Rym KHERIJI : Boudjedra et Kundera : Lectures à corps ouvert.
Doctorat Nouveau régime, Université Lyon 2, 15 décembre 2000
Directeur de recherches : Charles Bonn

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3° partie, chapitre 1: ECRITURE DE L’URGENCE

1/ Un roman décousu ?-

2/ Le roman, un espace restreint :

       Parmi les textes qui ont marqué l’histoire littéraire du sceau indélébile de leur universalité, Les Mille et une nuits offrent une vision remarquable du récit. Le dédoublement de la narration en récit cadre et récit emboîté multiplie les possibilités d’exploration du champ littéraire. Les Mille et une nuits a influencé, à l’instar d’autres ouvrages de la littérature arabo-persane, la tradition occidentale du conte comme, à titre d’exemple, Le Décaméron de Boccace, lui-même source d’inspiration de L’Heptaméron de Marguerite de Navarre.

       L’aspect le plus significatif pour la perspective que nous envisageons dans ce qui suit est sans doute celui de l’importance capitale, voire vitale, qu’acquiert la parole dans Les Mille et une nuits. Edgard Weber, dans son étude du chef-d’œuvre anonyme, évoque ce point auquel nous nous intéressons. Il désigne la parole telle qu’elle apparaît dans ce recueil de contes, comme « une parole qui lutte contre la mort »[3]. Et c’est en tant que telle que nous abordons la parole dans les romans de Boudjedra et Kundera. Nous ne nous arrêtons certes pas au procédé formel du récit cadre repris dans La Répudiation et L’Insolation car tel n’est pas notre propos. Cependant, nous évoquerons entre autres procédés, celui de l’enchâssement des récits en tant que révélateur de l’écriture de l’urgence.

                        1/ Un roman décousu ?

       Nous avons déjà porté un intérêt particulier aux incipit dans notre première partie. Il est également important de les évoquer ici car ils représentent le premier contact entre le récit et le lecteur. Ce premier effet est décisif pour la suite de l’acte de lecture. Ainsi, dès le premier abord, nous pouvons nous demander si le roman expose une unité ou si, au contraire, il s’impose en tant que développement d’une discontinuité faisant partie intégrante de la problématique de la rupture.

       L’Insolation et La Répudiation nous plongent dès l’ouverture dans les univers des narrateurs. Nous ne savons pas de qui il s’agit mais nous remarquons que le récit débute à un point précis de leurs histoires personnelles. L’Insoutenable légèreté de l’être nous intrigue en commençant par interroger « l’idée » de « l’éternel retour » de Nietzsche. La Valse aux adieux semble le seul roman à débuter de manière conventionnelle. Le cadre spatio-temporel y est respecté même s’il n’est pas réellement développé. Cependant, lorsque Ruzena nous est présentée, nous avons l’impression qu’il s’agit du personnage principal du roman, étant donné que la ville où se situe l’action est présentée comme son lieu de naissance. Les différents incipit fonctionneraient-ils donc comme des agressions, visant à créer des ruptures avec une linéarité antécédente? Ils semblent suggérer le détachement de l’écriture par rapport à la tradition romanesque plus qu’ils n’évoquent les éléments nécessaires à toute ouverture. Le lecteur n’est pas préparé lentement mais sûrement à son entrée dans l’histoire qu’il s’apprête à découvrir. Il y est poussé subitement, voire violemment. Lire les romans de Boudjedra et Kundera équivaudrait presque à sauter dans le vide, sans savoir ce qui nous attend au bout de la chute.

       Les incipit des quatre romans qui forment notre corpus ne sont pas les seuls à mettre en évidence l’entorse faite au schéma traditionnel du genre littéraire auquel ils appartiennent. Nous n’y trouvons ni exposition spatio-temporelle précise, ni présentation des personnages, ni émergence d’un thème dominant. A titre d’exemple, nous pouvons citer cette affirmation concernant un des romans de Kundera, L’Insoutenable légèreté de l’être :

« Ce roman de milan Kundera s’ouvre par une réflexion abstraite concernant certains thèmes de Nietzsche et de Parménide; sa dernière partie, comme décalée par rapport aux actions et aux situations des personnages, concerne essentiellement l’agonie d’un chien. Indications d’une volonté manifeste de ruiner l’idée classique de “développement romanesque” (avec exposition, péripéties, rebondissement, nœud de l’action, dénouement) »[4].

L’exposition, les péripéties, les rebondissements, le nœud de l’action et le dénouement sont en fait présents dans ce roman, mais pas dans cet ordre « classique ». Nous faisons connaissance avec les personnages et les situations dans lesquelles ils évoluent de manière intermittente, par petites touches parfois répétitives. Il est vrai que nous ne pouvons parler de nœud au sens strict du terme car plusieurs actions, liées aux deux couples Tereza//Tomas et Sabina//Franz, se déroulent en parallèle. Les péripéties et les rebondissements apparaissent notamment à travers les décisions prises par Tereza (son apparition soudaine dans la vie de Tomas; son départ précipité de Zurich où elle commençait une nouvelle vie avec ce dernier, loin des chars soviétiques; son désir de vivre à la campagne). Le dénouement logique serait à ce moment la mort du couple dans un accident de voiture. Mais il n’en est rien car nous apprenons cette disparition tragique bien avant la fin du roman.

       La macrostructure de L’Insoutenable légèreté de l’être évoque d’emblée la problématique de la continuité et de la rupture. Comme nous l’avons déjà signalé en nous référant aux commentaires d’Eva Le Grand[5], le roman se compose de sept parties. Maintenant, voyons ce que pense l’auteur de cette « architecture » fondée sur le chiffre sept :

« Quand j’ai écrit L’Insoutenable légèreté de l’être, j’ai voulu à tout prix casser la fatalité du nombre sept. Le roman était depuis longtemps conçu sur un canevas de six parties. Mais la première me semblait toujours informe. Finalement, j’ai compris que cette partie en formait en réalité deux, qu’elle était comme des jumelles siamoises qu’il faut, par une fine intervention chirurgicale, séparer en deux. Je raconte tout cela pour dire que ce n’est de ma part ni coquetterie superstitieuse avec un nombre magique, ni calcul rationnel, mais impératif profond, inconscient, incompréhensible, archétype de la forme auquel je ne peux échapper. Mes romans sont des variantes de la même architecture fondée sur le nombre sept »[6].

Les sept parties du roman portent toutes un titre et se composent de plusieurs chapitres numérotés mais non titrés. Elles se présentent de la manière suivante :

       Première partie : La légèreté et la pesanteur.

       Deuxième partie : L’âme et le corps.

       Troisième partie : Les mots incompris.

       Quatrième partie : L’âme et le corps.

       Cinquième partie : La légèreté et la pesanteur.

       Sixième partie : La Grande Marche.

       Septième partie : Le sourire de Karénine.

       Les cinq premières parties forment un parallélisme avec comme pivot la troisième partie. Il s’agirait d’une sorte de chiasme qui aurait pour centre non une virgule, un point ou même une page blanche, mais une partie. Jusque là, la structure du roman peut paraître circulaire. Les deux dernières parties viennent briser cette circularité pour introduire d’abord la linéarité à travers le sens même du titre de la sixième partie (« La Grande Marche »), ensuite le figement, toujours par le biais du sens du titre (« Le sourire de Karénine »). La rupture de la circularité est importante dans la mesure où elle permet l’introduction de la différence, de l’étrange. La singularité de cette sixième partie engendre ces commentaires de l’auteur :

« Dans la sixième partie, le caractère polyphonique est très frappant : l’histoire du fils de Staline, une réflexion théologique, un événement politique en Asie, la mort de Franz à Bangkok et l’enterrement de Tomas en Bohême sont liés  par l’interrogation permanente : “ qu’est-ce que le kitsch ? ” Ce passage polyphonique est la clé de voûte de toute la construction. Tout le secret de l’équilibre architectural se trouve là. (...)  Il y en a deux  (secrets). Primo : cette partie n’est pas fondée sur le canevas d’une histoire mais sur celui de l’essai (essai sur le kitsch). Des fragments de la vie des personnages sont insérés dans cet essai comme “exemples”, “situations à analyser”. C’est ainsi, “en passant” et en raccourci, qu’on apprend la fin de la vie de Franz, de Sabina, le dénouement des rapports entre Tomas et son fils. Cette ellipse a formidablement allégé la construction. Secundo, le déplacement chronologique : les événements de la sixième partie se passent après les événements de la septième (dernière) partie. Grâce à ce déplacement, la dernière partie, malgré son caractère idyllique, est inondée d’une mélancolie provenant de notre connaissance de l’avenir »[7].

Le titre de la septième partie du roman évoque un cliché photographique. L’image statique suggère une double opposition : d’abord par rapport au titre de la partie précédente qui, lui, renvoie à une image dynamique amplifiée par les majuscules de « Grande » et « Marche », ensuite par rapport à un détail de la partie qu’il introduit. En effet, le « sourire de Karénine » est une image figée sur la mort puisque Karénine, le chien de Tereza, meurt dans cette dernière partie. La structure circulaire des premières parties pourrait être assimilée à une comète dont la queue (« La Grande Marche ») laisserait des traces qui s’évanouissent brusquement avec le sourire funèbre de Karénine. Guy Scarpetta porte également un intérêt certain à la structure de L’Insoutenable légèreté de l’être. En fait, ce qui attire son attention en particulier, c’est le changement de focalisation dans les différentes parties du roman. Ce n’est qu’à la lumière de ses réflexions que nous pourrons avancer dans nos recherches sur la participation des autres éléments structuraux dans l’élaboration d’une technique de la rupture :

« L’Insoutenable légèreté de l’être comporte sept grandes parties. Ces “mouvements” ne correspondent ni à des changements de registres (...), ni à des variations de point de vue et d’instance d’énonciation (...), mais à des différences de focalisation : chaque partie est centrée sur un ou deux personnages, saisis de l’intérieur et commentés de l’extérieur. Ainsi, les parties 1 et 5 sont focalisées sur Tomas, les parties 2, 4 et 7 sur Tereza, les parties 3 et 6 sur Sabina et Franz (la formule architectonique serait donc : A-B-C-B-A-C-B). Le procédé de poly-focalisation permet tout à la fois de décaler le temps du discours par rapport au temps de l’histoire (la mort de Tomas et Tereza, par exemple, qui achève le livre, est signalée dès la partie 3 : ni suspense ni intrigue linéaire, encore une fois, mais un jeu combinatoire dominant toute chronologie), d’exposer plusieurs perceptions d’un même événement (une rencontre érotique, ainsi, peut être disjointe selon les “visions” différenciées qu’en ont les partenaires), d’autoriser, enfin, le jeu des variations et des contrepoints thématiques »[8].

La rupture, la discontinuité, l’alternance des voix ou ce que l’on appelle la polyphonie, la poly-focalisation dont nous parle Guy Scarpetta, semblent correspondre le mieux à l’écriture de Kundera. Prenons les éléments traditionnels du genre romanesque : cadre spatio-temporel, personnages, événements. Ils sont tous présents dans l’œuvre, mais leur usage est également transformé par la plume du romancier. Nous avons ainsi trouvé parmi les différentes lectures de ce roman, une manière plus poétique que celle de Guy Scarpetta, mais reposant toutefois sur la notion de polyfocalisation qu’il introduit, de présenter la problématique de la rupture dans l’écriture de L’Insoutenable légèreté de l’être :

« Les trajets des quatre protagonistes principaux ne constituent aucune intrigue linéaire, mais plutôt l’esquisse d’un tableau en constante ébullition »[9].

Comme nous développerons l’étude des éléments narratifs dans la partie réservée à la lecture, nous nous contenterons ici d’avancer que les informations qui nous sont révélées nous embrouillent plus qu’elles nous éclairent sur le déroulement de l’action. Nous avons d’abord cru à notre incapacité de comprendre ou de saisir la pensée de l’auteur. Quelques lignes écrites par Eva Le Grand nous ont vite rassuré :

« (...)Quiconque aurait l’illusion d’acquérir la mémoire totale de “lecteur modèle” dans un tel labyrinthe textuel, sous prétexte d’avoir suivi le conseil du narrateur de L’Immortalité de “ne pas sauter une seule ligne” du roman, entendrait inévitablement l’éclat de rire des variations kundériennes : un rire qui sait que toute saisie “totale” d’une œuvre conçue comme carrefour du multiple relève, elle aussi, d’une utopie de la mémoire. Car même si Kundera écrit “pour garder la mémoire”, il sait fort bien (...) que toute réécriture est à la fois écriture et lecture, et qu’elle n’échappe donc point au paradoxe du temps humain où la mémoire n’existe que grâce à l’oubli »[10].

Selon les propres dires de l’auteur de cet extrait, ces propos concernent L’Immortalité « tout particulièrement », mais aussi « chaque roman » de Kundera. Les anachronies (prolepses et analepses) empêchent le déroulement chronologique du récit, les personnages sont présentés d’une manière tout à fait insolite, seul l’espace (les lieux où se déroulent les événements et non le lieu de l’énonciation) est clairement défini.

       Ni la circularité ni la linéarité ne peuvent définir exclusivement la structure de ce roman. Son aspect formel, contrairement à celui de La Valse aux adieux mais comme ceux de La Répudiation et L’Insolation, relève apparemment plus du désordre de l’inconscient que de l’organisation rigoureuse propre à toute entreprise réfléchie. L’ordre et ses synonymes, le classement, ou encore la catégorisation, définissent une vision « civilisée » du monde c’est-à-dire une vision corrompue par la culture, un regard qui occulterait tout élément perturbateur, toute invitation, comme le dit Kundera dans Le livre du rire et de l’oubli (cité par Eva Le Grand[11]), au voyage non pas au sens baudelairien du terme, mais « au-dedans de l’infinie diversité du monde intérieur qui se dissimule en toute chose » :

« Ce voyage dans les possibilités de l’existence humaine à travers des ego expérimentaux n’emprunte jamais une route rectiligne, mais bien des chemins de hasard vers lesquels sans cesse il retourne, investissant ainsi les romans de Kundera d’une liberté narrative et compositionnelle inégalée »[12].

Des auteurs comme Kundera ou Boudjedra ne s’intéressent justement qu’à ce qui dérange, qu’à ce qui torture les âmes bien pensantes. A côté de la polyfocalisation qui concerne aussi bien les personnages que les événements, nous avons une autre technique qui permet de rendre, par l’écriture, la vision plurielle du monde. Ce procédé, c’est la variation :

« Il revient à Kundera d’avoir fait de la répétition variationnelle le fondement même de toute son esthétique interrogative. (...) En accomplissant son voyage ludique vers la connaissance, la variation kundérienne s’éloigne de son thème au point que “le thème initial ne ressemble pas plus à la dernière variation que la fleur à son image sous le microscope”(L.R.O[13] , p. 253). En tant que jeu, la variation nie le principe même de l’illusion réaliste et fait subir à son thème un processus de transformation continue du sens, produisant ainsi une nouvelle unité romanesque (thématique et non plus événementielle !) et, dans l’ensemble de l’œuvre, un étonnant réseau de résonances intertextuelles »[14].

Tous les thèmes abordés dans le roman de Kundera sont l’objet de variations. La variation est pour Kundera ce que l’obsessionnel est pour Boudjedra. Nous pouvons même avancer que la répétition relève dans les deux cas de l’obsessionnel. Ainsi, les thèmes de l’éternel retour du même, de la légèreté et de la pesanteur, du hasard, de l’amour et de la sexualité, du rapport à la mère et au père, avec tous les motifs qui les composent, tournoient au fil des pages du livre, happant au passage de nouveaux éléments leur permettant à chaque fois de se montrer sous une lueur différente. Tout comme dans les deux romans de Boudjedra, l’écriture valse entre Eros et Thanatos, entre la mémoire et l’oubli. Il serait trop long d’énumérer toutes les variations qui existent dans L’Insoutenable légèreté de l’être. Nous sommes dans l’obligation de nous attarder uniquement sur deux exemples de chapitres qui fonctionnent sur le modèle de la variation et qui corroborent par la même occasion la théorie de la polyfocalisation.

       Les chapitres 12 et 13 de la deuxième journée (pp. 83-85) ainsi que le 1er de la cinquième journée (p. 253), font écho au chapitre 4 de la première journée (pp. 21-23). Les deux premiers sont racontés à partir du regard de Tereza alors que le dernier l’est à travers celui de Tomas. Les trois chapitres relatent les mêmes événements, à savoir l’arrivée de Tereza à Prague et sa première nuit avec Tomas. Le changement de focalisation introduit un changement de perception. Tomas reçoit Tereza en la comparant à un enfant trouvé dans une corbeille. Elle dérange ses habitudes de célibataire libertin et l’on comprend qu’il fait un effort afin de la garder chez lui. Le lendemain, se rappelant qu’ils ont dormi la main dans la main, il se demande s’il en a été ainsi toute la nuit. Tereza de son côté, va à la rencontre de son ami en emportant dans ses mains Anna Karénine de Tolstoï parce qu’il représente en même temps le monde de la légèreté auquel appartient Tomas et auquel elle aspire, et le symbole de la succession des hasards qui l’on menée à connaître Tomas. Elle est en outre certaine d’avoir tenu le chirurgien par la main pendant son sommeil. La même scène est vécue sous le signe du doute, du questionnement ensuite sous celui de la certitude renforcée par la croyance au pouvoir du hasard. Lorsqu’à la cinquième partie, le narrateur revient sur cette première rencontre à Prague, il nous donne la signification de l’enfant dans la corbeille. Il ne s’agit pas d’une référence religieuse (on pourrait penser à Moïse), mais littéraire et mythologique. Penser à Œdipe (p. 253) dans sa corbeille, en voyant Tereza, c’est, en d’autres termes, se considérer comme son sauveur :

« Depuis, il affectionnait cette image de l’enfant abandonné et il pensait souvent aux mythes anciens où elle apparaît. Sans doute faut-il voir là le motif caché qui l’incita à aller chercher la traduction de l’Œdipe de Sophocle » (p. 253).

Comme Anna Karénine, le motif du livre joue un rôle dans l’élaboration du thème. L’Œdipe de Sophocle n’est pas cité pour la première fois. Nous le trouvons déjà dans la quatrième partie, lorsque Tereza va chez l’ingénieur qu’elle a rencontré dans le bar où elle travaille comme serveuse. Il est étonnant de voir dans la bibliothèque de celui qu’elle a choisi pour sa première infidélité, le même livre que lui a offert Tomas :

« Il disparut derrière le rideau et elle s’approcha de la bibliothèque. Un des livres la captiva. C’était une traduction de l’Œdipe de Sophocle. Comme c’était étrange de trouver ce livre-là chez cet inconnu ! Des années plus tôt, Tomas l’avait offert à Tereza en la priant de le lire attentivement, et il lui en avait parlé longuement. Il avait ensuite publié ses réflexions dans un journal et c’était cet article qui avait mis toute leur vie sens dessus dessous » (p. 223).

Nous pouvons ainsi voyager entre les différentes pages du roman à la recherche d’un détail repris, d’une allusion à un fait déjà accompli. En effet, après avoir vu les différentes apparitions du mythe de l’enfant dans la corbeille, nous voici à la poursuite d’un autre motif, celui du livre. Ce livre semble nanti d’un double pouvoir : celui de la connaissance et celui de la destruction; celui de la légèreté et celui de la pesanteur. La signification construit ainsi une toile d’araignée un véritable réseau de fils conducteurs entre les différents éléments du récit.

       Le deuxième exemple concerne les rêves de Tereza. La répétition de ces rêves mettent l’accent sur leur aspect angoissant mais aussi sur l’absence de confiance de la jeune femme aussi bien en elle-même qu’en son partenaire. Elle raconte ses rêves à Tomas au chapitre 8 de la première journée (pp. 33-35). Tandis qu’aux chapitres 15 et 16 de la deuxième partie (pp. 88-92), le narrateur nous révèle les pensées tues par Tereza. Il nous présente ses rêves selon le point de vue de la protagoniste en dévoilant ce qu’ils sont « chargé(s) d’apprendre à Tomas » (p. 89). A partir de là, le rêve n’est plus considéré pour son seul contenu mais aussi pour ce qu’il représente :

« Outre qu’ils étaient éloquents, ces rêves étaient beaux. C’est un aspect qui a échappé à Freud dans sa théorie des rêves. Le rêve n’est pas seulement une communication (éventuellement une communication chiffrée), c’est aussi une activité esthétique, un jeu de l’imagination, et ce jeu est en lui-même une valeur. Le rêve est la preuve qu’imaginer, rêver ce qui n’a pas été, est l’un des plus profond besoins de l’homme » (p. 91).

Le narrateur commence donc dans la première partie par exposer simplement la teneur obsessionnelle des cauchemars de Tereza en signifiant au lecteur la nature anxieuse du personnage pour finir, dans la deuxième partie, sur une réflexion englobant le cognitif et le poétique. Ce qui au départ n’est que narration d’un fait, devient, grâce à la variation, définition de l’essence même de ce fait. L’on pourrait ainsi décrire l’écriture de Kundera comme la recherche de la quintessence des choses. Et si, au passage, cette recherche doit détruire certaines des valeurs les plus sûres ? L’auteur ne semble pas inquiété par la question, au contraire, son écriture va dans ce sens.

       La Valse aux adieux, paru une dizaine d’années avant L’Insoutenable légèreté de l’être, a recours à un moyen de déroute plus pernicieux. Si l’apparence décousue du dernier roman nous renseigne sur les pièges de la voie que nous empruntons en lisant le texte, celle, plus feutrée, du premier nous pousse aux confins du supportable. Il faut croire que le chiffre cinq sur lequel est construite cette « farce vaudevillesque » lève le voile sur un écrivain plus satanique que l’on ne pense de prime abord. L’auteur se serait-il assagi en vivant en France ? Sur le plan formel, La Valse aux adieux présente en effet une fluidité étonnante par rapport à l’imbrication des chemins parcourus par les personnages :

« Dans le dessin formel de ce roman strictement régi par la loi de la frivolité, la mort de Ruzena et le thème du meurtre théorique qui lui est associé ne représentent qu’un épisode, dans une comédie d’imbroglios sexuels et de quiproquos »[15]

La clarté de la structure (cinq parties composées de chapitres numérotés mais qui n’ont pas forcément une suite logique sur le plan événementiel) alliée à l’unicité du lieu (la ville d’eau, sauf dans quelques chapitres où l’action se déroule dans un théâtre de la capitale) et au respect de l’ordre chronologique (chaque partie correspond à une journée), s’opposent à l’alternance des focalisations (chaque personnage mène la danse à son tour) et à la succession de chapitres tantôt sans liens les uns avec les autres (le narrateur change de pôle d’intérêt donnant une apparence saccadée au récit), tantôt paraissant artificiellement séparés. Par ailleurs, le non respect du schéma traditionnel du roman est plus difficile à cerner. L’ellipse semble ici le procédé utilisé non seulement pour rendre les pages plus aériennes, mais aussi pour désorienter le lecteur à l’affût du moindre écart de conduite de la part de l’auteur. L’exposition du cadre spatio-temporel est ainsi divisée sur trois chapitres. La rupture ne s’arrête pas à ce détail formel. Le contenu est également elliptique puisque qu’il ne se compose pas d’une description détaillée du lieu ou d’une précision temporelle quelconque. Le premier chapitre de la première journée s’ouvre sur l’évocation d’un « lundi » d’« automne » dans une « petite ville d’eau, dans son joli vallon » (p. 15). Nous sommes informés en outre de l’existence dans ce lieu pittoresque, de « sources » « sous des arcades » (p. 15). Il faut attendre la deuxième journée pour avoir une idée plus précise du lieu et du temps :

« Il était environ 9 heures du matin quand une élégante voiture blanche s’arrêta sur le parc de stationnement à la périphérie de la ville d’eaux (les automobiles n’avaient pas le droit d’aller plus loin) (...).

            Au centre de la rue principale de la station, s’étendait un jardin public tout en longueur, avec ses bouquets d’arbres clairsemés, sa pelouse, ses allées sablées et ses bancs de couleur. De chaque côté se dressaient les bâtiments du centre thermal, et parmi eux le foyer Karl-Marx (...). En face du foyer Karl-Marx, de l’autre côté du jardin public, s’élevait le plus bel édifice de la station, immeuble de style Art nouveau du début du siècle, couvert d’ornements en stuc et à l’entrée surmontée de mosaïque. Lui seul avait eu le privilège de pouvoir conserver sans changement son nom d’origine : hôtel Richmond » (p.39).

La description du lieu sert de faire-valoir au récit. Il n’est point d’ornement ni de fioritures admis ici. Tout doit concourir à tisser la toile, à créer des liens entre les drames (petits et grands) qui se déroulent dans le roman. Le procédé elliptique nous permet d’avoir les éléments de signification voulus en temps voulu :

« On est mercredi matin et la station thermale vient encore une fois de s’éveiller pour une journée allègre. Des torrents d’eau ruissellent dans les baignoires, les masseurs pressent les dos nus, et une voiture de tourisme vient de s’arrêter sur le parking » (p. 87).

L’apparence sommaire de la description est écartée au profit du dernier segment de l’extrait. Le narrateur attire l’attention sur le seul fait extérieur au cadre de la ville d’eau, comme si l’éveil du lieu perd tout intérêt de par son seul aspect répétitif. Par ailleurs, nous pouvons remarquer à travers ce qui précède, la concentration d’éléments spatiaux et temporels dans les incipit des différentes journées.

       La présentation des personnages se fait quant à elle au fur et à mesure de leur apparition sur la scène du roman. Ils sont placés à tour de rôle sous les feux de la rampe et ce suivant un rituel bien déterminé. Ainsi, étant donné que le roman s’intitule La Valse aux adieux, chaque protagoniste mène la danse dans un ou plusieurs chapitres.

Personnages

menant la valse

Journée - Chapitres

Ruzena

1ère j. Chap. 1-2-3

2ème j. Chap. 5-7

3ème j. Chap. 5-7

4ème j. Chap. 3-9-14-17-29

5ème j. Chap. 3-12-14

Klima

1ère j. Chap. 4-5-6-7-9

2ème j. Chap. 1-8-9-10

4ème j. Chap. 7-13-21

5ème j. Chap. 1-2-7-11-19

Kamila

1ère j. Chap. 8

4ème j. Chap. 1-11-16-24

5ème j. Chap. 20

Bertlef

2ème j. Chap. 2- 3-4-6

3ème j. Chap. 9

4ème j. Chap. 18-22

5ème j. Chap. 26

Jakub

3ème j. Chap. 1-2-4-6-8-

4ème j. Chap. 4-6-8-10-12-15-20-23-27-28

5ème j. Chap. 4-6-9-13-16-18-22

Olga

3ème j. Chap. 3-10

4ème j. Chap. 2-25

5ème j. Chap. 15-21-23-25

Skreta

3ème j. Chap. 11

5ème j. Chap. 17-24

Frantisek

4ème j. Chap. 5-26

5ème j. Chap. 10

Le narrateur profite de chaque focalisation pour insérer dans le récit plusieurs détails descriptifs concernant rarement le physique des personnages (les différentes beautés de Ruzena et Kamila, l’aspect chétif et les petits seins d’Olga, ...) et particulièrement l’élément psychologique au fondement même de leurs personnalités et de leurs agissements (l’infidélité pour Klima, la maternité pour Ruzena, la jalousie pour Kamila, le rêve eugénique pour Skreta, la nostalgie du départ et l’aversion pour toute forme d’engagement pour Jakub, le dédoublement pour Olga, la générosité pour Bertlef). Comme dans L’insoutenable légèreté de l’être, les procédés de l’ellipse et de la répétition suggèrent donc la primauté du développement de ces différents thèmes sur celui de la narration. Mais ce jeu scriptural ne nous rappelle-t-il pas le style de Boudjedra ? Ne retrouve-t-on pas dans notre désarroi de saisir la marche des romans de Kundera le même goût de la perte dans les pages de La Répudiation et celles de L’Insolation ?

       La Répudiation est composée de 16 chapitres et L’Insolation de 12. Tous sont non titrés et non numérotés. Déjà le ton est donné. A nous de compter, à nous de donner un sens aux ruptures. La discontinuité n’attend cependant pas les blancs entre les différents chapitres. C’est d’ailleurs ce que nous trouvons le plus déroutant dans ces deux romans. Etant construits selon le modèle de l’enchâssement de récits cadres et récits emboîtés, la frontière entre les deux est parfois difficile à cerner. Cette limite ne dépend que du bon vouloir du narrateur et ne suit en aucun cas la succession des chapitres, comme nous le prouve cet extrait parlant de L’Insolation :

« L’“embrouillamini” des récits est en effet assumé par le narrateur “je m’embrouillais quelque peu” (p. 9), imputé au “brouillard de [sa] pauvre mémoire” de malade du récit 1 [Nadia à l’hôpital] (p. 21), rapporté au soliloque pathologique servant de matrice à l’écriture »[16].

Le narrateur « assume » donc les défaillances du récit. Il nous lance une sorte de mea culpa sans doute pour nous embrouiller encore plus. En effet, s’il reconnaît l’aspect décousu de ses propos, il n’est donc pas aussi fou qu’il veuille nous le faire croire. Il possède ne serait-ce qu’une infime conscience de la réalité. Ceci concerne pareillement le narrateur de La Répudiation. Les cris de Rachid et Mehdi ne seraient-ils que de simples jérémiades ?

       Certains chapitres mêlent les deux types de récit alors que d’autres sont exclusivement consacrés à l’un ou à l’autre. L’écriture opère donc un va-et-vient à intervalles très irréguliers entre le présent de l’énonciation, de la prise de parole, et le passé du souvenir, de la mémoire qui lutte contre l’oubli. Là également la frontière entre les deux s’effiloche parfois dans un flou poétique. La construction de ces deux romans n’obéit pas elle aussi aux règles du genre. La continuité des événements n’est pas évidente ou, si l’on veut reprendre les dires de Marc Boutet de Monvel à propos de L’Insolation, il s’agit de « récits emboîtés où le principe de réalité est souvent mis à mal »[17].

       La forme décousue des romans suggère d’autre part l’imitation du modèle onirique où l’infiniment flou peut côtoyer sans ménagement l’infiniment précis. Nous pouvons de la sorte isoler certains passages ou chapitres constituant une unité sur le plan narratif. Dans les deux romans, chacune de ces séquences peut être consacrée à un personnage ou un lieu. Nous remarquons ainsi à notre grand étonnement qu’une vision globale de l’œuvre peut mettre en relief des histoires cohérentes. Car pris dans les détails, le récit échappe à la tentation du sens. Boudjedra nous renvoie, comme Kundera et en ayant recours au même thème de la légèreté et de la pesanteur, à notre propre impuissance à saisir la quintessence de l’être :

« Tu essayais dans la nuit totale, où n’émergeait qu’une lueur rouge autour du point incandescent de ta cigarette, de démêler les fils de cette sombre histoire dont tu as hérité depuis que tu avais fait ma connaissance, et dont tu commences à discerner la pesanteur et l’irréalité » (La Répudiation, p. 133).

La pesanteur est-elle négative et la légèreté positive ou inversement ? Qu’est-ce qui nous dérange le plus : la pesanteur des drames vécus par les protagonistes, la légèreté du discours emporté par la liberté du délire, ou encore le fait de ne pas savoir quel est le lourd et quel est le léger ? L’architecture des textes repose sur une succession de fêtes macabres ou désignées comme « carnavalesques » par Charles Bonn. Ce dernier affirme :

« L’ambiguïté et le plurivocalisme de La Répudiation reposent d’abord sur une pluralité des récits en présence, comme des dynamiques narratives d’ensemble du roman. La Répudiation n’est pas un récit linéaire, et pourtant, plusieurs récits linéaires parallèles peuvent s’y retrouver, qui tous entretiennent un rapport particulier, autonome et différent avec le temps, avec l’espace du texte, et avec l’espace réel »[18].

La répudiation, les secondes noces, l’enterrement, l’Aïd, la circoncision, l’exorcisme de Selma, les déambulations dans la ville de Constantine, le conte d’Ammar Bô, autant d’histoires parallèles qui démentent la considération du délire comme seul moteur du récit chez Boudjedra.

       Comme dans les romans de Kundera, le recours à l’ellipse décharge le récit des éléments qui ne sont pas nécessaires aux thèmes dominants. Et si l’écriture est du domaine du répétitif dans les romans des deux auteurs à seule fin de donner une logique à l’éclatement ? La répétition et la variation montrent que les romans que nous étudions sont loin d’être des brouillons ou les fruits d’un premier jet. Cette déconstruction calculée apparente les écritures de Kundera et Boudjedra à l’écriture musicale avec ses leitmotiv, ses variations sur un même thème, ses changements de rythmes. Quatre symphonies entêtantes qui matraquent le lecteur et lui procurent paradoxalement du plaisir. En outre, l’on pourrait expliquer cette apparence décousue en y voyant un camouflage de la cohérence de la quête primordiale des auteurs. Comme celle qu’entreprend Tomas auprès des femmes dans L’Insoutenable légèreté de l’être, cette quête consiste à ouvrir le monde avec un scalpel imaginaire à la recherche du « millionième de dissemblable présent dans tous les domaines de la vie humaine » (p. 287). Nous pouvons cependant nous demander si le roman n’est pas un espace réduit pour ce genre de poursuite. Comment les auteurs parviennent-ils à composer avec la réalité matérielle de l’œuvre sans rien ôter à sa valeur poétique ?

                        2/ Le roman, un espace restreint :

       Quel est le motif qui nous pousse à nous interroger sur l’étroitesse des romans ? L’œuvre, en tant que production littéraire, a un début, un déroulement et une fin. Nous remarquons néanmoins dans celles de Boudjedra et Kundera une dérogation à cette règle. Le roman, en sa qualité d’objet réel, de genre régi par des règles, est transformé en une sorte de jeu interactif. Les limites réelles s’éclipsent ainsi derrière un élargissement virtuel dépendant aussi bien des mots écrits que de ceux lus. Les quatre romans sont construits selon une architecture morcelée s’inscrivant d’emblée dans une perspective de la rupture et écartant toute velléité d’unité. La désorganisation aboutit-elle à l’agrandissement ou, au contraire, à  la réduction d’un espace par définition clos ?

       Sur le plan stylistique, Kundera à recours à l’ellipse et à la symbolisation pour élargir le champ romanesque. Ces deux figures peuvent paraître antithétiques dans la mesure où la première est une réduction de l’écriture alors que la seconde associe l’imaginaire aux mots. Les deux pourtant nécessitent l’abstraction et c’est en tant que cellules productrices de sens que nous les insérons dans cette étude. Nous nous rendons compte d’emblée et contrairement à toute attente, que l’ellipse permet de résumer des récits qui peuvent alourdir (sur le modèle du roman balzacien) le texte et d’instaurer des liens avec l’imaginaire et la mémoire du lecteur. Ainsi, dans La Valse aux adieux, nous avons des passages elliptiques qui évitent l’ennui de la répétition. Nous en avons choisi un qui illustre l’usage de ce procédé :

« Il ne trouvait plus d’arguments nouveaux, il répétait toujours les mêmes mots et il redoutait qu’elle ne finît par en deviner l’hypocrisie » (p. 78).

La situation de Klima mentant à Ruzena en lui assurant son amour pour qu’elle consente à avorter est déjà ridiculisée par le narrateur (« C’était de belles paroles » p. 78). Cependant, la tournure elliptique renforce l’aspect grotesque de la scène. Grâce à la répétition de l’ellipse, nous n’avons pas la même description réitérée mais l’ouverture d’un jeu faisant appel à la connivence du lecteur :

« Il commençait à faire frais, le soleil baissait à l’horizon, le temps passait et Klima continuait de répéter ce qu’il avait déjà dit, et Ruzena répétait son non, non, je ne pourrai pas » (p. 79).

Le texte dépasse ainsi le cadre proprement sémantique pour ne plus signifier uniquement l’événement. En effet, il le commente et le juge d’une manière détournée. Il donne l’occasion par là même au lecteur de se poser des questions, non pas sur la situation décrite, mais sur ce qu’elle représente. Ce procédé réduit matériellement le texte mais multiplie les pistes de lectures en laissant le champ libre aux interprétations.

       Kundera utilise également l’ellipse dans L’Insoutenable légèreté de l’être. Le but visé et avoué par l’auteur dans L’Art du roman, est effectivement « d’alléger la construction » de l’œuvre. Mais il n’est pas que cela. Il permet d’introduire dans le roman un genre différent. A l’instar des poèmes de Boudjedra, Kundera insère des textes sous forme d’essais sur des thèmes différents. Il en est ainsi de la paternité ou du meurtre théorique dans La Valse aux adieux. Quant au deuxième roman, il comporte toute une partie consacrée au kitsch qui, par ailleurs, est l’objet de plusieurs réflexions de l’auteur :

« Dans la sixième partie, le caractère polyphonique est très frappant : l’histoire de Staline, une réflexion théologique, un événement politique en Asie, la mort de Franz à Bangkok et l’enterrement de Tomas en Bohême sont liés par l’interrogation permanente : “qu’est-ce que le kitsch ?” Ce passage polyphonique est la clé de voûte de toute la construction. Tout le secret de l’équilibre architectural se trouve là. (...) Il y en a deux (secrets) Primo : Cette partie n’est pas fondée sur le canevas d’une histoire mais sur celui d’un essai (essai sur le kitsch). Des fragments de la vie des personnages sont insérés dans cet essai comme “exemples”, “situations à analyser”. C’est ainsi, “en passant” et en raccourci, qu’on apprend la fin de la vie de Franz, de Sabina, le dénouement des rapports entre Tomas et son fils. Cette ellipse a formidablement allégé la construction. Secundo, le déplacement chronologique : les événements de la sixième partie se passent après les événements de la septième (dernière) partie. Grâce à ce déplacement, la dernière partie, malgré son caractère idyllique, est inondée d’une mélancolie provenant de notre connaissance de l’avenir »[19].

Nous citons à noveau cet extrait afin de dire qu’à l’ellipse s’ajoute la polyphonie et la prolepse pour dévier le chemin du roman. Ces trois figures ont en commun la métamorphose du linéaire en discontinu. La rupture de la linéarité du texte romanesque suggère quant à elle la tentative (répétée autant de fois que l’écart par rapport à la norme ne l’est) de dépassement des limites du roman.

       D’autres procédés sont mis en œuvre, toujours dans une perspective d’élargissement du sens. Nous remarquons ainsi la prolifération des symboles dans La Valse aux adieux. La couleur bleue traverse tout le roman (« une lumière bleutée », p. 83; « la couleur bleu pâle », de la chemise de nuit p. 119; « auréole bleue » p. 130; « une étrange lumière bleue » p. 235; « le bleu du ciel » p. 243-246; « le ciel était bleu » p. 250), comme le traverse l’image menaçante du comprimé bleu. L’encyclopédie des symboles nous récapitule les différentes significations que peut avoir cette couleur. Nous en avons choisi celles-ci :

« Parmi toutes les couleurs, le bleu est celle qui est le plus souvent associée au domaine spirituel. C’est une couleur froide, au contraire du rouge, et elle incite la plupart des hommes à la réflexion. (...) Parce qu’il annonce la vérité et parce qu’il incarne la transcendance, Jésus est aussi représenté avec un habit bleu lorsqu’il prêche la bonne nouvelle. (...) Dans la symbolique populaire d’Europe centrale, le bleu est la couleur de la fidélité, mais aussi du mystère (...), de l’illusion et de l’incertitude »[20].

Le bleu peut ainsi être d’un côté la couleur de lé sérénité et de l’élévation dans les sphères éthérées de la pensée, et de l’autre, celle de la tourmente. L’ambiguïté de cette couleur vient de celle qu’entretient l’homme avec le ciel et la mer. Ces derniers sont en effet symboles de vie et de mort. Le bleu voyage donc dans les pages du roman représentant tantôt Eros, tantôt Thanatos. Par ailleurs, un autre élément ponctue le récit par des apparitions qui peuvent paraître aussi étranges qu’inutiles : la lune (pp. 84, 155, 295, 297). Toujours d’après L’Encyclopédie des symboles, la lune est associée à la prospérité, la fécondité, la féminité (de par le cycle menstruel). Elle représente également la passivité car elle reçoit la lumière du soleil. Ce qui nous intéresse dans le recours à l’image de la lune, ce n’est pas ce qu’elle peut symboliser, mais l’usage qui en est fait. N’oublions pas qu’elle est évoquée dans un roman vaudevillesque où l’amour est ses corrélats sont mis à mal par une ironie mordante. C’est donc l’image de la lune, chantée par les troubadours dans leurs poèmes d’amour qui nous interpelle. Et cette lune là, elle ne peut pas figurer dans un roman tel que La Valse aux adieux. Sa présence incite donc le lecteur à la réflexion aussi bien sur l’absurdité d’une telle évocation que sur le ridicule du cliché littéraire.

       L’Insoutenable légèreté de l’être est également traversé par ces symboles ouvrant sur un ailleurs possible en-dehors de l’espace événementiel. Il en est ainsi de l’image de l’enfant abandonné dans une corbeille que l’on confond aisément avec celle de Moïse jusqu’à ce que le narrateur nous dise qu’il s’agit d’Œdipe (p. 17, 18, 23, 253). Il en est de même du livre en tant que passeport pour l’élévation de l’âme (pp. 75, 78, 84), et du hasard en tant que révélation du destin (pp. 77, 78, 83, 120, 189, 277, 289, 345). Les poncif sont de cette manière repris et détournés afin de créer de nouvelles images pour une mémoire que l’on croit saturée et une nouvelle littérature pour un genre que l’on croyait à bout de renouveau.

       Dans les romans de Boudjedra, l’écriture est tributaire d’une demande intradiégétique faisant écho, par un jeu de miroir, à celle du lecteur. Le texte existe donc tant que cette demande existe. Dans La Répudiation, l’importance capitale pour la productivité du récit du désir d’écoute formulé par Céline se traduit dans la mise en exergue de deux phrases :

« (— Ce fut le début du cauchemar ...

— Raconte, disait-elle) » p. 41.

Le décalage de ces phrases par rapport au texte qui les précède, leur mise entre parenthèse et la typologie du dialogue ajoutés au fait qu’elles sont la clausule du chapitre, montrent d’une part la nécessité de la demande et d’autre part, la liberté stylistique accordée par le genre romanesque. Le narrateur n’avoue-t-il pas que la durée du récit dépend de celle que prend Céline à se « converti(r) » (p. 178) à son histoire ? Le narrateur-missionnaire effectue donc des va-et-vient entre le récit cadre et les différents récits emboîtés, donnant son aspect anarchique à la structure du roman. Cette liberté caractérise l’écriture de Boudjedra qui pousse le jeu dans L’Insolation jusqu’à introduire dans son texte des passages poétiques qui multiplient les possibilités du dire en même temps qu’ils signifient son impuissance :

« Dis !

Que radotes-tu ? » (p. 237)

« Scribe ! ferme ta gueule » (p. 238)

« Dis !

Oh ! si je pouvais... » (p. 239)

Faut-il croire cet aveux d’impuissance ? Ces vers, en remettant en cause l’utilité de l’espace romanesque, ne reconnaissent-ils pas, par antithèse, sa nécessité ? Le roman ne se contente pas de dénoncer l’extérieur; il commence son chemin de croix à partir de la double intériorité qu’il représente : celle des mots qu’il combine et celle des personnages. Ainsi, La Répudiation est un roman qui porte en lui les germes de sa propre destruction qui sont paradoxalement porteurs de vie :

« J’ai des crampes à la langue à cause de ces vociférations à travers lesquelles j’essaye de te raconter les péripéties ridicules de la vie d’une famille bourgeoise restée clouée aux mots coraniques d’une enfance chavirée » (p. 136).

Notons dans cette expression d’une parole douloureuse, le questionnement sur la conception du roman en tant qu’espace de narration. Le narrateur semble nous mettre en garde contre l’acception de son œuvre en tant que simple récit événementiel fictif ou non. D’ailleurs, la négation du récit, aussi bien dans L’Insolation lorsque Nadia refuse d’écouter Mehdi, que dans La Répudiation, lorsque Rachid refuse de parler « rejetant cette idée absurde de la catharsis thérapeutique » (p. 236), est un refus de cautionner une entreprise jugée insuffisante. Mais l’image obsédante de la métamorphose annule cette dernière lecture en redonnant aux mots leur statut privilégié :

« (...) Impression d’avoir mué en utilisant un émollient que le médecin m’aurait donné en cachette car le règlement interdit de telles pratiques : changer de peau » (La Répudiation, p. 141).

« Puisqu’il fallait écrire, je me transformais, le soir, en scribe hargneux » (L’Insolation, p. 13).

Le passage de l’oral à l’écrit d’un livre à l’autre engendre la réflexion sur le langage et par là même, le questionnement sur l’acte scriptural. La solitude de Rachid et Mehdi ne reflète-t-elle pas celle de l’auteur et celle du lecteur ? Ne traduit-elle pas également les angoisses de l’un ou de l’autre face à un objet dont on ne sait s’il a trop de pouvoir ou s’il ne sert à rien ?

« Ainsi, aucun chemin n’avait été parcouru; tout restait à faire ! Une seule certitude, cependant : mon amour pour Céline; mais je me devais de tout remettre en question une fois de plus » (La Répudiation, p. 189)

Céline continue à ne pas croire Rachid. L’échec de la tentative de réconciliation avec l’amante par la parole est en même temps remise en question du signifié et du signifiant. La mise en scène d’une communication défaillante dans les deux romans est aussi remise en question sur le mode ludique de la littérature.

       La communication défaillante engendre la solitude des narrateurs et leur enfermement dans un soliloque que l’œuvre empêche d’être stérile. Le repli sur soi des narrateurs se transforme, par l’écriture, en ouverture sur une autre dimension. Jany Fonte Le Baccon affirme :

« La géographie romanesque semble symboliser l’emprisonnement psychique, la libération impossible des personnages. Cet emprisonnement ou repli est rendu nécessaire par les blessures intérieures et l’agressivité du réel »[21].

Le jeu sur l’intérieur et l’extérieur donne du relief au roman ouvrant ainsi l’axe syntagmatique sur l’axe paradigmatique. L’espace romanesque ne se contente ainsi plus de l’horizontalité suggérée par la succession des pages, mais investit une autre dimension, celle de la verticalité. La vision intérieure du roman inspirée de son aspect extérieur repose sur la considération de ce genre littéraire comme un espace clos. Le roman est matériellement un espace clos, mais virtuellement non hermétique. Le lecteur, destinataire ultime de toute œuvre, s’efforce de créer dans le monde silencieux de l’écrit, des liens de résonance, des réseaux de communication. Désigné comme monologue, soliloque ou encore délire, le roman endosse en fait les habits du dialogue à partir du moment même où il se trouve sous le regard du lecteur.

       A l’instar de plusieurs écrivains du XXe siècle, Kundera s’interroge sur le roman. Il le conçoit comme un espace de questionnement, de mise en doute des idées reçues. Il avoue également :

« Le chemin du roman se dessine comme une histoire parallèle des Temps modernes. Si je me retourne pour l’embrasser du regard, il m’apparaît étrangement court et clos »[22].

Nous trouvons dans La Valse aux adieux la mise en scène de cette conception. Le huis-clos qui se déroule dans une ville d’eau est paradoxalement traversé par la notion de départ. Départ vers un autre espace, vers un ailleurs possible parmi tant d’autres. Le départ est en fait la traduction du désir d’élargir l’éventail des possibilités offertes par la vie et qui semble enfermé dans l’espace réduit du roman. La notion de départ n’est pas propre à La Valse aux adieux. Nous la retrouvons dans L’insoutenable légèreté de l’être où les quatre protagonistes sont confrontés plusieurs fois à la rupture avec un espace donné. Tereza et Tomas partent à Genève mais leur retour à Prague est le signe de l’inadéquation de cette nouvelle réalité à leur propre imaginaire. La relation de Franz et Sabina est elle aussi jalonnée par des séjours à l’étranger, jusqu’à l’exil de la protagoniste en Californie, lieu par excellence, s’il en est un, de la pluralité et de toutes les possibilités. Hormis la partance pour un lieu autre comme c’est le cas de Constantine pour Mehdi, le départ émerge dans les romans de Boudjedra sous une autre forme. Il s’agit pour les narrateurs d’une ouverture sur les possibles offerts par la folie, le délire. La parole leur permet d’échapper à l’étroitesse dans laquelle ils sont cloîtrés (cagibi ou hôpital pour L’Insolation, chambre, hôpital ou bagne pour La Répudiation). La correspondance entre l’espace romanesque et les espaces où évoluent les personnages-narrateurs inspire à Charles Bonn ce commentaire fondé sur une étude spatiale de La Répudiation :

« L’enfermement (...) se manifeste, se dit par un certain nombre de lieux clos, qui ont pour la plupart été déjà répertoriés : la chambre-habitacle, la maison de Ma, l’hôpital et la prison en sont les principaux. La clôture de ces lieux est en elle-même déjà récit de cet enfermement, tant du narrateur que du pays, que de Ma et des différentes femmes du roman, que du dire romanesque »[23].

Leur enfermement réel ou imaginaire dans des lieux clos symbolise l’enfermement du langage par rapport à la pensée. Apparaissant dans les moments de prise de parole, cet enfermement alterne avec l’ouverture sur un espace de dispersion, la ville :

« Son (La Répudiation) écriture se confond avec celle de la ville, même si dans cette ville les lieux clos d’où surgissent les récits du roman peuvent apparaître comme autant d’îlots »[24].

Les trois autres romans sont aussi des romans de la ville. La ville est certes un espace ouvert par rapport à l’hôpital ou la prison, mais c’est un espace fermé par opposition à celui de la campagne. Le monde rural, où le ciel et la terre se confondent anéantissant ainsi toute notion de limite, est propice à l’évocation de la beauté, des images idylliques, de la perfection de la création divine, de l’harmonie entre l’homme et la nature, bref de tout ce que Kundera dénonce, de ce kitsch qui n’admet pas « la merde ». Kundera place aussi les événements de ses romans dans des villes : la ville d’eau, Prague, Zurich, Genève. Mais la fin de Tomas et Tereza, et le constat d’échec de Jakub se font à la campagne, plus précisément , sur une route de campagne. L’enfermement des villes correspond donc à la production littéraire, alors que l’ouverture de la campagne est symbole de mort, de fin, de vide. Cela nous amène à considérer le dernier départ évoqué dans les quatre romans : la mort. Lieu du paradoxe, lieu du néant mais en même temps lieu inconnu, il annule et permet tous les fantasmes. Le texte combat le silence, comble les vides suscités par l’idée de la mort :

« Le roman est ce délire verbal libérateur qui tire son existence de lieux clos dont il traverse le piège de silence, par la parodie, par la profusion débridée de récits qui se heurtent l’un l’autre pour mieux se générer réciproquement »[25].

Cette affirmation met l’accent sur le jeu de destruction / construction entamé par l’écriture. En effet, qu’est-ce que le silence et la parodie sinon des corrélats de la mort et de la destruction ? Certes, le roman libère la parole, mais au-delà de cette libération reste le pessimisme. Cette écriture du pessimisme prend forme lorsque les mots disparaissent, lorsque le roman s’achève. A l’image de Jakub qui scelle la fin de La Valse aux adieux en quittant la ville d’eau, le lecteur se rend compte réellement de la violence de l’impact des romans lorsqu’il les quitte. Là nous pouvons remarquer que les écrivains sont parvenus par un jeu d’adresse, à décaler les frontières du roman.



[1] - L’Art du roman, op. Cit., p. 68.

[2] - « Le purgatoire désigne, dans le catholicisme, l’étape de purification dans l’Au-delà qui permet aux âmes bénéficiant de la grâce de Dieu sans avoir toutefois atteint la perfection à l’instant de leur mort, de se préparer à leur entrée dans le Ciel. (...) Ce n’est (...) qu’au Moyen-Âge, que s’est imposée la croyance en l’existence d’un purgatoire réel, lieu “géographique” spirituel, à mi-chemin de l’enfer et du ciel, où les âmes subissaient les épreuves à travers lesquelles elles se dépouillaient des traces de leurs péchés, et trouvaient là une occasion de se racheter. À travers cette naissance d’un purgatoire qui ouvrait une troisième voie, c’est-à-dire une possibilité d’échapper à l’alternative entre, d’un côté, une damnation éternelle et de l’autre, un salut immédiat, s’imposait dès lors au peuple chrétien l’espérance que même pour les pécheurs, tout n’était pas toujours perdu, et qu’une sorte “d’enfer transitoire” permettait de racheter dans l’Au-delà ce qu’on n’avait pas eu la force, ou la grâce de faire lors de son passage sur terre ».

- Encyclopédie des symboles, d’après Knaurs Lexikon der Symbole de Hans BIEDERMANN, München, 1989, éd. Knaur; éd. Française sous la dir. de Michel CAZENAVE, Paris, Librairie Générale Française, 1996, coll. Encyclopédies d’aujourd’hui, Le Livre de Poche; 818 pages, p. 560.

[3] - WEBER, Edgard. Le Secret des Mille et une nuits – L’Inter-dit de Shéhérazade, Paris, Eché, 1987, 237 pages; p. 5.

[4] - SCARPETTA, Guy. L’Impureté, Paris, Grasset, coll. Figures, 1985, 389 pages, p. 274.

[5]- LE GRAND, Eva. Kundera ou la mémoire du désir, op. cit., pp. 151-152.

[6]- KUNDERA, Milan. L’Art du roman, op. cit., p. 110.

[7]- KUNDERA, Milan. L’Art du roman, op. cit., p. 100.

[8]- SCARPETTA, Guy. L’Impureté, op. cit., p. 276.

[9]- LE GRAND, Eva. Kundera ou la mémoire du désir, op. cit., p. 157.

[10]- LE GRAND, Eva. Kundera ou la mémoire du désir, op. cit., p. 127.

[11]- Ibid., p. 126.

[12]- Id.

[13]- KUNDERA, MILAN. Le Livre du rire et de l’oubli, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1985.

[14]- LE GRAND, Eva. Kundera ou la mémoire du désir, op. cit., pp130-131.

[15]- NEMCOVA BANERJEE, Maria. Paradoxes terminaux, op. cit., p. 153.

[16]- BOUTET DE MONVEL, Marc. Boudjedra l’insolé, op. cit., p. 44.

[17]- Ibid, p. 43.

[18]- BONN, Charles. Le Roman algérien de langue française, op. cit., p 247.

[19]- KUNDERA, Milan. L’Art du roman, op. cit., p. 100.

[20]- Encyclopédie des symboles, op. cit., p. 84.

[21]- FONTE LE BACCON, Jany. Le narcissisme littéraire dans l’œuvre de Rachid Boudjedra, op. cit., p. 92.

[22]- KUNDERA, Milan. L’Art du roman, op. cit., p. 24.

[23]- BONN, Charles. Le roman algérien de langue française, op. cit., p. 253.

[24]- Ibid., pp. 253-254.

[25]- Ibid., p. 259.