Rym KHERIJI : Boudjedra et Kundera : Lectures à corps ouvert.
Doctorat Nouveau régime, Université Lyon 2, 15 décembre 2000
Directeur de recherches : Charles Bonn

Sommaire de la thèse
Chapitre suivant
Totalité de la thèse en un seul fichier html (téléchargement long et mise en pages perdue)
Totalité de la thèse en un seul fichier pdf (téléchargement long et mise en pages préservée, mais le logiciel Acrobat Reader3 ou 4 est nécessaire)
Page d'accueil du site Limag (Littératures du Maghreb)
________________________

2° partie, chapitre 1:      Des mots et des maux:

1/ Ecrire la mère ou le corps du délit:

2- La parole détournée ou l’amante transfuge?-

           1/ Ecrire la mère ou le corps du délit:

       Des quatre romans que nous étudions, La répudiation est assurément celui de la mère par excellence. Annoncée dès le titre par le drame qu’elle vit, cette mère est vue à travers le regard de son fils qui est en même temps le narrateur. Elle prend vie sous nos yeux uniquement parce qu’elle a été répudiée par le père. Cette répudiation est en fait double : elle est d’une part concrétisée par l’acte paternel et, d’autre part, virtualisée par la tentative (avortée?) du fils dont le délire semble justement provoqué par l’ambiguïté des sentiments qu’il éprouve envers sa génitrice. Désir avoué de réhabiliter l’honneur perdu de la mère répudiée, ou désir secret de se débarrasser de la présence envahissante d’une mère dévoreuse? Rétablir l’enfance saccagée paraît hasardeux et improbable. Mais passer à l’âge adulte en tuant la mère est une douleur encore plus intolérable.

       L’Insolation met également en scène cette image double et trouble de la mère, tantôt sublimée, tantôt répudiée. Mais il est vrai que dans ce roman, elle partage le champ de bataille du narrateur avec d’autres personnages, dont notamment les amantes que nous verrons par la suite. Dans L’Insolation ainsi que dans les deux romans de Kundera, la mère est prétexte ou matière à réflexion pour d’autres problématiques. Développée comme un véritable motif au sein d’un thème, elle joue un rôle prépondérant dans l’élaboration de la psychologie des protagonistes qui l’évoquent. Elle apparaît sous différentes formes, selon les besoins du récit : mère phallique ou soumise, et dans les deux cas, arborant un silence castrateur; mère vorace, infanticide, véritable piège affectif, provocant un désir de couper le cordon ombilical; mère productrice de récit. Tels sont les points que nous nous proposons de développer.

                    a) Le silence tatoué :

       La valse aux adieux s’ouvre sur l’exposition du cadre du récit, à savoir une « petite ville d’eau » (p. 15). Jusque là, tout semble normal. Mais un détail vient bouleverser cette apparente quiétude : « des femmes vont et viennent et s’inclinent vers les sources » (p. 15). Nous sommes davantage intrigués lorsque le narrateur spécifie que « ce sont des femmes qui ne peuvent pas avoir d’enfants et (qu’) elles espèrent trouver dans ces eaux thermales la fécondité » (p.15). Dès l’ouverture, nous sommes confrontés à la problématique de la maternité. Certes une maternité défaillante, marquée par le sceau de l’impuissance, mais elle occupe le lieu de l’action, le justifie et le fonde. La maternité, seule garante d’une puissance en devenir, est conçue comme un combat, un statut à acquérir coûte que coûte. Par ailleurs, plongés que nous sommes dans cet univers aquatique, nous rappelant sans doute cette autre « ville d’eau » qu’est l’espace utérin baigné du liquide amniotique, nous ne faisons pas attention à l’absence de l’image maternelle jusqu’à la fin de la troisième journée. Ruzena, qui est l’élément féminin le plus important (car il n’y a pas à proprement parler de notion de héros ou de personnage principal dans ce roman), considère sa grossesse, donc sa future position de mère, comme son seul espoir d’échapper à un monde dominé par l’image d’un père qu’elle méprise. Mais il n’est nullement question de sa mère. Cette absence est doublement significative. Elle nous permet de sentir la volonté de Ruzena de se désinvestir de cette mère coupable, d’une certaine manière, d’avoir été la compagne de ce père qu’elle déteste. En outre, cet effacement facilite l’accès de la jeune femme à la maternité. Représentant une mère en puissance, elle porte son enfant comme l’on posséderait des chèques au porteur. Cette maternité en devenir est sa seule chance (du moins, le croit-elle au début) d’échapper à la médiocrité d’un univers qu’elle exècre. Rappelons-nous que Selma dans L’Insolation, violée par son beau-frère, est contrainte de partager cet homme avec sa soeur – « ma mère et ma tante (...) Il y avait deux femmes dans l’énorme maison de Siomar et un seul homme » (p. 82) – surtout après la naissance du fruit de ce viol, marque indélébile de la honte et du déshonneur. Ruzena par contre, use et abuse même de l’heureux événement qu’elle attend, afin de décider l’homme qu’elle a choisi comme père idéal pour son enfant, à quitter sa femme pour l’épouser. Mais comble de l’ironie, ce dernier ne cesse de clamer sa stérilité. Mère violentée ou mère violente, l’enfant est toujours le bouc émissaire, privé de père et par là même d’identité. Dans les deux cas, le père génétique ne correspond pas à l’attente de la mère. Soumise, on choisit pour elle et c’est Djoha, révoltée, elle choisit elle-même et c’est un trompettiste marié. A la maternité conçue dans la douleur – car pour Ruzena également il s’agit d’un viol symbolique puisqu’elle ne désirait pas un enfant de Frantisek qui lui rappelle trop l’échec paternel, et se marier avec lui équivaudrait à l’abandon de tous ses espoirs de vie meilleure – correspond donc la faillite de la paternité, mais aussi l’impossibilité d’être mère. Avant que la mort ne vienne sceller cette incapacité, ces mères n’auront pas pu effacer leur image de maîtresse, d’objet sexuel.

       Pour Kamila, la rivale de Ruzena (donc la femme du trompettiste), il en est tout autrement. N’ayant pas eu d’enfants, souffrant d’une maladie incurable, elle obtient le droit de penser à sa mère. Kamila, à l’instar d’un groupe de personnages composé par ailleurs de Tereza (L’Insoutenable légèreté de l’être), Rachid (La Répudiation) et Mehdi (L’Insolation), est hantée par la figure maternelle. Dans les rapports de ces protagonistes avec le monde extérieur, cette hantise se transforme en besoin pathologique d’amour. Kamila et Tereza manifestent leur tourmente par la jalousie et la possessivité, alors que Rachid et Mehdi le font par la solitude. L’inadéquation des exigences de ces personnages et des possibilités que leur offrent leurs génitrices est à l’origine du détournement, dans le récit, de l’image traditionnelle d’une mère protectrice.

       Dans La Répudiation, Rachid, en faisant allusion à la répudiation de sa mère pourtant annoncée dès le titre du roman, nous brosse un portrait très sommaire de la première réaction de cette dernière face au drame inéluctable qui l’attend :

« Ma mère est au courant. Aucune révolte ! Aucune soumission ! Elle se tait et n’ose dire qu’elle est d’accord. Aucun droit ! Elle est très lasse. Son coeur enfle. Impression d’une fongosité bulbeuse. Tatouage qui sépare hargneusement le front en deux. Il faut se taire: « mon père ne permettrait aucune manifestation» (p. 33).

Par la répétition du mot « aucune », les points d’exclamation et l’absence d’articles devant « impression » et « tatouage », ces quelques phrases mettent en relief le sentiment d’impuissance de la mère auquel fait écho celui du fils/narrateur. D’abord objet du récit, subsistant grâce à l’attente de la narrataire qui la réclame quatre fois avant qu’elle ne lui soit adjugée, la mère est ensuite décrite par les expressions résumées du passage cité. La description s’attarde essentiellement sur le « coeur », siège des sentiments, et « le front », celui de la réflexion ou des pensées. Ce front mutilé et ce coeur mutant font de la mère un phénomène de foire, à la fois répugnant et fascinant aux yeux de son fils. Il réitère cette image plus loin, lorsqu’il dit : « Je voyais Ma se mordre les lèvres et se tordre le corps» (p. 39). Son corps se révolte alors qu’« elle se taisait» (p. 39). Le narrateur n’a qu’une explication à l’attitude décevante de sa mère : « Lâcheté surtout» (p. 33). La sévérité de ce jugement n’a d’égale que l’immensité de « la solitude » qui, en étant répétée plusieurs fois, explique et justifie toute sa personne : « Solitude, ma mère! » (p. 37 et p. 38). « Toutes les nuits à franchir, et la solitude! » (p. 39). « La solitude – pire que la compassion » (p. 40). Litanie offerte à mille échos, béance de la parole face au vide où la volonté se perd, cet ultime cri d’un corps en crise d’affect sera repris et dédoublé encore une fois dans L’Insolation, cet autre gouffre où la mère s’enfonce et disparaît.

       Le corps de Selma parle également à travers le « goitre » (p. 144). Il développe un mal annonciateur de la mort au même titre que de la fin du calvaire d’être la « favorite du maître » (p. 143). Le « goitre » qui « enfle » indéfiniment, n’est-il pas, lui aussi, l’« impression de fongosité bulbeuse » décrivant l’état de Ma dans La Répudiation (p. 33) ? Selma est au début du roman une mère affectueuse – seul visage humain dans le défilé carnavalesque et le vacarme sauvage de la circoncision, digne d’exprimer ses sentiments maternels par « les larmes » qui suggèrent qu’elle fait sienne la souffrance de son fils. Elle perd petit à petit cette beauté intérieure et extérieure. Avant même de savoir qu’elle « agonisait – à trente-cinq ans – » (p. 83), nous devinons sa déchéance dans la phrase « ma mère était belle » (p. 83). L’imparfait laisse entendre l’aspect révolu de l’attribut et une espèce de nostalgie d’un temps de l’« innocence amère» (p. 51). Marc Boutet de Monvel parle de la maladie de Selma en ces termes :

« Dans le déclenchement et la progression du mal l’accent est mis toutefois sur la psychologie de la malade, chroniquement tentée par le suicide, “se trouvant laide”, se “négligeant”, corroborant un diagnostic démonologique plus que médical. Le texte le confirme, rapprochant “l’étau” du goitre d’un “étau  de la malédiction”, “sceau maléfique” frappant toute la maison ancestrale et singulièrement les animaux familiers de Selma »[1].

Cette dernière n’est plus considérée comme mère, mais comme une personne malade qui dérange le calme et la sérénité de la maison familiale. Tant qu’elle allait bien, elle représentait un élément positif qui contribue à la joie ambiante. Mais à partir du moment où elle va mal, elle constitue un fardeau dont il est implicitement question de se débarrasser et ce par tous les moyens, même les sortilèges. Selma ne souffre pas d’un goitre, elle est tout entière goitre. Ce n’est plus une mère ou une maîtresse ou une tante ni même une soeur et ce depuis longtemps, depuis ce fameux jour où elle fut violée près du puits. Elle même ne se considère plus que comme un goitre. Elle ne sert plus à rien et cette inutilité explique peut-être ses tentatives de suicide ratées, autant de messages de détresse que tout le monde semble ignorer.

       Dans le premier roman de Boudjedra, Ma fait preuve elle aussi de complicité avec son fils aîné : elle « entr(e) dans le jeu » de Zahir (mythomane et paranoïaque, obsédé par l’image du sang qui résume pour lui tout l’être féminin et qui déclenche son aveuglement hystérique et sa phobie des femmes), en « essay(ant), par gentillesse, de lui prendre la main et de le diriger à travers la maison » (p. 25). Mères protectrices et compatissantes, Selma et Ma sont à l’opposée de la mère de Tereza qui, dans L’Insoutenable légèreté de l’être, n’hésite pas à ridiculiser sa fille à chaque occasion qui se présente à elle, comme lorsqu’elle lit à haute voix son journal intime « en se tordant de rire à chaque phrase » (p. 192). Tereza souffre quand sa mère lit son journal et que « toute la famille s’esclaff(e) et en oubli(e) de manger » (p. 192). Dans La Répudiation, Ma nous est dépeinte comme incapable de faire une chose pareille. La preuve en est sans doute cette sorte de code d’honneur dont elle fait preuve lorsque Zahir se trouve exposé à la curiosité et la perplexité de ses frères et soeurs :

«Lui que ma mère a surpris, un jour, dans une position scandaleuse, en compagnie d’un gamin du voisinage; elle ne comprenait pas et n’en croyait pas ses yeux; abominable, le spectacle de son enfant monté en grande pompe sur le dos légèrement duveteux de l’autre misérable avec sa sale figure de petit jouisseur; emportés tous les deux dans un monstrueux va-et-vient qui ébranlait leurs corps élancés, la tête ballottante, à la recherche d’un plaisir, somme toute, formel (...); et Ma les regardait faire, et Ma ne savait que dire (...); nous tous, rivés à ce spectacle incroyable, (...) et Ma ne pouvait interpeller son fils car elle n’était pas capable d’aller jusqu’au bout de l’explication à donner à cette agglomération de deux corps entrevus l’espace d’une douleur – d’autant plus âpre qu’elle n’allait pas pouvoir s’exprimer; et Ma finit par nous chasser de la pièce, ferma la porte à clef : “ce n’est rien qu’un jeu brutal”, dit-elle » (pp. 210-211-212).

Son impuissance face à la « douleur » de la découverte mortifiante de l’homosexualité de son fils est masquée ici par son geste protecteur. Elle prend sur elle toute la violence que suppose cette scène, refusant de compromettre son aîné pour qui elle voue une affection sans bornes (on s’en rend compte rien que par l’attente angoissée qu’elle subit à chaque fois qu’il tarde le soir (p. 99-102)). Ses intentions sont louables, mais le silence forcé comme la parole exubérante ne sont pas de bon augure. Ils n’empêcherons pas « la rupture du cercle magique de l’enfance »[2]. Rachid est en effet « miné par le silence qu’il faudra observer pour ne pas déranger les certitudes d’une société ancrée dans ses mythes de pureté et d’abstinence » (p. 210), à cause d’une attitude « scandaleuse » d’un client de son père; attitude qu’il n’a pas comprise et qu’il aurait pu deviner si sa mère avait parlé des relations réelles entre Zahir et le voisin. Le silence de la mère qui n’a pas pu éviter à son fils les désagréments d’un attentat à la pudeur, est lui aussi le signe du « début du gâchis » (p. 212).

       Dans les quatre romans, la parole déficiente ou déplacée caractérise la mère et dénote son impuissance. Selma, « devenue la maîtresse de son beau-frère, (...) n’avait rien dit, ne s’était même pas lavée »[3]. Ma, « avait depuis longtemps abdiqué et s’était laissée prendre par ses prières et ses saints »[4] ou bien, « ne querellait plus Dieu »[5]: elle apparaît alors, tantôt frappée de léthargie, tantôt délirante[6]. La mère de Tereza pour qui sa fille « aurait fait n’importe quoi (...) si seulement celle-ci le lui avait demandé avec la voix de l’amour »[7] «se taisait »[8]déjà à la naissance de son enfant. Celle de Kamila n’a pas du tout de voix. Simple figurante, elle ne doit son évocation qu’à la nécessité de montrer que la douleur causée par sa mort est moins forte que la jalousie provoquée par un mari volage[9].

       Dire ou mourir, telle est l’alternative faussement offerte à ces mères. Pour les trois premières, nous pouvons dire comme ce fut le cas pour Selma, qu’elles « demeur(ent) dans un état stationnaire, comme si ayant peur du vide, elle(s) préférai(ent) voguer entre deux pôles de décision. Il est vrai que le choix était limité. Entre la douleur et la mort, que choisir ? »[10] « Prise qu’elle(s) étai(ent) entre (leur) soumission et (leur) révolte volcanique, elle(s) étai(ent) condamnées à mourir de harassement »[11]. Certaines d’entre elles, avant de rejoindre la mort, leur ultime refuge, sombrent dans la folie, la détérioration physique, la maladie, ou les trois en même temps comme Selma et Ma et la mère de Tereza (qui se contente d’un cancer). Mais leur lente désagrégation déteint sur leurs enfants. Elles se transforment alors pour eux en un piège destructeur, démentiel et démoniaque.

                    b) Première alternative : tomber ou couper                   le lien ?

       Les sentiments ambigus qui existent entre la mère et l’enfant tels que nous les présentent Boudjedra et Kundera, se trouvent à l’origine d’une tension extrême du récit. Rien que le fait de parler de la mère est perçu comme une douleur intense qui met en relief la nécessité et par la même occasion, la fragilité de la prise de parole. C’est le cas pour Rachid qui tente vainement, dans La Répudiation, d’échapper au leitmotiv vicieux et tentateur de Céline. C’est aussi celui de Mehdi qui, dès l’incipit du quatrième chapitre de L’Insolation consacré au viol de Selma, annonce son regret d’avoir brisé le cercle familial de la parole interdite :

« Pourquoi lui avoir parlé de ma mère? J’avais certainement raté là une belle occasion de me taire » (p. 75).

Derrière la boutade ou le clin d’oeil ironique de l’auteur à l’égard de son premier roman, nous pouvons déceler la conscience profonde du piège de la maternité. Conscience également présente chez Kundera dont les personnages, notamment ceux de L’Insoutenable légèreté de l’être trouvent l’explication de leur enlisement sentimental ou idéologique dans leurs rapports avec leurs mères, comme le souligne Guy Scarpetta :

« Franz, le plus dépendant de l’univers maternel, est tout à la fois le plus inapte au libertinage et le plus enclin à l’illusion lyrique, y compris sur le plan politique (il garde la nostalgie du “cortège”, de la “grande marche”, de la participation au “sens de l’histoire”); Tomas, qui a rompu de manière délibérée, voire volontariste, avec l’univers des valeurs maternelles (symptomatiquement : dans la foulée de son divorce), semble plutôt embarrassé par la fonction paternelle (ses relations avec son fils sont fondées sur l’équivoque), et n’échappe guère à la position œdipienne classique, celle qui vise à une séparation tranchée entre sexualité et amour-tendresse (Tomas rêve de pouvoir aimer Tereza “sans être importuné par la bêtise agressive de la sensualité”). Côté femmes : Sabrina ne cesse de réitérer symboliquement sa sortie de l’univers maternel, selon un principe de “trahison” littéralement interminable, comme si cette sortie était à reprendre sans fin, jamais définitive; Tereza, enfin, dont le lien à la mère est présenté comme particulièrement traumatique (sa mère incarne le “naturalisme”, l’impudeur, la dénégation du péché, la volonté d’assumer la prétendue innocence du corps jusque dans ses aspects les moins ragoûtants), croit s’en sortir par un contre-investissement de valeurs nobles (la musique, la lecture), par l’amour-passion pour Tomas (“Elle était venue vivre avec lui pour échapper à l’univers maternel où tous les corps étaient égaux”), – mais reste prise au piège du narcissisme (elle ne désire pas vraiment son partenaire, mais plutôt “son propre corps soudain révélé” à travers lui) – c’est-à-dire, au fond, de la prise maternelle : jusque dans son idéalisme, son besoin de dignité, elle continue à n’être que le prolongement inversé du “grand geste de sa mère, autodestructeur et violent” »[12].

Guy Scarpetta affirme donc que « la sphère maternelle » est évoquée dans ce roman, soit comme un piège lyrique de part le sentimentalisme qu’elle peut susciter, soit comme moteur du libertinage dans le cas d’une séparation trop brutale qui provoquerait chez l’enfant une dissociation entre le sexe et les sentiments, soit comme un élément de culpabilisation, soit enfin, comme un piège narcissique. Dans tous ces cas, que la séparation de la mère soit complètement ignorée, provoquée, éternellement reconsidérée, ou désespérément désirée, elle reste douloureuse et impossible à réaliser.

       Rachid hésite dans La Répudiation entre le silence et la parole. Il tombe lui aussi dans le piège maternel :

« Pourquoi ma mère me préférait-elle à mes autres frères? En fait, nos rapports étaient plus heurtés, plus violents. Impossible de donner une réponse » (p. 49).

La parole se heurte au blocage : sitôt donnée, elle est reprise. Le piège se referme complètement lorsque le narrateur avoue à la suite du décès de Zahir :

« Ma allait certainement m’adorer et renforcer son amour pour moi » (p. 168).

Il n’en sera rien car la mère sombre dans la maladie, puis meurt. Trahison ? Là commence la remise en question, alimentée par le paradoxe de l’attitude de la mère qui le pousse vers l’abîme :

« Mais les valeurs nécessitaient des sacrifices et tout le monde était d’accord pour les assumer jusqu’au bout : les femmes – elles n’étaient pas les dernières ni les moins enthousiastes –, les hommes, les cadis et les gros commerçants. Ma reprenait alors sa place parmi les traditions envahissantes et réintégrait les dimensions de l’ordre. Aussi la société reprenait-elle son souffle et psalmodiait-elle d’une voix triomphante. Le peuple, lui, battait des mains et se réservait des lendemains de fêtes » (p. 38).

Le narrateur n’arrête pas là sa tentative suicidaire de dévalorisation de la mère :

« Ce qui me rendait le plus malheureux, c’était l’attitude équivoque et caqueteuse de ma mère, prise dans sa contradiction abondante, ne sachant à quelle haine se vouer et, pour ne pas perdre pied, décidant tout à coup de jouer le jeu, de se soumettre totalement aux avunculaires déchaînés » (p. 47).

Rachid trouve cette attitude révoltante car il n’est pas plus misérable que le spectacle de la flagellation. Cette image de la mère qui se fait la garante de sa propre perte est décidément intolérable pour notre protagoniste. Pour en faire une figure littéraire, Boudjedra a dû puiser son inspiration dans son vécu. Nous prenons connaissance dans une thèse consacrée à la « critique de la société dans l’œuvre de Rachid Boudjedra » d’un détail assez significatif :

« Le père détient tous les droits mais c’est la mère, subordonnée à son pouvoir exclusif qui perpétue paradoxalement les traditions. Même si celles-ci l’asservissent à tous les niveaux dans la société ancienne, c’est elle qui est gardienne des lois ancestrales ponctuées par des rites quotidiens »[13].

L’aversion éprouvée par Rachid et Mehdi à l’égard d’une mère soumise, qui n’a d’autre alternative que celle de putréfier son corps pour échapper à la fatalité de son rôle d’objet sexuel, trouve son répondant dans L’Insoutenable légèreté de l’être. Il y est question du dégoût de Tereza à l’égard d’une mère impudique, montrant son corps dans toute sa laideur pour se venger de son échec à en faire un objet sexuel :

« Dans l’univers de sa mère, tous les corps étaient les mêmes et marchaient au pas l’un derrière l’autre. Depuis l’enfance, la nudité était pour Tereza le signe de l’uniformité obligatoire du camps de concentration; le signe de l’humiliation » (p. 88).

A l’origine de l’enfermement de la mère dans les pays du Maghreb, il y a un phénomène universel, à savoir sa condition de femme. En décrivant le devenir des algériennes vu à travers les romans de Boudjedra, Giuliana Toso Rodinis oublie sans doute qu’il en a été de même dans les autres sociétés :

« Ce que Boudjedra met en évidence dans ses romans du cycle algérien, c’est le lourd fardeau de la soumission de la femme contrainte aux exigences érotiques du mâle et à la dissolution de son corps devenu un poids mort, vieilli, fatigué par les nombreux accouchements »[14].

Elle souligne en outre que la répudiation de la mère en tant qu’élément autobiographique représente bien un catalyseur de récit pour le premier roman de Boudjedra :

« On reconnaît dans ce roman, comme dans les autres à venir, que cet acte a déclenché dans l’âme de l’écrivain la prise de conscience d’une injustice que sa mère et lui ont dû subir à cause du père. D’où la « subversion littéraire », la violence qui caractérise son écriture, et ces formules lapidaires pour souligner la gravité de l’événement.(...) Ce qui l’agace au point de devenir un topos, c’est cette passivité physique et morale, cette acceptation morne qui l’humilie en profondeur, ce sens de la fatalité à laquelle la femme ne peut guère s’opposer »[15].

Bien plus que « la prise de conscience d’une injustice », le sentiment d’une impuissance à dire (que nous avons développée dans les pages précédentes) nous semble représenter le ferment littéraire dont il est question dans cet extrait.

       La machination ourdie contre la mère emporte dans sa course folle les enfants. Dans La Répudiation, Rachid associe en effet sa mère à sa propre impuissance :

«Toute cette tension nouée au niveau de ma gorge, et que je n’arrivais pas à faire exploser dans un quelconque acte de violence, me fatiguait beaucoup. Insomnie. Ma mère, à mes côtés, ne dormait pas non plus. Soupirs » (p. 49).

Ou, plus loin, à l’échec de ses amours secrètes et illicites avec sa cousine qui, après un refus catégorique, consent à se laisser caresser avant de devenir littéralement pantelante de désir. L’image de ce désir grotesque, amplifiée par le dégoût que lui inspire cet acte que seule son ombre semble « revendiquer », suscite sa pitié envers lui-même :

« Commisération à l’égard de mon propre malheur, car je revendiquais à l’instant même ma mère meurtrie, trompée; mais les idées étaient rétives et j’aboutissais chaque fois à cette odieuse impasse où me catapultait l’innocence amère (je ne savais pas comment me venger du sadisme du clan vis-à-vis de Ma) » (p. 51).

Le passage de « l’innocence amère » à l’innocence de la mère dont le roman se fait l’écho, rendu possible par un simple jeu de mots, nous semble très suggestif. En même temps cause et conséquence du malheur, « l’innocence » à mère verra le saccage se prolonger dans L’Insolation à travers « la rupture » à mère « avec le père » (p. 246). Le motif du miroir nous « catapulte » d’un roman à l’autre.

       Le miroir est en effet présent dans deux des romans que nous étudions : L’Insolation et L’Insoutenable légèreté de l’être. Dans le premier, nous voyons grâce à la voix de Mehdi et à travers le regard de Malika, le spectacle orgiaque des états incestueux de Siomar et Selma qui se reflètent dans le miroir de la grande armoire. Le miroir est en même temps le lieu où l’image de la mère se brise dans L’Insolation, et celui où elle s’érige en puissance castratrice dans L’Insoutenable légèreté de l’être. Tereza redoute le regard de sa mère et cherche par tous les moyens de s’en détacher :

« Elle s’y contemplait longuement, et ce qui la contrariait parfois c’était de retrouver sur son visage les traits de sa mère. Alors, elle n’en mettait que plus d’obstination à se regarder et tendait sa volonté pour s’abstraire de la physionomie maternelle, en faire table rase et ne laisser subsister sur son visage que ce qui était elle-même. Y parvenait-elle, c’était une minute enivrante : l’âme remontait à la surface du corps, pareille à l’équipage qui s’élance du ventre du navire, envahit le pont, agite les bras vers le ciel et chante » (p. 66).

L’image de la mère se reflète dans le miroir, écrasant de tout son poids l’image de la fille. Se détacher de cette image représente une véritable libération pour Tereza. La façon dont elle se raccroche au miroir pour exorciser les attributs maternels qu’elle y voit, la rend plus pathétique que jamais et nous renvoie fatalement à celle, plus pathétique encore, avec laquelle Mehdi décrit son désir de voir tanguer la porte de l’armoire où se reflète la scène traumatique de la sexualité maternelle. Tereza veut faire abstraction de son corps dont la dimension érotique est gommée par le regard castrateur de la mère qui s’en trouve elle-même asexuée; Mehdi veut effacer l’image d’une mère-corps, réduite à sa seule fonction d’objet sexuel dont il est lui-même le fruit et, du coup, c’est son image à lui qui sera happée. Echec et mat. Car le miroir révèle ce que l’entendement récuse ou tente d’occulter. Dans le roman de Kundera, « non seulement (Tereza) ressemblait à sa mère, mais (...) sa vie n’a été qu’un prolongement de la vie de sa mère » (p. 67). Et, pour sa part, le narrateur de L’Insolation ne peut éviter d’apprendre le secret de sa naissance et des relations intimes de sa mère (pp. 90-91) à travers non pas un miroir, mais quatre : le regard de sa tante, lui-même plongé dans le miroir réel de la grande armoire qui garde encore les traces du « va-et-vient » (p. 91) coïtal lorsqu’il reflète virtuellement le scène du meurtre du père. Cette mise en abîme qui n’en finit pas, est portée à son paroxysme par le mouvement entêté de la porte qui s’ouvre et se ferme sans cesse. Lorsque Mehdi imagine vers la fin de L’Insolation, le « va-et-vient du couteau» (p. 217) dans la gorge de Siomar, projeté sur l’écran-miroir de la porte de l’armoire « qui continuerait à grincer et à battre follement » (p. 218), est-il tenté, lui aussi, à l’image de Tereza, par le vertige, la chute, l’appel de la pesanteur ? Bref, le retour à la mère ? Ou bien le cordon doit-il être définitivement coupé ?

       L’image maternelle constitue ainsi un abîme où viendrait se briser celle du personnage qui ose s’y mirer. Le lien est-il définitivement coupé ? N’y aurait-il pas ne serait-ce qu’une once de nostalgie ou de regret d’un paradis perdu ? Rachid nous parle en effet dans La Répudiation, du « désespoir du lien coupé qui (lui) donnait des rages de testicules » (p. 44), avant de déclarer sa haine pour sa mère (« Ridicule, ma mère! Je la haïssais... » (p. 53)). Il n’hésite pas d’ailleurs à répéter cette affirmation, comme s’il voulait s’en convaincre lui-même (« Lamentable, ma mère ! Je ne lui adressais plus la parole et la haïssais » (p. 64)). Mehdi laisse également paraître dans L’Insolation certains signes de son désir de rupture. Il est « écoeuré par l’odeur du lait épais et crémeux que (s)a mère versait dans (s)a soucoupe » (p. 206) et avoue sincèrement : « Je m’étais demandé si j’aimais réellement ma mère! » (p. 226).

       Dans La Valse aux adieux, Kamila éprouve pour sa part, du « repentir » à travers la souffrance que lui cause la mort de sa mère. Le narrateur se hâte d’expliquer ce sentiment, au détriment des autres (« tristesse », « nostalgie », « émotion »). Il nous dit effectivement :

« (Kamila avait-elle suffisamment pris soin de sa mère? Ne l’avait-elle pas négligée?) » (p. 160).

Mises entre parenthèses, ces questions plutôt rhétoriques endossent l’habit de la confidence visant la compréhension et l’indulgence du lecteur. Le questionnement sur l’authenticité de l’amour vis-à-vis de la mère continue dans L’Insoutenable légèreté de l’être avec le « regret » éprouvé par Tereza :

« Si sa mère avait été une des femmes inconnues du village, sa joviale grossièreté lui eût peut-être été sympathique! Depuis l’enfance Tereza a toujours eu honte que sa mère occupe les traits de son visage et lui ait confisqué son moi » (p. 433).

Cette remise en question est le résultat d’un constat d’échec de l’image maternelle. Les personnages sont profondément blessés par la déception que leur causent leurs mères.

       Le premier, Rachid, est halluciné de voir « Ma se dérob(er) »[16] pour ne pas déranger la nuit de noce, puis « se calfeutr(er) »[17]après avoir participé à l’hystérie collective du remariage de son mari, sans doute pour sauver la face, gommer l’humiliation qu’elle vient d’essuyer (« Tout le monde louait son courage et cela la consolait beaucoup! »[18], enfin, « cess(er) de s’occuper de Zahir »[19] comme si elle se raccrochait à son devoir de mère pour pouvoir supporter la fête. Dès lors, l’espace utérin vu à travers la menace d’«engloutissement »[20] qu’il représente, est fuit. La mère est associée à la maison où Rachid « ne voulai(t) pas rentrer »[21], de peur qu’elle ne le « dévor(e) »[22]. La prison de la mère menace d’être celle des enfants et le comble, c’est qu’« il n’y avait plus d’issue »[23]possible, « à moins que »[24].

       Quand au narrateur de L’Insolation, il ne peut supporter le dépérissement de sa mère qui sera pourtant le dernier souvenir qu’il aura d’elle, puisqu’il n’assiste même pas à ses funérailles. C’est Djoha qui lui fait à l’hôpital le récit de l’enterrement. Il l’accuse même « d’avoir simulé cette maladie pour échapper à la corvée de l’enterrement » (p. 225). Mehdi oscille ici aussi d’une prison à l’autre, conscient qu’«il n’y avait plus d’issue ». L’évocation de l’agonie de la mère au chapitre 10, correspond au « dernier séjour » de Mehdi « dans la maison maternelle avant l’insolation » (p. 219). La fin du calvaire de la mère annonce le début de celui du fils. La rupture est tantôt désirée, tantôt rejetée, tout comme le mot mère que le narrateur emploie dans le récit en alternance avec le prénom Selma, hésitant sur la nature du statut à lui accorder :

« Ma mère que j’avais toujours appelée Selma parce qu’elle ne m’avait jamais semblé assez vieille pour mériter le nom de mère » (p. 211).

       Tereza, troisième personnage à être déçu par l’image maternelle, ressent au plus profond de sa chair la douleur causée par l’insistance de sa génitrice à vouloir lui faire accepter la banalité et l’inutilité de son corps. L’image de la mère est aussi bien altérée par le silence et la pudeur de Selma qui veut, dans L’Insolation, oublier son corps en s’entourant d’animaux qui rappellent l’univers de la pureté virginale des contes de fées, que par l’impudeur de la mère de Tereza qui, dans sa lutte contre la déchéance de son propre corps, étale ses tares. Montrer ou cacher le corps de la mère sont pour Mehdi et Tereza deux attitudes traumatiques, porteuses du même résultat : Mehdi déchire les photos de sa mère pour exorciser une nudité agressive parce que cachée; Tereza déchire aussi l’image de son propre corps devant le miroir, à la recherche de « l’équipage de son âme ». Effacer le corps de la mère, le faire disparaître, tels sont les objectifs de ces deux personnages. Les tentatives réitérée de couper le cordon ombilical se soldent pourtant par un échec, puisque même la mort réelle de la mère ne permettra pas aux personnages de se libérer.

       Dans L’Insoutenable légèreté de l’être, dont « l’un des sous-titres possibles (...) pourrait être : tentative d’évasion hors de la sphère maternelle »[25], les protagonistes luttent vainement contre leur attachement à la mère. Soit consciemment comme Tereza devant son miroir, ou Sabina à travers son obsession de la trahison (pour elle, la trahison est le seul salut, l’unique façon de ne pas se faire d’attaches) sans cesse répétée, donc toujours remise en question, jamais aboutie; soit inconsciemment comme Tomas qui croit s’être débarrassé de toute pesanteur en coupant « volontairement » le cordon, mais qui, grâce à Tereza, retombe dans le piège de l’idylle, ou comme Franz qui ne se pose même pas la question, se fond dans la masse et n’aspire qu’au bonheur, d’où son profond désaccord avec Sabina, traduit par le « petit lexique de mots incompris »[26].

       Doit-on se poser la question de l’origine de rapports aussi malsains avec la mère, à l’image de Freud s’appuyant sur l’étiologie en psychanalyse ? La recherche des causes du mal, en priorité dans la petite enfance, contribuerait peut-être à connaître les raisons qui ont amené nos auteurs à insister sur la problématique de la mère. Octave Manonni affirme :

« (...) La croyance à la présence du phallus chez la mère est la première croyance répudiée, et le modèle de toutes les autres répudiations »[27].

Dans les romans de Boudjedra nous ne pouvons pas dire que les choses se passent aussi facilement. Le constat de l’impuissance de la mère provoque un trauma impossible à dépasser, un prétexte pour une complaisance dans la révolte sans cesse avortée. Il reste alors une autre voie :

« Tuer symboliquement la mère comme le père par le récit, c’est se mettre soi-même à l’origine de la vie, c’est être la matrice »[28].

C’est en principe ce qui devrait se produire. Mais, encore une fois, nous sommes en droit de nous poser la question : La mort effective de la mère ainsi que l’enfermement dont elle est victime de son vivant auront-ils raison des narrateurs ? A quelle « naissance » ont-ils droit ? Celle de la folie. « A l’origine » de quelle « vie » ? Celle du délire. Quelle « matrice » ? Celle du récit. Mais le cercle vicieux suit son cours puisque la mort de la mère engendre la mort du récit.

                    c) Le troisième œil : la mère catalyseur de                    récit:

       L’image de la mère est en effet sans cesse sollicitée pour justifier une prise de parole à l’allure prométhéenne. Aussi, à travers le drame de Ma se profile dans La Répudiation, celui de toutes les femmes :

« Ma ne savait ni lire ni écrire; elle avait l’impression de quelque chose qui faisait éclater le cadre de son propre malheur pour éclabousser toutes les femmes, répudiées en acte ou en puissance, éternelles renvoyées faisant la navette entre un époux capricieux et un père hostile qui voyait sa quiétude ébranlée et ne savait que faire d’un objet encombrant » (p. 38).

Outre son désir de mettre en évidence un aspect positif de la mère dont l’illetrisme forcé n’a pas réussi à occulter l’intelligence, le narrateur profite de ce détail pour développer une réflexion sur les femmes en général. La démarche métonymique multiplie les digressions de ce type tout au long du roman, comme dans L’Insolation : « Quelle idée de croire que ma mère qui avait tant maigri, serait capable de tuer Siomar! Il fallait la laisser radoter (...) comme si elle pouvait éliminer, d’un seul coup de couteau, toute cette soumission millénaire des femmes de sa condition » (p. 219). Dans ce roman, les funérailles de Selma sont ainsi paradoxalement l’occasion pour les femmes de se révolter contre l’ordre établi (p. 227).

       Le même procédé est employé dans La Valse aux adieux. L’hostilité de Ruzena envers la multitude de femmes s’agitant dans la piscine entame une parenthèse sur la féminité. Se dessine alors le destin de ces femmes venues chercher un espoir de maternité, tentant à tout prix de conjurer leur impuissance à être par le combat de la stérilité[29]. Elles perpétuent le sort de toutes les femmes, obligées d’exister à travers leur image de mères, et trouvant dans ce statut un palliatif à une existence déficiente de la féminité (Etre mère à défaut de pouvoir être femme : une solution de rechange, un gage de puissance).

       Nous trouvons par ailleurs des passages dans La Répudiation où, cette fois, le destin de la mère n’est plus prétexte à parler de l’injustice dont sont victimes les femmes, mais de celle qui s’abat sur les enfants :

« Quel marécage, quelle fiente avions-nous évités ? Aucun car la sentence avait été vivace dès notre enfance, faussée par d’irrémédiables apocalypses dont Ma était la plaque tournante, obturés que nous étions par l’amour violent de notre mère qui nous mettait à portée de l’inceste et du saccage, dans un monde demeuré fermé à notre flair de mauvaises graines dispersées au sein de la maternité dévorante » (p. 193).

Responsable du « saccage », la mère reste cependant le moteur qui fait fonctionner le récit, la « plaque tournante » qui permet paradoxalement de mettre en mots le « marécage » et la « fiente ». D’ailleurs, « tout le récit est construit autour du corps de la mère qui est le foyer et le catalyseur du délire »[30]. Fonctionnant en tant que « catalyseur du non-dit »[31], le corps de la mère se consume de l’intérieur et s’offre au regard extérieur du narrateur, qui le dénature. « La maternité dévorante » se fait alors figure dévorante de l’écriture. Elle englobe tout et devient elle-même récit, justifiant par là le choix du titre du roman. Là aussi, la mère joue le rôle d’un miroir qui reflète une autre facette du récit : après le saccage des femmes et celui de l’enfance, vient la destruction du pays. La répudiation de la mère prend de plus en plus d’ampleur jusqu’à devenir celle de la mère patrie :

« La répudiation de ma mère par Si Zoubir, chef  incontesté du clan; point de départ de la dissémination et de la destruction de la famille, prise à son propre piège, envahie par sa propre violence, décimée finalement au bout d’une longue lutte qui aboutit à cette guerre intestine au moment du partage, ravageant le pays comme une sorte de calamité naturelle contre laquelle on ne pouvait rien puisqu’elle était inscrite dans son propre génie » (p. 234).

       Dans L’Insoutenable légèreté de l’être, le narrateur donne également à voir l’attitude d’un pays à travers celle de la mère : « Tereza regardait l’Hôtel de ville détruit et ce spectacle lui rappelait soudain sa mère : ce besoin pervers d’exposer ses ruines, de se vanter de sa laideur, d’arborer sa misère, de dénuder le moignon de sa main amputée et de contraindre le monde entier à la regarder. Tout, ces derniers temps, lui rappelait sa mère, comme si l’univers maternel auquel elle avait échappé une dizaine d’années plus tôt l’avait rejointe et l’encerclait de toutes parts» (pp. 196-197). Plus loin, « le monde est changé en camp de concentration, » (p. 197) c’est aussi « l’idée qu’elle se faisait de la vie dans sa famille » (p.197). Le monde extérieur et l’image de sa propre famille fusionnent aux yeux de Tereza; pour elle, le tout explique la partie, le macrocosme reflète le microcosme.

       Dans L’Insolation, le saccage de la mère est même associé à une catastrophe naturelle :

« Viol de ma mère, en pleine lumière de l’été, à côté du puits où elle était venue puiser l’eau; par terre, à la manière des moutons de mon enfance que j’avais vu tuer et dépecer (...) Cela a coïncidé avec l’année du séisme qui avait tout dévasté » (p. 85).

Ici, le viol de la mère, tout comme sa répudiation dans le roman éponyme, inscrit la sexualité de la femme dans la violence et la souffrance, mais évoque également, toujours par métonymie, le cataclysme à une plus grande échelle que celle de la famille. Fièvre contagieuse, l’écriture endosse la voracité de la mère pour tout dévorer sur son passage. Nous remarquons bien comment les mots semblent se contaminer les uns les autres, par le simple fait d’être juxtaposés : le « viol » attire la « mère », la « lumière de l’été» embrase l’ombre du « puits », « l’eau » se répand sur la « terre » où coule encore le sang des « moutons » qui se reflète dans le regard de « l’enfance ». Un événement en suscitant un autre, l’avalanche finit par « tout dévast(er) », jusqu’à la mort. La disparition de la mère n’empêche pourtant pas le délire de continuer. La « solitude » (p. 56 et p. 230) encercle le récit. La mort de Selma lui donne finalement le droit d’être nommée mère et déclenche l’écriture du « désarroi » face au vide :

« J’avais perdu ma mère et j’étais anxieux à l’idée de la solitude qui allait s’abattre sur moi, arbre saccagé dans le chaos des soliloques insomnieux (...) Je ne savais plus que faire, en vérité, et demeurais enfermé dans cette salle, cloué sur ce lit, à consoler tous ceux qui venaient pleurer la mort de ma mère » (p. 230).

La mort de la mère devient un leitmotiv[32], la source et l’inspiration de l’écriture, en même temps que le précipice où le délire la jette. Le narrateur n’avoue-t-il pas en effet : « Elle (Nadia) profitait de l’insolation que j’avais attrapée, de mon désarroi, de ma solitude de plus en plus grande, depuis la disparition de ma mère, pour me poser des questions insidieuses » (p. 233). Ou encore : « Entre la mort de ma mère et l’intransigeance de Nadia, je ne savais plus quel Dieu invoquer » (p. 235). La rage de raconter du début du roman semble s’éteindre en même temps que la mère, comme ce fut le cas dans La Répudiation, lorsque Rachid nous apprend dans une formule lapidaire la mort de Ma[33], affirmant par là son refus d’en dire plus après l’avoir on ne peut plus clairement signifié à Céline : « Je finissais par refuser de parler, rejetant cette idée absurde de la catharsis thérapeutique » (p. 236). Cette phrase ne scelle-t-elle pas la véritable fin de ce roman ?

       Après avoir fonctionné en tant que catalyseur du récit, l’image de la mère peut également être provoquée. Il en est ainsi des motifs de la « jalousie » dans les deux romans de Kundera, et de celui du « miroir » dans L’Insoutenable légèreté de l’être qui se font le prétexte d’un discours sur la mère. C’est aussi le cas de Jakub dans La Valse aux adieux, qui prend son plaidoyer en faveur de la nécessité de ne pas avoir d’enfants comme prétexte à l’évocation de son aversion pour la maternité[34].

       Dans les romans de Boudjedra, la mère est « la plaque tournante » du récit, dans ceux de Kundera, elle est souvent un motif qui entre dans l’élaboration d’un thème. La « jalousie » par exemple, vue à travers le regard de deux personnages, Tereza et Kamila, et utilisée par les narrateurs de manières différentes, englobe à chaque fois l’image de la mère. Avec L’Insoutenable légèreté de l’être, la jalousie est le prétexte d’un désir de retour vers la mère, de réhabilitation de l’image maternelle. La jalousie éprouvée par Tereza à l’égard de Tomas est, en effet, un des thèmes récurrents du roman. La mère devient ici une valeur refuge, la possibilité de fuir la souffrance causée par les infidélités du mari. Egalement motif de culpabilité pour la jeune femme qui, en apprenant que sa mère est malade, regrette les moments passés aux côtés de Tomas qui ne l’aime pas puisqu’il la trompe, la jalousie pousse Tereza à justifier le comportement de sa mère envers elle. C’est le « vertige » causé par le « sentiment d’impuissance » (p. 94), face aux écarts érotiques de son mari qui « attirait Tereza auprès de sa mère » (p. 95). La jeune femme se fond dans ses contradictions. La peur de perdre sa mère est plus forte que sa jalousie envers un mari volage, mais en même temps, cette jalousie permet l’absolution de la mère. Elle est donc plus forte que les sentiments pour la mère.

       Par contre, dans La Valse aux adieux, la souffrance suscitée par la jalousie des nombreuses conquêtes de son mari, est, pour Kamila, plus forte que celle déterminée par la mort de sa mère. Mais ici aussi la mère représente une fuite en avant :

« Cette souffrance se parait charitablement de multiples couleurs (...) Cette souffrance s’éparpillait charitablement dans toutes les directions : les pensées de Kamila rebondissaient contre le cercueil maternel et s’envolaient vers des souvenirs, vers sa propre enfance, plus loin encore, jusque vers l’enfance de sa mère, elles s’envolaient vers des dizaines de soucis pratiques, elles s’envolaient vers l’avenir qui était ouvert et où, comme une consolation (oui, c’étaient des jours exceptionnels où son mari était pour elle une consolation), se dessinait la silhouette de Klima » (p. 160).

Le clivage entre son désir de légèreté et la tentation de la pesanteur, se traduit dans les pensées de Kamila par l’opposition d’un mouvement centrifuge – causé par la mort de sa mère, ouvrant sur l’extérieur, sur un dépouillement de l’espace-temps, une invitation au voyage dans le souvenir, mais qui revient inlassablement à l’image obsessionnelle du mari, gage de pesanteur et de sécurité – et d’un mouvement centripète, n’offrant qu’un cercle vicieux où tout n’est qu’impuissance : « quand elle était jalouse, elle ne pouvait rien faire du tout » (p. 161).

       Mère-silence à qui l’on ferme désespérément les yeux et la bouche même après la mort[35], mère-violence-violée-répudiée, mère-puissance castratrice, mère-récit et récit-mère, Gaïa resplendissante qui écrase de tout son poids de minuscules enfants, représente-t-elle paradoxalement et malgré tout l’unique fil d’Ariane salvateur ? Car, pour le moment, c’est par elle que passe la parole, même déficiente, même douloureuse, même détournée. Mais le spectacle continue.

            2- La parole détournée ou l’amante transfuge?

       De la femme-mère en tant que siège de l’indicible, en tant que passeur de la parole douloureuse, le jeu avec la transparence et l’opacité (ce va-et-vient entre la parole et le non-dit) continue avec un autre pôle sur lequel se pose notre regard : celui de l’amante. Les rapports sentimentaux et/ou sexuels tels qu’ils sont évoqués dans les quatre romans qui forment notre corpus, sont marqués par le paradoxe. La mise-en-mot des couples donne à voir une mise-en-scène de polarités antithétiques :

Attirance // répulsion

 Jalousie   // culpabilité

 Vérité      // mensonge

       Ce va-et-vient continu qui ne cesse de faire valser les amants en leur faisant changer de temps à autre de rôles, au lieu d’éloigner les polarités les unes des autres, les rapproche jusqu’à presque les confondre. L’image de l’amante est ici révélatrice de l’écriture de l’ambiguïté, du flou, conséquences logiques d’une communication intermittente.

                    a) Révélation du paradoxe :

       Le premier paradoxe que nous nous proposons d’évoquer, émane de la position occupée par les narrataires intradiégétiques des deux textes de Boudjedra. Céline et Nadia, Nadia et Céline. Les deux faces d’une même pièce, ou la même farce dans deux pièces ? Les rôles qu’elles jouent dans le déroulement du récit et le statut de destinataires privilégiées qui leur a été procuré, ont été relevés dans plusieurs commentaires. Dans La Répudiation, Céline, « l’amante étrangère destinataire intradiégétique de tout le récit »[36], semble croire que sa « phrase leitmotiv »[37]est exécutoire. Cette injonction permet en fait l’évacuation de la parole : elle fonctionne donc plutôt comme exutoire. Si, « dans le premier chapitre, Rachid lui parle nommément, à la deuxième personne, mettant du même coup tout le récit, senti comme libérateur dès les premières lignes, en situation de cure psychanalytique »[38], dans le quinzième et avant-dernier chapitre, il en parle à la troisième personne, donnant par là un avant goût de son départ pour la France. Au début du roman, elle est une amante vorace et une allocutaire insatiable. La « douceur » de sa peau évoque pour Rachid « quelque senteur d’airelle et de girofle brûlées et consumées par la ténacité du souvenir » (p. 9) qui le rend à la vie (« je ressuscitais » (p. 9)) et le ramène « soudainement à un état d’extraordinaire lucidité, proche de l’extase » (p. 9). Femme-objet exotique, désirante et désirée (« désir l’un de l’autre hargneux et vorace » (p. 10)), elle suscite l’écriture de la jouissance vue essentiellement à travers le paradigme de la « voracité » : « Au lieu de nous prendre il s’agissait pour nous de nous happer avec une telle virulence que nous engendrions le cauchemar » (p. 10) – « prête (...) à engloutir l’immensité globale » (p. 11) – « son festin poisseux » (p. 11) – « voulant tout à coup tout absorber » (p. 11). Cette vision décalée de l’amante étrangère fait écho à celle, plus courante, que se fait l’institutrice française, de Tipaza. Sa façon de prononcer le nom de cette ville, avec un « affaissement gourmand de la lèvre inférieure » (p. 13), « comme elle eût prononcé le nom d’un fruit » (p. 13), évoque le pittoresque propre aux cartes postales pour touristes en mal d’images figées. L’amante vorace est aussi une exploratrice « gourmande ».

       Néanmoins, Céline se montre incapable de sonder les profondeurs de l’écorce terrestre au même titre que celles de l’inconscient de Rachid. Est-elle réellement le narrataire privilégié que le narrateur veut nous imposer ? N’est-elle pas plutôt une écoute paradoxale, oscillant entre le désir de voir la beauté d’un « paradis terrestre, partagé entre la mer et les ruines romaines » (p. 12), et le refus de s’investir dans un discours qui dérangerait l’ordre dans lequel elle évolue ? Même si elle réclame sans cesse des explications, même si elle « essayait de comprendre pourquoi les plus belles ruines étaient toujours situées au bord de la mer » (p. 13), elle bute contre l’obstacle de son ignorance de l’Autre qu’elle cultive jusqu’à la fin du roman, car elle « n’aspirait qu’à une grande paix et à une grande insouciance » (p. 234), car « elle voulait (...) faire parler (Rachid), pour taire ses scrupules et ses angoisses » (p. 235), car enfin, en désespoir de cause, « elle abandonnait toute velléité de faire parler (Rachid), se murait à son tour dans un silence rédhibitoire » (p. 236). Les rôles s’inversent alors. Rachid, qui ne parle que sous la contrainte, se surprend à souhaiter la demande du récit par Céline qui, au début du roman, l’exaspère par son leitmotiv. Le paradoxe continue de façon explicite. Le narrateur nous livre enfin le fonctionnement du récit :

« Entre nous la suspicion s’aggravait et prenait des dimensions insoutenables, surtout lorsque, se croyant battue, elle abandonnait toute velléité de me faire parler, se murait à son tour dans un silence rédhibitoire, éliminant du coup mon propre mutisme, car, si elle se taisait, mon attitude n’avait plus aucun sens; je restais mortifié dans l’attente d’une nouvelle supplication de la part de mon amante, que j’espérais en vain pendant des jours, jusqu’à l’éclatement nerveux où tout se disloquait en moi; j’étais alors irrémédiablement livré à Céline, auprès de laquelle je savais retrouver des attitudes d’enfant, gros de mon secret infamant. Il fallait réajuster les choses et les êtres et repartir à nouveau, dans une claudication pénible » (p. 236).

L’écoute de Céline, faussée et détournée dès le départ par sa fonction cathartique, se transforme en hermétisme. Tels deux autistes, les amants confrontent leurs silences, les pôles s’inversent alors, et le désir de la parole étant plus fort grâce à l’entêtement du silence, finit son implosion dans le chaos le plus total. L’amante refuse de nommer la ville où Rachid est hospitalisé//enfermé. Elle tient à garder secret ce détail, alors qu’elle cherche à percer l’intimité de toute une famille, à violer de son regard indifférent de part les fonctions scientifiques (archéologie, psychanalyse) qu’elle lui attribue. Elle peut alors passer du statut de catalyseur du récit, à celui de frein au récit. Mais le narrateur contourne l’obstacle (« je finissais par évoquer les lapements chauds et humides de ma langue sur sa peau » (p. 240)), tout comme il le fait au tout début du roman, pour tromper l’attente du récit. Le rapport de cause à effet entre l’érotisme et la parole constitue la différence entre ces deux  scènes d’apparences similaires. Lorsque Céline demande à Rachid de lui parler de Ma, ce dernier lui fait l’amour avant de s’exécuter. Lorsqu’elle refuse de répondre à ses questions, il se remémore leurs ébats. L’acte d’amour se transforme en parole, se trouvant par là même propulsé dans une situation de désir de parole. Rachid, à travers sa nostalgie de la jouissance sexuelle, affirme sa nostalgie du temps où il racontait des histoires à Céline. Ce couple qui se croise et se décroise au fil du roman ne s’unit finalement que pour mieux se séparer, à l’image semble-t-il de celui que forment Mehdi et Nadia dans L’Insolation.

       Boudjedra continue son exploration des paradoxes de la parole dans son deuxième roman. Toutefois, il prend comme point de départ, ce qui n’apparaît qu’à la fin de La Répudiation, c’est-à-dire le refus de l’écoute. Le récit s’inscrivant d’emblée dans une démarche contradictoire, gagne en intensité et se fait plus percutant. Si « l’étrangère » a finit par se murer dans le silence, la compatriote serait à même de faire preuve de compréhension. Il n’en est pourtant rien. Nadia ponctue le récit cadre de ses apparitions, après avoir donné le ton dans l’ouverture de la symphonie. Le roman commence effectivement, tout comme le précédent, sur une scène d’amour. Mais ici, l’acte sexuel n’est pas une réponse à une demande de récit qui inscrirait cette dernière dans une thématique désirante, mais un acte de rébellion contre le rejet de la parole, puisqu’il se transforme lui-même en prétexte à cette parole. Donc, lorsque Céline demande à Rachid de lui raconter son histoire, ce dernier répond en lui faisant l’amour, et lorsque Nadia refuse l’histoire que lui offre Mehdi, ce dernier ne peut que répondre à sa frénésie sexuelle. La voracité érotique des deux amantes donne à lire un détournement de la parole. Nadia l’«ogresse » (p. 223), n’est-elle pas, non le double, non la continuité ou le prolongement, mais le perfectionnement de Céline ? Ce que nous désignons par le terme perfectionnement, c’est une manière plus organisée par laquelle l’auteur évoque les interférences du silence sur le discours. C’est aussi le procédé par lequel le silence, à défaut d’être vaincu, peut être détourné. Nadia, par son refus même de la parole, engendre le récit : « Elle ne me croyait pas », « elle ne croyait jamais ce que je disais », « elle ne me croyait pas davantage » (p. 8); « Nadia ne saurait jamais m’écouter jusqu’au bout » (p. 12); « Nadia, l’infirmière-chef ne voulait pas me croire » (p. 20). Dans La Répudiation, le leitmotiv de Céline n’a pas le même effet que celui de Nadia dans L’Insolation. Lorsque le narrateur du premier roman rapporte le discours de la maîtresse française (« elle voulait que l’on parlât à nouveau de Ma » (p. 9), « Céline me demandait de reprendre le récit » (p. 11), « parle-moi encore de ta mère » (p. 14 et 16)), nous ne sentons pas tout de suite que la prise de parole se fait dans un rapport de force. Tandis que dans L’Insolation, le combat continu de Mehdi révèle la situation paradoxale de ce roman, qui se veut d’une part la scène du dire et qui illustre d’autre part la mise-en-scène du refus de dire. La négation du récit n’est là que pour mieux justifier la production du récit. Nadia, par ses tentatives réitérées de faire taire Mehdi, n’arrive qu’à enflammer son désir de parler. C’est grâce à elle, sublime paradoxe, que le narrateur se fait « scribe » (p. 23). Mais elle ne joue le rôle de Pygmalion (à son insu bien sûr), que l’espace d’un instant, car sa créature lui échappe très vite.

       La parole obligée de ruser pour exister apparaît également dans les romans de Kundera. Penchons-nous par exemple sur le cas d’un autre couple (Tereza et Tomas) qui s’entrecroise dans L’Insoutenable légèreté de l’être. Ce n’est pas par eux que commence le roman, mais par deux réflexions : la première sur le mythe de l’éternel retour, la seconde sur la dualité de la légèreté et de la pesanteur. La première page où ils apparaissent (p. 17) décrit, ou plutôt résume, leur rencontre inscrite déjà dans le paradoxe : il s’agit en fait de l’«inexplicable amour » que Tomas éprouve « pour cette fille qui lui était presque inconnue » et qui « n’était ni une maîtresse ni une épouse » (p. 18). Les sentiments de Tomas envers Tereza sont le prétexte de sa longue réflexion sur la problématique du choix et des conséquences qui en découlent. La parole est encore une fois détournée de son lit. Du fleuve de l’amour, elle passe (sans encombre ?) à celui du choix. Il en découle cette pensée de Tomas : « Einmal ist keinmal, une fois ne compte pas, une fois c’est jamais » (p. 20). Faire un choix est en effet une entreprise sans retour possible, ni annulation, puisque l’on ne vit qu’une seule fois :

« Il n’existe aucun moyen de vérifier quelle décision est la bonne car il n’existe aucune comparaison. Tout est vécu tout de suite pour la première fois et sans préparation » (p. 20).

Est-ce pour cela que Kundera répète plusieurs fois certaines scènes, ajoutant à chaque variation un détail, une note qui pourrait développer la partition sans jamais la changer ? Il en est ainsi de cette comparaison que nous offre Tomas et que nous lisons de manière différente à chaque fois que nous la rencontrons :

« Il lui semblait que c’était un enfant qu’on avait déposé dans une corbeille enduite de poix et lâché sur les eaux d’un fleuve pour qu’il le recueille sur la berge de son lit » (p. 17).

Tereza est, plus loin, encore une fois évoquée sous les traits de cet enfant :

« Ce n’était ni une maîtresse ni une épouse. C’était un enfant qu’il avait sorti d’une corbeille enduite de poix et qu’il avait posé sur la berge de son lit » (p. 18).

Le comportement de Tomas constitue la différence entre ces deux phrases. D’abord passif, il devient actif en sortant l’enfant de la corbeille et en le posant « sur la berge de son lit ». Son geste n’est donc plus maîtrisé de l’extérieur, mais émane de l’intérieur. Il a fait son choix. Son questionnement paraît dès lors contradictoire. Il ne reflète plus son indécision, mais son refus d’assumer ce choix.

       Par ailleurs, ce même motif de l’enfant sortant d’une corbeille ne sera expliqué que bien plus tard, lorsque Tomas se trouvera face à un autre questionnement. Son indignation vis-à-vis des événements qui ont déchiré son pays passe également par Tereza, grâce à l’image de l’enfant dans sa corbeille, qui lui rappelle l’histoire d’Œdipe, lui aussi livré à la merci des eaux d’un fleuve pour le sauver de la hargne de son père. La dénonciation de l’attitude des communistes qui, pour se justifier, avançaient leur ignorance des faits qu’on leur reprochait, passe donc par l’évocation de l’image attendrissante d’une Tereza qui s’est livrée d’elle-même, corps et âme, à la merci de Tomas. Il nous suffit pour vérifier cela, de consulter les incipit des deux premiers chapitres de la cinquième partie, intitulée de manière significative La légèreté et la pesanteur. Le premier chapitre commence par :

« Quand Tereza était venue à l’improviste chez Tomas à Prague, il avait fait l’amour avec elle, comme je l’ai déjà dit dans la première partie, le jour même, dans l’heure même, mais ensuite elle a eu de la fièvre. Elle était allongée sur son lit et il était à son chevet, persuadé que c’était un enfant qu’on avait posé dans une corbeille et qu’on lui avait envoyé au fil de l’eau. Depuis, il affectionnait cette image de l’enfant abandonné et il pensait souvent aux mythes anciens où elle apparaît. Sans doute faut-il voir là le motif caché qui l’incita à aller chercher la traduction de l’Œdipe de Sophocle » (p. 253).

Le chapitre suivant commence par :

            « Ceux qui pensent que les régimes communistes d’Europe centrale sont exclusivement la création de criminels laissent dans l’ombre une vérité fondamentale : les régimes criminels n’ont pas été façonnés par des criminels, mais par des enthousiastes convaincus d’avoir découvert l’unique voie du paradis. Et ils défendaient vaillamment cette voie, exécutant pour cela beaucoup de monde. Plus tard, il devint clair comme le jour que le paradis n’existait pas et que les enthousiastes étaient donc des assassins. Alors, chacun s’en prit aux communistes (...) Ceux qui étaient accusés répondaient : On ne savait pas ! On a été trompés ! On croyait ! Au fond du cœur, on est innocents ! (...) Tomas suivait ce débat (...). Et il se disait que la question fondamentale n’était pas : savaient-ils ou ne savaient-ils pas ? Mais : est-on innocent parce qu’on ne sait pas ? (...) Alors, Tomas se rappela l’histoire d’Œdipe : Œdipe ne savait pas qu’il couchait avec sa propre mère et, pourtant, quand il eut compris ce qui s’était passé, il ne se sentit pas innocent. Il ne put supporter le spectacle du malheur qu’il avait causé par son ignorance, il se creva les yeux et, aveugle, il partit de Thèbes » (pp. 254-255).

Quels rapports pouvons-nous établir entre Tereza, les injustices fomentées par les communistes tchécoslovaques, et leur refus d’assumer les conséquences de leurs actes? Le fil conducteur en est certes le mythe d’Œdipe. En nous montrant les traces laissées par ce fil d’Ariane, le narrateur n’est-il pas en train de nous dérouter ? En révélant le mécanisme de la pensée qui passe d’une problématique à l’autre par analogie, n’essaye-t-il pas d’occulter le côté laborieux d’une parole qui se veut au contraire fluide ? Le discours sur les communistes paraît en effet greffé sur le discours amoureux. Une seconde greffe viendra s’ajouter à la première, éloignant davantage le lecteur du point de départ, à savoir, Tereza :

« Il écrivit un jour ses réflexions sur Œdipe et les envoya à l’hebdomadaire (...) Ça se passait au printemps 1968. Alexandre Dubcek était au pouvoir et il était entouré de communistes qui se sentaient coupables et qui étaient disposés à faire quelque chose pour réparer leur faute. Mais les autres communistes, qui hurlaient qu’ils étaient innocents, redoutaient que le peuple en colère ne les fît passer en jugement. Ils allaient tous les jours se plaindre à l’ambassadeur de Russie et implorer son appui. Quand la lettre de Tomas parut, ils poussèrent une clameur : On en est donc arrivés là! On ose écrire publiquement qu’il faut nous crever les yeux ! Deux ou trois mois plus tard, les Russes décidèrent que la libre discussion était inadmissible dans leur province et leur armée occupa en l’espace d’une nuit le pays de Tomas » (pp. 256-257).

Nous sommes bien loin de cette scène où Tomas, perdu dans ses pensées, contemple Tereza après lui avoir fait l’amour. Les conséquences du détournement de la parole seront désastreuses au niveau de la vie de Tomas. Sur le plan professionnel, la lente descente aux enfers commence pour lui au premier chapitre de la cinquième partie, et se termine au chapitre suivant. Il perd son poste de chirurgien en refusant de se rétracter, mais trouve quand même un poste de médecin généraliste. Un second refus, cette fois de signer une lettre en faveur du parti communiste, entraîne son éviction définitive du corps médical. Tomas devient alors laveur de vitres, peut-être pour permettre aux gens de distinguer plus clairement ce qui se passe à l’extérieur, mais aussi, pour qu’il garde, dans son enfermement symbolique (ayant été isolé du milieu dans lequel il évoluait), un regard tourné vers l’extérieur, vers l’immensité (réconfortante ou déroutante, voire troublante ?) du ciel. Ceci nous ramène encore une fois au début du roman, à ce moment précis où le narrateur « voit clairement » ce personnage « à la lumière » des « réflexions » sur le mythe nietzschéen et la polarité de la légèreté et de la pesanteur : « Je l’ai vu, debout à une fenêtre de son appartement, les yeux fixés de l’autre côté de la cour sur le mur de l’immeuble d’en face, et il ne savait pas ce qu’il devait faire » (p. 17). Sur quatre pages, cette phrase est dite cinq fois. Tel un roulement de tambour, elle donne un ton plus grave aux réflexions de Tomas sur la nature de ses sentiments pour Tereza. Nous retournons donc encore une fois à l’amante. Ce n’est qu’à la dernière variante qu’un détail attire notre attention :

« Il regardait les murs sales de la cour et comprenait qu’il ne savait pas si c’était de l’hystérie ou de l’amour » (p. 19).

Les « murs » qui rendent plus intense l’introspection de Tomas en faisant écran à son regard, l’empêchant ainsi de se perdre dans l’horizon, sont « sales ». Ces murs qui réfléchissent les pensées du personnage, en même temps que son regard, les faisant retourner vers l’envoyeur, donnent à voir également l’état de ces pensées : la saleté évoque en effet l’absence de pureté, de clarté. Tomas reconnaît son ignorance au moment même où le narrateur nous apprend que « les murs » sont « sales ». Ce personnage se trouve littéralement en état de manque de sens à donner à sa relation avec Tereza, commencée sous le signe du doute et du questionnement.

       L’effet contraire se produit pour l’autre couple de ce roman (Franz et Sabina). Franz ne doute pas, il est sûr que Sabina est celle qui a changé sa vie. Il se raccroche à elle comme à une bouée de sauvetage. Pourtant, il impose des règles à cette femme qui n’aspire qu’à la liberté absolue, à cette femme qui a préféré l’exil pour ne pas subir le joug de la répression intellectuelle. Franz, par son incapacité à avoir une vie érotique extraconjugale dans la ville où réside sa femme, apparaît comme le pôle opposé de Sabina :

« Il serait passé d’une femme à l’autre dans la même journée, de l’épouse à la maîtresse, de la maîtresse à l’épouse (...) A ses yeux, c’eût été humilier l’amante et l’épouse et, finalement, s’humilier lui-même » (p. 123).

Il profite donc des conférences et des colloques où des universités étrangères l’invitent régulièrement, pour vivre cet amour. Mais, plus loin, le narrateur nous livre l’aspect paradoxal de cette règle qui fonde la relation entre nos deux protagonistes :

« S’abstenir de faire l’amour avec sa maîtresse à Genève, c’était en fait un châtiment qu’il s’infligeait pour se punir d’être marié avec une autre. Il vivait cette situation comme une faute ou comme une tare » (p. 126).

Franz s’emprisonne lui-même dans ses contradictions qui sont, pour lui autant que pour le narrateur, le prétexte à la prise de parole et à l’expression de ses réflexions sur l’amour :

« L’amour, c’était pour lui le désir de s’abandonner au bon vouloir et à la merci de l’autre. Celui qui se livre à l’autre comme le soldat se constitue prisonnier doit d’avance rejeter toutes ses armes. Et, se voyant sans défense, il ne peut s’empêcher de se demander quand tombera le coup. Je peux donc dire que l’amour était pour Franz l’attente continuelle du coup » (p. 125).

L’attente de ce « coup » n’est autre que l’angoisse de voir Sabina le quitter. Le couple Sabina / Franz, tel qu’il apparaît ici, cultive le paradoxe jusqu’à l’apothéose, jusqu’aux limites au-delà desquelles le détournement de la parole se transforme en silence. L’incompréhension qui caractérise en effet leurs rapports, sera le point de départ et en même temps la finalité du petit lexique de mots incompris (p. 132). Leur relation est génératrice de récit grâce au silence qui finit par s’instaurer entre eux – ce même silence qui enveloppe les amours de Rachid et Céline, Mehdi et Nadia, Mehdi et Samia. En effet, le narrateur nous raconte ce silence :

« L’abîme qui séparait Sabina et Franz : il l’écoutait avidement parler de sa vie, et elle l’écoutait avec la même avidité. Ils comprenaient exactement le sens logique des mots qu’ils se disaient, mais sans entendre le murmure du fleuve sémantique qui coulait à travers ces mots » (p. 132).

Parallèlement à la métaphore qui comparait Tereza à un enfant dans sa corbeille, flottant au gré des eaux d’un fleuve, se développe ici une autre métaphore, toujours en rapport avec le lit d’un fleuve. Son évocation commence à la page 131, avec le motif du chapeau melon, autre récurrence dans le récit. Les différentes « significations » de la vie de Sabina « passaient par le chapeau melon comme l’eau par le lit d’un fleuve (...) Le chapeau melon était le lit d’un fleuve et Sabina voyait chaque fois couler un autre fleuve, un autre fleuve sémantique : le même objet suscitait chaque fois une autre signification, mais cette signification répercutait (comme un écho, comme un cortège d’échos) toutes les significations antérieures ». Encore une fois, la parole passe par l’amante. La clé de lecture livrée ici par le narrateur, se réfère au modèle sur lequel est conçue l’écriture. Le « fleuve » est pour nous d’abord le passeur qui guide Tereza vers le « lit » de Tomas. Dans le cas de Franz et Sabina, il se présente comme une sorte de réseau par lequel transitent les pensées. Le signifiant change ainsi de signifié selon le processus mnémonique qu’il déclenche.

       Dans ce même ordre d’esprit, la lecture du « cortège d’échos » change. En effet, le personnage le plus attaché, le plus impressionné et imprégné de cette image de cortège, c’est Franz :

« Les cortèges déferlant sur le boulevard Saint-Germain ou de la République à la Bastille le fascinaient. La foule en marche scandant des slogans était pour lui l’image de l’Europe et de son histoire. L’Europe, c’est une grande marche. Une marche de révolution en révolution, de combat en combat, toujours en avant » (p. 147).

Alors que Sabina, « depuis sa jeunesse, (...) avait horreur de tous les cortèges » (p. 146). Sabina et Franz sont donc liés mais également séparés par l’image du cortège. L’écriture continue à tisser sa toile; elle nous promène au gré de ses fils, d’un coin à l’autre de la pièce et de la mémoire (celle des personnages, mais aussi la nôtre).

       Ce voyage dans les mots aboutit (ou, ne fait-il que passer par) au paradoxe final qui caractérise le couple Sabina/Franz. Lorsque Franz ne trouve pas Sabina chez elle un jour qu’il lui rendait visite, il comprend, en voyant les déménageurs, qu’elle est partie définitivement, aussi bien de l’appartement que de sa vie :

« Il était totalement paralysé de tristesse. Il ne comprenait rien, ne pouvait rien s’expliquer et savait seulement qu’il s’attendait à cet instant depuis qu’il avait fait la connaissance de Sabina. Il était arrivé ce qui devait arriver. Franz ne se défendait pas » (p. 174).

« L’attente continuelle du coup » (p. 125), est terminée pour Franz. Le même ess mus sein qui a régi la rencontre et la vie commune de Tomas et Tereza, sonne le glas de la rupture entre Franz et Sabina : « Il était arrivé ce qui devait arriver ». Toutefois, par son départ, Sabina permet paradoxalement à Franz de comprendre que ce qu’il croit être le coup de grâce, est en réalité une libération. Cette absence déclenche paradoxalement en lui une prise de conscience :

« La présence physique de Sabina comptait beaucoup moins qu’il ne le croyait. Ce qui comptait, c’était la trace magique qu’elle avait imprimée dans sa vie et dont personne ne pourrait le priver (...) Elle lui avait fait présent de la soudaine liberté de l’homme qui vit seul, elle l’avait paré de l’aura de la séduction. Il devenait attirant pour les femmes; une de ses étudiantes tomba amoureuse de lui. Ainsi, brusquement, en un laps de temps incroyablement bref, tout le décor de sa vie changea » (pp. 175-176).

Il ne se sent plus coupable de tromper sa femme. Mais, de l’enfermement qu’il vivait à travers son mariage, il passe à un autre, celui de l’amour que lui voue cette étudiante. A propos de l’amour, Alain Finkielkraut postule :

« Il y a une violence de la réciprocité, et la formule “je t’aime” combine indécidablement l’allergie et l’effusion, la suffocation sentimentale et le désir totalitaire d’absorber l’objet aimé dans l’immanence d’un pacte aux termes clairs »[39].

Ne trouvons-nous pas dans cette affirmation, la raison essentielle du départ de Sabina ? Elle ne supporte pas « la suffocation », alors que Franz la recherche, même après avoir eu l’opportunité de l’éviter. Cependant, les démarches de nos deux personnages se rejoignent à travers la quête paradoxale qu’ils ont l’un de l’autre :

« Dire “je t’aime”, rompre : deux variantes d’un même désir de dénouement. Il s’agit, soit en l’anéantissant, soit en la rendant prévisible, de maîtriser la présence de l’Autre. Ou bien celle-ci disparaîtra de mon histoire, ou bien j’aurai séduit le hasard et nous entrerons ensemble dans l’histoire programmée pour nous par le code amoureux. Au-delà de leur opposition, les deux termes de l’alternative suppriment identiquement cette effrayante possibilité : que, par l’amour, mon histoire soit relation avec l’inconnu »[40].

C’est cette part d’«inconnu » dans toute aventure sentimentale, qui fait de l’amour de Franz pour Sabina, une perpétuelle crainte du « coup », de l’amour de Sabina pour Franz, un désir de fuite en avant, de celui de Mehdi pour Samia, un délire spiroïdal, de celui de Rachid pour Céline, une attente de reconnaissance, et enfin, de celui de Tomas pour Tereza, un penchant vers la paix et la sérénité.

       Dans La Valse aux adieux, la vie sentimentale ou érotique des personnages semble elle aussi reproduire le schéma du manque à dire une parole foisonnante. Le couple Kamila / Klima doit son existence à la jalousie de la première et le sentiment de culpabilité du second. L’amour qu’ils croient partager n’est autre que le reflet déformé du combat perpétuel contre les pensées obsessionnelles qui les attirent l’un vers l’autre, tel un aimant. L’amour de Klima pour sa femme est ainsi décrit comme pire que l’homosexualité ou l’impuissance. Ce dernier nous dit :

« J’aime ma femme. C’est mon secret érotique que la plupart des gens trouvent tout à fait incompréhensible (...) Personne ne le comprend, et ma femme moins que quiconque. Elle s’imagine qu’un grand amour nous fait renoncer aux aventures. Mais c’est une erreur. Quelque chose me pousse à tout moment vers une autre femme, pourtant dès que je l’ai possédée, j’en suis arraché par un puissant ressort qui me catapulte auprès de Kamila. J’ai quelquefois l’impression que si je recherche d’autres femmes c’est uniquement à cause de ce ressort, de cet élan et de ce vol splendide (plein de tendresse, de désir et d’humilité) qui me ramène à ma propre femme que chaque nouvelle infidélité me fait aimer encore davantage » (pp. 44-45).

L’amour est ici le prétexte d’une réflexion qui fait de l’infidélité le corollaire de la passion amoureuse, d’habitude considérée comme son pôle antinomique. Le « puissant ressort » qui ramène incessamment Klima auprès de Kamila, c’est un sentiment de culpabilité qui fonde, en même temps qu’il le détruit, son amour pour sa femme. Dès lors, cet « amour coupable » (p. 47) ne pourra survivre que grâce à son répondant, la jalousie de Kamila. Le paradoxe par lequel est désigné ce lien si fort qui semble unir ces deux personnages se manifeste par le biais de l’infidélité, source de jouissance pour le mari (jouissance sexuelle mais aussi spirituelle puisqu’elle le renvoie incessamment à l’obsession fondatrice de sa personnalité), et de souffrance pour la femme (souffrance qui caractérise et alimente sa jalousie qui légitime à son tour, sa demande d’amour). Nous remarquons par là le cercle vicieux dans lequel nos protagonistes évoluent. Pris au piège des contraires qui s’attirent, ils dansent pour nous une dernière valse à la croisée des chemins. Cette valse ouvre à nos yeux celles qui se déroulent dans les trois autres romans.

                    b) Détournement et ambiguïté : libération                     ou échec du dire ?

       Au cours du chapitre 27 de la quatrième journée de La Valse aux adieux, nous retrouvons le couple Kamila / Klima dans une scène qui aurait pu être sur le plan érotique (dans une perspective romantique et lyrique), d’une beauté extrême. Il n’en est rien, malgré l’absence totale du registre scatologique si cher à Boudjedra :

« Kamila était d’une beauté céleste et Klima éprouvait une immense douleur à l’idée que cette beauté courait un danger mortel. Mais cette beauté lui souriait et commençait à se déshabiller sous ses yeux » (p. 228).

Jusque là, la parole n’entre pas dans le cadre de l’indicible, ne se fait pas une mise en scène de la confrontation. Puis, soudainement, contre toute attente, elle vire complètement de bord. Le regard du mari-amant posé sur la femme-amante prend une autre forme, comme s’il s’agissait de celui d’un autre :

« Il regardait son corps se dénuder, et c’était comme de lui dire adieu. Les seins, ses beaux seins, purs et intacts, la taille étroite, le ventre d’où le slip venait de glisser. Il l’observait avec nostalgie comme un souvenir. Comme à travers une vitre. Comme on regarde au loin. Sa nudité était si lointaine qu’il n’éprouvait pas la moindre excitation. Et pourtant, il la contemplait d’un regard vorace. Il buvait cette nudité comme un condamné boit son dernier verre avant l’exécution. Il buvait cette nudité comme on boit un passé perdu et une vie perdue » (pp. 228-229).

Nous ne pouvons ignorer ici deux détails : le regard qui passe « à travers une vitre » qui nous « catapulte » vers cette scène où Tomas apparaît pour la première fois aux yeux du narrateur de L’Insoutenable légèreté de l’être, et la « vorac(ité) » avec laquelle Klima boit la « nudité » de Kamila, qui nous renvoie à celles de Céline et Nadia et, par là même, à celles de Rachid et Mehdi. La nostalgie méditative et la voracité active évoquent la douleur de l’absence, du vide, et celle de la plénitude consciente de son aspect éphémère.

       La valse de Klima et Kamila continue pourtant, défiant la vanité des êtres et des choses tout en la réclamant. La parole silencieuse se fait légère pour occulter l’essentiel. Autre sursis, autre détournement de l’insupportable par la tentative désespérée de l’enfermement de la parole, seule garante de l’immersion totale d’un lieu de souffrance. Là, c’est Kamila qui mène la danse. Le narrateur rapporte ce qu’elle dit à son mari ainsi que les pensées de ce dernier[41]. Les pensées de ces personnages semblent commandées par un pacte de silence. La jalousie de la femme d’une part, son refus de nommer l’acte de son mari (qui en serait la reconnaissance), et le silence de l’époux d’une autre part, plongent le récit dans l’ambiguïté de leurs rapports à la parole. Le récit se fait alors l’ultime refuge de l’absence de communication, l’émergence de la parole détournée sous nos yeux. La naissance de cette parole se fait dans la contradiction inhérente au jeu de l’attirance et de la répulsion. Les pensées de Klima ôtent à son corps toute réaction à l’excitation sexuelle, malgré tout le désir qu’il éprouve face à une Kamila totalement offerte.

       Cette scène est inversée au chapitre suivant avec le couple Olga / Jakub. Jakub voit son corps réagir comme s’il appartenait à un « autre ». Il n’est pas attiré par Olga en tant qu’icône érotique, mais il ne peut pas lui refuser ce qu’elle demande pour ne pas la blesser. Malgré ses réflexions étrangères à toute tentative de séduction, l’excitation gagne ses sens au contact des caresses d’Olga (pp. 230-233). C’est à travers le regard de cette dernière que nous voyons clairement le mécanisme de l’attirance / répulsion au sein de ce couple :

« La veille, elle avait fait l’amour avec Jakub à un moment où il devait être en proie aux plus atroces pensées et elle l’avait absorbé en elle tout entier, même avec ses pensées. Comment se fait-il que ça ne me répugne pas ? pensait-elle (...) Mais plus elle s’interrogeait ainsi, plus elle sentait croître en elle cet étrange et heureux orgueil et elle était comme une jeune fille que l’on viole et qui est brusquement saisie d’un plaisir étourdissant, d’autant plus puissant qu’il est plus fortement repoussé » (pp. 298-299).

Grâce à ce personnage qui aide Kamila à prendre conscience de l’absurdité de son attirance à l’égard de son mari (attirance fondée uniquement sur un sentiment de répulsion envers toutes les femmes et traduite par des manifestations irrépressibles de jalousie), les rôles vont bientôt s’inverser. En effet, ce qui éloigne les époux l’un de l’autre, en même temps qu’il les rapproche, c’est une tierce personne, hypothétique pour Kamila, mais bien réelle pour Klima : la maîtresse. Cette dernière est doublement éliminée par Jakub : elle meurt en avalant le « comprimé bleu » qu’il a sciemment mis dans son étui tout en n’étant pas sûr qu’il s’agissait d’un poison (là, c’est Ruzena, l’infirmière qui cherche à épouser Klima en le menaçant de révéler sa grossesse); elle meurt également de manière symbolique dans les pensées de Kamila (dans ce cas, elle représente l’image de la maîtresse du mari infidèle).

« Le corps de Ruzena, mirage sexuel, demeure jusque dans la mort un marécage glissant d’incertitudes, un obstacle persistant à toute forme de vérité. Quoi qu’il en soit, Klima, comme la police, est heureux de refermer son dossier »[42].

Kamila aussi, mais de manière indirecte, est soulagée d’un terrible poids. La phrase : « Il regardait son corps se dénuder, et c’était comme de lui dire adieux » (p. 228), devient alors pour Klima : « Il la regardait. Sa beauté emplissait l’espace exigu de la voiture comme un parfum entêtant. Il se disait qu’il ne voulait plus respirer que ce parfum pendant toute sa vie » (pp. 281-282). Après l’avoir vue s’éloigner de lui, après l’avoir regardée « comme à travers une vitre. Comme on regarde au loin » (p. 228), il la sent à nouveau occuper tout l’espace de sa vie au même titre que « sa beauté emplissait l’espace exigu de la voiture » (p. 281). Parallèlement à ce mouvement centripète que connaît Klima, se met en place un mouvement centrifuge pour Kamila. Elle est toujours convaincue que son mari « avait ses secrets, sa vie propre qu’il lui cachait, et où elle n’était pas admise. Mais à présent, cette constatation, au lieu de lui faire mal, la laissait indifférente » (p. 282). Ses pensées se tournent alors vers « l’inconnu rencontré dans le couloir du Richmond » (p. 282) qui lui avait dit « qu’il partait pour toujours » (p. 283). A son tour, elle éprouve de la « nostalgie », « pas seulement la nostalgie de cet homme, mais aussi de l’occasion perdue. Et pas seulement de cette occasion là, mais aussi de l’occasion comme telle » (p. 283). Grâce à cet homme, un déclic se produit dans l’esprit de la jeune femme :

« Elle vivait, elle aussi, dans l’aveuglement. Elle ne voyait qu’un être unique éclairé par le phare violent de la jalousie. Et que se passerait-il si ce phare s’éteignait brusquement ? Dans la lumière diffuse du jour d’autres êtres surgiraient par milliers, et l’homme qu’elle croyait jusqu’ici le seul au monde deviendrait un parmi beaucoup » (p. 283).

Kamila passe de l’obscurité à la lumière, de l’unicité à la pluralité. Son ouverture sur toutes les possibilités que lui offre la vie s’effectue par le questionnement. A partir du moment où elle remet en doute ce qui lui paraissait évident, où elle met des mots sur ses plaies béantes, elle parvient à « maîtriser la présence de l’autre »[43], en maîtrisant ses propres angoisses :

« Elle se tourna vers lui et se dit que si elle cessait d’être jalouse il ne resterait rien. Elle roulait à grande vitesse, et elle songea que quelque part en avant, sur le chemin de la vie, un trait était tracé qui signifiait la rupture avec le trompettiste. Et pour la première fois, cette idée ne lui inspirait ni angoisse ni peur » (pp. 283-284).

Plus Kamila s’ouvre sur l’extérieur, plus elle se ferme à son mari. L’ambiguïté de la relation entre ces deux personnages et l’absence de communication qui en découle, correspondent à l’enfermement du récit dans la spirale de leurs soliloques.

       Ce même schéma du questionnement sur l’amour embrigade le récit dans les autres romans. La parole détournée dont nous avons parlé précédemment, a en effet pour corollaire le va-et-vient entre l’attirance et la répulsion. Le lieu même à partir duquel cette parole émerge (le cagibi puant ou le mausolée ensanglanté pour Mehdi, la chambre de malade pour Rachid, la fenêtre à travers laquelle Tomas regarde les murs sales), est emblématique du désordre causé par cette oscillation. La troublante question que Tomas se pose dans L’Insoutenable légèreté de l’être : « Vaut-il mieux être avec Tereza ou seul ? » (p. 19) pourrait être celle de Rachid ou de Mehdi. Tout comme ces deux personnages, et à travers eux Boudjedra qui affirme avoir « une vision de la femme qui est de l’ordre du fantasmatique, de la peur »[44], Tomas entretient des rapports contradictoires avec les femmes. Il a en effet « peur des femmes » qu’il « désir(e) » et « crai(nt) » en même temps. « Entre la peur et le désir, il fallait trouver un compromis » (p. 28). Ce « compromis, c’est une situation où la parole ne serait pas enchaînée par le malentendu, l’absence de communication, le flou sentimental ou l’ambiguïté résultant de vaines tentatives de dévoiler l’autre et de sonder ses pensées. Mais ce qui se dégage de la lecture de nos romans, c’est justement la remise en question de ce compromis. Est-il seulement possible ?

       Dans La Répudiation, Rachid, en ne parvenant à retenir ni Zoubida qui entrait sans retenue dans son délire transformé par elle en objet érotique[45], ni Céline « qui ne voulait pas partir, mais (...) ne pouvait pas non plus rester » (p. 245), et qui part quand même sans avoir réussi à maîtriser ce délire, plonge dans la « solitude » (p. 128) de ses « soliloques» (p. 251). Le narrateur de L’Insolation reste prisonnier de « Samia, la maîtresse possédée hors de la légalité, ou pour mieux dire la sexualité fulgurante et nostalgique, archétype de la beauté et en même temps de la conscience d’une dépossession du moi sans retour, d’une persécution qui conduit à la mort via la culpabilité »[46], ainsi que de « Nadia, l’infirmière-chef, la sexualité rejetée physiquement et moralement à cause de sa difformité corporelle, son déséquilibre érotique, archétype de toute hypocrisie vicieuse, de tout ignoble mouchardage »[47]. Mehdi est en effet « devenu l’esclave de cette infirmière » (p. 9), après avoir tenté vainement de libérer Samia du joug familial. La défloration de Samia produit pourtant une « remarquable scène itérative (...) un leitmotiv poétique »[48]. « La quête de l’amante inaccessible, prétexte du récit »[49] à travers une ville méconnaissable, est comparable à celle qu’entreprennent Tomas et Tereza l’un de l’autre, à travers une autre ville méconnaissable, une petite station thermale de Bohême travestie de noms russes.[50] Nous pouvons ainsi effectuer une sorte de transposition des textes. Mehdi n’a-t-il pas déambulé dans les rues de Constantine « pour échapper à la souffrance »[51]? Ne pense-t-il pas, comme Tereza, que « seul le regard en arrière pouvait lui apporter une consolation »[52]? Car c’est à travers le regard de ces deux personnages que l’on voit la destruction de la mémoire et sa douloureuse fragmentation.

       La parole détournée exprime une autre souffrance. Rachid, le narrateur de La Répudiation, ouvre le bal des pères costumés, par sa liaison incestueuse avec sa belle-mère. L’amante se trouve là aussi au centre d’un rapt de la parole par la dualité de l’attirance et de la répulsion. Aux dires du narrateur qui « l’adorais, peut-être parce qu’elle était la première femme qu(‘il) possédai(t) véritablement » (p. 123), la « marâtre » est d’une part, sensuelle, belle, une véritable invitation au voyage des sens (d’autant plus qu’elle cite le poète Omar, (p. 116)), bref, une « amante prodigieuse » (p. 121), et d’autre part, celle qui provoque sa « peur du lait » (p. 119) et la remise en question de l’amour qu’il éprouve pour elle : « l’étrangeté, cependant, gâchait tout. Indignation profonde à l’idée de pouvoir aimer cette chose chaotique et fendue, par je ne sais quel ignoble miracle » (p. 119). Puis, encore une fois, il est attiré vers « cette source de chaleur », « comme un galet chauffé au soleil des plages et trituré de symboles » (p. 119). Entre le désir et le rejet de l’amante-belle-mère-sœur, Rachid trouve l’«extase quand même » (p. 119). L’échec de l’amour dans cette relation chaotique est vite camouflé par les dires du narrateur : « Je voulais pourrir en elle un peu plus; retrouver l’état de vacuité riche de puissance et de délires » (p. 121). L’ambiguïté des sentiments, le va-et-vient entre l’attirance et la répulsion, ainsi que le désir de la totalité à travers le vide, présents également dans ce que Tomas appelle dans L’Insoutenable légèreté de l’être, sa quête du monde par le biais du libertinage, tendent tous vers la reconnaissance de la puissance du verbe.

       Si la quête de l’amante échoue, comme nous l’avons vu dans ce dépouillement des relations amoureuses que nous offrent les quatre romans, il reste cependant d’autres possibilités à la canalisation du dire. La parole, pour exister, pour tromper l’ennemi, emprunte d’autres voix, explore d’autres voies. Nous avons découvert celles de la mère et celles de l’amante. Maintenant, nous nous proposons de prospecter le territoire du père.



[1] - BOUTET DE MONVEL, Marc. Boudjedra l’insolé, op. cit., p. 84.

[2] - TOSO RODINIS, Giuliana. Fêtes et défaites d’Eros dans l’œuvre de Rachid Boudjedra, op. cit., p.42.

[3] - L’Insolation, p. 88.

[4] - La Répudiation, p.63.

[5] - Id.

[6] - Ibid., p. 159.

[7] - L’Insoutenable légèreté de l’être, p. 94.

[8] - Ibid., p. 68.

[9] - La Valse aux adieux, p. 161.

[10] - L’Insolation, p. 206.

[11] - Ibid., p. 213.

[12] - SCARPETTA, Guy. L’Impureté, op. cit., pp. 276-277.

[13] - GORALCZYK, Bozena. Critique de la société dans l’oeuvre romanesque de Rachid Boudjedra, thèse de troisième cycle, sous la dir. de LAUNAY, Michel, Université de Nice, U.E.R des Lettres et Sciences Humaines, 1982; p. 17.

[14] - TOSO RODINIS, Giuliana. Fêtes et défaites d’Eros dans l’oeuvre de Rachid Boudjedra, op. cit., p. 16.

[15] - Ibid., p.39.

[16] - La Répudiation, p. 69.

[17] - Ibid., p. 73.

[18] - Ibid., p. 64.

[19] - Ibid., p. 72.

[20] - Ibid., p. 61.

[21] - Id.

[22] - Ibid., p. 78.

[23] - Id.

[24] - L’Insolation, p. 253.

[25] - SCARPETTA, Guy. L’Impureté, op. cit., p. 276.

[26] - L’Insoutenable légèreté de l’être, troisième partie, chapitres 3, 5 et 7.

[27] - MANNONI, Octave, Clefs pour l’imaginaire ou l’autre scène, Paris, Seuil, 1969, coll. Le Champ Freudien, 318 pages; p. 17.

[28] - BONN, Charles. Le roman algérien de langue française, op. cit., p. 276.

[29] - « La seule chose qu’elle possédât, c’était dans son ventre ce germe bourgeonnant protégé par la société et la tradition (...) c’était sa glorieuse universalité du destin féminin qui lui promettait de combattre pour elle. Et ces femmes, dans la piscine, représentaient justement la féminité dans ce qu’elle a d’universel : la féminité de l’enfantement, de l’allaitement, du dépérissement éternels, la féminité qui ricane à la pensée de cette seconde fugace où la femme croit être aimée et où elle a le sentiment d’être une inimitable individualité. Entre une femme qui est convaincue d’être unique, et les femmes qui ont revêtu le linceul de l’universelle destinée féminine, il n’y a pas de conciliation possible ».

     - La Valse aux adieux, p. 167.

[30] - SAIGH-BOUSTA, Rachida. Polysémie et béance des dires dans le roman maghrébin de langue française, doctorat d’Etat, sous la dir. de BONN, Charles, Paris XIII, 1988; p. 353.

[31] - Ibid., p. 563.

[32] - « Ma mère est morte ».

- L’Insolation, p. 237 et 240.

[33] - « Ce fut en prison que j’appris la mort de ma mère que je n’avais plus revue depuis mon arrestation, et qui avait traîné une longue maladie chez l’un de ses oncles ».

- La Répudiation, p. 251.

[34] - Jakub explique son aversion pour la maternité: « D’abord, je n’aime pas la maternité, dit Jakub, et il s’interrompit, songeur. L’ère moderne a déjà démasqué tous les mythes. L’enfance a depuis longtemps cessé d’être l’âge de l’innocence. Freud a découvert la sexualité du nourrisson et nous a tout dit sur Oedipe. Seule Jocaste reste intouchable, personne n’ose lui arracher son voile. La maternité est l’ultime et le plus grand tabou, celui qui recèle la plus grave malédiction. Il n’y a pas de lien plus fort que celui qui enchaîne la mère à son enfant. Ce lien mutile à jamais l’âme de l’enfant et prépare à la mère, quand son fils a grandi, les plus cruelles de toutes les douleurs de l’amour. Je dis que la maternité est une malédiction et je refuse d’y contribuer ».

« Une autre raison, qui fait que je ne veux pas accroître le nombre des mères, dit Jakub avec un certain embarras, c’est que j’aime le corps féminin et que je ne peux penser sans dégoût que le sein de ma bien aimée va devenir un sac à lait ».

- La Valse aux adieux, pp. 133-134.

[35] - « (...) une vieille femme assise à même le sol, à côté du corps exposé dans son suaire en velours vert, s’acharnerait à lui fermer les yeux, dont les paupières auraient perdu l’élasticité? » (...) « Pourquoi aller regarder la vieille femme encenser le cadavre de Selma et peiner à lui fermer la bouche, à tel point qu’exaspérée, mais arborant toujours son sourire hypocrite, elle finissait par lui mettre un ballon sous le menton pour soutenir les deux mâchoires, comme si elle voulait la faire taire, alors que pendant une vingtaine d’années, elle avait vécu dans le silence ».

- L’Insolation, pp. 224-225.

[36] - BONN, Charles, Le roman maghrébin et le concept de différence, in. Horizons maghrébins, n°6 –Le droit à la mémoire – Toulouse, Avril 1986; pp. 74-84; p. 79.

[37] - BONN, Charles. Le roman algérien de langue française, op. cit., p; 243.

[38] - Id.

[39] - FINKIELKRAUT, Alain. Sur la formule « Je t’aime », in- Critique, n° 348, Paris, Minuit, mai 1976, pp. 521 à 537; p. 522.

[40] - Id.

[41] - « “Ne va pas croire que tu as le droit d’être fatigué maintenant que je suis venue te rejoindre. Je te veux.”

       Il savait que ce n’était pas vrai. Il savait que Kamila n’avait pas la moindre envie de faire l’amour et qu’elle s’imposait ce comportement provocant par la seule raison qu’elle voyait sa tristesse et qu’elle l’attribuait à son amour pour une autre. Il savait (mon dieu, comme il la connaissait !) qu’elle voulait, par ce défi amoureux, le mettre à l’épreuve, pour savoir jusqu’à quel point son esprit était absorbé par une autre femme, il savait qu’elle voulait se faire mal avec sa tristesse.

       “Je suis vraiment fatigué”, dit-il.

       Elle le prit dans ses bras, puis le conduisit jusqu’au lit : “ Tu vas voir comme je vais te la faire oublier, ta fatigue !” Et elle commença à jouer avec son corps nu.

       Il était allongé comme sur une table d’opération. Il savait que toutes les tentatives de sa femme serait inutiles. Son corps se contractait, vers le dedans, et n’avait plus la moindre faculté d’expansion. Kamila parcourait tout son corps avec ses lèvres humides et il savait qu’elle voulait se faire souffrir et il la détestait. Il la détestait de toute l’intensité de son amour : c’était elle et elle seule avec sa jalousie, ses soupçons, sa méfiance, elle et elle seule avec sa visite d’aujourd’hui qui avait tout gâché, c’était à cause d’elle que leur mariage était miné par une charge déposée dans le ventre d’une autre, une charge qui allait exploser dans sept mois et qui balayerait tout. C’était elle et elle seule, à force de trembler comme une insensée pour leur amour, qui avait tout détruit.

    Elle posa la bouche sur son ventre et il sentait son sexe se contracter sous les caresses, rentrer vers l’intérieur, fuir devant elle, de plus en plus petit, de plus en plus anxieux. Et il savait que Kamila mesurait au refus de son corps l’ampleur de son amour pour une autre femme. Il savait qu’elle se faisait affreusement mal et que plus elle avait mal, plus elle le ferait souffrir et plus elle s’obstinerait à toucher de ses lèvres humides son corps sans force » (pp. 229-230).

[42] - BANERJEE, Maria Nemcová. Paradoxes terminaux, Les romans de Milan Kundera, Paris, Gallimard, 1990, 385 pages; p. 153.

[43] - FINKIELKRAUT, Alain. Sur la formule « Je t’aime », op. cit., p. 522.

[44] - GAFAÏTI, Hafid. Boudjedra ou la passion de la modernité, op. cit., p. 98.

[45] - « Je la sentais rentrer en moi, se confondre avec mes sonorités coupantes; l’espace était brouillé; le temps taraudé à vif; nous partions à la dérive. Plus le délire s’organisait et plus elle soignait son art amoureux ».

     - La Répudiation, pp. 123-124.

[46] - TOSO RODINIS, Giuliana. Fêtes et défaites d’Eros dans l’œuvre de Rachid Boudjedra, op. cit., p. 54.

[47] - Id.

[48] - BOUTET DE MONVEL, Marc. Boudjedra l’insolé, op. cit., p. 27.

[49] - BONN, Charles. Le jeu sur l’intertextualité dans L’Insolation de Rachid Boudjedra, in-, Itinéraires et contacts de cultures vol. 4-5, Littératures du Maghreb, Paris, L’Harmattan, 1984, pp. 235-246; p. 236.

[50] - L’Insoutenable légèreté de l’être, pp. 241-242.

[51] - Ibid., p. 241.

[52] - Id.