Rym KHERIJI : Boudjedra et Kundera : Lectures à corps ouvert.
Doctorat Nouveau régime, Université Lyon 2, 15 décembre 2000
Directeur de recherches : Charles Bonn

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3° partie, chapitre 3:Ecriture et lecture : des rapports ludiques ?

III- Ecriture et lecture : des rapports ludiques ?. 1

1/ Un parcours initiatique pour le lecteur : 1

2/ Rire ou Pleurer ? Telle est la question : 5

CONCLUSION.. 11

       Ecrire sur l’écrit est sans doute beaucoup plus aisé que d’écrire sur le lu. Le texte, en tant qu’objet unique et réel, est un support à l’étude de la création littéraire. Tandis que la lecture, longtemps perçue comme une attitude passive, a rebuté les critiques à cause de l’inexistence d’un modèle d’étude concret. Pourtant, l’acte de lire est tout aussi créatif que celui d’écrire; pourtant, la lecture et l’écriture sont intimement liés, voir indissociables :

« Tous, nous nous lisons nous-mêmes et lisons le monde qui nous entoure afin d’apercevoir ce que nous sommes et où nous nous trouvons. Nous lisons pour comprendre, ou pour commencer à comprendre. Nous ne pouvons que lire. Lire, presque autant que respirer, est notre fonction essentielle »[1].

Ces lignes figurent dans les premières pages du superbe ouvrage d’Alberto Manguel sur la lecture. Longtemps sacrifiée à l’étude de l’écriture, la lecture fascine et tourmente les critiques car elle échappe à toute approche normative. Rares en effet sont les études qui lui sont consacrées. Les théories de la réception font en effet peur aux puristes qui craignent le mélange de l’arbitraire et du subjectif dans un domaine qui veut par tous les moyens acquérir un statut scientifique déjà controversé. Toutefois, que l’on ne se trompe pas sur nos intentions. Nous ne prétendons guère créer une nouvelle théorie de la lecture. Notre objectif est de mettre en mots ce que nous avons ressenti à la lecture des romans de Boudjedra et Kundera. Notre sensibilité aux textes est donc notre principal outil de travail. Cette sensibilité nous amène à voir le ludisme comme le lien principal entre lecture et écriture, et ce à travers les textes eux-mêmes.

            1/ Un parcours initiatique pour le lecteur :

       Dans notre approche de la lecture, nous nous référons essentiellement aux travaux de Michel Picard qui, non seulement résument les différentes approches de la réception en montrant leurs failles[2], mais tentent d’établir les fondements d’une théorie de la lecture. Les textes de ce critique mettent en relief l’aspect ludique de la lecture, confirmant ainsi notre propre vision des relations du lecteur avec les romans de Boudjedra et Kundera. Michel Picard reprend la définition du jeu d’après Huizinga[3] :

« Une action libre, sentie comme “fictive” et située en dehors de la vie courante, capable néanmoins d’absorber totalement le joueur; une action dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité; qui s’accomplit dans un temps et dans un espace expressément circonscrits, se déroule avec un ordre selon des règles données et suscite dans la vie des relations de groupes s’entourant volontiers de mystère » [4].

L’auteur considère néanmoins que cette définition, quoique mettant l’accent sur les principes moteurs du jeu, reste insuffisante. Il se tourne donc vers un autre théoricien du jeu :

« Cette définition solide sera répétée plusieurs fois sans changement notable, sauf cette précision : “activité volontaire (...) accompagnée d’un sentiment de tension et de joie”. D’autre part, Huizinga oubliera progressivement le “sentie comme ‘fictive’ ” – ce qui est bien regrettable. Caillois, dans les années 50, a repris la plupart de ces données : activité libre, fictive et / ou réglée, improductive, séparée; il précise : “incertaine”, rejette celle qui concerne les relations de groupes et ajoute deux nouvelles données : d’une part une bipolarité fondamentale, qu’il désigne par les termes paidia, l’exubérance espiègle, la fantaisie, l’improvisation, etc., et ludus, la règle, la convention, etc. ; d’autre part des “dominantes”, déterminant quatre types de jeux, la compétition, le hasard, le simulacre et le vertige »[5].

Après avoir brossé un panorama des différentes conceptions du jeu, Michel Picard nous donne les assises d’une lecture ludique. Pour qu’elle soit conçue comme jeu, la lecture doit être abordée en tenant compte de certains paramètres. Elle doit d’abord être considérée comme activité[6]. Le lecteur n’est plus passif, il exerce une activité psychique (construction du sens) et une activité physique (sensorielle : toucher, odorat, tourner les pages, avoir des réactions physiologiques telles que le rire, froncer les sourcil, etc.). Il faut également prendre en compte le Moi du lecteur qui se construit à travers la lecture et qui élabore des défenses psychiques. S’ajoute à cela la notion d’illusion qui est le fondement de la lecture comme jeu et qui est prise ici non pas au sens péjoratif du terme (tromperie, erreur), mais au sens étymologique (illusion vient du latin illusio, lui-même dérivant de ludere, jouer). Ensuite vient le lieu où se déroule le jeu, cette « aire transitionnelle » qui est une sorte d’univers parallèle en dehors de la réalité et de la fiction, avec son propre temps, son propre espace et sa propre logique. Le lecteur est quant à lui divisé en liseur, lu, et lectant; le liseur étant celui qui garde le contact avec la réalité matérielle qui l’entoure, le lu celui qui s’abandonne au plaisir, à la fiction et le lectant celui qui se place du côté des rapports entre liseur et lu, garantissant par là une attitude ludique. Enfin, le livre est considéré non totalement comme un jouet; il est aussi objet dans la mesure où le regard du lecteur serait une sorte de cordon ombilical.

« Espace différent, temps différent, logique différente, on ne prend pas assez garde à cette différence essentielle entre l’univers de l’illusion ludique et celui de la vie courante. Il y a quelque chose de déprimant à voir la critique traditionnelle et les médias incapables de s’arracher à l’idéologie de la Mimésis, plus ou moins nuancée, concevant obstinément les fictions comme des microcosmes dont les dimensions seraient, mutatis mutandis, de même nature que celles qui régissent le monde »[7].

Ce bref aperçu de la nomenclature employée par Michel Picard nous permet de voir l’aliénation temporaire du lecteur pendant l’acte de lecture. Le lecteur est en effet un autre face au livre; il est ce joueur qui se divertit, mais aussi celui qui peut perdre.

       La mise en relief de l’altérité, de la différence, permet le détachement nécessaire au jeu. Cette altérité ne protège toutefois pas le lecteur joueur :

« Appâté dès la première page de couverture, ou même dès le lieu d’achat de son jeu, qu’il est persuadé de choisir librement, ce joueur, “intrigué”, ferré dès les premiers leurres – d’autant plus attirants qu’ils sont davantage connus, et reconnus –, file jusqu’au bout du parcours programmé de l’intrigue sans reprendre haleine, sans mettre la tête hors de l’illusion, happé dans le courant de ce que Barthes nommait “code herméneutique” et qui s’apparente à quelque vorace curiosité toujours inassouvie. Il “dévore son livre”, perd le contrôle de son activité, cesse de jouer, se fait jouer, se fait lui-même dévorer »[8].

L’image du lecteur qui dévore son livre et qui se fait dévorer décrit parfaitement la situation à laquelle nous faisons référence. Le jeu de la voracité réciproque se multiplie et ne comporte ni vainqueur ni vaincu. Son intérêt réside par conséquence dans son seul déroulement. Boudjedra met en scène dans ses romans cette thématique de la voracité remplaçant le lecteur par Céline et Nadia. L’ambivalence de cette voracité qui se situe sans cesse entre la violence du cannibalisme et la jouissance du coït, nous renvoie continuellement à notre propre ambiguïté. Se laisser happer par le texte ou l’engloutir, tel semble être le dilemme. Faut-il entrer dans le texte ou rester en surface ? Faut-il dialoguer avec lui ou laisser deux mondes silencieux se confronter ? Que faut-il faire lorsque le narrateur utilise de manière incongrue des éléments qui rompent le pacte de la fiction ? Ainsi, dans L’Insolation, Mehdi utilise le pronom personnel « tu » (pp. 14-15) qui change les données du jeu. A qui s’adresse-t-il ? A Samia ou au lecteur ? Cherche-t-il réellement l’adhésion de la lectrice maghrébine qui s’identifie au personnage ou la compassion de l’occidentale ? Il nous semble que le questionnement en lui-même est plus important que la réponse. La lecture n’est pas uniquement découverte de sens, elle est tout d’abord recherche de ce sens. La quête se déroule dans le flou à l’image de la « montagne qui avait toujours l’air de voguer entre eau et brouillard » (p. 14) où Samia veut absolument aller, malgré l’hésitation prémonitoire du narrateur à l’y emmener. Le thème du flou est inversé vers le milieu du roman, au cours d’une autre scène traumatisante. Le narrateur évoque la confusion (« Tous les étés se ressemblent. Et même les hivers et même les automnes » p. 142) comme l’origine d’une succession d’images figées : figement du temps, figement de l’espace et des personnages (« le temps figé et la chambre de la malade et l’agonie du coq : tout exprimait cette stagnation et cette stupeur pesante frappant les personnes d’un sceau maléfique » p. 148). Le flou génère ainsi la clarté de l’image figée qui, à son tour, déclenche la métamorphose (celle de Selma par la folie). Selma devient folle car le sens lui échappe. Le lecteur se laissera-t-il emporter ? Perdra-t-il de vue l’aspect ludique de la lecture ? Il s’est déjà laisser dérouter dans La Répudiation par les contradictions du récit. En effet, les précisions temporelles frappantes (« le mois de Ramadhan » p. 19; « Dimanche » p.43; « neuf heures du soir » p. 60; « Sept heures du matin » p. 97; « Onze heures du soir » p. 99; « Mercredi, dix heures » p. 160), ponctuent un récit résolument tourné vers l’incertitude :

« Combien de temps l’interrogatoire avait-il duré ? Quelques heures, quelques semaines... Je n’avais plus aucune conscience du temps » p. 222.

Le lecteur, pris au piège du roman, tâtonne, cherche le sens dans sa propre réalité. Il se laisse alors dévorer par le roman parce qu’il a perdu de vue la légèreté pour s’atteler à la pesanteur de l’interprétation politique assez facile et somme toute, rassurante. Mais l’écriture échappe au figement du réel car elle est avant tout fiction; car aussi l’évocation du réel n’est que simulacre de la part de l’auteur, n’est qu’une autre manière de susciter l’interrogation.

       Les romans de Kundera demandent également de la part du lecteur un total abandon. Nous le remarquons par le jeu des présentations des personnages. Ces derniers ne sont en effet pas présentés d’une manière traditionnelle, mais plutôt, comme dans les romans de Boudjedra, d’une manière indirecte, allusive, elliptique. La Valse aux adieux, et L’Insoutenable légèreté de l’être brossent par exemple des portraits par petites touches et incomplet, disséminés aux quatre coins du roman. A nous de saisir la globalité ou de laisser le morcellement suivre son cours. Le premier roman se laisse facilement lire comme un vaudeville mais il intègre certains procédés du roman policier : indices, mort, coupable, investigation. Cela suscite la curiosité du lecteur et le pousse à chercher ailleurs la véritable motivation de l’écrivain. Il y a un côté subversif dans ce roman et cette subversion ne découle sûrement pas uniquement du mélange des genres :

« L’ambiguïté est au cœur de l’œuvre romanesque de Milan Kundera. Ce serait tellement plus simple, plus commode aussi, si l’on pouvait ranger une fois pour toutes Kundera dans la catégorie des destructeurs de mythes. Mais non, le romancier tchèque ne se contente point de dénoncer les mensonges et les impostures, il met en lumière l’équivoque des choses humaines, la connivence souterraine du bien et du mal. Le lecteur qui pensait avoir trouvé un sens à une histoire qui se présente comme une satire des mœurs et se lit comme un roman policier (comme c’est le cas pour La Valse aux adieux), se sent soudain perdu, dérouté. Il pensait s’avancer en terre ferme, et le voilà soudain abandonné dans les sables mouvants »[9].

Ce mélange des genres induit en erreur le lecteur autant qu’il agrandir l’aire du jeu. Quelle n’est pas notre surprise en effet de voir surgir dans le noir un nouveau personnage : on ne sait qui il est ni ce qu’il veut (p. 81). Quelques chapitres plus loin, nous apprenons son nom et le fait qu’il est amoureux de Ruzena (p. 111). De menace (autant pour Ruzena que pour le lecteur maintenu en haleine), il se transforme en caricature de l’amoureux transi. Un autre personnage mystérieux entre en scène en cours de route, au matin de la troisième journée : Jakub (p. 87). Ce dernier qui semble par son apparition tardive n’être qu’un comparse, va se révéler un des piliers du roman. En effet, c’est grâce à lui si le thème dominant du meurtre théorique est introduit dans le récit. Reste enfin le grand mystère du « comprimé bleu pâle » qui traverse la suite de l’histoire (pp. 90 114, 117, 141, 181, 182, 243 comme pour nous signifier la futilité de l’événementiel par rapport au réflexif.

       L’insoutenable légèreté de l’être joue également sur le besoin d’investigation du lecteur. Les indices temporels suggèrent d’emblée l’initiation du lecteur à une entreprise ludique :

« On était en août 1968 », p. 43

« Voilà deux ans qu’elle avait découvert ses infidélités », p. 39.

« Il avait vécu enchaîné à Tereza pendant sept ans », p. 51.

« Au bout de deux heures, ils arrivèrent dans une petite ville d’eaux où ils avaient passé quelques jours ensemble cinq ou six ans plus tôt », p. 241.

Eparpillant ces indices dans un roman qui refuse toute linéarité chronologique, le narrateur montre l’absurdité d’une lecture horizontale. Le premier geste (si l’on peut s’exprimer ainsi) du lecteur est de chercher à reconstituer cette temporalité déconstruite par le jeu des anachronies. Le temps du récit, si précis soit-il, brouille les pistes au lieu de les éclairer et maintient, par la même occasion, le jeu entre écriture et lecture. Nous pourrions voir dans cette volonté de dérouter le lecteur par la déconstruction romanesque, une entreprise destructrice. En effet, en écrivant le décousu, le romancier nous renvoie d’abord à notre propre morcellement; morcellement de la mémoire, celui de l’Histoire, celui enfin de l’être. Le ludisme qui caractérise notre vision des rapports entre lecture et écriture nous empêche de voir dans les textes de Kundera, ou même de Boudjedra, des textes destructeurs comme semble le signifier cette affirmation :

« Sous des dehors innocents, l’œuvre de Milan Kundera est l’une des plus exigeantes qu’il nous soit donné de lire aujourd’hui, et j’emploie ce mot dans son sens le plus radical, pour signifier que cette œuvre présente à l’esprit et au cœur un défi extrêmement difficile à relever, qui nous met en question de manière irrévocable. S’y livrer, y consentir vraiment, c’est risquer d’être entraîné beaucoup plus loin qu’on ne l’aurait d’abord cru, jusqu’à une sorte de limite de la conscience, jusqu’à cette “galaxie ravagée” où se découvre à la fin de son récit le héros de La Plaisanterie. La lecture est ici, véritablement, une dévastation »[10].

L’écriture de Kundera malmène certes le lecteur mais elle ne le détruit pas, car en le détruisant, c’est elle-même qu’elle annule. Il n’est point question ici d’un jeu morbide. La littérature garde sa fonction poétique et la lecture sa fonction de divertissement. Par ailleurs, la remise en question des certitudes peut en effet déstabiliser un lecteur non complice. La lecture doit poursuivre son chemin comme le roman. Une fois pris au piège, le lecteur ne sait s’il doit panser ses blessures ou rire de se voir tomber.

            2/ Rire ou Pleurer ? Telle est la question :

       A l’étonnement consécutif au premier choc de la lecture, succède le questionnement. Quelle attitude adopter face à la provocation du texte ? Dérision, ridicule, ironie, absurde : des mots qui métamorphosent le récit en lui donnant son aspect subversif :

« Subversive, elle (l’œuvre de Kundera) l’est simplement, doucement, insidieusement, mais à fond et sans rémission »[11].

Lire Boudjedra et Kundera c’est s’attendre au pire autant qu’au meilleur. Il n’est point question ici d’évasion grâce à une histoire exotique ou divertissante. Le chemin du lecteur s’apparente à un parcours initiatique garantissant également sa propre transformation. La connaissance de l’autre passe d’abord par la connaissance de soi et c’est ainsi que le roman devient non un miroir qui reflète uniquement le monde extérieur, mais un gouffre sémantique où le sens au monde reste à trouver.

« (...) L’œuvre de Kundera, celle d’un des plus grands ironistes de cette fin du XXe siècle et du plus impitoyable démystificateur de tous les absolus, nous apprend avant tout une “vérité” fondamentale : celle de l’absolue relativité de toute chose humaine et, partant, l’inachèvement et la relativité de toute connaissance – celle de l’homme, de soi-même, comme celle de toute œuvre artistique authentique »[12].

La parole est souvent altérée par la dérision. Le sens en perpétuelle mouvance déroute le lecteur et ce de la première à la dernière page. La dérision serait donc ce troisième élément complétant ceux de l’écriture et de la lecture et permettant le retournement des situations, la multiplication des significations. L’Insoutenable légèreté de l’être ne s’ouvre-t-il pas sur une inversion célèbre ?

« L’éternel retour est une idée mystérieuse et, avec elle, Nietzsche a mis bien des philosophes dans l’embarras : penser qu’un jour tout se répétera comme nous l’avons déjà vécu et que même cette répétition se répétera encore indéfiniment ! Que veut dire ce mythe loufoque ? » (p. 13)

« Si chaque seconde de notre vie doit se répéter un nombre infini de fois, nous sommes cloués à l’éternité comme Jésus-Christ à la croix. Cette idée est atroce » (p. 15).

Le mythe de l’éternel retour est en effet un détournement de la conception linéaire de l’histoire. Kundera l’utilise pour confronter le lecteur aux dangers de l’oubli mais en même temps aux pièges de la mémoire. La dérision sous-jacente aux mythe de l’éternel retour met en relief l’impossibilité pour l’homme d’acquérir les certitudes réconfortantes dont il a besoin. La réflexion philosophique insérée dans le cadre romanesque n’est cependant pas un simple faire-valoir. Elle permet l’introduction du personnage de Tomas en mettant en exergue le noyau autour duquel se construit sa psychologie.

       Le fonctionnement de Tomas au sein du récit est constamment régi par l’idée de l’éternel retour qui va tout au long du roman changer de figure. La conception de Tomas en tant que personnage « donjuanesque » montre les changements opérés dans le mythe. Associé à l’idée de la pesanteur puisque Nietzsche en fait un « lourd fardeau » (p. 15), il se révèle d’une légèreté extrême avec la « recherche du millionième de dissemblable » en chaque femme que Tomas rencontre. La répétition des rencontres érotiques n’alourdit pas Tomas, au contraire, c’est l’unicité de sa relation avec Tereza qui l’attire vers le bas, vers la pesanteur, vers la terre où il sera enseveli. L’impossibilité du retour, l’insoutenable unicité du moment vécu ne permettent pas à Tomas de vérifier ses choix :

            « “Es muss sein ! il le faut”, se répétait Tomas, mais bientôt, il commença à en douter : le fallait-il vraiment ?

            Oui, il eût été insupportable de rester à Zurich et d’imaginer Tereza seule à Prague.

            Mais combien de temps eût-il été tourmenté par la compassion ? Toute la vie ? Toute une année ? Un mois ? Ou juste une semaine ?

            Comment pouvait-il le savoir ? Comment pouvait-il le vérifier ?

            En travaux pratiques de physique, n’importe quel collégien peut faire des expériences pour vérifier l’exactitude d’une hypothèse scientifique. Mais l’homme, parce qu’il n’a qu’une seule vie, n’a aucune possibilité de vérifier l’hypothèse par l’expérience de sorte qu’il ne saura jamais s’il a eu tort ou raison d’obéir à son sentiment » (p. 56).

Le recours au début de cet extrait au subjonctif, ainsi que la gradation temporelle allant de la durée la plus longue à la plus courte suggèrent l’aspect aléatoire du choix de Tomas. Le narrateur montre ainsi le ridicule de la décision pesamment réfléchie (« es muss sein »). La rencontre de Tomas et Tereza est également le lieu de la dérision. Le narrateur place en effet cette rencontre sous le signe du hasard. Mais ce hasard prend des visages différents selon les points de vue des personnages. Pour Tomas, la prise de conscience de la série de hasards à l’origine de cette rencontre est le lieu du doute et de la remise en question :

« Tomas (...) constatait que l’histoire d’amour de sa vie ne reposait pas sur “Es muss sein”, mais plutôt sur “Es könnte auch anders sein” : ça aurait très bien pu se passer autrement...

            Sept ans plus tôt, un cas difficile de méningite s’était déclaré par hasard à l’hôpital de la ville où habitait Tereza, et le chef du service où travaillait Tomas avait été appelé d’urgence en consultation. Mais, par hasard, le chef de service avait une sciatique, il ne pouvait pas bouger, et il avait envoyé Tomas à sa place dans cet hôpital de province. Il y avait cinq hôtels dans la ville, mais Tomas était descendu par hasard dans celui où travaillait Tereza. Par hasard, il avait un moment à perdre avant le départ du train et il était allé s’asseoir dans la brasserie. Tereza était de service par hasard et servait par hasard la table de Tomas. Il avait donc fallu une série de six hasards pour pousser Tomas jusqu’à Tereza, comme si, laissé à lui-même, rien ne l’y eût conduit.

            Il était rentré en Bohême à cause d’elle. Une décision aussi fatale reposait sur un amour à ce point fortuit qu’il n’aurait même pas existé si le chef de service n’avait eu une sciatique sept ans plus tôt. Et cette femme, cette incarnation du hasard absolu, était maintenant couchée à côté de lui et respirait profondément dans son sommeil »(p. 58).

Le décalage entre la grandeur et la noblesse du sacrifice de Tomas qui retourne dans un pays où il ne peut que déchoir et l’insignifiance de la série de six hasard à l’origine de son amour pour Tereza, montre tout le ridicule de sa situation en mettant en évidence son absurdité. L’amour, un des grands mythes de l’homme est ainsi remplacé par « une série de hasards ridicules » p. 277, ces « six hasards grotesques » p. 345. Le chiffre six représente également un élément constitutif du hasard tel que le conçoit Tereza :

            « Il lui montra une clé au bout d’une plaquette de bois où un six était peint en rouge.

            “C’est curieux, dit-elle. Vous êtes au six.

            — Qu’est-ce qu’il y a de six curieux ?” demanda-t-il.

            Elle se souvint qu’au temps où elle habitait à Prague chez ses parents, avant leur divorce, leur immeuble était au numéro six. Mais elle dit tout autre chose (et nous ne pouvons qu’admirer sa ruse) : “Vous avez la chambre six et je termine mon service à six heures” (...)

            Il était assis sur un banc jaune d’où l’on pouvait voir l’entrée de la brasserie. C’était justement le banc où elle s’était assise la veille avec un livre sur ses genoux ! Elle comprit alors (les oiseaux des hasards se rejoignaient sur ses épaules) que cet inconnu lui était prédestiné » (pp. 78-79).

Le narrateur dénature ainsi le hasard en l’associant d’une part au ridicule et, d’autre part, à la puissance de suggestion que lui accorde Tereza. Le hasard est-il lourd ou léger ? Positif ou négatif ? Ridicule ou sérieux ? Kitsch ou idyllique? Telles sont les question formulées à la lecture de ces extraits. En d’autres termes, faut-il en rire ou en pleurer ? En effet, l’oscillation entre ces pôles antithétiques dans le discours du narrateur laissent le lecteur abasourdi face à sa propre hésitation.

       L’amour est un des thème favoris de Kundera. Image saturée dans l’imaginaire collectif et individuel, l’amour est difficilement destructible. Pourtant, nous venons de voir avec le couple Tereza/Tomas comment le narrateur en démontre les failles. L’amour n’est pas sacré, il est tout ce qu’il y a de plus humain, donc tout ce qu’il y a de plus contestable. L’auteur continue son travail de déconstruction dans La Valse aux adieux, où Klima, archétype de la lâcheté, illustre par l’absurdité des situations dans lesquelles il se trouve, la fragilité du sentiment amoureux :

« Il tenait la main de Ruzena et lui faisait une déclaration d’amour dans un lieu public sous les de toutes les personnes présentes. Il songea qu’il était ici comme sur la scène d’un amphithéâtre et que le monde entier, métamorphosé en spectateurs amusés, suivait avec un rire mauvais sa lutte pour la vie » (p. 71).

La gêne du personnage découle d’une part du fait qu’il soit réduit à mentir, et d’autre part du ridicule de ce mensonge. Il veut « sauver sa peau » alors qu’en fait il l’expose au regard inquisiteur de l’autre. Le jeu sur la culpabilisation enlise le protagoniste dans un cercle vicieux. En fait, son amour pour sa femme est à l’origine de la situation rocambolesque dans laquelle il se trouve. Cet amour si pur et si fort, image moderne de l’amour courtois du moyen-âge, le pousse à l’infidélité car il le dissocie de la sexualité. Ses ébats extraconjugaux l’amènent à affronter le risque d’être tenu pour responsable d’une grossesse accidentelle. Il vit donc chaque nouvelle liaison sous la menace de ce risque.

       La désacralisation ne concerne pas uniquement l’amour. Elle s’attaque à tous les préjugés occidentaux, à commencer par le communisme et la religion :

« Cet américain peint aussi des images pieuses. On pourrait faire un argent fou avec ça. Qu’en dis-tu ?

— Crois-tu qu’il y ait un marché pour les images pieuses ?

— Un marché fantastique ! Mon vieux, il suffirait d’installer un stand à côté de l’église, les jours de pèlerinage et, à cent couronnes pièce, on ferait fortune ! Je pourrais les vendre pour lui et on partagerait moitié moitié » (p. 96).

Les propos du docteur Skreta semblent curieux à plus d’un point. Faisant partie des notables de la petite ville d’eaux communiste, travaillant au foyer Karl Marx, il ne peut logiquement pas parler d’argent ni d’images pieuses. Le communisme est en effet la négation de ces deux icônes. La dérision n’en est que plus terrible de la part du narrateur pourtant absent dans ce passage. Nous devinons sa présence pernicieuse à travers le dédoublement de l’absurdité de la scène. Le double parallélisme argent//religion et capital//communisme anéantit la crédibilité et du discours religieux, et du discours politique. Le détournement de l’image religieuse continue la révélation du but de l’escale de Jakub dans la petite ville :

« Pour Jakub, le comprimé n’était pas un simple poison, c’était un accessoire symbolique qu’il voulait maintenant remettre au grand prêtre pendant un office religieux. Il y avait de quoi rire » (p. 141).

La dernière remarque que l’on devine comme celle du narrateur, dénature les symboles, chers, aussi bien à la propagande religieuse que politique. Quelques pages plus loin, la déviation se poursuit avec l’évocation sacrilège de « l’ange proxénète et entremetteur » (p. 149). Le mélange du sacré et du profane dans cette courte expression met l’accent sur le flou inhérent à toute chose, fût-elle la plus clairement lexicalisée.

       La dérision continue son travail de destruction des mythes dans cette scène d’anthologie (répétée dans L’Insoutenable légèreté de l’être) où l’on voit de pauvres chiens poursuivis par une meute de vieillards déchaînés. L’épisode n’est pas raconté sous un angle objectif. En effet, Jakub donne à cette scène un aspect grotesque qui crée le dialogue entre le texte et sa lecture :

« Le chien lui lécha de nouveau le visage (il sentait peut-être que Jakub pensait constamment à lui) et Jakub se dit que dans son pays les choses ne s’amélioraient pas et n’empiraient pas non plus, mais qu’elles devenaient de plus en plus risibles : il y avait naguère été victime de la chasse à l’homme, et la veille il y avait assisté à une chasse aux chiens, comme si c’était encore et toujours le même spectacle dans une autre distribution. Des retraités y tenaient les rôles de juges d’instruction et de gardiens, les hommes d’Etat emprisonnés étaient interprétés par un boxer, un bâtard, et un lévrier »

            Il se souvint qu’à Prague, quelques années plus tôt, ses voisins avaient trouvé leur chat devant la porte de leur logement avec deux clous plantés dans les yeux, la langue tranchée et les pattes ligotées. Les gosses de la rue jouaient aux adultes » (p. 168).

Une seule phrase nous averti que le lecteur n’est pas guidé vers une interprétation précise du texte : « elles devenaient de plus en plus risibles ». Le rire dont il s’agit ici n’est pas un rire franc, spontané. C’est plutôt un rire moqueur, un rire cynique qui détruit l’objet qui le suscite. Il n’est pas question de « rire avec » mais de « rire contre ». Ce type de rire est subversif pour le lecteur car il devient complice du cynisme de Jakub. La destruction se fait alors contagieuse et dépasse les frontière du roman. Là réside sans doute la magie de la littérature. « L’insoutenable légèreté » de ce rire traverse également l’histoire du trio vaudevillesque constitué de Kamila, Klima et Ruzena. Un autre épisode tout aussi grotesque de par son décalage par rapport à l’intrigue principale attire notre attention : celui où l’on voit Ruzena et Kamila attablées avec les trois membres de l’équipe de tournage :

            « Quelle idylle, quel repos ! Quel entracte au milieu du drame ! Quel voluptueux après-midi avec trois faunes !

            Les deux persécutrices du trompettiste (ses deux malheurs) sont assises face à face, elles boivent toutes deux le vin de la même bouteille et elles sont toutes deux pareillement heureuses d’être ici et de pouvoir, même un instant, faire autre chose que de penser à lui. Quelle touchante connivence, quelle harmonie ! » (p. 197).

Notons le ton savamment ironique du premier paragraphe et de la fin du second. Le narrateur n’omet pas de glisser ses railleries dans le texte. Il ne manque pas l’occasion de ridiculiser les situations les plus tendues autant que les plus anodines. La scène qui regroupe Ruzena et Kamila, par son aspect « idyllique », montre le paradoxe et l’insignifiance de leur rivalité.

       Dans un cadre beaucoup moins frivole, Boudjedra s’ingénie également à montrer l’insoutenable insignifiance des événements les plus dramatiques dans un monde où la mort ôte toute sa prétention à la vie. Ce sont aussi les commentaires des narrateurs-personnages qui définissent les limites entre ce qui est en deçà et ce qui est au-delà du champ de l’histoire racontée. L’ironie apparaît là aussi dans une aire réservée exclusivement au jeu entre lecture et écriture. Il en est ainsi du passage de La Répudiation où il est question des secondes noces de Si Zoubir :

« Le peuple braillard était aux premières loges et se bâfrait sans aucune retenue; tout le monde profitait de l’aubaine. Le nouveau marié restait invisible pendant de longues journées et, lorsqu’il réapparaissait, il aimait exhiber sournoisement des cernes d’homme comblé, suggérant des orgies interminables. En fait, il était conscient de faire l’amour à une gamine et cette idée perverse l’excitait par dessus tout. Les mâles se frottaient les mains et rêvaient d’une éventuelle fête érotique, à l’instar du gros commerçant » (p. 65).

L’adjectif « braillard », et les verbes « bâfrait », « profitait » et « exhiber » suggèrent l’exubérance. Ils dénotent aussi la tendance du narrateur à l’exagération. L’hyperbole ne concerne pas uniquement l’aspect carnavalesque de la fête; elle dénature la description en ajoutant un élément très épicé : l’ironie. L’euphorie propre au récit de la fête cache en effet une réalité grotesque mise en évidence grâce à la locution adverbiale « en fait ». Le travail de destruction des piliers de la société (religion, tabous sexuels, etc.) par la dérision se poursuit à l’image de ce passage où la femme voilée passe aux rayons x du regard masculin :

« Un voile blanc (simple suggestion !) troue de temps en temps la masse amorphe. Des yeux noircis par le khôl, un léger strabisme ! Les hommes adorent ça et louchent dans les limites de la religion. Louange au déhanchement » (p. 74).

L’ironie permet de voir l’envers du décor. Les exemples de ce type d’écriture qui ouvre au scalpel les êtres et les idéologies se multiplient dans le roman. Rien n’arrête le narrateur dans sa course contre et pour la vérité. Contre une vérité absolue, pour la vérité du questionnement. Boudjedra nous offre dans son roman une autre vérité, celle de la relativité. Le discours religieux et la démagogie politique sont lacérés par le scalpel de l’écrivain qui, non content d’en démonter les mécanismes, en détruit la puissance castratrice.

       En définitive, les romans de Boudjedra et ceux de Kundera permettent de détruire, par le grotesque, les pièges lyriques du kitsch. Le kitsch, terme né en Europe centrale, ne connaît pas les frontières artificielles du monde moderne. Il est le propre de l’homme et c’est pourquoi nos deux auteurs tentent dans leurs œuvres, de nous en montrer les dangers. La violence de la démonstration peut être patente grâce à un verbe violent et irrévérencieux, comme elle peut être latente grâce à un verbe plus édulcoré mais qui sait introduire, aux moments où l’on s’y attend le moins, le discours scatologique. En effet, qu’est-ce que le kitsch sinon la négation de la merde selon les propres dires de Kundera.


CONCLUSION


                                                      « Bien sûr, au début, était le saccage » La Répudiation, p. 199.

                                          « Comment échapper à l’horrible carnage ? » La Répudiation, p. 200.

       Lorsque nous avons entamé ce travail, nous avions l’intuition que les romans de Boudjedra et Kundera échappent à toute lecture idéologique exclusive. Pour cela et pour l’amour aussi de ces deux auteurs, nous avons essayé de respecter leur passion pour le multiple. Notre ambition est donc de tracer des pistes, de poser les questions qui nous semblent essentielles, de voir avec ceux qui nous ont précédés, quelles sont les possibles promis par les textes. Au demeurant, nous devons avouer que le détail qui nous a poussés à établir des réseaux de communication entre les deux romanciers, est, en quelque sorte, un détail relevant de l’idéologie. C’est en effet l’image du changement des noms de rues qui a déclenché le processus de liaison. Présente dans L’Insolation et L’Insoutenable légèreté de l’être, cette image nous a d’abord donné l’impression que les auteurs dénoncent les pratiques du totalitarisme. Nous nous sommes rendus compte par la suite qu’elle n’est pas que cela. Elle est aussi remise en question de l’écrit; elle est encore questionnement sur la mémoire et l’oubli. Après avoir été tentés, comme tant d’autres, par l’investigation du sens dans la réalité, nous avons fini par opter pour une lecture plurielle.

       Nous avons donc choisi le parti des auteurs et avons fait fi des obstacles méthodologiques. A partir du détail des changements de noms des rues, nous sommes remontés aux sources de l’écriture afin de saisir le lien invisible qui existe d’une part entre les deux auteurs, et d’autre part entre leurs œuvres. Ce lien commence tout d’abord par l’écriture. Une écriture à fleur de peau, écorchée pour Boudjedra, et une autre courageuse, insouciante, pour Kundera. En est-il vraiment ainsi ? Nous avons effeuillé les apparences pour découvrir le renard et le lion qui se cache respectivement derrière nos deux écrivains. La ruse du premier et la majesté du second se rejoignent en effet dans le même désir de perversion des certitudes. Les manières diffèrent, mais les objectifs sont très proches. L’ambition littéraire du texte réside en l’occurrence dans l’imbrication de plusieurs thèmes au seul service du questionnement. Si l’on admet cela, tout s’éclaire d’une lueur nouvelle. Comment transformer le négatif en positif, la pesanteur en légèreté, le saccage, la destruction, en désir, en construction ? Créer sur le détruit n’est-il pas une des caractéristiques de la littérature ? Montrer les failles de la mémoire par l’agencement des mots n’est-il pas un jeu littéraire d’une imperceptible cruauté ? Afin de ne pas sombrer dans le gouffre ouvert par ces écritures cancéreuses, nous avons retenu leur aspect ludique. Le jeu entre écriture et lecture semble légitimer la dénonciation de l’absurde. Contre toute attente, il ne relâche pas la tension littéraire et fonde l’essence même de l’acte de lire. Nous aboutissons ainsi à un trio vaudevillesque formé de l’auteur, du livre et du lecteur. Ce ménage à trois ne se déroule pas sans heurts, pleurs, dramatisations, incompréhensions, ni sans joie des retrouvailles après la fin des tempêtes. Le plaisir partagé acquiert de ce fait plus de crédit, car l’on ne se rend véritablement compte de l’importance d’un objet ou d’un être, que lorsqu’on le perd.



[1]- MANGUEL, Alberto. Une histoire de la lecture, essai traduit de l’anglais par Christine Le Bœuf, Actes Sud, 1998, 428 pages; p. 20.

[2]- « On sait peut-être à quelles insurmontables difficultés théoriques se sont heurtés, faute d’une théorie cohérente et même d’une prise en considération du Sujet psychologique, le formalisme et la théorie de la réception. “Tous les ouvrages de l’esprit contiennent en eux l’image du lecteur auquel ils sont destinés”, avait écrit Sartre dans une formule célèbre. Plus qu’au lecteur réel, posé explicitement ou implicitement comme hors champ, c’est à cette image qu’on s’est surtout attaché, tandis que les sociologues et les publicitaires, par des sondages, des études de marché ou des monographies, s’occupaient du lecteur ciblé et de différentes variété de lecteurs empiriques. Face à la tentation subjectiviste, cette “image” renvoyait à deux autres tentations non moins redoutables.

    La première consistait à envisager fonctionnellement et abstraitement le lecteur comme une sorte de décodeur automatique, d’ordinateur biologique plus ou moins bien programmé. Riffaterre concevait son archilecteur comme un “outil à relever les stimuli d’un texte”, “la somme (non la moyenne) des lectures” possibles à un moment donné, déterminées par le repérage, selon des “lois de perceptibilité”, de patterns et d’écarts par rapport à ces modèles. Althusser et ses élèves parlaient, eux, de “lectures optimales”. Iser, surtout, proposait la notion de “lecteur implicite” et tentait de déduire du texte (de ses structures d’appel, de ses prescriptions de lecture, de ses offres d’identification, de ses lieux d’indéterminations) les mécanismes mentaux potentiels de l’“image” sartrienne. On pourrait dire que, dans une certaine mesure, toutes ces intéressantes propositions de la fin des années 60 reposaient sur ce que Michel Charles a appelé “rhétorique de la lecture”.

    Pour évoquer la seconde tentation, il suffit de faire appel à ces petites vignettes, souvent imprimées à Epinal, et dans lesquelles il était proposé aux enfants, naguère, de trouver le chasseur, ou le lapin – confondus dans le dessin avec quelque feuillage dont les volutes bizarres éveillaient le soupçon. Ou encore au célèbre portrait des Arnolphini, où l’on aperçoit au fond d’un miroir central aux ambitions cosmiques une petite silhouette qu’on peut s’amuser à prendre pour son propre reflet. Ainsi s’épuise-t-on parfois à chercher le lecteur bel et bien dans le texte, prenant au sérieux les stratégies séductrices d’un écrivain araignée. Certains textes sont d’ailleurs tout tendus vers l’impossible capture, vers ce contact magique et louche au-delà de la page entrebâillée »

Nous trouvons certes ces affirmations trop catégoriques, toutefois il nous semble, avec l’auteur, que l’essentiel de la lecture ne réside pas dans l’image du lecteur réél ou imaginé par l’écrivain, mais dans les relations que peut susciter un texte entre lecture et écriture.

- PICARD, Michel. La lecture comme jeu, Paris, Minuit, 1986, coll. Critique, 319 pages; pp. 146-147.

[3]- HUIZINGA, Johan. Homo ludens - Essai sur la fonction sociale du jeu, (1938), Paris, Gallimard, coll. Les Essais, 1951; réedité 1976, traduction SEREZIA, (C.), 341 pages, p35.

[4]- PICARD, Michel. La lecture comme jeu, op. cit., p. 13.

[5]- Ibid,, p. 14.

[6]- « (...) Le jeu est d’abord activité. La lecture, si elle est assimilable au jeu, devrait donc être active, même la plus abandonnée. La première forme de cette activité nous échappe le plus souvent, tant nous y sommes accoutumés. (...) (Le lecteur) bouge ! Ses mains bougent, “manipulent”, ses yeux bougent, selon des mouvements plus complexes qu’on ne le laissait entendre ci-dessus, avec des retours en arrière, des balayages impatients, des sauts, des pauses. En même temps, parce qu’il s’agit de langage, et de langage écrit, une activité mentale, qui peut à la rigueur être bien plus atone et alanguie au cinéma ou au théâtre, devant la chaîne hi-fi ou même un tableau, mais qui est ici indispensable, construit le sens. Opération elle aussi beaucoup plus compliquée qu’on ne l’imagine généralement, et moins automatique, procédant par repérage, construction et identification des signes, puis organisation d’unités de sens, s’accompagnant d’hypothèses, d’anticipations et de retours en arrière, de tout un jeu d’essais et d’erreurs, enfin d’enchaînement et de mémorisation sélective. (...) On a affaire à une véritable appropriation par le joueur ». Ibid, p. 47.

[7]- Ibid, p. 104.

[8]- Ibid., p. 49.

[9]- LIVITNOFF, Boris. Milan Kundera : la dérision et la pitié, op. cit., p. 56

[10]- RICARD, François. La littérature contre elle-même, p. 23.

[11]- Id.

[12]- LE GRAND, Eva. Kundera ou la mémoire du désir, op. cit., p. 26.