Rym KHERIJI : Boudjedra et Kundera : Lectures à corps ouvert.
Doctorat Nouveau régime, Université Lyon 2, 15 décembre 2000
Directeur de recherches : Charles Bonn

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3° partie, chapitre 2: Vers une quête de la puissance :

II- Vers une quête de la puissance : 1

1/ Tout dire, mais comment ?- 2

2/ La génération spontanée de l’écriture : 17

       Nous sommes tentés de dire en guise d’introduction que le ton dubitatif des romans de Boudjedra et Kundera contredit l’intitulé de la sous-partie que nous entamons. Il peut paraître en effet paradoxal de désigner le doute par l’excès de parole. Il n’en est rien car notre projet est de démontrer comment les deux auteurs concilient dans leurs démarches le vide et le plein. Ces derniers échappent de surcroît à l’image d’Epinal de l’écrivain érudit ou observateur exceptionnel qui s’impose en donneur de leçons. Ils participent, par l’écriture, à la remise en cause d’un monde en constante marche. Il est vrai qu’en littérature, comme en toute création artistique, on rencontre souvent des redites tributaires de l’appartenance des artistes en général à la longue chaîne de l’humanité. Mais les événements qui affectent les écrivains au point de susciter leur désir d’expression, voire même de rébellion, sont traités de différentes manières en fonction des contextes spatio-temporels qui structurent l’intellect de chaque auteur, et ce avant même son avènement à l’écriture.

       En définitive, pour reprendre un poncif, tout se dit et se redit, reste la façon de le dire. Boudjedra et Kundera sont des auteurs profondément liés (en tant qu’écrivains, ne sont-ils pas des lecteurs privilégiés de leur époque ?), du moins à travers les romans que l’on a choisi, aux espaces et aux temps de leurs prises de parole. L’entreprise littéraire ayant perdu sa gratuité, ces romans semblent converger vers la remise en question des certitudes. Mais sont-ils uniquement dénonciateurs et subversifs comme les commentateurs l’ont souvent noté ? Ne seraient-ils pas également des lieux de réconciliation et ce grâce au questionnement ?

            1/ Tout dire, mais comment ?

       La réflexion semble un objectif majeur de l’écriture chez nos deux romanciers. Mais, comme l’affirme Kvetoslav Chvatik, ils ne sont pas les seuls:

« Au XXe siècle, la théorie du roman moderne serait impensable sans les réflexions des romanciers eux-mêmes. L’élément réflexif passe nettement au premier plan du texte du roman moderne »[1].

« L’élément réflexif », dans les deux sens du terme, à savoir l’introspection et la réflexion sur ce qui nous entoure, n’est-il pas prédominant dans les romans que nous étudions ? A leur lecture, nous remarquons une prolifération de la parole destinée à impliquer le lecteur dans les préoccupations du narrateur. Questionnement et subversion collaborent de ce fait à l’élaboration d’un dire dont les ambitions dépassent souvent les limites du langage. La relation de cause à effet établie entre ces deux procédés permet ce dépassement en donnant vie aux mots. Boudjedra n’affirme-t-il pas :

« Toute littérature, tout agencement de mots doit provoquer la volupté et l’émotion, c’est bien cela la poésie. Elle se doit de provoquer la fascination tant en amont, chez l’écrivain, qu’en aval chez le lecteur »[2].

Ecriture et lecture, évoquées ici conjointement, apparaissent comme des catalyseurs de réactions proprement physiques. L’érotique du texte se situe donc dans une zone médiane entre la réalité et la fiction. Le corps réagit à la stimulation des mots qui se bousculent sur le chemin du plaisir tout en masquant un continuel manque à dire. La subversion témoigne de la pulsion de vie contenue dans l’écriture et le questionnement nous rappelle la vanité de toute chose.

       En ce qui concerne L’Insolation, l’expression des phobies, des peurs, des angoisses constitue un terrain privilégié à l’explosion de cette parole libératrice. Lorsque Habib Salha dit que « l’essentiel pour Boudjedra, c’est de parler »[3], nous sommes tentés d’affirmer qu’il est même primordial que tout soit dit. Il ne s’agit plus d’un phénomène cathartique mais d’une prise de conscience qui se veut en communion avec celle du lecteur :

« L’acte scriptural de Boudjedra devient même dans ses structures, un acte de dénonciation urgente et irréfragable contre les politiciens et les imams, car l’Islam, dit-il, “prend en charge la vie et le corps de l’homme... il le ficelle et il le renferme” »[4].

En terme de subversion, ce roman, à l’instar de La Répudiation, incite en effet à la rébellion contre les lois ancestrales qui régissent une société oligarchique et phallocrate. Par l’urgence qui le sous-tend, le récit réclame sa propre légitimité. Menacé de toutes parts, le narrateur se rebiffe contre un père violeur mais bien installé dans sa notabilité (Siomar), un substitut paternel aux allures clownesque (Djoha), une infirmière hystérique (Nadia), une mère réduite à une ombre goitreuse traversant la vie sans faire de bruit (Selma), et une adolescente emprisonnée par son propre corps (Samia). Le repli dans la solitude aspire Mehdi dans les limbes de la folie. Cependant, en accédant à cette zone d’ombre, il explore les moindres détails constituant l’essence même de son délire. L’exploitation du flou le délivre paradoxalement de ces fantômes issus du passé mais aussi du présent, en lui permettant de les nommer.

       Dans La Répudiation, la fuite en avant est particulièrement perceptible lorsque Rachid se rend compte de sa ressemblance avec Céline (p. 15). Sans se déplacer, par la seule force de son imagination, le narrateur semble plonger dans le miroir à la recherche du sens. « L’effet de la lumière » sur son visage qui se reflète dans « le miroir » lui ouvre soudainement les yeux sur une révélation jusque là ignorée. Il paraît vouloir trouver réponse à tout et jalonne le récit d’indices pour que le lecteur se fasse investigateur et le rejoigne ainsi dans sa quête :

« Le crépuscule qui rentrait par la fenêtre plaquait sur son profil une accalmie, comme puisée du fond des âges; l’ombre sur sa joue transformait une partie de son visage; du coup elle me devenait étrangère parce que je ne pouvais plus deviner l’autre joue ni l’autre côté de son corps : était-ce pour moi le prélude à un évanouissement ? Non, plutôt un début d’engourdissement devant la femme à deux visages, à deux profils dont l’un, baigné dans la clarté, retrouvait une sorte de consistance, une réalité jamais éprouvée, tandis que l’autre restait dans l’incertitude; j’éprouvais moi-même tout à coup un sentiment pénible de dédoublement, à l’instar de la femme assise de profil devant moi, sur le lit ou sur la chaise » (pp. 14-15).

Le jeu de la lumière et de l’ombre crée chez le narrateur une insoutenable incertitude quant à la capacité des yeux à coordonner les images avec leur sens. Ce que l’on croit connaître apparaît ainsi comme étranger et ce que l’on croyait étranger commence à nous ressembler. Les frontières entre l’altérité et l’identité s’estompent peu à peu pour introduire un troisième élément : la confusion. D’ailleurs, le narrateur ne sait plus si Céline est assise sur le lit ou sur la chaise. La scène qu’il visualise est dénuée de toute perspective : il la voit en deux dimensions. Dans ce cas, la chaise et le lit étant probablement à la même hauteur, il est aisé de les confondre. La représentation en deux dimensions n’est pas une vision tout à fait exacte de la réalité. Toutefois, en mettant en exergue certains points et en occultant d’autres, elle permet de noter des détails indécelables dans une représentation en trois dimensions. Ce qui peut passer inaperçu, acquiert en l’occurrence une importance capitale.

       La nature subversive des propos de Rachid réside dans son identification à « l’étrangère ». Il a fallu pour cela qu’il réajuste sa vision au moment précis où certaines conditions (lumière, ombre) se trouvent réunies. Cet instant fugace apparente le flux verbal au délire (selon Céline) et à la lucidité (selon le narrateur). Il est vrai que d’un côté comme de l’autre, cette révélation est difficile à admettre. Mais la nécessité de dépasser des frontières instaurées dans le seul but de préserver un ordre des choses préalablement admis comme logique, est galvanisée par l’excitation que procure le jeu avec le feu.

       Mehdi se faisant scribe dans L’Insolation et Rachid racontant dans La Répudiation l’histoire de Ma en prétendant le faire contre son gré, produisent dans la douleur une parole certes constructrice dans la mesure où elle donne naissance à une œuvre, mais aussi destructrice. Dans le premier cas, la destruction réside dans le désir de se dire continuellement brimé par le refus de Nadia. Dans le second cas, le désir de ne pas se raconter est contré par Céline. Nous avons vu le rôle que joue la mère en tant que catalyseur du récit. Ce dernier se présente alors comme reconstitution d’une matrice perdue. Si la création d’une œuvre est selon Didier Anzieu : « reconstituer en soi, à l’occasion de la création, l’objet aimé, détruit, perdu »[5], (cet objet étant la mère dans la période dépressive où l’enfant lui voue de la haine en même temps que de l’amour, d’où son sentiment de culpabilité; l’ambivalence, cette « union de l’amour et de la haine pour le même objet » durant la « position dépressive »[6], conduit l’enfant au dédoublement de la perte de l’image maternelle par la phase œdipienne et son éloignement de la mère) le récit est donc construction malgré l’apparente destruction qu’il revendique :

« Tel que concerné par l’expérience analytique, le récit se révèle être une modalité de la parole permettant, non seulement une mise en mots de l’histoire individuelle, des souvenirs, des rêves ou des événements de la vie quotidienne, mais aussi un abord privilégié des “zones obscures” de l’histoire du sujet, expérience dont il n’est pas toujours possible de “faire une histoire”. Texte fragile et multiforme, en analyse le récit se tient le long d’un bord “dit-non-dit” qui dessine, parfois au milieu d’une profusion de paroles, les contours d’un gouffre de silence. Logé au cœur même du récit, un espace vacant bordé de langage (“chapitre de mon histoire qui est marqué par un blanc ou occupé par un mensonge”), recouvert et travesti, mis en scène et déguisé, ne cesse de “trouer” le tissu signifiant de la narration en y introduisant des espaces blancs, des ratures et des palimpsestes illisibles »[7].

L’Insolation et La Répudiation, par la reconstitution fragmentée de l’histoire familiale des narrateurs correspond aisément au schéma psychanalytique. Le bouleversement des idées reçues qu’elle présuppose (le désordre primant sur l’ordre, l’injustice découlant de la loi, la folie permettant la lucidité, etc.), s’emploient assurément au rétablissement d’une parole subtilisée. Boudjedra corrobore cette lecture :

« Toute ma littérature est une transgression permanente. C’est en cela je pense qu’elle est subversive. Elle est transgression de tabous de toutes sortes, dont le tabou sexuel qui est peut-être le noyau de tous les autres tabous »[8].

L’évidente subversion contenue dans les textes de Boudjedra, confirmée par l’auteur lui-même, peut paraître réductrice. Elle ne peut justifier à elle seule leur littérarité. Cependant, la notion de transgression est intéressante dans la mesure où elle suppose une limite dépassée, un seuil franchi, une porte ouverte sur l’inconnu. Elle rejoint en cela celle des romans de Kundera qui, lui aussi, utilise les mots pour construire un dire inscrit dans une problématique de la destruction.

       Les deux premiers chapitres de L’Insoutenable légèreté de l’être posent déjà la transgression comme fil conducteur du roman. L’évocation du « mythe de l’éternel retour de Nietzsche » (p. 13) suggère la volonté du narrateur d’ébranler le confort dans lequel s’installe la pensée humaine. Les événements tragiques de l’histoire de l’humanité étant considérés comme des faits ponctuels, ils se prêtent aisément à l’objectivité de la critique mais ne suscitent plus aucune passion. Le mythe de l’éternel retour, au lieu de les banaliser (le connu faisant moins peur que l’inconnu), les ferait apparaître sous un nouveau visage. A la lumière de l’affirmation de Nietzsche, ils sembleraient plus menaçants. Le narrateur s’attaque ici à un postulat de base, à savoir la véracité de la morale en cours :

« En feuilletant un livre sur Hitler, j’étais ému devant certaines de ses photos; elles me rappelaient le temps de mon enfance; je l’ai vécu pendant la guerre; plusieurs membres de ma famille ont trouvé la mort dans des camps de concentration nazis; mais qu’était leur mort auprès de cette photographie d’Hitler qui me rappelait un temps qui ne reviendrait pas ?

            Cette réconciliation avec Hitler trahit la profonde perversion morale inhérente à un monde fondé essentiellement sur l’inexistence du retour, car dans ce monde-là tout est d’avance pardonné et tout y est donc cyniquement permis » (p. 14).

Le narrateur montre l’aliénation du fondement même de la conscience collective. L’équilibre  parfait des valeurs que l’on croit immuables paraît subitement moins évident. Par un simple agencement de mots gravitant autour d’une idée, l’impensable a lieu : la vision manichéenne du monde s’effondre. Le bien se transforme en mal, la tragédie s’éclipse devant la nostalgie. Kundera affirme à propos de l’incipit de son roman :

« Cette réflexion introduit directement, dès la première ligne du roman, la situation fondamentale d’un personnage – Tomas; elle expose son problème : la légèreté de l’existence dans le monde où il n’y a pas d’éternel retour »[9].

En présentant ainsi un des protagonistes, Kundera énonce la problématique de la responsabilité et de la conscience qui déterminera son attitude tout le long du roman. Tomas se trouve en effet à plusieurs reprises face à des alternatives ardues. Il hésite à accueillir Tereza dont il est pourtant amoureux, par peur de perdre sa liberté; il perd son poste de médecin à cause de son refus de renier un article; il rejoint Tereza à Prague après s’être assuré une nouvelle carrière médicale en Suisse, etc. Apparu au départ comme un personnage aspirant à la légèreté, Tomas est lentement aspiré par la pesanteur vers laquelle tend Tereza. Ainsi, le second chapitre complète-t-il l’exposition du problème existentiel de Tomas :

« Si chaque seconde de notre vie doit se répéter un nombre infini de fois, nous sommes cloués à l’éternité comme Jésus-Christ à la croix. Cette idée est atroce. Dans le monde de l’éternel retour, chaque geste porte le poids d’une insoutenable responsabilité. C’est ce qui faisait dire à Nietzsche que l’idée de l’éternel retour est le plus lourd fardeau (das schwerste Gewicht).

            Si l’éternel retour est le plus lourd fardeau, nos vies, sur cette toile de fond, peuvent apparaître dans toute leur splendide légèreté » (p. 15).

Par sa dénonciation de la relativité des valeurs selon la perception des événements en rapport avec leur fugacité, Kundera implique la prise en compte d’une des préoccupations majeures de l’homme actuel, représentée ici à travers le personnage de Tomas, et qui est l’attirance simultanée et contradictoire par la légèreté et la pesanteur:

            « Mais la pesanteur est-elle vraiment atroce et belle la légèreté ?

            Le plus lourd fardeau nous écrase, nous fait ployer sous lui, nous presse contre le sol. Mais dans la poésie amoureuse de tous les siècles, la femme désire recevoir le fardeau du corps du mâle. Le plus lourd fardeau est donc en même temps l’image du plus intense accomplissement vital. Plus lourd est le fardeau, plus notre vie est proche de la terre, et plus elle est réelle et vraie.

            En revanche, l’absence totale de fardeau fait que l’être humain devient plus léger que l’air, qu’il s’envole, qu’il s’éloigne de la terre, de l’être terrestre, qu’il n’est plus qu’à demi réel et que ses mouvements sont aussi libres qu’insignifiants » (p. 15).

Le développement de l’ambiguïté qui caractérise l’opposition de la légèreté et de la pesanteur, annonce le paradoxe essentiel qui se présente à l’esprit de Tomas chaque fois qu’il doit faire un choix. Doit-il céder à l’appel de la légèreté qui assure l’absence de responsabilité en toute chose mais qui ôte tout sens à la vie terrestre, ou bien à celui de la pesanteur qui garantit une protection nécessaire ? Le narrateur laisse le lecteur aussi incertain que Tomas. En citant Parménide qui pensait que la légèreté est positive et la pesanteur négative (ce qui est généralement admis), il rend le choix encore plus délicat. Le couple antithétique lourd//léger illustre une vieille opposition entre les contraintes matérielles du corps et les sphères éthérées auxquelles aspire l’esprit. Il a donc été l’objet de réflexions aussi bien philosophiques que littéraires et a même contribué à la classification des êtres en catégories pensantes et exécutantes. Pourtant, le problème reste intact. Si le lourd est négatif et le léger positif comme le soutient Parménide, pourquoi sommes-nous, à l’image de Tomas et Tereza, attirés par la pesanteur malgré nos aspirations à la légèreté ?

       Kundera pose certes le problème existentiel de Tomas mais il nous renvoie d’emblée à nos propres incertitudes. En cela, il confirme l’aspect subversif de ses romans, souligné par plusieurs commentateurs dont Pierre Mertens et Boris Livitnoff :

« En renonçant lui-même à la poésie qu’il pratiquait dans sa jeunesse – et, par la même occasion, au marxisme (...) il se réveille romancier et démystificateur »[10].

« L’ambiguïté est au cœur de l’œuvre romanesque de Milan Kundera. Ce serait tellement plus simple, plus commode aussi, si l’on pouvait ranger une fois pour toutes Kundera dans la catégorie des destructeurs de mythes. Mais non, le romancier tchèque ne se contente point de dénoncer les mensonges et les impostures, il met en lumière l’équivoque des choses humaines, la connivence souterraine du bien et du mal »[11].

Lorsqu’il a été contraint de quitter son pays, Kundera était en effet considéré par le monde occidental comme un écrivain dissident de l’Europe de l’Est. Aujourd’hui, il est nécessaire de voir dans ces textes une portée plus générale que la dénonciation des erreurs du régime socialiste. L’Insoutenable légèreté de l’être et La Valse aux adieux  éveillent le désir d’explorer la complexité du monde, constamment voilée par la peur du vide. En levant ce voile, les textes  n’offrent pas de réponses mais montrent la nécessité du questionnement.

       Réputées aussi comme des œuvres de révolte, La Répudiation et L’Insolation dépassent largement le cadre socio-politique qui leur sert de toile de fond en montrant l’envers du décors. Les quatre romans dont il est question ici dépeignent le désordre qui se cache derrière l’ordre, l’ombre derrière la lumière, l’ambiguïté derrière la clarté, le doute derrière la certitude. Rachid et Mehdi sont dans leur folie, tentés par la « légèreté d’une existence où il n’y aurait pas d’éternel retour ». Mais Céline réclame toujours l’histoire de Ma et Nadia refuse continuellement d’écouter Mehdi. La folie est peut-être en ce sens le tribu payé au « lourd fardeau » de « l’idée de l’éternel retour ». Boudjedra affirme au sujet du caractère répétitif de son écriture :

« Je n’ai pas adopté cette technique de la concentricité par choix mais d’une façon très naturelle parce que cette structure colle très bien avec ma propre structure mentale qui est de l’ordre de l’obsessif, du répétitif et de l’anxieux »[12].

Les narrateurs des deux romans de Boudjedra sont happés par la pesanteur de la répétition, qui les pousse à énoncer sans cesse et avec la même intensité les instants de souffrance.

       La subversion et la transgression se lisent donc en filigrane dans les textes de Boudjedra et Kundera. Il reste cependant un aspect non moins important de leurs écritures et qui n’est autre que le questionnement. Nos auteurs dispersent dans leurs textes des éléments qui suscitent chez le lecteur un désir de communion avec les narrateurs. La forme romanesque, en affranchissant l’écrivain de plusieurs contraintes, laisse en effet libre cours aux investigations :

« La difficulté d’établir une poétique normative du roman provient de ce que la forme du genre n’est pas rigoureusement fixée, comme elle l’est pour la poésie ou l’œuvre théâtrale, de ce que le roman se refuse à toute forme de codification. C’est précisément pourquoi il est devenu la forme littéraire de l’époque moderne : il rejette toute normalisation. Le caractère protéiforme du roman est en liaison étroite avec le contenu intellectuel de l’époque : le roman n’est pas seulement le miroir de l’évolution spirituelle de l’humanité moderne, mais aussi une force active non négligeable qui contribue à déterminer la vision du monde de chaque époque »[13].

D’ailleurs, Kundera revendique cet aspect du roman. La forme et le contenu s’allient pour que le texte ne soit pas le lieu d’énonciation de vérités toutes faites, mais l’encadrement nécessaire à l’émergence du doute :

« Le roman n’affirme rien, le roman recherche et pose des questions [...]. J’invente des histoires, je les confronte entre elles, et j’interroge de cette façon [...]. Le romancier apprend au lecteur à comprendre le monde comme une question. Cette attitude traduit la sagesse et la tolérance. Dans un monde construit sur des certitudes intouchables, le roman est mort »[14].

Cette affirmation citée par Kvetoslav Chvatik, suggère l’importance acquise par le roman dans la perspective du questionnement sur le sens du monde, de l’existence de l’homme et du bien fondé de l’intelligence. Car si l’on possède la faculté de penser, elle n’est pas nécessairement utilisée à bon escient. Le roman de Kundera s’emploie à atteindre le noyau (ou l’essence comme il le dit lui-même) des choses pour les saisir dans leur nature profonde. Se situant au-delà du roman psychologique du XIXe siècle, il se penche tout de même sur le problème de l’identité du moi :

« Qu’est-ce qui se trouve au-delà du roman dit psychologique? Autrement dit : quelle est la façon non psychologique de saisir le moi ? Saisir un moi, cela veut dire, dans mes romans, saisir l’essence de sa problématique existentielle. Saisir son code existentiel »[15].

Kundera explique ainsi l’absence dans ses romans, de descriptions précises des personnages, aussi bien sur le plan psychologique que physique. Chaque personnage est presque surpris dans sa préoccupation majeure qui donne lieu à une interrogation. L’Insoutenable légèreté de l’être pose entre autres les questions suivantes : le choix entre la pesanteur et la légèreté pour Tomas, la justification de la dualité de l’être (corps et âme) pour Tereza, la nécessité de la trahison (rupture) pour Sabina, le besoin d’harmonie (continuité) pour Franz. La Valse aux adieux se tourne à titre d’exemple vers le problème de l’emprisonnement de la femme dans son désir de liberté et son besoin de sécurité comme le soutient le personnage de Ruzena, celui de la pérennité de l’amour mis en rapport avec ses doubles destructeurs (la jalousie pour Kamila et le libertinage pour Klima), celui de la relativité de la culpabilité et de l’innocence pour Jakub (de victime, il se transforme, par un acte dénué de toute motivation, en bourreau sans scrupules, causant la mort de Ruzena, une femme qu’il voit pour la première fois). Les personnages ainsi présentés semblent jouer le rôle de passeurs entre le narrateur et le lecteur. Ils transmettent des idées nouvelles, mettent en doute des valeurs constantes, engagent des polémiques. L’auteur n’est pas toujours absent de ce processus et sa voix se confond souvent avec celle du narrateur. Ceci expliquerait en partie l’impossibilité de dissocier aussi bien Kundera que Boudjedra de leurs textes. Paul Valéry soutenait le fait que l’œuvre n’appartient plus à son auteur à partir du moment où elle se trouve entre les mains du lecteur. Toutefois, il serait difficile d’admettre dans le cas qui nous concerne que les auteurs disparaissent devant les textes. Par leur présence sous-jacente mais presque palpable, ils légitiment leurs propres commentaires dans de nombreux entretiens.

       Il serait aisé de ne voir dans les deux premiers romans de Boudjedra que l’aspect subversif. Révolte et dénonciation sont effectivement les termes utilisés le plus souvent pour désigner son écriture. Celle-ci apparaît alors comme un accès de colère, un cri lancé au milieu de la nuit. Et en tant que tels, elle a toutes les caractéristiques de la réaction passionnelle : alternance de phrases courtes et de phrases longues, accumulation des adjectifs et des adverbes, répétitions, scatologie, etc. Le texte suggère en fait une énonciation où tous les sens sont mis à l’épreuve, comme si le corps, « à bout de souffle » et en état d’alerte maximale, livrerait une lutte acharnée dans sa recherche du sens. Nous pouvons, comme Giuliana Toso Rodinis, voir dans « cette écriture stratifiée, en cascade, nouée d’interpolations démesurées »[16], le reflet de la personnalité de l’auteur :

« On remarque dans ses textes, ces coupures, ces syncopes qui arrêtent, à bout de souffle, la narration et qui représentent même visuellement, ses hantises, ses traumatismes »[17].

Cette écriture à fleur de peau fait sans doute dire à Habib Salha que « Boudjedra combat la mort par les mots »[18]. L’explosion de colère désignerait alors une plénitude atteinte à un niveau autre que celui qui a provoqué la sensation de vide. Boudjedra reconnaît d’ailleurs lui-même ses rapports difficiles avec la vacuité :

« Je n’aime pas le vide dans une page, et cela donne chez moi des pages qui sont des blocs de mots. Cela est une réalité physique que le lecteur aperçoit immédiatement »[19].

Le roman étant avant tout un objet réel, soumis à la vue et au toucher du lecteur, les mots qu’il renferme sont d’abord perçus dans leur aspect matériel et non à travers l’abstraction qui en fait un code. L’apparence compacte du texte favorise la fuite en avant du sens dans la mesure où mis côte à côte, les mots glisseraient sans jamais se fixer sur la page. L’explication psychanalytique donnée à l’émergence d’un récit fondé sur la peur du vide nous est révélée par Jany Fonte Le Baccon dans ce qui suit :

« Liaison, accumulation apparaissent comme des moyens formels de combattre la disjonction et le sentiment de vide, comme des défenses mobilisées par les narrateurs pour réparer les dégâts intérieurs, remédier aux blessures narcissiques. Cependant la béance est telle que l’entassement des mots ne suffit pas toujours à la combler »[20].

Il est certes vrai que ces textes présentent des terrains extrêmement favorables aux lectures psychanalytiques. Mais nous sommes plus à la recherche de questions que de réponses. Dans ce cas, l’interrogation proposée dans le roman s’appuierait plus sur la manière dont la narration est présentée que sur le sens à lui donner. De ce fait, il serait possible d’ajouter une autre interprétation aux procédés de l’accumulation et de liaison :

« Savoir et écriture concourent, en donnant lieu à la création artistique, à maîtriser ou à transcender les blessures narcissiques, à réparer, du moins fantasmatiquement, l’unité moïque.

On comprend mieux désormais, l’importance du verbe, la prééminence du signifiant sur le signifié; c’est l’écriture, la forme plus que le fond, qui permet la constitution de ce phallus magique, signe de l’accession à une identité sexuelle »[21].

La tentative de reconstruction d’une identité par l’écriture ne peut être mise en cause. Elle peut cependant servir de tremplin à une autre vision de l’univers romanesque de Boudjedra. L’auteur évoque certains points problématiques et ce à partir de situations bien précises. Si nous essayons de lire chaque événement comme une tentative de saisir le code existentiel d’un personnage, nous nous rendons compte que le procédé scriptural de Kundera s’applique parfaitement à La Répudiation et à L’Insolation. Boudjedra n’affirme pas, il interroge. Mis bouts à bouts, les récits disséminés dans ces deux romans forment une longue chaîne de points restés obscurs pour les narrateurs. Ils sont donc susceptibles de créer chez le lecteur la même sensation d’inachèvement du sens. Cela nous renvoie à Shéhérazade qui, menacée de mort par son époux, a recours à un habile stratagème pour reculer l’échéance : faire durer le plaisir de son interlocuteur, car chaque récit correspond à une journée de plus à vivre. A ce sujet, Edgard Weber affirme :

« Il faut reconnaître que les enchâssements présentent un aspect artificiel évident; confirmé d’ailleurs par les nombreuses citations de vers qui ponctuent un récit sans rien ajouter au sens. Mais ce qui retient davantage l’attention est que la structure de l’enchâssement brise la linéarité du récit et permet à Shéhérazade de lutter contre le cours du temps de façon plus aiguë que tout autre être humain. Elle est, certes, condamnée à gagner du temps. Mais n’est-ce pas là le sens de toute écriture : refuser la mort en réalisant un désir? »[22].

Boudjedra et Kundera ayant eux aussi recours au procédé de l’enchâssement, « bris(ent) la linéarité du récit » afin de retarder le moment de l’exécution. En définitive, nous avons peut-être là la réponse à la question que nous avons posée : comment nos deux auteurs parviennent-ils à « réaliser »leur « désir » de tout dire ? En reculant un peu plus l’échéance, en échappant à chaque page à la mort (la mort du récit en l’occurrence). Et toute page, tout paragraphe, toute ligne, tout mot, en engendre un autre. Il y a dans leurs romans comme une autosuffisance de l’écriture qui, par moments, semble fuser de nulle part ou, au contraire, sortir des entrailles de ce qui la précède. La question que l’on peut se poser maintenant est : n’est-il pas curieux de se voir envahir par des mots venus du néant ?

                        2/ La génération spontanée de l’écriture :

       La Répudiation, L’Insolation, La Valse aux adieux, L’Insoutenable légèreté de l’être : ces quatre titres ont un point commun et pas des moindres, à savoir l’article défini (« la » , « l’ », « la », « l’ »). Ils ont en commun également le genre féminin des substantifs précédés de ces articles : répudiation, insolation, valse , légèreté. La fonction du titre et du paratexte en général est d’attirer l’attention du lecteur en le renseignant sur le contenu du roman. Il s’agit du premier contact que l’on a avec l’œuvre, l’élément majeur contribuant à la naissance du désir. Le roman étant un objet fini et non en devenir, le titre collabore donc à faire exister les lectures. Ces considérations sur le rôle du titre au sein de l’œuvre romanesque, quoique simplement ébauchées, nous permettent d’avancer la notion d’illusion. En effet, les titres nous donnent l’illusion de voir se dérouler sous nos yeux ce à quoi ils réfèrent. Ce ne sont pas de simples signifiants puisqu’ils nous renvoient à des signifiés précis. Nous nous attendons donc à ce que le texte satisfasse notre désir. La question que nous nous posons en l’occurrence est : le roman répond-il à cette attente ? Nous nous rendons compte bien vite que les auteurs instaurent un jeu sur l’illusion romanesque tendant peut-être à dérouter le lecteur. Soit le texte est intimement lié au titre, soit l’écriture semble foisonner de nulle part. Peut-on réellement trancher ?

       Il est aisé de confirmer la première hypothèse. Les référants des titres existent dans les romans. Boudjedra raconte (à sa manière) l’histoire de la répudiation de la mère du narrateur. Nous pouvons croire également que le deuxième roman existe grâce à (ou à cause de, selon le point de vue) l’insolation dont souffre Mehdi. Les titres des romans de Kundera demandent par contre une capacité d’abstraction. Ce à quoi ils réfèrent reste toutefois concevable. Nous ne voulons pas être réducteurs dans nos propos, mais si nous nous demandons ce qu’est l’insoutenable légèreté de l’être, nous pensons au malaise ressenti par les personnages face à la liberté absolue. La Valse aux adieux n’est-il pas techniquement conçu comme une valse où plusieurs couples finissent par se séparer ? Et la séparation suprême n’est-elle pas celle de Jakub avec le pays tout entier ? L’objet de notre étude semble donc plutôt se trouver dans la deuxième hypothèse. Nous nous proposons en effet de démontrer, malgré la réalité physique presque palpable des liens entre les titres et les romans, que l’écriture, par moments, se détache de tout, comme pour nous rappeler son « insoutenable légèreté ». Ainsi, nous nous attacherons à l’étude de certains chapitres de L’Insoutenable légèreté de l’être dont la présence nous semble au premier abord incongrue. Ensuite, nous découvrirons des pages de digressions dans La Valse aux adieux. Puis, nous nous questionnerons sur les longues parenthèses dans les romans de Boudjedra, ainsi que sur le foisonnement des adjectifs et des adverbes.

       Nous avons comparé, quelques pages plus haut, la structure de L’Insoutenable légèreté de l’être à une comète. La troisième partie intitulée « Les mots incompris », que l’on peut désigner comme le noyau de cette comète, nous interpelle en particulier. Signalons d’abord qu’elle est consacrée au couple Sabina//Franz. Leur histoire évolue parallèlement à celle de Tomas et Tereza. Elle semble même entée à celle-ci. La production du récit dans cette partie révèle un procédé cher à Kundera : le développement de l’écriture à partir d’un mot, d’une idée. Le premier chapitre (pp. 123-128) pose l’action à Genève et présente Sabina et Franz dans une situation de malentendu qui va définir leurs rapports et en même temps justifier l’intérêt de l’auteur pour « les mots incompris ». Franz invite Sabina à Palerme car il ne veut pas avoir de relations sexuelles avec sa maîtresse dans la ville où réside sa femme. Sabina lui répond qu’elle préfère Genève :

« Pour lui, la réponse : « Je préfère Genève ! » ne pouvait donc signifier qu’une chose : son amie n’avait plus envie de lui » (pp. 124-125).

Cette interprétation erronée d’une phrase aussi courte, aussi simple, est paradoxalement le point de départ des réflexions du narrateur sur la signification à lui donner[23]. En fait, chaque terme prononcé par un des personnages est un prétexte pour que le narrateur établisse des ponts entre les mots, entre leurs différentes significations. Il en va de même pour la suite de la scène qui regroupe nos deux protagonistes. Avant que le malentendu ne soit levé, Sabina se retire et revient dans la pièce avec une bouteille de vin. Le narrateur révèle alors le soulagement de Franz :

« Il sentit un grand poids lui tomber de la poitrine. Les mots: « Je préfère Genève » ne signifiaient pas qu’elle ne voulait pas faire l’amour avec lui, mais tout le contraire, qu’elle en avait assez de restreindre leurs moments d’intimité à de brefs séjours dans des villes étrangères (...) Il était très satisfait de constater que le refus d’aller à Palerme n’était en réalité qu’une invitation à l’amour, mais il en éprouva bientôt un certain regret : son amie avait décidé d’enfreindre la règle de pureté qu’il avait introduite dans leur liaison; elle ne comprenait pas les efforts angoissés qu’il déployait pour protéger l’amour de la banalité et l’isoler radicalement du foyer conjugal » (pp. 125-126).

Le soulagement de Franz est de courte durée. Sabina le déroute de plus belle lorsqu’elle commence à se déshabiller devant un miroir et termine sa gestuelle empreinte d’érotisme en mettant un chapeau melon sur sa tête. Il commence par croire à une farce que lui fait son amie puis, très vite, la situation le dérange jusqu’au malaise. Là aussi il s’agit d’un malentendu. Cette fois, le discours n’est plus à l’origine du trouble, mais le geste, le symbole, le motif. Le sens échappe à Franz pour se livrer au narrateur. Ce dernier n’attend que l’occasion d’expliquer l’inattendu. C’est ce qu’il fait d’ailleurs dans le chapitre suivant (pp. 129-132) en décrivant la même situation vécue cette fois par Sabina et Tomas à Prague, bien avant son départ pour Genève. Le chapeau melon n’est alors pas un affublement ridicule à l’origine d’un malaise vu que la situation grotesque se prolonge, mais un motif érotique à cause de l’humiliation volontaire de celle qui le porte :

            « Quand Tomas, voici des années, était venu chez elle, le chapeau melon l’avait captivé. Il l’avait mis et s’était contemplé dans un grand miroir qui était alors appuyé comme ici contre un mur du studio pragois de Sabina. Il voulait voir quelle figure il aurait eue en maire d’une petite ville du siècle dernier. Puis, quand Sabina commença à se déshabiller lentement, il lui posa le chapeau melon sur la tête. Ils étaient debout devant le miroir (ils étaient toujours ainsi quand elle se déshabillait) et épiaient leur image. Elle était en sous-vêtements et coiffée du chapeau melon. Puis elle comprit soudain que ce tableau les excitait tous les deux.

            Comment était-ce possible ? Un instant auparavant, le chapeau melon qu’elle avait sur la tête lui faisait l’effet d’une blague. Du comique à l’excitant, n’y aurait-il qu’un pas ?

            Oui. En se regardant dans le miroir, elle ne vit d’abord qu’une situation drôle. Mais ensuite, le comique fut noyé sous l’excitation : le chapeau melon n’était plus un gag, il signifiait la violence; la violence faite à Sabina, à sa dignité de femme. Elle se voyait, les jambes dénudées, avec un slip mince à travers lequel apparaissait le pubis. Les sous-vêtements soulignaient le charme de sa féminité, et le chapeau d’homme en feutre rigide la niait, la violait, la ridiculisait. Tomas était à côté d’elle, tout habillé, d’où il ressortait que l’essence de ce qu’ils voyaient n’était pas la blague (il aurait été lui aussi en sous-vêtements et coiffé d’un chapeau melon), mais l’humiliation. Au lieu de refuser cette humiliation, elle l’exhibait, provocante et fière, comme si elle s’était laissée violer de bon gré et publiquement, et finalement, n’en pouvant plus, elle renversa Tomas » (pp. 129-130).

Dans ce chapitre, le malentendu autour du motif du chapeau melon est à l’origine de l’écriture. Le narrateur va plus loin, il nous donne toutes les significations[24] que peut avoir ce chapeau melon pour Sabina et dont Franz n’en a perçu aucune. Ce qui est intelligible avec Tomas, ne l’est donc plus avec Franz. La même expérience répétée ne donne pas le même effet. D’une part le mythe de l’éternel retour est malmené puisque l’ennui ne vient pas de la répétition mais bien au contraire de l’absence de répétition, et d’autre part, la complicité absolue entre Tomas et Tereza montre toute la fadeur de la relation entre Sabina et Franz. Ce qui, aux yeux du narrateur, justifie l’imbrication dans le récit de trois parenthèses explicatives et ce sous forme de chapitres : le troisième, le cinquième et le septième. Contrairement aux autres, ces chapitres portent des titres :

« Petit lexique de mots incompris (première partie) », pp. 133-140.

« Petit lexique de mots incompris (suite) », pp. 146-153.

« Petit lexique de mots incompris (fin) », pp. 159-167.

Ce petit lexique de mots incompris, divisé comme nous le constatons en trois, donne son nom à la troisième partie. Le chiffre trois semble dans ce cas significatif, d’autant plus qu’il succède au deux.  En effet, le petit lexique doit son existence au malentendu, au décalage qu’il y a entre les pensées de Sabina et celles de Franz. Le narrateur n’avoue-t-il pas :

« Si je reprenais tous les sentiers entre Sabina et Franz, la liste de leurs incompréhensions ferait un gros dictionnaire. Contentons-nous d’un petit lexique » (p. 132).

D’ailleurs, toutes les définitions sont présentées selon les points de vue respectifs des deux personnages. Bien entendu, leurs visions diffèrent, ce qui engendre pour chaque mot ou chaque idée expliquée, des propos contradictoires. Après le deux et le trois, vient le quatre. Les mots incompris apparaissent par groupes de quatre pour les chapitres trois et cinq, et trois dans le septième chapitre : « la femme », « la fidélité et la trahison », « la musique », « la lumière et l’obscurité » (pour le troisième chapitre); « les cortèges », « la beauté de New York », « la patrie de Sabina », « le cimetière » (pour le cinquième chapitre); « la vieille église d’Amsterdam », « la force », « vivre dans la vérité » (pour le septième chapitre). Le recours aux chiffres deux, trois et quatre d’une manière si élaborée nous amène à en chercher la signification et ce dans la symbolique même des nombres. Depuis l’antiquité grecque et plus tard la civilisation arabo-musulmane, l’étude des nombres a dépassé le cadre proprement mathématique pour s’atteler à l’interprétation de l’univers. Ils apparaissent ainsi comme le gage d’une harmonie cosmique et non le fruit d’une création aléatoire. L’écriture de Kundera serait-elle l’expression d’un besoin d’harmonie ? Nous sentons le piège se refermer sur en nous engageant dans cette voie. En réalité, l’auteur cherche à montrer les failles de la pensée conventionnelle. C’est sans doute pour cela qu’il nous oriente vers une fausse piste. Alors que nous partons dans une quête stérile du sens à donner aux nombres, nous risquons de passer sous silence l’essentiel de la démarche de l’écrivain. Eva Le Grand voit dans le « lexique de mots incompris » un condensé de cette démarche. Elle attire notre attention sur l’objectif réel de l’auteur :

« Ce “lexique de mots incompris” (fidélité, amour, trahison, beauté, faiblesse, musique, etc.) restitue déjà en lui-même au langage son ambiguïté perdue. Que signifient ces mots ? Chacun pense le savoir, avoir sa vérité là-dessus et pourtant, en lisant Kundera, cette vérité se diffracte et se décompose en plusieurs vérités relatives pour redonner à chacun de ces mots son relief de possibilités polysémiques. Pour Franz et Sabina, les mêmes mots signifient des choses diamétralement opposées, les deux sens contraires étant aussi vrais, aussi faux, l’un que l’autre »[25].

La remise en question de la parole unique et de la puissance du verbe qui ont longtemps dominé la pensée occidentale (qui domine encore la pensée arabo-musulmane) explique la réécriture de ces mots. La forme conventionnelle empruntée à l’outil pédagogique par excellence, à savoir le dictionnaire, suggère l’attachement de l’auteur à créer le doute chez le lecteur. Les mots qu’il interroge ne sont pas choisis pour la beauté ou la singularité de leur signifiant. Nous ne pouvons y voir des exemples illustrant une conception artistique de la littérature. Ces mots qui semblent jaillir du hasard, du néant qui précède tout acte scriptural, sont en fait d’après les dires mêmes de l’auteur cités pour ce qu’ils représentent :

« Un thème, c’est une interrogation existentielle. Et de plus en plus, je me rends compte qu’une telle interrogation est, finalement, l’examen de mots particuliers, de mots-thèmes. Ce qui me conduis à insister : le roman est fondé tout d’abord sur quelques mots fondamentaux. (...) Ces (...) mots principaux sont, dans le cours du roman, analysés, étudiés, définis, redéfinis, et ainsi transformés en catégories de l’existence. Le roman est bâti sur ces quelques catégories comme une maison sur des piliers. Les piliers de L’Insoutenable légèreté de l’être : la pesanteur, la légèreté, l’âme, le corps, la Grande Marche, la merde, le kitsch, la compassion, le vertige, la force, la faiblesse »[26].

Que peut-on ajouter après cela ? Sinon que nous trouvons dans ces quelques lignes l’explication des séquences qui semblent greffées à la narration. Nous remarquons ainsi en-dehors des chapitres consacrés aux mots incompris, la présence de textes-champignons. Ils poussent de manière spontanée et sauvage mais ne sont pas de simples parasites. Il en est ainsi de la longue définition étymologique et polyglotte du mot « compassion » dans les pages 36 et 37. Cette définition n’a aucune liaison avec les pages précédentes. Toutefois, si l’on excepte l’entorse faite à la linéarité du récit, nous remarquons qu’elle sert essentiellement à éclairer la nature des sentiments de Tomas pour Tereza. Un autre exemple significatif du procédé de liaison entre thème et histoire se trouve dans les pages 52 à 56. Au moment de quitter la Suisse pour rejoindre Tereza, Tomas fait allusion au « dernier mouvement du dernier quatuor de Beethoven » (p. 53). S’ensuit une séquence où le narrateur nous explique l’histoire de « l’es muss sein » (il le faut) à l’origine de la composition musicale. Ce texte qui peut nous sembler également enté, regroupe en fait plusieurs thèmes du roman : la légèreté et la pesanteur, l’éternel retour, la compassion et l’amour. Dans un autre passage (pp. 196-197), le thème du corps est évoqué lorsque nous nous y attendons le moins. L’évocation peut paraître insolite car elle survient à la suite d’une description spatiale tout à fait traditionnelle. Le lieu décrit, par un déplacement analogique fondé sur le motif des ruines, rappelle à Tereza son aversion pour la nudité. S’en suit alors une digression sur les rapports de la protagoniste avec son propre corps et celui de sa mère. L’auteur met l’accent sur le fonctionnement analogique de la pensée tout en continuant à développer un des thèmes du roman.

       Le recours à la digression comme principe moteur du récit apparaît déjà avec La Valse aux adieux. Il ne s’agit certes pas d’un roman de jeunesse, mais il est bien antérieur à L’Insoutenable légèreté de l’être. La forme volontairement affichée comme ludique et frivole du roman n’empêche pas l’auteur d’aborder les sujets les plus graves. Là aussi le thème de la légèreté et de la pesanteur sous-tend la trame. Là également, le passage du particulier au général et inversement se déroule dans des extrait qui relèvent parfois de la dissertation philosophique. Mais encore une fois, point de vérités formulées ni de leçons à tirer. Kundera reconnaît la possibilité d’intégrer d’autres genres dans le roman sans le dénaturaliser ou l’aliéner :

« (...) Alors que la poésie ou la philosophie ne sont pas en mesure d’intégrer le roman, le roman est capable d’intégrer et la poésie et la philosophie sans perdre pour autant rien de son identité caractérisée précisément (...) par la tendance à embrasser d’autres genres, à absorber les savoirs philosophiques et scientifique »[27].

Cette affirmation acquiert sa dimension universelle à la lumière des œuvres aussi bien de Kundera que de Boudjedra. Des réflexions philosophiques ou politiques sont ainsi insérées dans le cadre romanesque sans aucune justification.

       Dans le quatrième chapitre de la troisième journée de La Valse aux adieux, un dialogue entre Jakub et Olga sur la quête du père (thème somme toute romanesque) se transforme subitement en dissertation sur la nature de l’homme (p. 103). Le politique et le philosophique se mêlent ensuite dans une polémique sur la nécessité ou non de la vengeance contre le régime communiste (pp. 104-105). Le discours donne au texte la spontanéité de l’oral, alors qu’en fait le contenu même révèle l’aspect mûrement réfléchi de l’écrit. Le chapitre 9 de cette même journée développe, sur le même modèle du dialogue, une série de thèses opposées ou qui se complètent fondées sur des grilles de lecture différentes : religion, politique, psychanalyse. Le centre d’intérêt de cette discussion, à savoir la nécessité ou l’inutilité de la paternité, est beaucoup moins important que la pluralité des avis. Cette pensée plurielle justifie en même temps qu’elle illustre la liberté de l’écriture romanesque.

       Les incursions de l’altérité générique dans le récit se déroule parfois sur le mode « variationnel ». Ce mode favorise le jeu intertextuel à l’intérieur et hors des frontières d’un même roman. Pour La Valse aux adieux, nous avons deux types de variations. Le premier concerne le contenu même du récit, l’autre, sa forme. Au chapitre 7 de la troisième journée (pp. 118 à 125), un épisode racontant comment des vieillards hargneux poursuivent des chiens errants dans le jardin public est repris dans L’Insoutenable légèreté de l’être (pp. 418 à 420). Dans le chapitre suivant de La Valse aux adieux (pp. 125 à 129), l’épisode dont Jakub est témoin ouvre les questionnements du personnage sur les raisons profondes de ce violent déchaînement sur les chiens :

« Qu’est-ce qui poussait ces gens-là à leur sinistre activité ? La méchanceté ? Certes, mais aussi le désir d’ordre. Parce que le désir d’ordre veut transformer le monde humain en un règne inorganique où tout marche, tout fonctionne, tout est assujetti à une impersonnelle volonté. Le désir d’ordre est en même temps désir de mort, parce que la vie est perpétuelle violation de l’ordre. Ou, inversement, le désir d’ordre est le prétexte vertueux par lequel la haine de l’homme pour l’homme justifie ses forfaits » (pp. 125-126).

Nous remarquons dans cet extrait la tournure politique du discours. Plusieurs couches divisent le sens des mots suscités à l’origine par l’image toute simple d’« un chien bâtard trottin(ant) sur une pelouse au pied d’un bouleau » (p. 120). Le récit aurait pu garder sa naïveté pastorale sans l’apparition soudaine de la brigade municipale loufoque. Le chien, de par le récit qu’il génère, devient un véritable protagoniste du roman. Il concourt également à dénoncer en le ridiculisant le totalitarisme russe. Cette dénonciation ébauchée dans La Valse aux adieux continue dans L’Insoutenable légèreté de l’être [28]. Dans ce roman, les persécutions politiques programmées par un Etat policier sont introduites par celles dont souffrent les animaux :

« Les journaux commencèrent alors à publier des séries d’articles et à organiser des campagnes sous forme de lettres de lecteurs. Par exemple, on exigeait l’extermination des pigeons dans les villes. Exterminés, ils le furent bel et bien. Mais la campagne visait surtout les chiens. Les gens étaient encore traumatisés par la catastrophe de l’occupation, mais dans les journaux, à la radio, à la télé, il n’était question que des chiens qui souillaient les trottoirs et les jardins publics, qui menaçaient ainsi la santé des enfants et qui ne servaient à rien mais qu’il fallait pourtant nourrir. On créa une véritable psychose, et Tereza redoutait que la populace excitée ne s’en prît à Karénine. Un an plus tard, la rancœur accumulée (d’abord essayée sur les animaux) fut pointée sur sa véritable cible : l’homme. Les licenciements, les arrestations, les procès commencèrent. Les bêtes pouvaient enfin souffler » (p. 420).

Nous pouvons, à partir de cet extrait, comparer la démarche du narrateur à celle des Russes. Il commence par évoquer les souvenirs de Tereza pour s’étendre sur les atrocités commises par le totalitarisme. L’extermination des chiens n’est donc dans les deux romans qu’un prétexte à l’écriture de l’interdit, de ce qui est susceptible de tomber sous la censure. Le récit réussit-il à remettre en question des machines aussi lourdes que la propagande politique et religieuse ? N’est-ce pas là aussi le but de Boudjedra lorsqu’il insère dans L’Insolation des extraits de mémoires de guerre (pp. 154-155) ?

       Nous avons vu jusque là la répétition d’un même motif dans les deux romans de Kundera. Cette étude nous amène à constater le fonctionnement de ce motif en tant que catalyseur du récit. Dans d’autres passages de La Valse aux adieux, un événement, un objet ou un souvenir peuvent remplacer les animaux. Ainsi, le troisième chapitre de la quatrième journée (pp. 165 à 167) permet au narrateur, à partir du refus d’Olga de se laisser filmer dans la piscine, de faire une digression fondée sur l’incompréhension de cet acte par Ruzena. Le plan narratif s’éclipse face au développement d’éléments constituant l’essence de chacune des deux protagonistes. Le cadre événementiel disparaît derrière les raisons qui le créent et qui sont décrites par le biais de pôlarités antithétiques : la « singularité » et le « troupeaux », l’« unique » et l’« universel ». Le gouffre sémantique qui sépare les deux femmes explique l’inimitié réciproque qui caractérise leur rapports. Par ailleurs, l’exemple extrême illustrant le procédé la génération spontanée de l’écriture est celui du démarrage du récit sur l’image d’un objet. Cet objet est, à la page 292 du roman, une paire de lunettes. Nous sommes à la fin du roman, Jakub est sur le chemin de l’exil. Les adieux du personnage auraient pu se terminer là, mais la vue d’un enfant portant des lunettes provoque en lui une irrépressible tristesse. Jakub fait le bilan de sa vie et aboutit à un constat d’échec. Les lunettes « grillage » qui empêchent l’enfant de bien voir permettent paradoxalement à Jakub de voir plus clair dans ses pensées et au narrateur de cerner le sens de la nostalgie, du regret et du départ.

       Les textes de Boudjedra comportent d’une part le même procédé narratif qui consiste à s’appuyer sur un détail pour s’aventurer dans le global ou pour démarrer un récit sans liens apparents avec ce qui précède, et d’autre part, celui de l’accumulation, la succession et l’énumération qui donne au texte tout le piquant du bouillonnement de la vie. La Répudiation, dont les piliers (pour reprendre le terme utilisé par Kundera afin de définir les thèmes sur lesquels repose un roman) sont la solitude, l’absurde, la souffrance, l’incompréhension, le corps, l’amour, la mort, l’identité et l’altérité, organise le récit autour de ces mots. L’exemple que nous allons citer concerne un de ces mots-clés, l’incompréhension. Il ne s’agit pas de la part du narrateur d’un refus de comprendre, mais d’une insoutenable difficulté à saisir le sens des mots ou à leur donner un sens. Tout le roman s’attelle en effet à définir son titre qui, pourtant, paraît si simple. Au troisième chapitre, Rachid (le choix même de ce prénom pour le narrateur est problématique car il se confond avec celui de l’auteur) énonce une phrase énigmatique et par là révélatrice de son questionnement : « complexité des choses » (p. 45). S’agit-il d’un constat ? Non puisque ce segment nominal génère la suite du texte. L’interrogation du narrateur sur sa capacité d’entendement dévie vers l’impuissance des mots à traduire une réalité complexe et sans cesse fuyante.

       Au chapitre 10 (pp. 129 à 139), le retour au récit cadre (avec Céline, autre prénom problématique qui se confond avec le nom du célèbre auteur) et l’évocation de la prison ou du camp dans lesquels le narrateur est censé avoir été enfermé, justifient le mélange de parenthèses poétiques et de récits éclatés qui composent ce chapitre. La superposition des enfermements (celui du dialogue avec Céline dans le récit cadre, celui de Céline avec Rachid, celui du narrateur dans la prison, dans la chambre et éventuellement à l’hôpital) fait remonter pèle mêle les souvenirs à la surface de la mémoire de Rachid. Nous apprenons ainsi l’emprisonnement de la sœur Yasmina dans la cellule familiale puis conjugale jusqu’à ce que la mort vienne la libérer à l’âge de vingt et un ans. La séquence narrative relative Yasmina est apposée à une série d’événements déjà connus. La singularité de l’épisode apparaît ainsi grâce à l’aspect répétitif de ceux qui le divisent. Le cloisonnement donne le vertige au narrateur et cela engendre une écriture en tourbillon, une écriture qui frôle les limites du soutenable.

       Dans L’Insolation, l’exemple type du procédé de la génération spontanée de l’écriture serait le huitième chapitre (pp. 160 à 181) où la narrateur « arpent(e) la ville » « à la recherche de l’amante » perdue. C’est en effet l’objectif avoué dans l’incipit du chapitre :

« Fourbu, fiévreux, rongé par le désespoir et la hargne, j’arpentais la ville, mal rasé, mal habillé, mal réveillé, à la recherche de l’amante... » (p. 160).

Nous apprenons de cette manière abrupte que Mehdi suit Sémia à Constantine. Les déambulations du narrateur nous font découvrir en surface la ville. Dans le chapitre suivant, il s’enfonce dans les enfers de la cité en se réfugiant dans un bordel. Les deux strates du récit suggèrent la pluralité du sens. Le huitième chapitre, amorcé sur l’idée de la quête de l’amante, se révèle quête de la mémoire et de l’identité. La réécriture de la mémoire s’effectue paradoxalement à partir du vide :

« A défaut de voir Sémia ou de retrouver de vieilles impressions que j’avais laissées dans la ville, je m’étais mis à suivre mon ami qui, faute d’aller se soûler, arpentait de nouveau les artères et les ruelles. Il s’était mis dans la tête que les souvenirs allaient me revenir graduellement; qu’il fallait simplement patienter et laisser le temps à la ville de m’imprégner, à nouveau, de son odeur et de son atmosphère particulière » (p. 173).

Cet extrait met l’accent sur l’impuissance de la mémoire et, par conséquent, la force de l’oubli. Les maîtres mots de ce chapitres seraient donc non pas l’amour ou la femme idéalisée et inaccessible, mais la mémoire et l’oubli. Mehdi, accompagné de son ancien camarade de classe, part à la recherche de la « madeleine de Proust ». Même en-dehors de la solitude de l’hôpital ou de la maison familiale, il reste enfermé dans la prison vide de sa mémoire. Cela nous amène à évoquer un autre intrus dans le roman : la langue arabe. Utilisée en caractères latins ou originaux et manuscrits (pp. 22, 36, 60, 98, 105, 133, 162, 168, 174), elle concerne trois registres : injurieux, didactique et poétique. L’injure prononcée en arabe déclenche chez le narrateur le processus de remémoration. Ce n’est donc pas la nostalgie, la douceur des vers chantés par Om Kalthoum qui remplissent les fissures de sa mémoire endolorie, mais la violence et la sécheresse de l’injure.

       Le deuxième procédé auquel Boudjedra a recours, en l’occurrence la succession et l’énumération, concerne toujours les deux romans. Les exemples se multiplient à l’infini. Il suffit presque d’ouvrir le roman au hasard pour relever des séquences de mots qui se suivent formant une unité sémantique et syntaxique indépendante. Boudjedra n’affirme-t-il pas à propos des mots :

« Ecrire, c’est (...) se battre avec les mots si nombreux, si glissants et si fuyants qu’il est très difficile de les maîtriser. Et surtout, (...) écrire c’est s’acharner à trouver à chaque fois le mot adéquat, susceptible d’exprimer exactement l’image mentale qui obsède celui qui écrit. En réalité je pense qu’il y a là une Tache impossible parce que, justement, les mots ne se laissent pas faire. Parce que, aussi, entre le concept et l’objet se trouve le mot. Et de par cette situation le mot est quelque chose d’insaisissable. Mais à force de les accumuler, à force de les triturer, de les organiser, de les opposer les uns aux autres; à force de déplacer le sens propre, étymologique parfois d’un terme, d’un mot, cela donne de la littérature et cela crée effectivement une réalité physique des mots qui s’articulent aussi par l’intermédiaire de page écrite, remplie. (...) Je n’aime pas le vide dans une page, et cela donne chez moi des pages qui sont des blocs de mots »[29].

Les terme d’accumulation et d’énumération ont déjà été employés pour désigner le foisonnement verbal de l’auteur. Il sous-entendent l’idée d’addition inutile et stérile. Nous ajoutons donc la succession pour montrer que l’acte scriptural échappe à l’aléatoire. La succession se distingue de l’énumération et de l’accumulation par la logique qui la sous-tend. Elle présuppose un ordre quelconque alors que les deux autres peuvent être des listes hétérogènes ou isotopiques. Ces suites de mots de nature substantive ou verbale, fonctionnant comme des phrases, dépassent le modèle elliptique dont elles semblent s’inspirer. La succession concerne essentiellement les descriptions comme dans la page 20 de La Répudiation : « Foules, Huées, Cohues. Cafés Chantants. (...) Lumière. Guirlandes. Camelots Tonitruants. Nabots Clowns. Prestidigitateurs. Ombres chinoises. Garagouz turc. Cinémas en plein air ». L’ordre présupposé ici est celui de l’apparition de chaque image vue par le narrateur. Cette écriture hachée, au rythme saccadé, fait intrusion dans le récit avec éclat. A la manière des digressions de Kundera, elle brise la lenteur du textes narratifs et descriptifs traditionnels. Les mots fusent, volent, s’amassent autour d’une idée, d’une pensée, d’un simple substantif parfois. Des mouches attirées par un savoureux gâteau ou un amas d’ordures, des abeilles grouillant autour d’une ruche et s’affairant à transformer le pollen en miel. Se complaisent-ils dans le chaos et les immondices ou donnent-ils une impression de désordre alors que l’acte d’écrire leur octroie des aptitudes d’organisation exceptionnelles ? Le questionnement du lecteur tente de résoudre l’énigme en se joignant à l’écriture et au texte dans leur jeu avec le langage.



[1] - CHVATIK, Kvetoslav. Le monde romanesque de Milan Kundera, op. cit., p. 159.

[2] - GAFAÏTI, Hafid. Boudjedra ou la passion de la modernité, op. cit., p. 66.

[3] - SALHA, Habib. Cohésion et éclatement de la personnalité maghrébine, thèse de 3e cycle dirigée par ARNAUD. Jacqueline, Paris XIII, 1981; publication de la Faculté des Lettres de Manouba, 1990, 313 pages, p. 116.

[4] - TOSO RODINIS, Giuliana. Fêtes et défaites d’Eros dans l’œuvre de Rachid Boudjedra, op. cit., p. 229.

[5] - ANZIEU, Didier. Créer détruire, Paris, Dunod, 1996, 280 pages, p. 44.

[6] - Ibid., p. 51. Didier Anzieu précise à propos de « l’ambivalence » : « sans l’entrée dans l’ambivalence, l’être humain ne peut se constituer en sujet ni accéder à la symbolisation ».

[7] - L’Apport freudien – Eléments pour une encyclopédie de la psychanalyse, sous la dir. de KAUFMANN, Pierre; Paris, Bordas, 1993; 635 pages; p. 584.

[8] - GAFAÏTI, Hafid. Boudjedra ou la passion de la modernité, op. cit., p. 105.

[9] - KUNDERA, Milan. L’Art du roman, op. cit, p. 46.

[10] - MERTENS, Pierre. L’agent double – sur Duras, Gracq et Kundera, op. cit., p. 258.

[11] - LIVITNOFF, Boris. Milan Kundera : la dérision et la pitié, op. cit., p. 56.

[12] - GAFAÏTI, Hafid, Boudjedra ou la passion de la modernité, op. cit., p. 78.

[13] - CHVATIK, Kvetoslav. Le monde romanesque de Milan Kundera, op. cit., p. 194.

[14] - Ibid., p. 149.

[15] - KUNDERA, Milan. L’Art du roman, op. Cit., p. 46.

[16] - TOSO RODINIS, GIULIANA. Fêtes et défaites d’Eros dans l’œuvre de Rachid Boudjedra, op. cit., p. 89.

[17] - Ibid., pp. 229-230.

[18] - SALHA, Habib. Poétique Maghrébine et intertextualité, op. cit., p. 123.

[19] - GAFAÏTI, Hafid. Boudjedra ou la passion de la modernité, op. cit., p. 60.

[20] - FONTE LE BACCON, Jany. Le narcissisme littéraire dans l’œuvre de Rachid Boudjedra, op. cit., p. 225.

[21] - Ibid., p. 251.

[22] - WEBER, Edgard. Le Secret des Mille et une nuits – L’Inter-dit de Shéhérazade, op. cit., p. 65.

[23]-    « Comment expliquer ce manque d’assurance devant sa maîtresse ? Il n’avait aucune raison de douter ainsi de lui-même ! C’était elle, pas lui, qui avait fait les premières avances peu après leur rencontre; il était bel homme, au sommet de sa carrière scientifique et même redouté de ses collègues pour la hauteur et l’obstination dont il faisait preuve dans les polémiques entre spécialistes. Alors, pourquoi se répétait-il chaque jour que son amie allait le quitter ?

    Je n’arrive qu’à cette explication : l’amour n’était pas pour lui le prolongement, mais l’antipode de sa vie publique. L’amour, c’était pour lui le désir de s’abandonner au bon vouloir et à la merci de l’autre. Celui qui se livre à l’autre comme le soldat se constitue prisonnier doit d’avance rejeter toutes ses armes. Et, se voyant sans défense, il ne peut s’empêcher de se demander quand tombera le coup. Je peux donc dire que l’amour était pour Franz l’attente continuelle du coup » (p. 125).

[24]-            « Revenons encore une fois à ce chapeau melon :

    D’abord, c’était une trace laissée par un aïeul oublié qui avait été maire d’une petite ville de Bohême au siècle dernier.

    Deuxièmement, c’était un souvenir du père de Sabina. Après l’enterrement, son frère s’était approprié tous les biens de leurs parents et elle avait obstinément refusé, par orgueil, de se battre pour ses droits. Elle avait déclaré d’un ton sarcastique qu’elle gardait le chapeau melon comme seul héritage de son père.

    Troisièmement, c’était l’accessoire des jeux érotiques avec Tomas.

    Quatrièmement, c’était le symbole de son originalité, qu’elle cultivait délibérément. Elle n’avait pas pu emporter grand-chose quand elle avait émigré, et pour se charger de cet objet encombrant et inutilisable elle avait dû renoncer à d’autres affaires plus utiles.

    Cinquièmement : à l’étranger, le chapeau melon était devenu un objet sentimental. Quand elle était allée voir Tomas à Zurich, elle l’avait emporté et se l’était mis sur la tête pour lui ouvrir la porte de sa chambre d’hôtel. Il se produisit alors quelque chose d’inattendu : le chapeau melon n’était ni drôle ni excitant, c’était un vestige du temps passé. Ils étaient émus tous les deux. Ils firent l’amour comme jamais : il n’y avait pas place pour les jeux obscènes, car leur rencontre n’était pas le prolongement de jeux érotiques où ils imaginaient chaque fois quelque vice nouveau, mais c’était une récapitulation du temps, un chant à la mémoire de leur passé commun, la récapitulation sentimentale qui se perdait dans le lointain.

    Le chapeau melon était devenu le motif de la partition musicale qu’était la vie de Sabina. Ce motif revenait encore et toujours, prenant chaque fois une autre signification; toutes ces significations passaient par le chapeau melon comme l’eau par le lit d’un fleuve. Et c’était, je peux le dire, le lit du fleuve d’Héraclite : « On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve ! » Le chapeau mellon était le lit d’un fleuve et Sabina voyait chaque fois couler un autre fleuve, un autre fleuve sémantique : le même objet suscitait chaque fois une autre signification, mais cette signification répercutait (comme un écho, comme un cortège d’échos) toutes les significations antérieures » pp. 130-131.

[25]- LE GRAND, Eva. Kundera ou la mémoire du désir, op. cit., p. 133.

[26]- KUNDERA, Milan. L’Art du roman, op. cit., p. 108.

[27]- Ibid., p. 86.

[28]- « (...) Tereza se souvient d’une dépêche de deux lignes qu’elle a lue dans le journal voici une douzaine d’années : il y était dit que dans une ville de Russie tous les chiens avaient été abattus. Cette dépêche, discrète et apparemment sans importance, lui avait fait sentir pour la première fois l’horreur qui émanait de ce grand pays voisin.

    C’était une anticipation de tout ce qui est arrivé ensuite; dans les deux premières années qui suivirent l’invasion russe, on ne pouvait pas encore parler de terreur. Etant donné que presque toute la nation désapprouvait le régime d’occupation, il fallait que les Russes trouvent parmi les Tchèques des hommes nouveaux et les portent au pouvoir. Mais où les trouver, puisque la foi dans le communisme et l’amour de la Russie étaient choses mortes ? Ils allèrent les chercher parmi ceux qui nourrissaient en eux le désir vindicatif de régler leurs comptes avec la vie. Il fallait souder, entretenir, tenir en alerte leur agressivité. Il fallait d’abord l’entraîner contre une cible provisoire. Cette cible, ce furent les animaux » pp. 419-420.

[29]- GAFAÏTI, Hafid. Boudjedra ou la passion de la modernité, op. cit., p. 60.