les filles de martyr, parce que mon père, avant d’être exécuté, a lui-même envoyé en prison des innocents dont la seule faute était d’avoir une autre conception du monde que la sienne » (p. 104).

La jeune femme redevient une petite fille se confiant à son père et réclamant sa protection. Il se dégage de ses propos un besoin immédiat de réconfort par la parole. Il n’est pas question d’une quelconque parole, mais de celle qui émane de la « bouche » du substitut paternel. Les confidences d’Olga font donc appel à la fibre paternelle de Jakub qui tient à jouer son rôle jusqu’au bout. En aidant Olga à exorciser la pénible pensée que son père ait pu conduire des innocents à la mort, Jakub colmate une fissure qui a mis en danger la linéarité de la mémoire. Il offre à l’orpheline l’inestimable réconciliation avec son passé, lui permettant ainsi de vivre le présent et construire l’avenir. Dans ce cas, peut-on affirmer que le mensonge est préférable à la vérité ?

       Mehdi, le narrateur de L’Insolation, endure également une rupture causée par un secret. Le complot n’est pas à l’échelle nationale comme pour Olga, mais à un niveau familial. Il est aussi plus sournois car si la protagoniste de La Valse aux adieux connaît l’identité de son père, Mehdi a, lui, vécu dans l’ignorance du sien. L’extrait suivant résume assez bien les particularités du narrateur de L’Insolation :

« Ecartelé entre réalité et délire, entre les poursuites d’une infirmière nymphomane Nadia et le phantasme lancinant de la défloration d’une jeune élève, Samia, le narrateur, Mehdi, professeur de philosophie, nourrissant une phobie du sang de divers souvenirs, sa circoncision, des catastrophes liées notamment à la guerre, le viol de sa mère Selma, se voit en outre partagé entre deux pères l’un génésique, “Siomar” le riche propriétaire, l’autre “affectif ”, Djoha bouffon subversif »[23].

La découverte du secret familial évoqué dans la dernière partie de cette citation, constitue-t-elle pour Mehdi un traumatisme de plus dans la large panoplie dont il dispose déjà ? Après la mort de sa mère (une autre rupture traumatique), il reproche à Djoha, son père adoptif, d’avoir été le complice de Siomar, son vrai père. Il regrette que cette paternité ait été cachée et c’est Djoha qui, à ses yeux, en est le responsable :

« Je lui avais dit aussi qu’il aurait mieux fait de ne pas couvrir l’acte immonde de Siomar quitte à faire de la prison pour quelque temps (...) et laisser éclater le scandale et porter ainsi préjudice au gros propriétaire terrien, malgré toutes les amitiés qu’il aurait pu faire intervenir en sa faveur. Il avait été complice ! » (p. 226).

Nous nous trouvons ici face à une situation inverse de celle d’Olga. Djoha a révélé des faits sans être invité à le faire. Comme le mensonge peut soulager, la vérité peut donc détruire. Dans les deux cas, l’effet de la parole prononcée est décisif. En ce qui concerne Mehdi, la confusion la plus totale prend possession de son esprit. En effet, la seule personne capable jusque là de lui assurer un semblant d’équilibre, lui refuse soudainement et au moment le plus inopportun, son soutien. Non seulement malade et interné, Mehdi doit essuyer un refus de paternité de la part de Djoha, ce qui l’amène à renier dans un premier temps ses deux pères :

« Et puis, je n’ai jamais eu de père ! Et je ne veux pas en avoir. Tiens ! Là, tu ne feras plus le fou ! » (p. 243).

La négation de la quête du père s’effectue par opposition à une révélation non souhaitée. Mehdi n’a « plus rien à perdre » (p. 243) car l’insoutenable parole a été prononcée :

« Chaque fois qu’il avait fait son plein de rêverie opaque, il revenait à la charge : “Je ne suis pas ton père !” Et il m’énervait à pointer sur moi son doigt maigre et tremblant et moite, et à me jeter son haleine aigre au visage » (p. 242).

Djoha n’est plus un adjuvant mais un opposant. Le paradigme de la guerre (« charge », « pointer », « jeter (...) au visage ») met en relief l’aspect conflictuel de cette scène. Acculé à ses derniers retranchements, seul face à l’ennemi, le narrateur n’a d’autre issue que de réussir un coup d’éclat. Il parvient en effet à déstabiliser son adversaire :

« Il avait l’air catastrophé... Les rêves lui étaient passés. Il ne lui restait plus rien à quoi s’accrocher. Plus rien ! “Tu peux aller raconter tes balivernes ailleurs. Nadia, mettez-moi ce perturbateur à la porte !” J’avais retrouvé ma voix de stentor » (p. 243).

Ce passage où le narrateur semble retrouver son assurance troublée un moment par la révélation inattendue de Djoha, cache en fait un véritable séisme. L’arrogance de Mehdi est en contradiction avec ses sentiments les plus profonds. Il erre dans le désert affectif qui se creuse insidieusement autour de lui, jusqu’à estomper complètement les rares repères qu’il a pu se fixer :

« Pourquoi le marchand de poissons était-il venu rompre le seul lien qui pouvait me rattacher au pays réel, à l’odeur d’oignon et de pain de seigle aigre à l’odorat et acide au goût ? Il était fou de croire que j’allais marcher et accepter cette filiation fumeuse qu’il voulait m’offrir » (p. 244).

La tristesse et la mélancolie qui se dégagent de ce questionnement s’opposent à la « voix de stentor » de la citation précédente. Djoha est en effet celui qui rattache Mehdi à son identité. En se débarrassant de sa paternité, il oblige Mehdi à prendre une attitude défensive. Ceci nous amène à observer l’instinct de conservation dont fait preuve le narrateur face à ce qu’il considère comme une manipulation destinée à le détruire :

« Bourré de kif et de vin, il était venu me rappeler que je n’avais plus de père. Je devais, alors, me venger de ce charlatan que j’avais réellement adulé, mais qui tentait de me délester de la dernière charge affective, nécessaire à mon équilibre, de couper le cordon ombilical, rien que pour faire le pitre et se débarrasser de ce secret de polichinelle qui le hante quand même, car il est incapable de se taire, de garder un secret, d’être un père pour moi qui suis malade, qui ai tant de mal à la tête ... » (p. 245).

Qui Mehdi essaye-t-il d’apitoyer en invoquant son état de santé ? Est-ce Djoha ou le lecteur ? En définitive, il est beaucoup plus affecté par l’acte de parole de Djoha que par le contenu même du message. Peu lui importe que Siomar soit ou non son père puisque ce dernier n’a jamais reconnu sa paternité. Ce qui est consternant pour le narrateur, c’est d’entendre de la bouche du seul père qu’il ait jamais connu, les mots qui démolissent la bulle dans laquelle il s’est réfugié. Nous constatons dans ce dernier chapitre de L’Insolation l’impossibilité pour Mehdi de capturer ne serait-ce qu’une infime partie de l’image paternelle si vitale à ses yeux. Il rejette la paternité génésique et la paternité affective se dérobe à lui. Sa quête se solde par la prise en considération de l’éventualité d’un suicide pour échapper à l’échec :

« Maintenant, il n’était plus là et j’en suais d’angoisse. Seule sa présence aurait pu me faire revenir sur mon projet. Je n’en avais plus le choix et étais au pied du mur » (p. 247).

La quête de la paternité a échoué à cause de la « dernière trahison » (p. 246) du père affectif. Mais Djoha n’est plus maître de son image. Malgré la gravité de son acte, il est l’objet d’une véritable mystification de la part du narrateur. Les dernières pensées de Mehdi tournent en effet autour de ce père sublimé :

« Mais lui ne m’intéressait plus. Il m’avait trahi. Il fallait l’oublier, cependant, je faisais trop d’efforts pour essayer d’expulser de mon esprit l’image de ce clown terriblement lucide et terriblement révolté, seul capable d’attiser la haine du peuple contre tous les gros bourgeois qui l’exploitent et tous les muphtis qui le mènent démagogiquement en bateau, alors que le temps presse ... Non il ne fallait plus que je me préoccupe de lui » (p. 249).

La réhabilitation de l’image paternelle par l’intermédiaire de celle de Djoha paraît d’après ces propos, sérieusement compromise. Cependant, à la lecture des dernières pages du roman, nous sommes frappés par la diversité des prises de position à l’encontre de ce personnage. Mehdi oscille sans cesse entre le désir de récupérer son traître de père et la nécessité de le rejeter par vengeance. Là encore, il s’appuie sur une sorte de chantage affectif :

« J’espérais une ultime visite de Djoha. S’il venait, je serais peut-être capable de surseoir à ma décision. S’il ne venait pas, les jeux étaient faits. Plus aucune échappatoire ! Rien. Le dos au mur. Pas même le temps de m’apitoyer sur mon sort » (p. 252).

Mehdi fuit la responsabilité de son éventuel suicide en associant Djoha à son acte. Le verbe « apitoyer » est enfin prononcé après avoir été suggéré à maintes reprises. Employé à la forme pronominale réflexive, dans une phrase négative, il exclue le narrateur d’une situation réservée à Djoha et au lecteur. En effet, ne dit-on pas qu’un suicide est un message destiné aux autres ?

« Il fallait se hâter. J’aurais bien aimé voir quelle tête ferait Djoha à me voir leur exploser entre les mains » (p. 252).

Même si « Mehdi a deux pères, bien différents »[24], seule la réaction de Djoha importe à ses yeux. C’est donc à ce père « clownesque », ce « bouffon » indigne d’être respecté à cause de ses « pitreries », ce traître qui refuse « d’endosser plus longtemps la paternité du narrateur »[25], que ce dernier offre ses ultimes sensations en même temps que sa quête :

« Odeur acide des troènes ouverts à l’exultation du soir... Voix pâteuse où traîne un reste d’insomnie... Bougainvillées à foison dont les fleurs violettes brillent dans le noir. C’est là, derrière les bosquets, que j’ai caché mon trésor légué à Djoha: les trois livres de chevet qui ne me quittent jamais » (p. 253).

Quatre sens sont sollicités dans cet extrait : l’odorat, le goût, l’ouïe et la vue. Ils œuvrent tous dans l’élaboration d’une atmosphère romantique propice à la création littéraire. Nous avons ici la description d’une nature foisonnante mais sombre et terrifiante. En effet, pourquoi le narrateur choisit-il précisément les troènes ? N’est-ce pas pour leurs graines noires et leur feuillage persistant qui en font une plante opaque idéale pour cacher un « trésor » ? Quand aux fleurs violettes des bougainvillées, elles nous rappellent le « sofa violet » (p. 35) de la scène de la circoncision. Ces plantes grimpantes jettent un voile de feuillage, également persistant, sur la nuit. Seules les fleurs brillant dans le « noir » permettent de les délimiter. Le « soir », « l’insomnie » et le « noir » nous renvoient aux premières confidences du « scribe » (p. 23) s’affairant sur son texte dans la solitude de ses nuits tourmentées par l’incrédulité de Nadia. L’extrait que nous venons de voir a inspiré à Marc Boutet de Monvel cette affirmation :

« C’est pourtant à ce “père affectif”, initiateur en “sublimation” que sont dédiés les “livres” du héros et la poursuite de l’œuvre »[26].

Mehdi laisse à Djoha non seulement son « trésor », mais aussi les indications permettant de remonter le fil de ses souvenirs. S’il n’a pu aboutir dans sa quête du père, il donne à ce dernier une chance d’entamer une quête du fils. La destruction de l’image paternelle n’est donc pas irrémédiable malgré les menaces de suicide proférées par le narrateur. La clôture du roman suggère effectivement une boucle propulsant le lecteur vers les endroits du texte où tout a commencé, mais il subsiste une ouverture sur les possibilités offertes par l’avenir.

       Après Olga et Mehdi qui ont arpenté les voies du mensonge et de la vérité, nous nous tournons vers Ruzena et Rachid qui se débattent dans et en-dehors de la sphère familiale, toujours à la recherche d’un père enfoui dans les décombres des souvenirs. Dans La Valse aux adieux, Ruzena fuit sa famille et notamment son père, non pour s’affirmer en tant qu’individu, mais pour intégrer un monde meilleur et ce par l’intermédiaire d’une alliance prometteuse. Elle rejette Frantisek, l’amant qui lui rappelle trop l’univers paternel, et harcèle Klima, celui qui représente son passeport pour la vie de ses rêves. Jusque là, elle n’a le choix qu’entre ces deux perspectives. Cependant, elle croise Bertlef et avec lui une troisième porte s’ouvre à elle :

« Bien qu’elle fût amoureuse du trompettiste, Frantisek comptait beaucoup pour elle. Il formait avec Klima un couple inséparable. L’un incarnait la banalité, l’autre le rêve; il y en avait un qui la voulait, un autre qui ne la voulait pas; à l’un elle voulait échapper, et l’autre elle le désirait. Chacun des deux hommes déterminait le sens de l’existence de l’autre. Quand elle avait décidé qu’elle était enceinte de Klima, elle n’avait pas effacé pour autant Frantisek de sa vie; au contraire : c’était Frantisek qui l’avait poussée à cette décision. Elle était entre ces deux hommes comme entre les deux pôles de sa vie; ils étaient le nord et le sud de sa planète et elle n’en connaissait aucune autre.

Mais ce matin-là, elle avait soudain compris que ce n’était pas la seule planète habitable. Elle avait compris que l’on pouvait vivre sans Klima et sans Frantisek; qu’il n’y avait aucune raison de se hâter; qu’il y avait assez de temps; que l’on pouvait se laisser conduire par un homme sage et mûr loin de ce territoire ensorcelé où l’on vieillit si vite » (pp. 241-242).

Le sexagénaire change le regard de Ruzena sur le monde en lui offrant l’alternative de l’amour. La jeune femme n’aime en réalité ni Frantisek, ni Klima et le seul critère pris en considération dans l’évolution de ses relations avec les deux hommes est l’intérêt. Sa quête d’un mari et d’un père pour son enfant suggère sa quête de l’image paternelle. Bertlef s’annonce alors comme le candidat idéal, celui qui est capable de lui faire oublier les substituts défaillants qui se sont présentés à elle :

« Où est Klima en ce moment et où est Frantisek ? Ils sont quelque part dans des brumes lointaines, silhouettes qui s’éloignent à l’horizon, aussi légères qu’un duvet. Et où est le désir obstiné de Ruzena de s’emparer de l’un et de se débarrasser de l’autre ? Qu’est-il advenu de ses colères convulsives, de son silence offensé, où elle s’est enfermée depuis le matin comme dans une cuirasse ? » (p. 234).

Bertlef s’introduit de manière inattendue dans le déroulement d’un plan soigneusement préparé. Elle oublie alors toutes ses résolutions pour s’abandonner à une aventure amoureuse où la part d’émotion est aussi forte que celle de la spontanéité :

« Bertlef la caresse comme une petite fille et elle se sent vraiment toute petite. Petite comme jamais (jamais elle ne s’est cachée comme ça dans la poitrine de personne), mais grande aussi comme jamais (jamais elle n’a éprouvé autant de plaisir qu’aujourd’hui). Et ses pleurs l’emportent, avec des mouvements saccadés vers des sensations de bien-être qui lui étaient jusqu’ici pareillement inconnues » (p. 234).

Cet extrait suggère l’ambiguïté des rapports des deux personnages. Les sensations nouvelles de Ruzena, partagées entre la fragilité de la petite fille qui sommeille en elle et la volupté de la femme n’attendant qu’à se révéler, sont provoquées par Bertlef. Malgré son âge, ce dernier fait à la jeune femme l’effet d’un amant idéal :

« Ruzena voit des veines variqueuses sur ses mollets. Quand il s’est penché sur elle, elle a remarqué que ses cheveux bouclés sont grisonnants et clairsemés et qu’ils laissent transparaître la peau. Oui, Bertlef est sexagénaire, il a même un peu de ventre, mais pour Ruzena, ça ne compte pas. Au contraire, l’âge de Bertlef la tranquillise, projette une lumière radieuse sur sa propre jeunesse, encore grise et inexpressive, et elle se sent pleine de vie et enfin tout au commencement de la route. Et voici qu’elle découvre, en sa présence, qu’elle sera jeune encore longtemps, qu’elle n’a pas besoin de se presser et qu’elle n’a rien à craindre du temps » (p. 235).

Bertlef change la conception de Ruzena de la vie et calme ses angoisses. En découvrant les ravages du temps sur le corps de Bertlef, elle n’éprouve aucun dégoût ni aucun regret. Au contraire, elle gagne de l’assurance et retrouve une sérénité nouvelle qu’elle extériorise par des pleurs incontrôlés. Ruzena se livre sans retenue et laisse son corps réagir au bonheur. Ses sanglots témoignent de l’intensité des « sensations » « inconnues ». Ne révèlent-ils pas également une sensation essentielle mais cachée, à savoir celle de découvrir le père qu’elle n’a jamais connu ?

« Bertlef vient de se rasseoir près d’elle, il la caresse et elle a l’impression de trouver refuge, plus que dans le contact réconfortant de ses doigts, dans l’étreinte rassurante de ses années » (p. 235).

Le « contact » physique s’évanouit au profit d’un havre de paix que seul un père peut offrir à sa fille. Ruzena est présentée dès le début du roman comme étant à la recherche d’une identité à construire autour de deux pôles : Klima et Frantisek. Cette identité nouvelle augure d’une existence où le fardeau humiliant du père serait effacé. En effet, la petite ville d’eau où rien ne se passe et le père encombrant se mêlent dans l’esprit de Ruzena pour former la raison majeure de son inaptitude à s’épanouir.

       Bertlef est le personnage qui aide Ruzena à franchir le seuil lui donnant accès à d’autres horizons. Il la détourne de son désir obsessionnel de fuir le plus vite possible une ville oppressante et un père méprisé. La jeune femme effectue donc une anti-quête jusqu’à sa rencontre avec le sexagénaire. L’ouverture qui s’offre à elle l’expulse hors du cercle vicieux. Elle se rend compte alors que l’emprisonnement dont elle se croit victime à cause du lieu où elle vit et du père qui est à l’origine de sa présence dans ce lieu, provient en fait de sa propre peur de vieillir dans la platitude. Elle croit d’abord la menace extérieure, puis elle en vient à réaliser qu’elle est intérieure. En définitive, après avoir tenté de se débarrasser matériellement de tout souvenir lui rappelant le carcan du père en cherchant à quitter le lieu de sa naissance, Ruzena réintègre la sphère paternelle grâce à un amant particulièrement protecteur et rassurant.

       Contrairement à Ruzena, Rachid, le narrateur de La Répudiation, s’accroche désespérément à un père qui ne cesse de le repousser. Malgré la souffrance qu’un tel rejet suscite, Rachid ne ménage pas ses efforts et renouvelle son approche à chaque échec, car « l’envie de (...) réintégrer la paternité aliénée » (p. 125) est toujours plus forte. Le récit du narrateur se situe dans le cadre de la maison patriarcale où la rupture a été consommée avec la répudiation de la mère. Rachid choisit le lieu de la destruction de la cellule familiale pour renouer les liens avec le père :

« L’étalement familial me mortifiait et pourtant c’était dans cette périphérie oiseuse, et nulle part ailleurs, que j’avais l’unique chance de retrouver le père ! » (p. 47).

Tous les enfants de la femme répudiée sont engagés dans ce qui s’avère un combat sans merci :

« Effarés, nous allions nous abîmer dans cette lutte difficile où les couleurs ne sont jamais annoncées : la recherche de la paternité perdue » (p. 41).

Le déroulement du récit est marqué par une obsession : « retrouver le père », « recherche(r) la paternité perdue ». Des scènes capitales de La Répudiation sont jalonnées d’allusions au père ou encore sont le prétexte pour un règlement de compte avec ce dernier. Il en est ainsi d’un passage consacré à la mort du frère aîné, d’un autre inséré dans le quatorzième chapitre où il est question de l’Aïd et des révélations autour de la relation incestueuse avec la « marâtre ». Chaque événement marquant permet au narrateur de renouveler son discours. Nous sommes constamment mis dans la confidence des différentes étapes de la quête du père, qu’il s’agisse de la naissance d’un espoir de réconciliation ou au contraire d’un constat d’échec. La lucidité de Rachid apparaît assez tôt lorsqu’il avoue être « exténué par (...) (ses) projets absurdes pour capturer le père » (p. 45). Cependant, même s’il s’interroge sur l’utilité d’une telle entreprise, il n’en change pas pour autant le déroulement. La scène des secondes noces du père est ainsi le cadre d’une première prise de position :

« Les cousines m’exaspéraient et, dès qu’elles venaient rôder autour de ma divagation, je les giflais sans retenue; elles ne comprenaient plus rien. Je n’étais plus porté sur la chose, moi qui leur avais donné de si mauvaises habitudes. En vérité, je laissais à mon père le temps de jouir, pour mieux le remplacer le moment venu » (p. 67).

Malgré le grouillement de la foule d’invités s’affairant autour de lui et les avances des cousines, Rachid s’enferme dans une intériorité tourmentée. Le remariage du père ébranle ses certitudes et le dévie d’une préoccupation somme toute commune à la plupart des adolescents, à savoir les premiers balbutiements sexuels. Dès lors, séduire Zoubida, la nouvelle et toute jeune épouse du père représente un défi plus intéressant que celui d’initier les cousines toujours à portée de mains. Il s’agit en fait de rivaliser avec le père inaccessible, de prendre sa place, de marcher sur ses traces afin de lui prendre ce qui lui appartient, comme lui l’a dépouillé de sa dignité et de son statut de fils. Il se prend alors à son propre piège en s’éprenant de Zoubida. L’incipit du neuvième chapitre consacré à la concrétisation de cet amour, suggère le transfert du désir obsessionnel de reconnaissance par le père vers la marâtre :

« Je persistais dans mon amour pour Zoubida et elle me voyait venir. Je devenais une loque et ma mère ne comprenait pas mon revirement soudain, radical. Je jouais au somnambule, flottais. Les réprimandes du père me laissaient froid (ne pas envenimer les choses !). J’étais le seul mâle qui pût rôder autour de la marâtre et je devais garder la confiance du gros commerçant » (p. 115).

Le narrateur change pour un moment de centre d’intérêt. Il ne peut être aimé spontanément par le père. Il projette alors de lui faire croire qu’il n’est pas un rival potentiel. Le père reste donc présent dans tout ce qu’entreprend Rachid. Son apparente froideur ne peut nous tromper car le père est là encore le pivot de l’action :

« Je couchais donc avec la femme légitime de mon père » (p. 120).

Cette phrase tombe comme un couperet. Le narrateur réalise qu’il ne couche pas avec Zoubida mais avec la femme de son père. Il atteint le but fixé et jouit du moment présent sans penser aux conséquences de son acte :

« Nous nous baignions ensemble dans la salle de bains vert turquoise du mari bafoué qui, à ces moments-là, perdait tous les liens qui me rattachaient à lui » (p. 121).

L’expérience de l’amour défendu le libère de ses démons. La sérénité retrouvée grâce à l’extase sera-t-elle pour autant durable ? En effet, le souvenir lancinant des colères du père relance incessamment la quête première. Avant de réussir son projet de séduction auprès de Zoubida, Rachid, en compagnie de son frère aîné Zahir, a pourtant essayé d’acquérir par ses propres moyens, la sympathie de son père :

« Nous voulions rire avec lui, pour lui faire plaisir et manifester ainsi notre soumission totale au chef incontesté du clan, mais nous hésitions de crainte de le vexer. En fait, nous ne pouvions pas, car la peur nous faisait bégayer. Nous perdions la voix, nous perdions la notion de temps. Nous vacillions » (p. 87).

L’opposition entre la forme affirmative de la première phrase et la forme négative de la deuxième est doublée par l’utilisation respective du verbe vouloir et du verbe pouvoir. La modalisation du discours a pour conséquence l’expression de l’impuissance des enfants face à leur père. La troisième phrase assimile de manière tout à fait logique cette impuissance à la peur. Le verbe perdre suggère l’existence de trois étapes : avant, pendant et après la confrontation. D’un autre côté, l’absence soudaine de la parole (« voix »), et de « la notion de temps » plongent les protagonistes dans le vide, d’où la brièveté de la dernière phrase de cet extrait. En jouant sur la longueur des propositions, le narrateur imite l’accélération du rythme cardiaque jusqu’à l’imminence de l’évanouissement. Les limites de l’endurance du corps permettent alors le dépassement de soi :

« C’était le moment où notre recherche devenait cruciale : nous voulions en finir avec la coupure. Nous voulions retomber dans la paternité pleine, retrouver le père et le sublimer. Nous espérions, dans ce climat tendu, en finir avec les cauchemars hâve et les haltes épuisantes, la honte en face des autres. Il nous fallait, à tout prix, réintégrer la norme; mais Si Zoubir ne voulait pas de cette lucidité beaucoup plus proche, selon lui, du viol que de la paix que nous cherchions » (p. 87).

Les enfants se trouvent dans une situation problématique face au délire paranoïaque du père. Le fait d’atteindre le seuil du vide, de l’atemporel où tout est possible, même le retour du père prodigue, stimule leurs fantasmes. Après avoir été désir de tuer le père, la quête devient espoir de le retrouver. Le va-et-vient entre le vide et la plénitude amplifie leur confusion. Faut-il combattre le père ou le séduire ? En désespoir de cause, les enfants optent pour la reddition. Mais leur capitulation ne réussit pas à enrayer la malédiction car tout semble se préparer pour la faillite de la quête :

« Il continuait à vitupérer. Le magasin branlait. Nous retrouvions vite, au sortir de la maladresse, notre haine, d’autant plus vive que l’échec était virulent. Il fallait alors jouer la comédie, se repentir pour pouvoir repartir loin du père, allégorique, somme toute, et insaisissable, malgré la terreur et les violences dont nous étions victimes dès qu’un contact quelconque s’établissait entre nous. Lui, persistait dans son fracas (tumulte et coups...). Nous partions en courant, sans avoir rien repris de notre légitimité. Nous n’avions plus d’âme » (pp. 87-88).

La tentative d’approche du père se solde par un échec malgré toute la bonne volonté dont font preuve Rachid et Zahir. La violence qui se déchaîne sur eux a raison pour l’instant de leurs frêles épaules. Ils ne sont plus en mesure d’établir un quelconque plan de rechange. Seule la fuite peut les sauver provisoirement du cataclysme final. Le père a en effet réussi à détruire leur « âme » mais ils restent matériellement présents. Il leur est encore possible de revenir à la charge pour continuer leur œuvre :

« Si Zoubir avait un tempérament de lutteur et de son origine paysanne avait gardé un entêtement effarant et une avidité consternante. Tout l’intéressait et le savoir le fascinait par dessus tout; il était arrivé à parler plusieurs langues, sans avoir mis les pieds dans une école; il avait gagné, à nos yeux, une auréole de savant : toujours les poches pleines de livres et de revues qu’il lisait n’importe où. Parfois, il lui arrivait de commenter devant nous des livres d’histoire et, lorsque le cercle s’élargissait, il nous prenait à témoin (n’est-ce pas les enfants ?). Nous hochions énergiquement la tête en signe d’assentiment, heureux d’accéder pour une fois au rang de fils. (Retour précaire et transitoire à la paternité éreintante !) » p. 117.

L’image du père possède plusieurs facettes. Elle cultive le paradoxe et suscite des sentiments contradictoires chez les enfants. Tantôt rongés par une haine intarissable, tantôt bavant d’admiration devant un père mi-humain mi-dieu, ils sont constamment tiraillés par des attitudes contradictoires sans jamais en adopter définitivement une bien précise. L’image qui nous est présentée dans le dernier passage cité correspond aussi à l’instant fugace de l’harmonie avec le père. Elle s’oppose totalement à la deuxième scène de colère paternelle (pp. 90-91) où les enfants se mettent à espérer que « Mlle Roche viendrait (les) délivrer » (p. 91). La maîtresse étrangère du père apparaît dans ces moments de détresse comme l’unique planche de salut. Elle dévoile un secret désir de retour vers un passé qui ne peut être pire que le présent. Mais la mort du frère aîné montre le caractère illusoire de la quête du père :

« Après le tâtonnement vint l’amertume. Rien ne me disposait à assumer une mort, fût-ce celle de Zahir; il fallait donc quitter les errements autour de ma mère, de la marâtre, des cousines, des chats, des oncles, du père et enfin de Leïla, pour s’installer définitivement dans la rancœur. Tout sombrait dans un monde où le rôle du père allait être un mystère total » (p. 151).

Tout le roman est résumé dans ces quelques phrases. Faut-il renoncer à la quête? Rachid avoue « le tâtonnement » dont il a fait preuve tout le long de sa recherche de la reconnaissance paternelle. Les substituts féminins à l’affection du père ne suffisent pas à alimenter l’illusion. Ne trouvant « plus rien à chercher » (p. 151), Rachid capitule. Il est envahi par « l’amertume » et la « rancœur » qui sont le fruit d’un sentiment de désillusion et d’injustice. Humilié, blessé, le narrateur se laisse emporter par le déluge. La cérémonie de l’Aïd qui perpétue la mémoire d’Abraham prêt à sacrifier son fils pour Dieu, est le cadre approprié à l’expression de cette désillusion :

« Ainsi naissait en nous la brisure totale, dans l’odeur de ces matières fécales qui formaient des rigoles à l’orée de notre enfance désabusée par tant de sadisme et de cruauté scintillante; une cruauté qui érodait toute l’innocence dont nous étions capables, ouvrant dans nos mémoires des brèches béantes aux traumatismes, agressant nos jeunes mentalités consternées par l’inexistence du père révélé abstraitement, de fête en fête, par les réminiscences d’une voix hurlant les louanges à Dieu et les psalmodies venues des ancêtres » (p. 196).

Les différents essais de Rachid n’ont servi à rien. La quête semble avortée. Le père demeure une entité abstraite. Le terme lui-même est dénué de toute signification, et ce en dépit de la forte corpulence de son référent. La violence emportant tout sur son passage, il ne reste qu’une vision apocalyptique du père possédé par ses démons religieux et culturels. Il reste également l’écriture de cette douleur pour témoigner de la lutte pour le pouvoir :

« Le père est, dans La Répudiation, le détenteur jaloux d’une culture arabe dont il enferme les précieux textes dans son coffre. La répudiation est aussi exclusion des fils hors de la culture ancestrale. La blessure essentielle est ce refus d’une identité, que les fils devront ravir au père par une seconde violence, et que le texte romanesque tentera de reconstruire, par sa fonction fondatrice. En ce sens le texte romanesque est à la fois poursuite et meurtre du père par la reconquête de l’identité perdue. Le roman acquiert une fonction de production culturelle, mais cette production culturelle est reconquête et création à la fois d’une identité du narrateur, et c’est pourquoi la fonction culturelle de roman ne peut être dissociée de sa dimension de roman familial, au sens psychanalytique du terme »[27].

La Répudiation est-il en effet le roman familial par excellence ? La connaissance et la reconnaissance de l’historique de la famille dans sa réalité et ses fantasmes passeraient-ils obligatoirement par la parole des parents ? La décrépitude du narrateur dénote une crise identitaire liée au refus constant du père à manifester des sentiments bienveillants à l’égard des fils. La dépression de Rachid manifeste ses premiers signes dès l’enfance pour se déclarer à l’âge adulte. Le temps du récit fait à Céline et celui du déroulement des événements se rejoignent et se confondent pour s’arrêter au moment précis où, paralysé de peur, Rachid perd sa « voix » (p. 87 » et la « notion de temps » (p. 87). Reprenons l’expression de Habib Salha pour dire que « l’éclatement de la personnalité » qui noie le narrateur dans le vide, le non-sens et l’incompréhension totale du père se reflète dans l’éclatement du roman. Le parcours initiatique manqué n’est pas entièrement stérile puisqu’il donne naissance au récit et par là même à l’éclosion d’un éventail de possibilités pour la construction du sens.

       Les cas d’Olga, Mehdi, Ruzena et Rachid ont ceci de commun : la recherche de l’image du père dans les traces évanescentes du souvenir. Leur quête peut revêtir à certains points du récit un aspect obsessionnel. Cette obsession serait justifiée par sa nécessité dans le cadre du développement des personnages, au même titre que celui de l’écriture. Acte de vie ou réaction contre l’impuissance, le texte se montrerait ainsi comme le lieu de la prononciation d’une parole libératrice. L’image du père avec ses différentes facettes (oppression, négation, aliénation), rejoint, dans la production du dire et sur le chemin de la prise de pouvoir, celle de la mère détentrice de la première parole et celle de l’amante révélatrice d’une voie détournée.



[1] - TOSO RODINIS, Giuliana. Fêtes et défaites d’Eros dans l’œuvre de Rachid Boudjedra, op. cit., p. 42.

[2] - La Répudiation, p. 93.

[3] - Ibid., p. 200.

[4] - MUFTI, Kamel. Psychanalyse et idéologie dans les romans et poèmes de Rachid Boudjedra, op. cit., p. 153.

[5] - FONTE LE BACCON, Jany. Le narcissisme littéraire dans l’œuvre de Rachid Boudjedra, op. cit., p. 23.

[6] - GORALCZYK, Bozenna. Critique de la société dans l’œuvre romanesque de Rachid Boudjedra, op. cit., p. 17.

[7] - Ibid., p. 59.

[8] - BONN, Charles. Le roman algérien de langue française, op. cit., p. 15.

[9] - TOSO RODINIS, Giuliana. Fêtes et défaites d’Eros dans l’œuvre romanesque de Rachid Boudjedra, op. cit., p. 42.

[10] - MUFTI, Kamel. Psychanalyse et idéologie dans les romans et poèmes de Rachid Boudjedra, op. cit., p. 19.

[11] - PICARD, Michel. La littérature et la mort, Paris, P.U.F, 1995, coll. « Ecriture » dirigée par Béatrice Didier, 193 pages; p. 80.

[12] - FONTE LE BACCON, Jany. Le narcissisme littéraire dans l’œuvre de Rachid Boudjedra, op. cit., p. 58.

[13] - Ibid., p. 74.

[14] - « Quand on a toujours vécu avec ses enfants, on s’habitue à ces ressemblances, on les trouve normales, et s’il arrive qu’on les remarque, on peut même s’en amuser. Mais c’était la première fois de sa vie que Tomas parlait à son fils ! Il n’avait pas l’habitude d’être assis en face de son propre rictus !

    Supposez qu’on vous ait amputé d’une main pour la greffer à un autre. Et un jour, quelqu’un vient s’asseoir en face de vous et gesticule avec cette main sous votre nez. Vous la prendrez sans doute pour un épouvantail. Et bien que vous la connaissiez intimement, bien que ce soit votre main à vous, vous aurez peur qu’elle ne vous touche ! »

      - L’Insoutenable légèreté de l’être, p. 311.

[15] - FONTE LE BACCON, Jany. Le narcissisme littéraire dans l’œuvre de Rachid Boudjedra, op. cit., p. 20. Ces propos, bien que s’appuyant sur un autre texte de Boudjedra, à savoir La Macération, sont tout à fait valables dans notre contexte.

[16] - Ibid., p. 38.

[17] - Nous nous attardons ici sur le motif  de la mort du fils aîné, qui, du point de vue du narrateur, devient celle, récurrente dans les romans de Boudjedra, du frère aîné : « Le souvenir de la mort du frère aîné est évoquée dans chaque roman et souvent à plusieurs reprises car sa disparition constitue la seconde blessure narcissique, blessure dont il ne se consolera pas plus que de la première, infligée par le rejet paternel ».

- Ibid., p. 56.

[18]- GAFFIOT, Félix. Dictionnaire Latin/Français, Paris, Hachette, 1934; 44e édition, 1990, 1719 pages.

[19]-    «  – La plupart des femmes viennent ici pour trouver la fécondité. Dans le cas de ta pupille, il vaudrait mieux qu’elle n’abuse pas de la fécondité. L’as-tu vue toute nue ?

    – Mon Dieu ! Jamais de ma vie ! dit Jakub.

    – Eh bien, regarde-la ! Elle a des seins minuscules qui pendent de sa poitrine comme deux prunes. On lui voit toutes les côtes. A l’avenir, regarde plus attentivement les cages thoraciques. Un vrai thorax doit être agressif, tourné vers l’extérieur, il faut qu’il se déploie comme s’il voulait absorber le plus d’espace possible. En revanche, il y a des cages thoraciques qui sont sur la défensive et qui reculent devant le monde extérieur; on dirait une camisole de force qui se resserre de plus en plus autour du sujet et qui finit par l’étouffer complètement. C’est le cas de la sienne. Dis-lui de te la montrer.

    – Je m’en garderai bien, dit Jakub.

    – Tu crains, si tu la vois, de ne plus vouloir la considérer comme ta pupille.

    – Au contraire, dit Jakub, je crains d’en avoir encore davantage pitié » pp. 93-94.

   

[20]- BOUTET de MONVEL, Marc. Boudjedra l’insolé, op. cit., p. 28.

[21]- DEJEUX, Jean. Jeh’a ou la saillie, in- Etudes littéraires maghrébines n° 1, Psychanalyse et texte littéraire au Maghreb, Paris, L’Harmattan, 1991, pp. 106-121; p. 120.

[22] - BARTHES, Roland. Le Plaisir du texte, op. cit., pp. 75-76.

[23]- BOUTET DE MONVEL, Marc. Boudjedra l’insolé, op. cit., p. 23. 

[24]- Ibid., p. 28.

[25]- Id.

[26]- Id.

[27] - BONN, Charles. Le roman algérien de langue française, op. cit, pp. 264-265.