Mourida Akaïchi :
Quête et théâtralité à travers les
romans de Mohammed Dib et Gassan Kanafani
Doctorat Nouveau Régime, Université Lyon 2, 24 novembre 2000,
Directeurs de recherche : Charles Bonn et Floréal Sanagustin
:
Conclusion, Bibliographie, Annexes
CHAPITRE I : LE DEPLACEMENT DES PERSONNAGES
CHAPITRE III : LES INTONATIONS
Ouvrir cette étude par les
techniques dramatiques nous permet d’entrer d’emblée dans la théâtralité du
roman d’une part, et de voir la relation qui peut exister entre elle et la
quête dans les deux oeuvres, de l’autre. Quelles sont donc ces techniques
auxquelles recourent les deux auteurs ? Et en vue de quoi
s’installent-elles dans le roman ? Ce sont les deux grandes interrogations
auxquelles nous allons essayer de répondre.
Le mouvement est une
composante essentielle dans les romans des deux auteurs. Il constitue la
démarche première, et parfois fondamentale du héros. Il est en effet très fréquent
que les personnages partent, reviennent, marchent, tournent, vibrent sur place
et parfois, s’engagent dans une longue marche. Ce mouvement peut parfois
devancer les autres actions et devenir
la raison pour le développement de l’écriture.
Ainsi, chez KanafŒn¸ dans De retour à ©ayfa[1], le thème principal est le retour de Òafiyya et Sa“¸d qui se déplacent de Ramallah à ©ayfŒ après une absence de vingt ans. Dans Ce qui vous est resté[2] :
©Œmid entame une longue marche à travers le désert pour rejoindre sa mère
en Jordanie. As“ad, MarwŒn et Abá Qays partent au Koweit avec l’aide d’Abá al-kayzuran dans Des hommes dans le Soleil.[3] Le
héros QŒsim/Abd al-kar¸m de L’Amant[4]
ne cesse de se déplacer d’un lieu à l’autre pour échapper à
l’arrestation. L’héroïne deUmm Sa“d[5] rythme le roman par les visites qu’elle rend à Sa“¸d. Abu Qays et “Œmir dans L’Aveugle et le Sourd[6]
vont vers la tombe du saint “Abd al-“ŒÕ¸ pour demander son aide.
La démarche chez Dib est
analogue:
Le
héros de Habel[7]
se rend au carrefour tous les soirs dans l’attente d’une rencontre ? Ou
d’une réponse ?
Ed dans Les Terrasses d’Orsol[8]
s’agite et ne cesse de
retourner à la fosse, lieu de sa quête.
Dans Cours surs la rive sauvage[9], Iven Zohar s’engage dans un long voyage
à la poursuite de Radia. Dans La
Danse du roi[10],
Arfia et ses compagnons effectuent une longue marche nocturne dans la
montagne.
Si tous ces personnages se
déplacent, c’est bien pour agir, pour aller quelque part en vue de réaliser
quelque chose. Une première action fondamentale servie par ce mouvement est la
quête.
Quelle que soit sa nature,
la quête dans les romans de Dib et de KanafŒn¸ présente des contraintes au personnage et exige son mouvement ; celui-ci
peut aller de quelques pas à la course, jusqu’à l’errance, voire la perte.
Parmi les objectifs qui
provoquent ce mouvement, on retient la tendance à une délivrance physique ou
morale.
Cette quête peut être morale ou physique, et parfois
les deux à la fois. Dans la première, on retient Des hommes dans le soleil et
Ce qui vous est resté de KanafŒn¸. Il s’agit
de la fuite des quatre personnages : As“ad, MarwŒn et Abá Qays vers le
Koweït dans la premier, et du départ de ©Œmid vers la
Jordanie dans le deuxième Ce voyage s’évoque dès le début en rapport avec la
perte. Abá Qays a perdu
pendant la guerre : “ ses arbres, sa maison, sa jeunesse et toute sa
campagne ”. Il n’a pas d’autres solutions que d’aller travailler au Koweït
comme plusieurs autres l’ont fait : “ Est-ce que cette vie te plaît
ici ? Tu vis comme un mendiant...Tu es père d’une grande famille, pourquoi
n’iras-tu pas là-bas ? ” (p. 47). Ce voyage vise la libération du
manque, de la pauvreté, et la quête d’une vie meilleure : Abá Qays, avec
l’argent qu’il gagnera, pourra “ scolariser son fils ”, “ posséder
quelques oliviers ” et “ peut-être, construire une maison quelque
part ” ; As“ad veut se
libérer de la vie des camps et échapper à l’arrestation, MarwŒn veut aider sa
famille après avoir perdu l’aide du frère aîné.
Dans Ce qui vous est resté, ©Œmid se trouve dans une situation qui lui dicte l’éloignement. Suite à la perte de son père dans la guerre, l’éloignement de sa mère qui était obligée de rester en Jordanie lors de l’occupation de Gaza et la trahison de sa sœur Maryam qui a épousé ZakariyyŒ le “ salaud ”, il décide de traverser le désert à la recherche de sa mère. Mais derrière cette quête de la mère, réside chez ©Œmid une envie brûlante de se libérer de ce passé qui le couvre et l’enchaîne comme “ une pelote de fils de laine ” et qui l’a tant écrasé : “ Il s’éloigna dans la nuit comme une pelote de fils de laine dont le début est attaché à sa maison à Gaza. Ils l’ont couvert de fils de laine pendant seize ans jusqu’à ce qu’il soit devenu une pelote ; maintenant, il la défait en se balançant dans la nuit ” (p. 162). La quête de ©Œmid à travers ce déplacement vise ainsi une libération intérieure, un détachement des événements qui l’ont marqué.
L’Aveugle et le Sourd illustre encore une fois ce
rapport entre la quête d’une libération et le mouvement. Le handicap que vivent
“‹mir et Abá Qays par le
manque de la vue et de l’ouïe, est à l’origine de leur déplacement à la tombe
du saint “Abd al -”Œti. Cependant,
l’accomplissement de ce déplacement se soumet à des étapes dont la première est
une longue réflexion qui aboutit à une décision : “ Mais je me
sentais lié a lui, dit “‹mir, et
peut-être c’est surtout pour cela que je décidais d’aller là la nuit ” (p.
478). Puis, à l’acte même : “ Et à travers mon monde qui nageait
silencieusement dans un bassin d’eau, je partis à la tombe du saint Abd al-“Œti ” (p.
483).
L’Amant et La Danse du roi
Ces
deux romans sont emportés par l’ambulation des personnages en vue d’une
liberté. Le héros de L’Amant comme les personnages pourchassés de La Danse du
roi, ne cessent de rechercher une cache pour échapper à l’incarcération ;
cependant cela diffère d’un roman à l’autre.
Dans La
Danse du roi, la marche nocturne du groupe de personnages à travers la
montagne s’effectue pour trouver une cache et échapper ainsi à l’arrestation.
Le déplacement s’évoque d’ailleurs avant l’évocation de la quête, et se
présente ainsi comme la condition pour son déroulement. Cette quête se soumet
dans ce cas à la longueur de la marche ; plus celle-ci avance, plus on
s’approche du but sans jamais l’atteindre. L’importance du déplacement réside
dans son évocation incessante ; on parle souvent de ses difficultés, de sa
longueur, de ses effets,..., on parle beaucoup plus d’elle que de la cache. Son
accomplissement devient le moyen et le but à la fois : “ ça serait du
bidon, dit Slim, abattu par la fatigue, à ses compagnons, des fois, cette cache
qu’on cherche ? Y a déjà combien de jours qu’on lui court après dans ces
foutues montagnes ” (p. 43). La quête d’un lieu à l’abri du danger obéit à cette
marche qui les hante et devient leur seul souci : “ Et il fallait
marcher, coûte que coûte marcher. Marcher. N’avoir que ça dans la tête ” (p.
35), tout comme elle hante le cours du roman : “ Puisqu’il faut
marcher, encore marcher... ” (p. 53).
Ce
déplacement plonge le personnage dans une lutte corporelle et un combat acharné
contre des difficultés. Ainsi, l’on repère à travers le tourment et la
souffrance des personnages et plus particulièrement de Slim. Cela peut s’avérer
vertigineux ; lorsque Slim réalise qu’il ne peut plus continuer sa marche,
il déclare à ses compagnons : “ Je suis tout raide, tout dur en
dedans. Je peux plus bouger mes pattes, je peux plus bouger mes bras, et je
peux...je peux plus bouger ma tête... ” (p. 36).
L’Amant
de KanafŒn¸ illustre ce rapport d’une manière très significative. Le héros QŒsim mène en effet un itinéraire de fuite d’un lieu à
l’autre en vue d’échapper aux autorités britanniques. L’histoire du roman place
le lecteur d’emblée devant ses déplacements qui commencent par son arrivée à §abasiyya : “ Au début, personne ne savait
comment QŒssim est venu à Gabasiyya
et l’habita ... ” (p. 421). Ensuite, au lieu de suivre ses déplacements,
le roman remonte au passé pour narrer les événements dans le sens décroissant.
Chacun de ces événements se construit désormais autour du déplacement du héros
d’un lieu à l’autre, et s’accompagne d’une nouvelle identité : Alors que
le capitaine Blacke cherchait “Abd al-Kar¸m dans le sud, celui-ci se cachait sous le nom de ©assan¸n et cueillait tranquillement le tabac dans les champs du ©Œj “AbbŒs à TarѸªa ” (p. 452).
Nous
verrons que le déplacement est très symbolique chez KanafŒn¸ qui appelle en effet son peuple à couper avec un passé noyé dans
l’attente vaine et à se révolter.
De la
même façon, dans Umm Sa“d, les
visites de l’héroïne chez Sa“¸d s’effectue en apparence pour le voir et discuter
avec lui, mais elles correspondent au fond à une libération intérieure de cette
femme qui cherche en effet son fils à travers Sa“¸d. Elle se le représente quand elle voit ce cousin et
vit intensément des moments à travers leur dialogue :
“Elle vient tous les mardis, dit Sa“¸d, elle regarde les objets se sentant profondément en eux, elle me regarde comme elle regarde son fils, me raconte le roman de son malheur, de sa joie, de sa fatigue. Mais elle ne se plaint jamais ” (p. 259).
Umm Sa“d est en effet la mère de tous les Palestiniens.
Chaque nouvelle visite lui apporte une nouvelle information sur son fils. Et le
narrateur lui-même, à force de parler de Sa“¸d, se le représente : “ Et devant moi, les
yeux de Sa“d brillèrent derrière son petit canon, après les
longues nuits d’absence, couvert de terre ” (p. 277).
Ce
mouvement qui emporte les personnages et à travers eux fait avancer le roman, évolue sans monotonie avec la progression de la
quête jusqu’à devenir une course ininterrompue. Ainsi, Mohammed Dib compose
avec Cours sur la rive sauvage, un panorama où jouent en même temps le
voyage et la quête : la transformation de Radia est l’événement qui
engendre sa perte pour Iven Zohar. Pour la poursuivre, celui-ci n’a d’autres
moyens que le déplacement, il s’engage dans un long voyage à travers son
monde. Iven Zohar est dévoré par un
seul désir et une seule envie : retrouver sa femme Radia. Cela devient
pour lui une obsession qui le lance dans tous les sens, puis le met dans un
état de délire : il ne sait ni où se diriger ni jusqu’où continuer pour
l’atteindre : “ J’allai, dit-il, je pénétrai partout. Je tournai,
j’appelai. J’errai ” (p. 99), ou encore : “ Je me hâtais, je courais
presque ” (p. 25). Plus loin encore : “ Ma vue elle-même s’obscurcit
” (p. ).
Bien qu’il soit soumis à
des contraintes, le mouvement du personnage reste toujours la condition
nécessaire pour réaliser la quête. C’est pourquoi les deux actes se rencontrent
souvent. Parfois, se déroulent en même temps, ce qui crée une étape
osmotique : Le déplacement pousse à la quête, et la quête incite au
déplacement.
Cependant ce mouvement qui
vise une libération, va aussi à la recherche d’un lieu et d’un temps.
Le lieu et le temps sont deux thèmes sensibles dans les oeuvres de KanafŒn¸ et de Dib ; mais le rapport de l’auteur envers eux est différent. Chez KanafŒn¸, il s’agit de ce lieu perdu[11] qui représente la terre palestinienne que l’œuvre essaie de revendiquer et appeler à sa réappropriation. Le temps se rattache à la fois à une époque où cette terre était aux palestiniens et à un présent où elle n’est plus la leur.
Dans
les romans de KanafŒn¸, toute action
s’accomplit en vue de la quête de ce lieu perdu et du temps qui correspond à
cette perte. De retour à ©ayfŒ exprime le plus profondément cette quête très
nostalgique du lieu et du temps. L’événement principal est le retour porté par
le titre du roman ; Sa“¸d et Òafiyya regagnent ©ayfŒ après vingt ans
d’absence ; ils ont quitté leur maison et leur fils lors de l’occupation
de la ville en 1948. C’est à la suite d’une longue attente et d’une grande
endurance qu’ils peuvent quitter Ramallah pour retrouver ©ayfŒ. Ce voyage est le seul moyen qui peut servir leur quête. Ainsi,
l’auteur guide leurs pas jusqu’à ce lieu. Le roman s’ouvre d’ailleurs sur le
retour, puis le narrateur évoque sa raison qui n’est que la quête du lieu
perdu : “ Les gens vont partout, dit Òafiyya à son mari, n’irons - nous pas à ©ayfŒ ? ” (p. 357), et en réponse à Sa“¸d, elle dit : “ Nous verrons notre maison.
Nous la verrons seulement ” (p. 358). Mais derrière la recherche du lieu, il y
a une autre plus douloureuse : celle de leur fils «aldán qu’ils ont laissé depuis vignt ans :
“ Depuis qu’il a quitté Ramallah, il ne cesse de parler, elle non
plus... ” (p. 341). Leur nostalgie les pousse à retrouver leur fils, les
emporte aussi pour retrouver un lieu et un temps qu’ils avaient perdus mais qui
les avaient toujours hantés:
Et une
fois dans leur maison, ils se remémorent le temps où ils étaient là : “ Et il avança (Sa“¸d) en regardant autour de lui, découvrant les faits
petit à petit ou d’emblée comme celui qui se réveille d’une longue perte de
connaissance ” (p. 365).
Cette
découverte à laquelle procède Sa“¸d est une dernière étape de la quête des lieux et du
temps perdus que nous verrons plus en détail. Se trouvant dans cette maison
après vingt ans, il recherche indices et signes qui lui permettront de se
représenter et de revivre ce temps lointain.
La
rencontre avec le lieu perdu les plonge dans le silence et la
consternation : “ Et c’est seulement près de Bayt §Œlim, ils gardaient le silence, et les voilà maintenant
silencieux, en train de regarder les rues qu’ils connaissaient bien et qui
étaient toujours dans leurs esprits comme des parties d’eux-mêmes ” (p. 361).
KanafŒn¸ montre à travers Sa“¸d et Òafiyya l’état du palestinien qui revoit sa ville et sa terre occupées
alors qu’il s’attend à les voir libérées. Le silence est l’expression de
l’hébétude et l’incapacité du dire. Aucun mot ne peut rendre cette douleur.
Seul le silence peut le faire. Tant que la découverte de leur fils les afflige,
tant que la vue de ©ayfŒ et de leur maison fait
revivre le temps ancien ; ce temps jaillit d’un coup avec toute la douleur
qu’il porte, il blesse : “ Brusquement, le passé se présente, aigu comme
un couteau. ” ( p. 346). Et plus loin : “ Les faits et les
événements sont venus d’un coup, retombent l’un sur l’autre et remplissent son
corps. Il se dit que Òafiyya, sa femme ressent la même chose, et c’est pour cela qu’elle
pleure ” (p. 341).
Ce
temps que recherche Sa“¸d existe partout et en toutes choses, même la
nature l’incarne pour toujours. Les arbres de ©ayfŒ deviennent ici un lieu de mémoire, une sorte d’archives où les
habitants de la ville sont gravés éternellement :
“ Les
branches des sapins qui s’inclinaient au dessus de l’avenue tendaient de nouvelles
branches, et il voulait bien s’arrêter un instant pour lire sur leurs troncs
des noms creusés depuis longtemps qu’il pouvait remémorer un par un, mais il ne
l’a pas fait ” (p. 346).
Cependant
ce temps auquel aspirent ces deux personnages diffère de leur présent par sa
gaieté et par la joie de vivre, ainsi dans cette image de Òafiyya que fait revivre Sa“¸d : “ Brusquement, la maison apparaît, la
maison même... et il lui semblait, pour un moment, que Òafiyya, jeune et avec des cheveux tressés, lui paraîtrait
de là-bas ” (p. 362).
De la
même façon que Sa“¸d et Òafiyya, FŒris retourne à sa ville “ Jaffa ” après vingt ans d’absence
et lorsqu’il arrive dans son ancienne
maison et en voit les objets, le temps ancien revit d’un
coup : “ ce sont des anciennes journées, seulement elles
affluaient maintenant comme si les portails qui l’emprisonnaient s’ouvraient
tout grands ” (p. 389).
Le
temps perdu vit dans la mémoire du personnage. Il constitue pour lui un refuge
désirable.
KanafŒn¸ plonge à travers les sensations ce personnage dans un temps proustien.
De même que Proust fait revivre un narrateur d’A la Recherche du Temps
Perdu sa vie d’enfance à travers le souvenir et la sensation des
objets qui permet de se représenter la chambre de la tante Léonie à Combray,
de sentir l’odeur de ses fleurs séchées, de goûter la madeleine trempée dans du thé ; kanafŒn¸ fait revivre pour ces deux personnages le temps heureux de la paix à
travers la vue des lieux et la sensation des objets. Ce temps proustien :
“ caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (
en la sensation que nous donnerait cet objet matériel) que nous ne soupçonnons
pas[12]
” (p. 58), est en effet vivant et
agissant : “ affluaient ”. Cette comparaison avec les
portails qui s’ouvrent, n’est-elle pas une ouverture du passé sur le présent,
une sorte de frontière qui permet au personnage de revivre ce temps
lointain ? [13]
L’image
de Òafiyya dans son jeune âge
apparaît à Sa“¸d au moment où il revoit leur maison à ©ayfŒ : “ Brusquement, la maison apparaît, la maison même... et il
lui semblait, pour un moment, que Òafiyya, jeune et avec des cheveux tressés, lui
paraîtrait de là-bas ” (p. 362). Cette apparition évoque l’image des lieux qui
se présentent au narrateur de la Recherche à travers le goût de la madeleine
trempée dans du thé :
“ Et dès que j’ai reconnu le goût du morceau de
madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante ( quoique je ne susse
pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir
me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était
sa chambre, vint comme un décor de théâtre, s’appliquer au petit pavillon
donnant sur le jardin, qu’on avait construit pour mes parents sur ses
derrières... ” ( p. 61).
Cependant,
la différence des souvenirs chez les deux auteurs est grande. Alors que Proust permet au narrateur de revivre des
moments heureux à travers le souvenir et sa délectation, le temps ancien
chez KanafŒn¸ provoque la douleur et la consternation. La vue de ©ayfŒ fait remonter ce temps et leur apporte du chagrin :
“ Lorsque Sa“¸d arrive en voiture aux terrasses de ©ayfŒ en empruntant le chemin de Jérusalem, il sentit quelque chose lui
ligoter la langue, il garda le silence et sentit le chagrin l’emporter de
l’intérieur ” (p. 341).
La
quête du lieu n’aboutit malheureusement qu’à des mauvaises surprises :
“ Et c’est le séisme..., celui de la
rencontre..., de l’ignorance..., et vient le dialogue sévère et aigu comme la
lame d’un couteau ”.[14]
Sa“¸d et Òafiyya comme tous les palestiniens rêvent de retrouver les lieux qu’ils
ont laissés libérés, rendus à leurs habitants originaires, mais ils les
revoient occupés par d’autres : “ Sais-tu ? j’imaginais pendant
vingt ans que s’ouvrirait un jour... mais je n’ai jamais imaginé qu’elle
s’ouvrirait de l’autre côté, jamais. Je n’ai jamais pensé cela c’est pour cela
lorsqu’ils l’ont ouvert, eux, cela me
semble horrible, banal et même
humiliant... ” (p. 343).
Tout
leur reste étranger parce qu’occupé :
“ N’avais-tu pas ce sentiment horrible que
j’avais pendant que je conduisais ma voiture dans les rues de ©ayfŒ je sentais que je la connaissais mais elle m’ignorait. J’avais le même
sentiment dans la maison, ici, c’est notre maison ? Tu imagines
cela ! Je crois que ça va être pareil avec «aldán...Tu verras (p. 385) !
La
rencontre avec le lieu accentue la douleur qui serre le cœur et “ ligote
la langue ” à cause de son caractère insupportable, ce qui les pousse à se
réfugier dans le silence. L’auteur marque d’un côté la douleur aiguë de
Sa“¸d et Òafiyya au moment où ils revivent ce temps perdu, et veut montrer à son
peuple le sort douloureux de ceux qui laissent les lieux sans se battre pour
les sauvegarder, de l’autre. Cette
pause sur les ruines d’un temps et d’un lieu volés et violés figure chez
KanafŒn¸, non pas pour les pleurer à la façon des anciens
poètes arabes[15],
mais pour faire passer le message porté par toute son écriture : restons
sur les lieux et luttons. C’est le message de Sa“¸d où se mêlent la remontrance et la désolation
lorsqu’il répond à Òafiyya : “ Si. Nous n’aurons pas dû rien laisser, «aldán, la maison, et ©ayfŒ ” ( p. 375).
Derrière cette rencontre du personnage avec le lieu, se
dresse un grand spectateur qui a son mot à dire, c’est l’auteur. KanafŒn¸ lutte contre les illusions et veut lancer ses personnages vers la
construction d’un avenir meilleur. Ce n’est pas en rêvant ce temps passé que
l’on peut remédier à la situation présente ; le peuple palestinien doit
agir non pas pour retourner en arrière mais pour construire un avenir. KanafŒn¸ montre à son peuple que la lutte est un devoir et que la fuite ne fait
qu’aggraver la situation. ©ayfŒ et la maison ignorent Sa“¸d non pas par oubli, mais par “ défi ” et
par “ rage ”. Ces Palestiniens qui se sont soumis aux événements de
l’occupation israélienne et se sont dépêchés de quitter les lieux, n’ont pas
essayé de les défendre, et d’y rester. ©ayfŒ se personnifie comme d’autres lieux occupés, pour réagir à cet abandon
par l’indifférence et par l’ignorance.
Ainsi, la quête de KanafŒn¸ va vers la réappropriation de la terre palestinienne, vers une union
définitive entre le Palestinien et sa terre pour que celle-ci le reconnaisse,
pour que celui-là ne s’y sente plus étranger et pour qu’il retrouve les
siens :
“ Vous n’aurez pas dû quitter ©ayfŒ. Et si cela n’était pas possible, vous n’auriez pas dû à tout prix laisser un bébé dans son lit. Et si cela était impossible, vous auriez dû essayer de revenir, dit «aldán à Òafiyya et Sa“¸d ” (p. 406).
Le
retour de Sa“¸d et Òafiyya n’est pas un vrai retour, mais plutôt une absence. D’ailleurs,
ce n’est pas par hasard que le roman s’ouvre sur le
retour : “ Lorsque Sa“¸d arrive aux terrasses de ©ayfŒ ” et s’achève par l’absence : “J’espère , dit Sa“¸d à sa femme, que «Œlid est parti.. pendant notre absence ” (p.
414) ! Sa“¸d et Òafiyya se sont absentés et se heurtent à l’absence. Tant que le peuple
ne garde pas les lieux et ne lutte pas ; tant qu’il accepte de les laisser
à l’occupant, il reste toujours ailleurs et prolonge l’absence.
Mais
l’écriture de KanafŒn¸ lutte contre cette
absence physique et morale. Le peuple palestinien ne doit pas quitter les
lieux ; il doit rester toujours présent dans la cause ; un
éloignement par l’esprit est le vrai handicap et peut être le plus dangereux.
L’absence est trahison, renonciation au devoir envers la patrie. L’auteur
choisit une autre, celle qui va vers la lutte et le combat qui fait de Sacd[16]
un héros, et de sa mère une femme fière. Elle est au contraire présence
dans tout ce qui la symbolise :
“ Elle tourna dans la pièce pendant que le bruit
annonçait la fête à l’extérieur. Elle s’assit posant ses paumes sur sa
poitrine, repliées sur elle mêmes dans cette image singulière qui ressemble à
un enlacement intime. Devant moi, les yeux de Sacd brillèrent derrière
son petit canon, venant après les longues nuits d’absence, couvert de terre. Je
lui demande :- il s’est absenté une année ? - Non, dit-elle, neuf
mois et deux semaines, il est venu hier ” (p. 277).
La
présence de Umm Sa“d amène la présence de son fils. Sa“¸d voit dans la personne de cette femme, dans sa façon
de s’asseoir, de parler, dans ses gestes..., le symbole de la lutte. C’est elle
la source, la “ matrice[17] ”
qui fait que Sa“d s’absente pour rejoindre les soldats. Le départ de Sa“d devient pour sa mère,
retour : “ Il dit qu’il reviendra dès que sa blessure se
cicatrise, dit-elle. Et je remarque qu’elle dit “ il reviendra ” et
non il “ partira ” (p. 278).
Sacd
reste présent comme sa mère comme le sont elles-mêmes toutes les mères
palestiniennes :
“ Qui ? Répond-elle à Sa“¸d. Sa“d ? Que Dieu le protège. Il m’a enlacé une seule fois. Je lui ai
dit :- Alors Sa“d ? Ne
serres-tu pas ta mère, ne l’embrasses-tu pas après cette absence ? Tu sais
ce qu’il m’a dit ? Il m’a dit :- Mais je t’ai vu là-bas. Et il a ri ” (p. 278).
Dib
offre à Rodwan dans La Danse du roi un retour dans le passé quoique les
temps fusionnent parfois chez celui-ci : “ Sous les eaux gris bleu
d’un crépuscule d’été étrangement sereines; passé et avenir s’y confondent dans
une union intangible ” (p. 164).
La
méditation de Rodwan lui dicte la possibilité d’osciller entre présent, passé
et avenir. L’amour, qu’il soit celui du père ou celui de Karima en tant que
femme est un facteur essentiel qui porte la nostalgie et la recherche du
personnage. Il est tellement puissant qu’il dépasse la mort :
“ Et
criaient en lui une nostalgie, un amour et une haine à côté desquels la mort
qui unit elle aussi le commencement et la fin est plus douce, plus charitable ”
(p. 58).
La
quête du lieu et du temps perdus chez Dib s’exprime plus à travers
l’instabilité du personnage qu’à travers son mouvement. Dans la plupart des
cas, c’est une quête intérieure. Le déplacement incessant du héros dans Habel
pour rejoindre le carrefour où il se donne rendez-vous tous les soirs, a pour
cause la séparation avec le lieu d’origine et le désir de comprendre un autre
étranger. Habel étant exilé par son frère et se trouvant dans une ville
étrangère, est livré à la solitude et à l’angoisse ; il ne peut être
stable. Derrière ce déplacement peu à peu orienté vers la mort, Habel est à la
recherche de ce temps et de ce lieu qui sont loin de la solitude et de l’effroi
vécus dans cette nouvelle ville.
La
nostalgie qui hante Qui se souvient de la mer n’est autre que ce désir
d’un lieu perdu. Dans ce roman où se mêlent tristesse, nostalgie et espoir, le
narrateur est le témoin principal de cette perte :
“ Aussitôt
l’ancienne vie, perdue déjà dans le sable commença à se retirer de notre
maison, et la douceur, la fraîcheur de la mer ne purent affleurer ” (p. 19).
Il
renseigne sur l’importance de ce lieu : “ Je porte plutôt ma vieille
cité comme mon corps ” (p. 22). Le lieu le plus important est celui que le
titre du roman exprime en même temps avec son manque qui réside dans le
souvenir. La mer est ce lieu perdu que le narrateur ne cesse de rappeler et de
chercher à travers le temps.
Au
delà, le déplacement entraîne un déplacement plus esthétique qui touche
l’écriture du roman en vue d’une quête plus profonde et plus engagée.
Ce
déplacement qu’on vient de voir, emporte l’écriture et devient à la longue non
seulement une raison pour son développement, mais encore sa source créatrice.
Ce
déplacement se situe au niveau des mots chez KanafŒn¸. L’Amant est rythmé par la présence du personnage-héros qui
apparaît plusieurs fois sous un nouveau nom. Ce personnage est d’abord
quelqu’un qui fuit d’un lieu à l’autre à la recherche de la
sécurité : “ Et ce soir-là, on dit à la §abassiyya que L’Amant “ Al-“ŒÑiq ” était un criminel dangereux, se réfugiait
ici une période... ” (p. 7)
Mais chaque nouvelle fuite
est accompagnée d’un nouveau nom qu’il s’attribue lui-même ou que les autres
lui donnent. Lorsqu’il part pour la première fois travailler chez “AbbŒs, on le connaît sous le nom de “©assan¸n ” : “Abd al-Kar¸m se cachait sous le nom de ©assan¸n. ” (p. 452 ), puis quitte ce lieu pour aller à la §abassiyya où il réussit à trouver du travail chez le
cheikh SalmŒn, et là il se donne pour
nom “ QŒssim ” : “ Au début, personne ne savait comment QŒssim venait à la §abassiyya et l’habitait ” (p. 421).
Puis
sa marche sur le feu devient une nouvelle qui s’échange d’une bouche à l’autre,
et finit par lui attribuer L’Amant (Al-“‹Ñiq) comme nom.
“ Et
c’est ainsi que QŒssim perdit d’emblée son nom. ” (p.) Ce nom est donné comme
titre du roman. Ensuite, QŒssim est mis en détention et devient “ le prisonnier n°362 ”.
Le
fait d’apparaître chaque fois sous une nouvelle identité est pour ce personnage
une disparition, et d’une certaine façon, une mort pour ceux qui le
connaissent déjà. Aussi, elle est apparition, naissance pour ceux qui ne le
connaissent pas : “ Cet après-midi-là, et après que les visiteurs
quittent le domaine du Cheikh SalmŒn, QŒssim naquit soudain ” (p. 439).
Le changement du nom, s’il
révèle une nouvelle situation, il incarne une quête importante chez les autres
puisqu’il reste toujours ambigu et mystérieux : “ Et c’est ainsi qu’il priva les gens de raconter même une
histoire sur lui après les avoir privé de toute relation avec lui ” (p.
429 ).
En outre,
chaque fois que QŒssim apparaît sous un nouveau nom, naît un nouveau personnage au sein
de la narration, et le roman prend la forme d’un nouveau récit. Ainsi,
l’apparition de plusieurs noms permet aussi l’apparition de plusieurs
narrateurs, la multiplicité de l’écriture et sa diversité.
Dans L’Amant Chaque arrivée de QŒssim dans une nouvelle région s’accompagne d’une
nouvelle identité qu’il se donne ; de “Abd al-Kar¸m à Hassan¸n à QŒssim, à L’Amant jusqu’au prisonnier n°362. La narration acquiert
de ce fait de nouveaux événements liés à chaque nouvelle identité et l’écriture
voit à chaque fois la naissance de nouveaux mots qui permettent son
développement. Se faisant pour la sécurité du héros, le mouvement s’avère aussi
bénéfique pour l’écriture. Comme elle permet la libération du personnage, elle
libère l’écriture en la guidant vers l’enrichissement.
De la
même façon dans La Danse du roi, le mouvement est au centre de
l’histoire du roman et permet ainsi la multiplication de son écriture. L’auteur
procède par une alternance de deux discours différents et de deux
histoires : celle que rapporte Arfia et celle issue de la méditation de
Rodwan. A travers cette alternance, l’auteur invite le lecteur à les suivre et
à en déchiffrer les aboutissements. On devine que le sens est aussi multiple,
qu’il crée un mouvement au sein de la narration et permet sa
multiplicité : “ on ne peut jamais tout raconter. ”, dit
Arfia à Rodwan à la fin du roman.
Plus la
marche dure, plus l’aventure se maintient dans le temps et dans l’espace, et
plus le roman a une raison de se poursuivre. Tout tourne autour de la marche de
ce groupe de personnages, et les événements qui adviennent se centrent autour
d’elle et de ses étapes. Son renouvellement renouvelle l’écriture car le but
reste toujours à atteindre : “ Faut plus s’arrêter ! Dit Arfia à
Slim. Faut plus s’arrêter tout le temps comme on a fait jusqu’à présent ” (p.
97).
Par
définition, la quête d’un sens va vers la profondeur, c’est pour cela qu’elle
exige plus d’efforts que d’autres quêtes. Le mouvement est parmi les moyens
privilégiés pour la réalisation de cet objectif. Les Terrasses d’Orsol, Habel
et Cours sur la rive sauvage véhiculent des recherches différentes dans
l’apparence, mais elles visent le même but qui se rapporte au sens. Les trois
héros : Ed, Habel et Iven Zohar se trouvent brusquement dans un monde qui
leur présente des mystères. Ed, héros de Terrasses d’Orsol
découvre dans la ville Jarbher là où il est en mission, une énigme, il s’agit
de cette fosse qui abrite des êtres étranges. Habel, exilé par son frère, se
trouve dans la ville de Paris dont les secrets lui restent dérobés. Et Iven
Zohar est entraîné par son épouse Radia transformée en Hellé, dans une ville
merveilleuse. Dans ces situations, tous les trois vont à la recherche d’un sens.
Le premier a pour but de déchiffrer la fosse ; il faut donc qu’il aille
sur les lieux : “ Alors, ne réfléchissant pas davantage, je
n’hésite pas, dit-il, je me mets à courir, ça m’est égal qu’on me voit ” (p.
15). Comme le déchiffrement de cette énigme s’impose à Ed, le mouvement est lui
aussi un recours inévitable : “ Je suis retourné là-bas, à la suite
de cette conversation. J’y ai couru, aucune force n’aurait pu m’arrêter ” (p.
67), il se renouvelle et se multiplie jusqu’à devenir une activité quotidienne,
un “ retour ” : “ J’y retourne, je ne peux pas y tenir, je
cours à la fosse comme si je devais encore m’assurer de sa réalité... ”
(p. 82), et continue encore : “ J’y suis retourné une fois de plus et arrivé là-bas, je les ai interpellés,
longtemps, à perdre haleine ” (p. 93).
Habel
effectue une autre sorte de déplacement ; il se fixe un rendez-vous tous
les soirs dans un carrefour et attend. Qu’attend-il ? la femme qu’il aime
Sabine/Lily, mais , à travers cette attente, il veut comprendre le mode qui
l’entoure : “ Je débouche du métro, je prend la garde à cet angle et
j’attends, j’en oublie Sabine ” (p. 23).
Mais
l’attente n’amène rien, ce qui renouvelle les rendez-vous : “ Il n’y
avait pas de réponse. Il n’y avait aucune réponse ” (p. 33). Et d’un soir à
l’autre, l’attente se maintient et le déplacement se renouvelle jusqu’à devenir
un acte qui va vers le crime et la mort : “ Je reviens à ce
carrefour, je rôde, je me plante comme cet assassin, soir après soir. Rien
n’arrive, rien ne se passe ” (p. 43). D’ailleurs, l’attente vaine entraîne
l’épuisement du déplacement : “ Je n’y suis pas retourné, ce soir. ”
Iven
Zohar s’engage lui aussi dans un long voyage à la poursuite de Radia qui
détient le secret de sa transformation et celui de sa ville. Ainsi, il commence
par s’approcher d’elle : “ J’avançais à tâtons. Cette femme perdue
n’était pas Radia ” (p. 11), mais elle continue à lui échapper. Il se
presse alors : “ Elle ne cessait de s’éloigner, la distance
grandissait entre nous. Je me hâtais, je courais presque. Elle disparaîtrait et
je ne la verrais plus ” (p. 25). Et plus elle s’éloigne, plus il se laisse
emporter par le mouvement :
“ Je me laissais entraîner, me disant : - jusqu’au bout. Jusqu’au
bout. Jusqu’à l’épuisement de la dernière parcelle de feu jaillissant en moi ”
(p. 29). Puis, se rendant compte de l’impossibilité de son attente, il recourt
à tous ses efforts pour continuer son déplacement jusqu’à ce qu’il devienne
errance : “ Je continuai
d’avancer, mais il me fallut déployer d’énormes efforts pour placer un pied
devant l’autre ” (p. 37). Et même : “ Tremblant, dit-il, je voulus
encore la rattraper. Je serrai les dents. Je recommençai à marcher ” (p.
38) ; “ J’errerais, à n’en pas douter, je marcherai prisonnier d’une
alternative sans dénouement : voyageur sollicité par une destination dont
la réalité et le sens m’échappent, ou souvenir courant sur les ruines d’une contrée remémorée mais à
jamais disparue ” (p. 54) ; “ J’allai, je pénétrai partout. Je
tournai, j’appelai. J’errai ” (p. 9).
L’échappée
de la quête entraîne la multiplication du mouvement pour atteindre la course
jusqu’à devenir errance. Ed, tourmenté par le nom qu’il cherche, se donne à la
course : “ Alors ne
réfléchissant pas davantage, précise-t-il, je n’hésite pas, je me mets à
courir, ça m’est égal qu’on me voie ” (p. 15), course qui répond à celle d’Iven
Zohar : “ J’allai, je pénétrai partout. Je tournai, j’appelai.
J’errai ” (p. 99).
Et
celle de Habel : “ Je reviens à ce carrefour, je rôde, je me plante
comme cet assassin, soir après soir ” (p. 43).
Tant
que le personnage garde l’espoir et s’obstine à réaliser sa quête, tant le
déplacement continue son cours. Mais il va en s’épuisant car la quête s’avère
dans les trois romans impossible à assouvir : “ Je n’y suis pas retourné, ”
“ Il
n’y a rien à attendre ”, dit Habel, (p. 65). Bien qu’il soit nécessaire,
Le déplacement s’avère un moyen inefficace pour faire l’aboutissement de la
quête. Car, nous le verrons au cours de cette étude, celle-ci reste toujours au delà des capacités de l’homme.
Toutefois, l’épuisement du déplacement cède la place à
un autre, plus profond et plus ancré dans le roman : celui de son
écriture, de ses idées en vue d’une quête de sens. Il converge vers une sorte
d’impuissance du personnage dans sa recherche, et la quête devient alors plus
générale et plus profonde. La recherche du nom dans Les Terrasses d’Orsol touche
l’homme jusqu’à son existence et lie avec celle de la vérité.
“ Même le nom que tu portes, ce n’est pas ton nom. Vous le savez tous, hein, que votre nom n’est pas votre vrai nom, que vous en avez un autre, que vous en avez un tas que vous vous donnez en dedans, en cachette et qui sont vos vrais noms, mais pas celui qu’on vous donne, et ces noms-là vous ne pouvez pas les dire, dit Ed aux autres ” (p. 151).
Nous avons parlé du tournant de l’écriture de Dib, et
nous avons dit que la deuxième partie de son œuvre se détache du courant
réaliste et de l’engagement qui caractérisent la première partie de son œuvre.
De ce fait, la nature de La quête change elle aussi, elle se rattache cette
fois-ci au sens plus qu’à autre chose. Elle obéit au déplacement du personnage
qu’on trouve dans Les Terrasses d’Orsol. Elle va directement au
déchiffrement et à la charge significative. Le narrateur Ed arrive dans une
ville étrangère, Jarbher, pour accomplir une mission. La première découverte
qui le marque dans cette ville est une fosse qui abrite des êtres étranges.
Cette découverte l’engage dans la quête de la nature de ces êtres et de leur
secret. Pour cela, il n’a que le déplacement comme première démarche. Il ne
cesse de revenir à cette fosse pour observer ses habitants et réfléchir sur
leur nature. Il voit d’abord en eux des espèces de reptiles dont il doute
encore : “ Il serait plus juste, réflexion faite, dit-il, de supposer
qu’il s’agissait d’araignées au lieu de tortues ou de crabes, mais des
araignées comme celles-là, de la taille d’un molosse, où en existe-t-il ?”
(p. 29). La deuxième fois, il les regarde comme des larves. Puis il finit par comprendre
que ce sont des hommes, des condamnés.
Cette
quête se concentre donc autour du nom des êtres de la fosse, et rejoint à
chaque fois l’innommable. Mais au fond, Elle est véhiculée à travers l’aventure
de l’écriture en vue de donner un sens aux mots. Elle rappelle celle du héros
de Habel qui ne cesse de se déplacer pour comprendre le monde qui
l’entoure. Le rendez-vous qu’il se fixe tous les soirs et qui obéit à son
déplacement jusqu’au carrefour, est en effet un rendez-vous avec la quête : “ Je cherche et
Dieu sait ce que je cherche dit-il. Ce qui me poursuit ? Mais qu’est-ce
qui me poursuit ? Le trouverai-je ? Me trouvera-t-il ? Qui
finira par rattraper l’autre ? ... ” (p. 68).
Cette
recherche qui le tourmente a pour objet essentiel la parole, mais une parole
qui, à chaque fois tourne à l’énigme. Ainsi essaie-t-il de comprendre celle de
Sabine : “ Il passe encore son temps à traduire, à chercher le mot
qui se cache sous un autre quand c’est elle qui parle et il faut qu’il se
débrouille tout seul le plus souvent ” ( p. 84).
Le déplacement fonctionne ici comme une condition à
cette quête. Dès l’arrivée de Habel au carrefour, il se confronte au monde
extérieur, et la quête prend forme. Habel suit ainsi un itinéraire tracé
par la quête elle-même, celle du lieu dont il se trouve exclu, celle de d’amour
qu’illustrent les deux figures féminines : Sabine et Lily ou Sabine/ Lily,
et pour finir, quête en une forme plus profonde, touche le langage et le sens.
Habel veut trouver un sens à sa situation, à sa vie et à tout ce qui l’entoure.
Il s’engage dans une chasse infinie pour déchiffrer la parole qui, par son côté
énigmatique et indéchiffrable, devient chasseur harcelant et
déstabilisant :
“ Tout à coup, l’autre parole, encore elle, fond sur lui et autour de lui comme une tornade. Une parole avec tous ses dangers, une parole, comme toujours, intolérante et furieuse. Une parole sue laquelle ses lèvres se modèlent à son insu et tremblent de la même façon furieuse, intolérante ” (p. 69).
La quête du sens qui obéit au déplacement du
personnage, fait aussi l’objet du roman Cours sur la rive sauvage. Mohammed Dib entraîne Iven Zohar dans une
ville merveilleuse à la recherche de la femme qu’il vient d’épouser, et trace
un itinéraire d’une quête de sens qui va de pair avec celle de l’auteur. Iven
Zohar veut atteindre Radia, mais à travers elle, il veut comprendre le secret
de sa transformation et les énigmes de la ville qu’elle possède. La poursuite
de cette femme, le voyage dans la ville-nova, deviennent une quête de signes.
Parallèlement au voyage d’Iven Zohar dans la ville-nova, Dib effectue un voyage
dans le monde des significations : “ Je circulais au royaume des
significations, je foulais la terre des signes ” (p. 128).
Sans
le déplacement, le narrateur ne peut espérer trouver ni atteindre Radia dans la
mesure où celle-ci est dotée d’un pouvoir magique. De même, l’auteur, sans un
mouvement de l’esprit et de l’imagination dans le monde des idées et de
l’écriture, ne peut atteindre le sens.
Ainsi, le mouvement du
personnage en vue d’une quête peut aller jusqu’à emporter l’écriture. Il
arrache le roman à l’immobilité et lui offre un côté dynamique qui participe à
sa théâtralité.
Le
déplacement rentre dans la théâtralité du roman lorsqu’il est provoqué par le
discours et l’accompagne.
La
Danse du roi et Le Maître de
Chasse sont les exemples les plus significatifs dans ce cas. Non seulement
le discours s’inscrit dans le déplacement des personnages mais il tourne
parfois autour de lui. Nous venons de voir que La Danse du roi est
emporté par le mouvement du groupe marcheur, où on s’interroge sur le choix de
la route : “ On prendra la route française. Elle est plus
facile ” dit Arfia à ses compagnons. On parle de la longueur de cette
marche : “ Puisqu’il faut marcher, encore marcher,
voilà ! ” répond Slim à Arfia. Et c’est surtout à l’intérieur de la
marche de ce groupe que le discours dicte le mouvement, comme dans ces exemples
significatifs :
C’est Arfia, lorsqu’elle
aperçoit Wassem, parle toute seule en s’approchant de lui :
“ Je suis une vieille folle et je radote :
elle n’allongerait pas tant si j’avais trente années de moins...Tiens ! Un
homme couché au bord du chemin ? Faut-il qu’il n’ait rien à perdre,
celui-là. Elle s’approche de Wassem s’appuyant sur son bâton, elle se pencha et
l’examina ” (p. 118).
Puis, s’adressant à lui : “ Arfia se redressa. - Puisses-tu vivre aussi vieux que moi : je ne te souhaite pas plus. Et toi, qui es-tu ?” (p. 119). Et : “ Elle sourit encore à sa façon étrange et étendit la main sur lui : - Reste en paix. Ma route sera ce que la tienne aura été pour toi demain, érudit ! Elle lui tourna le dos, sans plus, et partit ” (p. 125).
Babanag, couché, se redresse sous l’effet de la colère pour répondre à Arfia ; il “ se recouche ”, “ s’allonge à sa place ” et “ s’engourdit ” : “ Il se redresse. Il s’appuie sur son coude. - Tu te trompes : je suis pas fou ! il me répond, dit-elle. Et pas bête ! Ne crois pas ça ! Au contraire, je suis terrible qu’il te soit jamais arrivé de rencontrer sur ton chemin ! Il vaut mieux que tu le saches ! T’en auras la preuve, un de ces jours !” ( p. 158).
Et lorsqu’ils évoquent leur situation en tant que colonisés : “ Il reste un moment sans rien dire ; il se recouche. Il fait encore : - je serais obligé de te vendre. ” (p.159). Empêché de dormir, il ne sait quoi faire : “ Il dit encore : Dors ma petite. Moi, je n’y peux rien, je n’y suis pour rien. ”, et “ Il s’allonge à sa place. Il se trémousse un peu, il se retourne d’un côté et d’autre. Puis il s’engourdit ” (p. 163).
C’est
Wassem lorsqu’il arrive devant le portail du riche Chedly “ se
dégingande ” et “ avance ” vers le portail, puis tombe à la
renverse ” :
“ Là-bas, se dégingandant en pleine lumière, le
nommé Wassem prononça : - Enfin, j’arrive où il faut! Il s’en fut seul, à
présent, d’un pas décidé jusqu’au portail. Mais lorsqu’il fut à un doigt de le
toucher de la poitrine, il tomba soudain à la renverse, tout comme si les deux
battants de bois massif lui avaient été claqués au nez ” (p. 113).
Et
comme on l’empêche de se rendre à la réception, troublé, il ne cesse de se
mouvoir : “ Il alla, revint et s’immobilisa devant la
lanterne. - C’est impossible ! Et quand cela serait, j’ai l’habitude de me
rendre aux réceptions toujours assez tôt pour être des premiers arrivés. On
m’attendait , ce soir ! Pourquoi est-ce qu’on me bouclerait la porte au
nez ? ” (p. 114) ; “ Wassem fit un pas en avant ” (p.
114).
C’est
se demandant sur Némiche et Bassel :
“ Il se soulève. - Ah, qu’il fait en les voyant étendus. Il se
remet sur son séant. ” - Ils nous ont laissé tomber ? Il dit. Eh
ben...bonne route ” (p. 60).
C’est
Bassel qui répond à Arfia lorsqu’elle demande à Bassel et Némiche de mettre les
pierres sur Slim : “ Non, fait Bassel, et il a l’air de se réveiller.
Il me regarde avec des yeux égarés et il se recule ” (p. 58).
Némiche
fait le même mouvement : “ Non,
fait Némiche. Et il se recule aussi, comme lui ” (p. 58).
Dans Le
maître de chasse :
Kamel Waed,
lors de son dialogue avec Si Azallah à propos des mendiants de
Dieu :
“ Il
reste derrière, devant, ou se promène dans la pièce, mais ne s’assied pas à son
bureau. - Ne cherche pas à les empoisonner pour le plaisir. Il y a
toujours ce pas que personne ne peut éviter ” ( p. 18).
La
comédie qu’il joue en singeant de montrer des poupées, engendre son
déplacement :
“ Poupées,
singes
savants,
Les
uns marchant normalement, Les autres à reculons...
Reculant
aussi, Kamel trébuche et s’en va tomber dans les bras d’un ami du docteur. Il
jette des regards ahuris autour de lui et on ne peut dire si c’est de se
retrouver sur les genoux de cet homme qu’il n’en revient pas le plus, ou de sa
clownerie, ou de la tête que font les autres. Le Dr Berchig applaudit ” (p.4
6).
Aymard,
pour répondre à Karima :
“ Il
sort, il reste devant le portillon. - quel air ? dit-il ” (p. 14).
Karima,
devant Youb :
“ Je
m’écarte. Je sais qu’il ne peut rien dire. Je continue. Je ne m’attends
pas à ce qu’il dise quoi que ce soit. Je m’attends à ce qu’il se produise Dieu
sait quelle chose, ça oui, et personne ne comprendrait ce que c’est ” (p.16).
Elle
continue : “ Je m’écarte de plus en plus de Youb, je recule et je
regarde
Laabane,
parle à Si Azllah en marchant :
“ Le
bras serré sous le mien, il me serre de près, dit Si Azallah, il m’emmène. Il
marche lentement. Il jette des coups d’œil, à droite et à gauche, étalant
sa morgue tout en se tenant sur ses gardes. Il se résigne enfin à me
confier : - Ce pays est un pays de fainéants ! Une poignée d’hommes
doit faire le travail de douze millions de paresseux. Dieu m’en est témoin, mon
unique ambition est pourtant de contribuer par mes efforts à son développement
et de voir le résultat. Ce sera une satisfaction. ” (p. 31)
Puis
“ se rapproche de lui ” :
“ Après
un lourd silence, il se rapproche de moi et il a un accès de franchise
sans précédent. Il me chuchote à l’oreille
d’une voix exaspérée comme jamais je ne lui en ai entendu : - De tous les
côtés on ne parle que de nationaliser ! Au profil de ces culs-terreux
justement que vous voyez accroupis au cœur de la ville ! Et vous voulez
que j’agrandisse mes installations ! ” (p. 32).
Lorsqu’il
parle à Marthe de Hakim Madjar, il “ s’approche d’elle ”, “ se
baisse un peu ” :
“ -
hein, madame Marthe, à quelle heure il va rentrer ? vous le savez, vous.
Voyant que je ne lui fournis aucune réponse, il se met à rire sans bruit. Il
s’approche de moi à pas silencieux, souples, il se baisse un peu, il me
dévisage d’en dessous. - Ah, vous voulez me faire une surprise ? ”
(p. 177).
La
continuité du dialogue excite encore le personnage et multiplie ses
mouvements ; il recule, avance, se redresse : “ fait un bond en arrière, se
redresse. - Allons, madame Marthe. Vous savez au moins ce que vous dites ?
on ne croirait pas. Vous voulez me faire gober ça, à moi ? Dites tout de
suite que vous n’avez pas envie que je le sache ” (p. 177).
“ Comme
sans doute je ne lui parais pas disposée à ajouter autre chose, dit Marthe
toujours de Si Azallah, il s’éloigne, prend une chaise. Il s’assoit dessus à
califourchon, comme il le fait souvent, mais en me tournant le dos. Les mains
croisées derrière moi, je demeure appuyée au mur ” (p. 177).
Marthe,
lui annonçant la mort de Hakim Madjar éprouve le besoin de “ s’approcher ”
de lui : “ A la fin, je me
décide à aller vers lui. Sans doute n’ai-je plus mon impavidité de statue, je
me sens pourtant raide en dedans, toujours froide. Et raide, froide, je
franchis les quelques pas qui nous séparent. Je lui pose les mains sur les
épaules. - Il aurait probablement mieux valu que vous ne le sachiez pas, mais
Hakim est mort. Vous m’entendez, Lâabane ? Il est mort ” (p. 178).
Dans
les romans de KanafŒn¸, le discours engendre
souvent ce type de
mouvement :
C’est surtout Umm Sa“d qui ne cesse de se déplacer au moment où elle
parle ; ainsi, devant Sa“¸d :
“ Elle s’approche de moi en
disant : “ tu crois que cela est vrai ? Tu crois que c’est
inutile d’aller le confier à son chef ? ” (p. 265). “ Et elle se
tourna et se dirigea vers le balcon, je la suivis alors avec des pas lents.
Ou
encore lorsque Sa“¸d évoque la libération de Sa“d, elle son mécontentement se traduit par le timbre de
sa voix et ses mouvements :
“ Elle paraissait inquiète, dit Sa“¸d, triste, malheureuse et n’a pas envie de parler. Je
commençais à la pousser pour savoir ce que signifie cette étrange arrivée des
gens qui étaient absents pendant vingt ans. Finalement, elle reconnaissait
d’une voix comme le murmure : “ C’est “Abd al-MawlŒ qui a tué Fa–l. Elle le disait d’une brièveté stupéfiante, et
malgré cela, l’affaire est devenue plus ambiguë et plus compliquée. Elle
tournait comme quelqu’un qui a froid et cherche un abri ” (p. 304).
“ Umm Sa“d noua sa petite bourse et la mit sous le bras. Elle franchit
la porte en direction du camp. Après quelques instants, elle est revenue, me
prit le bras et m’emmena au balcon. Puis, elle indiqua un petit homme qui était
près d’un vélo : - Tu vois ce singe ? Celui qui est contre le mur,
près du vélo ” (p. 315).
Cette
femme confiante, qui ne se laisse pas influencer par les autres, revient vers
lui :
“ Elle
n’attendait pas ma réponse. Elle revenait à la salle, prit le sarment et le
contemple comme si elle le voyait pour la première fois. Elle marchait lentement
vers l’autre porte et disait : - Je vais le planter, tu verras comment il
donnera des raisins. Est-ce que je t’ai dit qu’il n’a pas besoin d’eau ?
Il se nourrit du sol ” (p. 253).
Et elle essaie de lui montrer la
réalité : “ Elle se leva et me regarda avec son sourire du coin des
lèvres et dit : - Bien ! tu n’es pas prisonnier, que fais-tu ? ”
(p. 255). Dans son discours, ses gestes, et ses mouvements, Umm Sa“d devient actrice : “ elle tourna, un pas, deux pas, et soudain je
m’entendais appeler “ maman ” (p. 287). De la même façon lorsqu’elle
évoque de la lettre de Sa“d, elle éprouve le besoin de se mouvoir, elle se lève et parfois tourne
sur place :
“ Et
elle se leva et commença à tourner de nouveau comme si elle était liée à ce
papier que Sa ?d avait écrit dans un lieu inconnu. Peut-être l’a-t-il
accrochée sur un tronc d’arbre ou sur une arme, c’est pour cela que les lignes
paraissaient épaisses, coupées .. ” ( p. 309.
Dans De
retour à HayfŒ, Le
déplacement se repère surtout au moment de la rencontre des trois
personnages : Sa“¸d, sa femme Òafiyya, Myriam et «aldán/Dov. Ainsi, nous repérons :
«aldán/Dov, s’adressant à Sa“¸d, “ se tourne ”, “ se
lève ” :
“ Et
il se tournait comme un morceau de bois, comme s’il exécutait un ordre, et
demandait à Sa“¸d : - “ Que voulez-vous, Monsieur ? ” (p. 398). Puis : “ Le jeune homme
se leva brusquement : - Vous n’avez pas le droit de poser ces
questions. Vous êtes de l’autre côté ” (p. 399). S’apprêtant à leur dire sa
réaction envers leur comportement, il marche vers la porte, puis vers la
table :
“ Le
grand jeune homme marchait en ayant les mains sur le dos : trois pas vers
la porte et trois pas vers la table. Il parut à cet instant comme s’il avait
appris une longue leçon par cœur. Et lorsqu’il fut interrompu au milieu, il ne
sut plus comment la finir. Il essaie de remémorer silencieusement la première
partie pour pouvoir continuer et brusquement, il dit : - Lorsque j’ai su
que vous étiez arabes, je me demandais comment un père et une mère pouvaient s’enfuir
et laisser leur bébé au lit ” (p. 401). «aldán/Dov continue à leur monter son indifférence, en leur apprenant qu’il
n’est plus le leur, et qu’il n’a su qu’il avait d’autres parents que depuis
quelques semaines ; ainsi, il se lève et se redresse :
“ Le
jeune homme se levait de nouveau, et commençait à parler comme s’il avait
préparé ces phrases depuis longtemps : Je n’ai su que Myriam et Ifrat
n’étaient pas mes parents que depuis trois ou quatre ans. Depuis mon
enfance, j’étais juif. J’allais au synagogue et à l’école juive. Je mangeais
cacher et j’étudiais l’hébreu ” (p. 400).
“ Il
regardait encore “ Dov ” lorsque celui-ci se leva. Il se dressait
devant Sa“¸d comme s’il présidait une colonne de militaires cachés, et faisait
l’effort d’être calme : - Cela pouvait ne pas arriver si vous vous êtes
comportés comme l’homme moderne doit le faire ” (p. 406). Mais cette réaction
inattendue les plonge dans un état d’hébétude et d’affliction :
Òafiyya recule : “ Elle recule, choquée
en le regardant comme quelqu’un qui ne croit pas ce qu’il entend, puis lui
demande avec une douceur mêlée de doute : - Qu’est-ce que tu as
dit ? ” (p. 405).
Sa“¸d, troublé à son tour, fait quelques pas :
“ Sa“¸d faisait deux pas, et se remettait encore une fois à
compter les cinq plumes du paon qui étaient dans le vase en bois et c’est pour
la première fois depuis l’entrée du grand jeune homme dans la salle, il
regardait Myriam et lui disait lentement : - Il se demande
comment un père et une mère pouvaient s’enfuir et laisser leur bébé au
lit ” (p. 403). Il perd d’un coup ses forces :
“ Sa“¸d recula, choqué, poignardé, et sentit d’un coup un
vertige qui le prenait, tout cela peut-il être vrai ? ” Puis, se
rendant compte de la situation : “ Et il se retournait. Dov se tenait
encore assis la tête entre les mains, lorsque Sa“¸d arrivait à la porte, il disait : - Vous pouvez
rester momentanément dans notre maison, cette affaire exige une guerre ” (p.
413).
Il (Sa“¸d) faisait quelques pas en regardant autour de lui en
découvrant les choses petit à petit ou d’emblée, comme s’il sortait d’une perte
de connaissance. ” (p. 365)
Par sa
multiplication, le déplacement et peut aller jusqu’à remplacer la parole :
“ Et Myriam faisait le va et le vient et lorsqu’elle disparaissait
derrière la porte ... ils entendaient encore ses pas lents ” (p. 382). Et
devant Sa“¸d et Òafiyya, elle essaie de choisir ses mots :
“ Seulement,
Myriam s’avança et s’arrêta, se prêtant à dire quelque chose de difficile. Puis, elle commençait à
arracher ces mots qui paraissaient comme si une main les prenait du fond d’un
puits asséché et poussiéreux : ” Écoute monsieur Sa“¸d, je voudrais vous dire quelque chose d’important. Et
c’est pour cela, que je veux que vous attendiez Dov ou «aldán si vous voulez, pour que vous discutiez ” (p. 383). Le choc fait tourner Sa“¸d dans tous les sens : “ Et Sa“¸d quitta sa place et tournait dans les coins de la
chambre ” (p. 384).
Òafiyya, sous l’émotion se lève,
s’arrête : “ Et elle se leva
et s’arrêta à côté de lui, puis dit d’une voix tremblante. : - ceci est un
bon choix. Je suis sûre que «aldán choisira ses vrais
parents. Il ne pourra pas nier la chair et le sang ” (p. 384).
Comme Sa“¸d : “ se levait comme s’il était éjecté de sa
place par un courant électrique. Il regardait Maryam et dit d’une voix
nerveuse : - Est-ce la surprise ? Est-ce la surprise que vous vouliez
que nous attendions ” (p. 397).
Ces
différents déplacements offrent au roman un côté dynamique et vivace. Le
personnage qui se bouge à l’encontre d’un autre qui reste immobile retient le
lecteur davantage ; on l’observe lorsqu’il se lève, s’assied, s’approche,
s’éloigne, avance, recule, tourne, part, revient, se dresse, bondit ; il
excite la curiosité et invite le lecteur
à le suivre pour repérer son itinéraire et savoir le lieu de son aboutissement.
Lorsque le discours se rajoute à ce déplacement, le personnage devient dans ces
deux actes, un acteur sur scène sous les yeux du lecteur. Le lieu qui peut
servir ici de scène est généralement mentionné. Et c’est ainsi que certains
passages du roman sont “ emportés ” dans le flot de la narration du
romanesque au théâtral.
Le déplacement du personnage ne peut passer sans
d’autres mouvements du corps. Un déplacement peut provoquer un geste, et un geste
peut amener à un déplacement. De même, qu’il est rare qu’un personnage parle et
se contente de la parole sans faire des gestes. Que peut exprimer le geste dans
les romans de KanafŒn¸ et dans ceux de
Dib ? Et quelles fonctions peut-il avoir ?
Dans l’évolution des personnages à travers leurs
discours, le geste est un élément parmi ceux qui expriment l’état d’âme. Il
peut être signe de joie comme de tristesse, de fatigue comme de force,... C’est
selon les situations et les états que cette expression diffère d’une œuvre à
l’autre.
Chez KanafŒn¸ par exemple, il est fréquent
que les personnages recourent aux gestes pour exprimer un état d’âme
généralement tourmenté. Les gestes de Umm Sa“d[18]
expriment une douleur intérieure. La sagesse de cette femme n’empêche pas sa
souffrance qui passe à travers le geste même si elle essaie de la dépasser et
de la vaincre. Voici comment elle répond à Sa“¸d lorsqu’il lui demande à propos du départ de son
fils : “ Et vous n’êtes pas triste ni mécontente ? ”
“ Ses paumes repliées dans sa poitrine bougèrent,
je les vis belles, fortes, toujours
capables de créer quelque chose, je doutais qu’elles gémissaient vraiment. Et elle dit : - Non. J’ai
dit à ma voisine ce matin que je souhaite avoir
dix enfants comme lui. Je suis fatiguée, cousin. Ma vie s’est épuisée dans ce camp. Matin et soir,
j’invoque Dieu . Vingt ans se sont écoulés, et si
Sa“d n’est pas parti, qui partira ? ” (p. 263).
La
beauté et la force de cette femme, le gémissement que portent ses paumes
résident aussi dans son discours. Umm Sa“d, malgré sa fatigue et l’épuisement que lui cause la
vie du camp, reste fière du départ de Sa“d. Ce départ n’est qu’une forme de sa lutte qu’elle
doit à la patrie et reconnaît en tant que devoir : Sa“d doit partir pour combattre, car “ si Sa“d ne part pas, qui partira ? ”. Elle est au
fond triste et peinée par l’absence de son fils, et non pas surtout parce qu’il est dans les rangs de la
résistance en tant que militant. Sa grandeur l’empêche de dire sa souffrance et
de montrer sa faiblesse. Mais le geste le trahit et fait découvrir son état
d’âme, tout comme son discours.
Une
autre fois, cette mère inquiète à propos de la lettre de son fils qu’elle
reçoit, s’exprime à travers le geste des mains : “ Elle s’assit sur
le siège (comme une chose qui tombe d’elle-même), mettant ses paumes l’une sur
” (p. 305).
Plus
loin, elle : “ levait sa tête inquiète ” (p. 309), ou lorsqu’elle
parle de son mari avec regret, elle tape des deux mains : “ Umm Sa“d tapa une paume sur l’autre, dit Sa“¸d, je faillis entendre dans leur heurt le bruit de
deux morceaux de bois ” (p. 335).
Dans
un état où se mêlent la désolation et la révolte, Umm Sa“d ne trouve que le geste pour s’exprimer. C’est une
façon d’exprimer le soulagement que de taper une paume sur l’autre. Ce geste
qui soulage, délivre cette femme de sa douleur, du moins momentanément, et lui
permet de parler de la misère et de la peine de son mari.
Dib, lui aussi, exprime l’état du personnage à travers
le geste. Dans La Danse du roi[19],
le geste oscille entre deux contraires, force et faiblesse. Qu’ils soient
dans une situation de défense et d’attaque, ou dans une situation
d’engourdissement et d’incapacité, les personnages, outre la parole, recourent
aux gestes. Ainsi, Slim, tourmenté par la fatigue, nous est décrit par
Arfia :
“ Et
il se casse en deux, Slim ; il reste comme ça. Il regarde les rochers.
Puis ses genoux se plient aussi ; et ils cognent le sol ” (p. 54).
Ou
encore : “ sa tête pend sur sa poitrine comme sciée au cou par une
corde ” (p. 78).
Dirigés
vers le bas, les gestes de Slim sont très significatifs dans le sens où ils
expriment sa fatigue et l’épuisement de ses forces, ils portent en eux une
faille et une défaite. Défaite qui annonce la mort de ce personnage que l’on
rencontre quelques pages plus loin. A l’encontre de Slim, Arfia est en position de force : c’est elle qui
veille à la continuité de la marche, et calme le délire de ses compagnons.
Lorsque Slim s’imagine l’arrivée des corbeaux qui vont les attaquer, elle
réagit par le geste contre son délire: “ Je lui saute à la gorge,
dit-elle de Slim, je le tiens des deux mains. Je serre de plus en plus fort, je
lui bloque les conduits ” (p. 55).
Dans ce délire agonisant, Slim ne voit pas d’autres
porteurs de délivrance que Arfia. Cette femme que lui et les autres désirent et
redoutent à la fois, est la seule qui peut le consoler et lui redonner la
force, il se réfugie ainsi vers elle : “ Il se jette sur moi,
dit-elle, il m’empoigne avec la force de quelqu’un qui voit venir la mort ” (p.
57). Mais elle réagit encore plus violemment : “ Alors, tu comprends,
moi, dit-elle à Rodwan, d’une seule poussée je l’étends sur le dos et je le
tiens comme ça, solidement, un genou sur la poitrine, il ne peut plus bouger
” (p. 57).
Le
malaise de Ed dans Les Terrasses[20]
depuis la découverte de la fosse de Jarbher, se traduit entres autres
expressions, lui aussi par des gestes. Ed s’engage dans le déchiffrement de
cette énigme en vibrant corps et âme. Il passe son temps à réfléchir, à se
déplacer, et une fois en face de la fosse, il gesticule comme il se décrit
lui-même :
“ ..je me sens entièrement libre de mes mouvements, et m’inclinant au dessus du parapet je ne me soucie plus que de retrouver mes gestes de la veille, les seuls gestes, et de répéter ces gestes ” (p. 16).
Le
geste est un élément qui fonde cette scène de la fosse, il est, nous le verrons
plus en détail, le seul moyen de communication pour ces êtres entre
eux-mêmes.
L’auteur souligne ce rôle du geste non seulement à
travers la réaction du personnage, mais encore il le note : le narrateur
dit de Mahi qui regarde le travail d’Ocacha : “ Il esquissa un geste
vague d’agacement ” (p. 32) dans Le métier à tisser[21].
Tout comme KanafŒn¸ évoque Umm Sa“d : “ Elle levait la tête, inquiète ” (p. 309).
Pour KanafŒn¸ et Dib, le geste devient un moyen d’expression qui va de pair avec
l’état et la situation du personnage. S’il est au service d’un état d’âme
généralement peiné et tourmenté, il sert aussi la quête que véhicule le roman.
Si le
geste peut exprimer un état d’âme, il peut aussi tendre vers la réalisation
d’une action, d’un projet. S’interrogeant sur
son rôle, Sartre dit:
“ Et qu’est-ce que c’est que le geste ? on ne
peut pas exactement le définir comme quelque chose qui n’est pas un acte, car
souvent les actes sont en même temps des gestes ”. [22]
Parmi les exemples qui
illustrent ce rôle du geste, La Mariée[23]
de KanafŒn¸. Dans ce roman, le geste va de pair avec la quête.
L’homme rendu fou “ Majnán ” par la perte de son fusil, part à sa
recherche en demandant aux autres s’ils ont vu la mariée : celle-ci n’est
autre chose en vérité que cette arme par laquelle KanafŒn¸ symbolise la patrie perdue. Cette demande se trouve précédée d’un
geste du personnage en quête. “ En tout cas, dit le narrateur : il
mit sa grande paume sur mon épaule et demanda ” (p. 593). L’interpellation
de l’autre passe à travers ce geste de la main où résident la supplication et
le désir qui remplissent cette quête.
Loin
d’être oublié, ce geste se transmet et se renouvelle d’un personnage à l’autre.
Le narrateur lancé lui-même dans cette quête, reproduit le même geste envers un
autre à qui il repose la même question : “ Je mis ma main sur
son épaule, dit-il, et lui demanda ” (p. 594). Traduisant à la fois un
rapprochement et une supplique, le geste de la main s’avère nécessaire ;
dès qu’il y a échec, il s’interrompt : “ A ce moment-là, sa main
tomba d’elle-même sur son côté et se tourna, seulement je l’entendis dire,
comme s’il parlait à lui-même ” (p. 593).
Dib
fait du geste, d’un roman à l’autre, un guide de la quête. Dans Cours sur la
Rive sauvage[24],
le personnage conduit cette quête plus à travers le geste qu’à travers la
parole. Radia, personnage de la quêté, “ dicte ” en effet plusieurs
enseignements dont le geste est présent à son poursuivant pour l’aider et lui
faciliter sa poursuite. Là voilà devant Iven Zohar : “ Le regard triste,
elle est devant moi, mais elle ne peut achever son geste et son bras tombe ”
(p. 66). Plus loin “ Elle me prend par sa main, dit-il, et m’emmène ” (p.
84).
Plus la quête se complique,
plus le geste devient significatif : “ Je fais brusquement
volte-face : elle s’éloignait déjà. Non comme si elle marchait,
plutôt comme si elle glissait, et tournée tout le temps de mon côté. Je tombe à
genoux, les yeux follement attachés sur elle. Sa silhouette s’amenuise, se
brouille. Je plonge mon visage dans mes mains ” (p. 67).
Radia se multiplie en
plusieurs femmes qui se contentent de gesticuler et transmettre les mêmes
gestes de l’une à l’autre : “ Et le plus terrible déploiement de
gestes qu’il m’ait été donné de voir débute d’un coup ” (p. 76). Terribles gestes donc qui, loin de guider ce
personnage, le plongent dans la confusion et la perte. Radia est à la fois dans
toutes ces femmes et elle n’est nulle part. Ainsi, le geste se fait moyen pour
compliquer la quête. Dans ce roman, il devient action délicate et déterminante,
guide la quête comme il est susceptible de la détourner. Iven Zohar devant
Radia, comprend à travers son regard qu’il ne doit pas esquisser de
gestes : “ Il me fallait éviter de faire un geste, de bondir
vers elle ” (p. 32). Ce qui importe
ici, c’est la limite entre l’accomplissement et le non accomplissement du
geste. Tant que celui-ci exige du personnage la précaution et la réflexion
avant de son accomplissement, il reste non seulement un important agissant mais
aussi un agissant efficace. Et plu encore, un acte qui a ses conditions et ses
propres codes.
Toutefois,
le geste du personnage s’installe dans le discours pour symboliser la quête. La
demande d’Abá Qays devant la tombe du
saint “Abd al-“Œt¸ dans L’Aveugle et le Sourd[25]
de KanafŒn¸ repose lui aussi sur le geste. Cet homme aveugle qui
finit par se diriger vers la tombe du saint pour lui demander de l’aide dit,
une fois arrivé sur les lieux : “ Je vous tends ma main,
o ! vieillard .... ” Plus loin : “ Tendez-moi
votre main o ! “Abd al-“Œti ” (p. 485).
Dans
ce geste de la tension de la main réside toute la quête du personnage, qui tend
la main au saint en signe d’appel à l’aide et à la délivrance de son
“ monde sombre ”. Délivrance qui obéît à la réciprocité de ce geste
même.
Les
deux auteurs véhiculent le geste à travers ces deux dernières fonctions, et le
dotent d’une troisième qui est plus ancrée dans le tissu textuel et qui a trait
au langage.
Dans cette fonction, le
geste n’est ni invention des deux auteurs ni création de leurs textes. Le geste
comme langage remonte aux origines de l’homme. Il est né lors de la communication initiale avec la nature.
“ Le langage se constitue originairement sur le
mouvement même du travail d’adaptation à
partir du niveau anthropoïde ”[26]
nous dit le philosophe Vietnamien Thao à ce propos d’après Engels :
Ce type de geste s’impose
dans certaines situations. Lorsque le personnage n’a pas envie de parler, il
recourt au geste pour répondre à son interlocuteur. Ce langage du corps,
langage second[27],
est présent et important dans les deux oeuvres. Il suffit de suivre le discours des personnages dans De retour
à HayfŒ[28] de KanafŒn¸ pour s’en apercevoir. Myriam répond à Sa“¸d quand il lui demande si elle les connaît, lui et sa
femme :
“ elle
leva la tête par l’affirmative plusieurs fois pour insister sur le fait
réfléchit un peu pour choisir ses mots et dit lentement ” (p. 366).
En réponse à Sa“¸d : “ Elle leva la tête acquiesçant sans
rien dire ” (p. 357). Ou lorsque Òafiyya : “ le prit par la main pour qu’il
cesse de parler.. ” (p. 368).
Dans
Umm Sa“d, le discours de Umm Sa“d oscille entre la parole et le geste. Pour répondre à
Sa“¸d qui s’informe à propos du départ de Sa“d, elle recourt au geste : “ Et il me
sembla, dit-il, qu’elle montra de son
bras un certain endroit ” (p. 251). Il lui reproche son ignorance, et il juge
que Sa“¸d ne doit pas lui poser cette question, Umm Sa“d ne prend pas la peine de parler, elle se contente du
geste et de cette phrase à la fois exclamative et réprobatrice :
“ Comme si tu ne le sais pas ! ” (p. 251), lui dit-elle.
Parfois,
le geste se présente comme un message. Zaynab dans L’homme qui n’est pas
mort, apprenant la nouvelle de la vente de la terre de Ali à un
israélien se révolte. Lorsque cet agriculteur lui annonce lui-même la nouvelle,
elle : “ leva ses bras et les croisa sur sa poitrine ” (p. 169).
De cette manière, Zaynab
agit sur “Aliyy et lui fait comprendre que derrière ce geste, il y a un message,
de refus et de colère. D’ailleurs le narrateur dit bien que “Aliyy comprend et : “ trouve qu’il lui faut
expliquer rapidement son idée ” (p. 169). Dans cette fonction :
“ Le geste transmet un message dans le cadre d’un
groupe et n’est langage que dans ce sens, nous dirait Julia Kristeva ”. [29]
Métaphore
du langage, le geste devient parfois langage lui-même. Mohammed Dib use de son
utilisation dans ce dernier rôle avec La Danse du roi où les personnages
communiquent dans des situations à travers le geste. Lorsque Slim plonge dans
le délire à cause de la fatigue, Arfia pour se défendre, lui rend la raison et
le calme en recourant au geste : “ Je me penche ” dit-elle,
il réagit sans tarder et en utilisant le même moyen
corporel : “ il se confond avec la terre ” (p. ) De la même façon, pour éloigner Babanag qui
n’arrête pas de “ se coller à elle ” et lui demander des faveurs,
elle : “ battit sa robe pour bien montrer qu’il ne devait espérer
d’elle aucune complaisance ” (p. 109).
Wassem, ce savant qui se
distingue des autres parle en grand, et essaie de le prouver : “ il
esquissa un geste pour exprimer qu’il n’avait rien à y voir ”. (p. ) lorsqu’il voit les deux pèlerins se
quereller.
Dans Le Maître de chasse[30], Kamel :
“ déploie toute une gestuelle, langage second, langage
du corps, qui, s’il ne nie pas forcément toujours le langage de ses mots, n’en
a pas moins une écrasante réalité qui enlève une part de leur réalité à ses
rôles, souligne leur simulacre ”.[31]
Dib et
KanafŒn¸ font du geste un langage, et l’incarnent aussi dans
leurs écritures. Les personnages ne font que se mouvoir au sein d’un monde
qu’ils récusent et veulent changer. Cette vivacité se transmet à l’écriture
pour la rendre plus dynamique. Il ne s’agit pas d’un lapsus calami bien au
contraire, le geste se présente parfois comme une nécessité pour la réalisation
de l’écriture.
Les
Terrasses d’Orsol porte le geste au
cœur de l’écriture. Nous avons parlé de la scène de Jarbher et de son effet sur
le narrateur ; comme son horreur hante son esprit, le geste hante la
texture du roman. Seul moyen de communication des êtres de la fosse entre eux
et avec le monde extérieur, le geste se transmet au personnage
“ quêteur ” au niveau du corps et de l’esprit :
“ Des pensées en permanentes gestation, l’océan tel qu’il est, ces pensées comme elles viennent, remuées, confondues ensemble, en gestation, toujours en gestation, je me sens entièrement libre de mes mouvements... ” (p. 16).
Le
geste devient le moteur qui sert à la fois à déchiffrer l’énigme dans le roman
et à prolonger son écriture. Plus les pensées du narrateur
“ gesticulent ”, plus l’écriture se développe. La
“ gestation ” des idées entraîne la fluidité de l’écriture, donc son
mouvement qui concrétise d’abord ces idées “ rejetons ” du geste, ce
qui explique la fréquence du mot “ gesticuler ” et ses dérivés. On
repère :
“ Ils
se contorsionnaient, gesticulaient ” (p.10).
“ Des
pensées en permanentes gestations ” (p.15).
“ gestes ”
(p. 16 , 73 , 79 , ...)
“ ondulation ”
(p. 17)
“ se replient ” (p. 83)
“ tondait ” (p.93)
Le
geste se narre, s’écrit, et devient source d’écriture. Si nous pensons
l’écriture à son stade d’accomplissement, ne trouvons-nous pas qu’elle est
geste ? Mais, porte-t-elle [32]un
geste autre que sa réalisation matérielle ? Si l’écriture du roman sert à
nous informer,[33]
à nous apprendre quelque chose, elle nous l’indique et nous le montre. Elle
porte en elle un geste qui en vérité, exige le déploiement de son filigrane
pour atteindre son ultime but, celui du sens.
Le
militantisme qui marque les oeuvres de KanafŒn¸ et de Dib rend les héros plus grands et plus importants que les
autres. L’action et la réaction d’un personnage vis-à-vis d’une situation
donnée font sa grandeur. KanafaŒn¸ y ajoute le geste, cette
composante contribue à sa grandeur et à une dimension symbolique. L’exemple de Umm Sacd est dans ce cas très
significatif. Comme lors de son apparition, pour son discours, le narrateur est
aussi très sensible aux mouvements de cette femme. Observons la dans cette
scène où son bras tendu symbolise force et pouvoir :
“ Son bras indiqua encore
une fois ces frontières, il tourne au dessus de la bibliothèque, de la chaise,
des enfants, de ma femme, de l’assiette et moi, puis il demeura dirigé vers
moi, tenu comme s’il était un pont ou un obstacle, et demanda : et toi,
que feras-tu, cousin ? Vingt ans se sont écoulés, hier soir, j’ai pensé à
toi pendant que j’écoutais que la guerre est finie. Je me suis dis : il
faut que j’aille le voir. Si Sa“d était là, il me dirait : c’est à son tour de venir nous
voir cette fois-ci...le feras-tu ? ” (p. 252).
Le
narrateur y trouve parfois “ un pont ou un obstacle ” ; d’autres
fois, l’auteur donne une image poétique de ce croisement des deux mains de
cette femme comme l’enlacement de deux oiseaux ² :
“ Elle s’assit comme une chose qui tombe
d’elle-même, en mettant ses paumes l’une sur l’autre dans ce mouvement
singulier qui ressemble à l’enlacement de deux oiseaux. Et on pouvait voir la
lettre de Sa“d paraissant par
le bord blanc d’entre ses paumes... ” (p. 305).
Portant
sa tendresse et son amour, les bras deUmm Sa“d deviennent deux oiseaux qui s’aiment et expriment
ainsi cet amour.
Dib
utilise le geste pour symboliser un monde inférieur et délaissé. Par son
déchiffrement des êtres de la fosse dans Les Terrasses d’Orsol, Ed
trouve en eux des hommes. Le lieu où résident ceux-ci, est très
symbolique ; il représente un trou, incarne le bas, donc l’inférieur.
Différents des autres, ces hommes qui symbolisent les plus démunis de la
société jarbheroise, sont dépourvus de leur langage : la parole. Il ne
leur reste que recourir à d’autres moyens et c’est le geste, langage animalier,
qui incarne leur condition et leur permet de communiquer.
“ Au fond, le théâtre est geste. Et il est geste,
vous le savez, jusque dans le pantomime ”. [34]
KanafŒn¸ et Dib ont le sens de la mise en scène, et sont très sensibles à la
manifestation des gestes des personnages. Ils font de leurs discours une
composante qui aide à la théâtralité du roman.
Dans De
retour à HayfŒ ,, la
rencontre des quatre personnages (Sa“¸d, Òafiyya, Maryam et «aldán/Dov), est une scène où
l’auteur note les gestes au moment du
discours :
Voici
Myriam au moment où elle reçoit Sa“¸d et Òafiyya : “ Elle leva la tête plusieurs fois en signe
d’affirmation pour insister sur le fait, réfléchit un peu pour choisir ses mots
puis dit lentement : - Vous êtes les propriétaires de cette maison, je
sais bien ” (p. 366).
Une
fois entrés dans la maison, le dialogue se déclenche: remarquant l’émotion de
son mari : “ Òafiyya lui tint la main pour qu’il ne continue pas à parler, il se
ressaisit, et essaie de continuer son discours : je veux dire que votre
présence ici, dans cette maison, notre maison, moi et Òafiyya, est un autre sujet. Nous sommes venus juste
pour regarder les objets, ces objets sont les notre, peut-être, vous pouvez
comprendre cela ” (p. 368).
De la
même façon, dans Umm Sa“d, KanafŒn¸ souligne les gestes les
plus symboliques au moment du discours à travers le regard de Sa“¸d qui la décrit :
“ Elle
recommença à nouer son écharpe blanche autour de sa tête comme elle faisait
toujours lorsqu’elle est en train de penser à autre chose et dit :
peut-être ne sais-tu rien sur la vigne. C’est un arbre fertile qui ne nécessite
pas beaucoup d’eau. Beaucoup d’eau lui nuit...tu dis :
comment ? ” (p. 249). Et au moment où elle évoque Sa“d:
“ Son bras indiqua encore une fois ces
frontières, il tourne au dessus de la bibliothèque, de la chaise, des enfants,
de ma femme, de l’assiette et moi, puis il demeura dirigé vers moi, tenu comme
s’il était un pont ou un obstacle, et demanda : et toi, que feras-tu,
cousin ? Vingt ans se sont écoulés, hier soir, j’ai pensé à toi pendant
que j’écoutais que la guerre est finie. Je me suis dis : il faut que
j’aille le voir. Si Sa“d était là, il me dirait : c’est à son tour de venir nous
voir cette fois-ci...le feras-tu ? ” (p. 252).
“ Elle leva la tête, inquiète, puis elle trouva
le début du fil : si je vais chez Umm Lay× et je lui rappelle l’histoire de Fa–l et de Abd al-mawlŒ, cela... ” (p. 309). Lorsqu’elle rencontre la
dame dans l’immeuble où elle travaille : “ Umm Sa“d essuya ses mains mouillées avec sa tunique, puis
elle baissa ses manches levées, regarde autour d’elle et dit : Ma sœur, je
jure que je ne le sais pas. Ils ne me l’ont pas dit... Tenez, balayez le reste
des escaliers...” (p. 318).
Abá Sa“d, ému et fier en regardant son fils s’entraîner à l’arme :
“Abá Sa“d leva un peu la tête et
dit au vieillard : - Et son grand frère Sa“d est avec les soldats dans les grottes. Abá Sa“d tient sa femme à lui, indique en disant au vieillard qui
regarde toujours la cour : - Cette femme donne des enfants qui deviennent
soldats. Elle enfante et la Palestine reçoit ” ( p. 334).
Dans La
Danse du roi de Dib, on repère les gestes pendant le dialogue de Wassem et
des voleurs/pèlerins : c’est Wassem qui continue à parler :
“ Wassem agita
ses longs bras devant lui. - Ce n’est pas ce que je vous demande !
Vous prétendez ne pas me connaître ? Quelqu’un prétendrait ne pas me
connaître ? ” (p. 137).
A
cette réaction, les voleurs répondent par les gestes et les mots qui lui
conviennent ; le premier : “ Courbant le dos et exécutant de
petits saluts, le pèlerin implora : - Pardon, maître ? Mais si !
Tout le monde vous connaît ! Permettez-moi de vous présenter nos respects.
Je n’ai que trop tardé à le faire ” (p. 137). Et le deuxième : “ Le
pèlerin croisa les bras en diagonale sur sa poitrine et répondit : - je
vous en suis très humblement reconnaissant, maître ; je suis vraiment
confus... ” (p. 142).
Puis tous les deux répondent par le même geste : “ Les deux pèlerins s’inclinèrent ensemble. - Nous vous en félicitons ! ”
Et voilà Wassem de nouveau qui parle en connaisseur : “ Wassem leva un doigt docte. - La pierre renferme aussi un message, enseigne la sagesse populaire. Et moi, j’ajouterai : le petit déjeuner porte aussi un message...Le déjeuner ! ” (p. 140).
“ Étendant le bras, wassem rendit grâce. - Peuple admirable ! peuple généreux ! ” (p.142).
La comédie des deux voleurs
continue ; ils essaient de se disculper devant Wassem : “ les
deux petits hommes, sous l’avalanche de sa tonitruante colère, rentrèrent la
tête dans les épaules. D’une même voix, ils se disculpèrent : - Par
tous les saints ! Nous, on rien vu ! Nous sommes d’inoffensifs
pèlerins !... ” (p. 148).
Mais
c’est le dernier geste de Wassem qui couronne cette scène puisqu’il trace ce
côté représentatif en “ feignant de lever un verre ”, et fait de lui
le roi qui reçoit : “ Buvez, je l’ordonne ! dit-il, et il tendit
le bras comme s’il levait un verre, bien qu’il n’eût rien dans la main. A
partir de ce jour, vous cessez d’être des bouffons voués à l’amusement du roi.
Entrez et venez recevoir... ” (p. 151). Ce dernier geste de Wassem est
très révélateur car il incarne l’illusion qui caractérise le théâtre que nous
aurons l’occasion de voir dans cette étude. Le geste joue le rôle de la
simulation. Wassem ne tient pas un verre, mais il fait comme si.
Expressif,
agissant, communiquant, théâtral, voilà comment KanafŒn¸ et Dib représentent le geste dans leurs oeuvres. Qu’il serve de signe
de faiblesse ou de force, de tendresse ou d’obscénité, vif, doux,
chorégraphique, le geste permet au personnage de s’exprimer, rentre dans sa
quête, remédie aux failles de son discours et accomplit la théâtralité du
roman.
Metteurs
en scène, KanafŒn¸ et Dib suivent de près
leurs personnages et notent dans le détail leurs intonations. Ces intonations
découlent du timbre de la voix qui n’est pas constante et change souvent.
L’état de souffrance, parfois de colère, de révolte et d’engourdissement dans
lequel se trouvent les personnages de Dib et de KanafŒn¸, affecte aussi leur voix. En essayant de suivre ces changements vocaliques, nous allons
montrer qu’à chaque timbre de la voix correspond une intonation qui sert la
théâtralité.
Étudier
la voix dans De retour à ©ayfŒ , revient à entendre et à suivre de près le discours.
Discours qui se développe particulièrement lors de la rencontre des quatre
personnages, Sa“¸d, Òafiyya, Maryam et «aldán/Dov. L’affliction qui
frappe Sa“¸d et Òafiyya à leur retour dans leur ancienne maison et l’hébétude qu’ils
vivent d’une part ; la surprise et la situation inconfortable de Maryam et
«aldán/Dov de l’autre, se traduisent par le timbre
vocalique repérable dans leurs voix.
C’est
Sa“¸d qui, après avoir écouté le discours de «aldán/Dov, choqué : “ Sa“¸d sursauta comme s’il était piqué par un courant
électrique. Il regarda vers Maryam et dit d’une voix nerveuse : - Est-ce
la surprise ? C’est la surprise que vous vouliez que nous
attendions ? ” (p. 397). Et : “ d’une voix basse, il
dit ” (p. 397 et 398) Bien que la surprise le déstabilise, il garde encore
son calme pour pouvoir continuer son dialogue et voir la réaction de «aldán/Dov :
“ demanda
avec son calme surprenant : - Vous êtes à l’armée ? Qui
combattez-vous ? Pourquoi ? ” (p. 399).
Dans
cette situation, Òafiyya sous l’émotion essaie de faire réfléchir «aldán/Dov : “ le silence se prolongea longtemps, Òafiyya qui se calma de nouveau, demanda d’une voix
basse : - Ne sens-tu pas que nous sommes tes parents ? ” (p.
399) Puis, elle demande à son mari :
“ lui demanda, émue : - Qu’est-ce qu’il a dit ? ”
(p. 400). Mais, après l’avoir entendu, elle réalise la perte de ce fils si
attendu : “ Òafiyya reculait, ébahie, elle le regardait comme quelqu’un qui ne
croyait pas ce qu’il avait entendu, puis lui demandait d’une douceur mêlée de
doute : - Qu’as-tu dit ? ” (p. 405).
Maryam,
devant ses deux visiteurs, n’échappe pas non plus à l’émotion qu’on repère dans
son comportement et surtout dans sa voix : “ Puis, elle déclara d’une
voix tremblante : - C’est Dov. Il est arrivé ! ” (p. 395). Elle :
“ tremblait légèrement, elle se frottait les mains alors que Sa“¸d écoutait sa femme qui pleurait d’une voix à peine
audible ” (p. 396).
«aldán/Dov, le ton diffère chez ce personnage selon qu’il s’adresse à Maryam
ou aux autres. Dans tous les cas, sa voix exprime bien sa réaction. Il
s’adresse à Maryam d’une voix plutôt “ basse ” pour lui dire qu’il ne
connaît pas d’autre mère qu’elle : “ Et enfin le jeune homme dit
d’une voix basse : - Je ne connais pas d’autre mère à part toi, pour ce
qui est de mon père, il était tué à S¸naï depuis onze ans et je ne connais que vous ” (p.
397). Puis, s’interrogeant sur la visite de Sa“¸d et Òafiyya, sa voix revêt la force et la décision : “ le jeune
homme s’avança vers Maryam et commença à lui dire d’une voix qu’il voulait être
décisive, tranchante et totalement audible : - Et qu’est-ce qu’ils sont
venus faire ? Ne dis pas qu’ils veulent me récupérer ” (p. 398).
De même dans Umm Sa“d[36], l’auteur note surtout les intonations de
l’héroïne : C’est lorsqu’elle parle du départ de son fils chez les
soldats : “ Sais-tu ? Si Sa“d revient ce soir, s’il revient, je ne pourrai
pas manger. Est-ce que tu comprends maintenant pourquoi il doit traverser les
frontières ” (p. 252). Poursuivant son discours, elle dit à Sa“¸d que tant que les palestiniens restent dans cette
situation, ils sont en prison. Car : “ Le camp est une prison,
la maison, le journal, la radio, le bus et le regard des gens. ”,
elle : “ murmurait comme si elle parlait à elle-même ” (p.
256). Puis, cette réalité l’affecte
mais elle maîtrise sa colère et : “ dit calmement : - Chacun dit
maintenant “ je ne voulais rien dire. Pourquoi donc tout cela
arrive ? Pourquoi ? Pourquoi vous ne laissez pas la voie pour ceux
qui veulent dire ? Pourquoi ne voulais-tu... ” (p. 256). Et même si elle se met en colère,
Umm Sa“d finit par garder son
calme, elle : “ dit lentement ” (p. 256).
Dib
est un auteur qui est toujours sensible dès ses premiers romans à l’indication
du timbre vocalique du personnage. Dans Le Métier à Tisse[37],
Dib prête à ses personnages le même timbre de voix. Ainsi, on note:
Aini :
“ d’une voix de somnambule, elle ressassa ” (p. 39)
“
bredouillant des sons inintelligibles et sans suite ” (p. 38)
Lamine :
“ remuait
encore les lèvres ; il formait des mots à voix basse ” (p. 53)
Le vieux qui parle à Ocacha :
“ sa
voix sourde trébucha lourdement sur les mots ” (p. 120).
Le
tisserand parlant à Omar :
“ avec
une amertume qui contredisait le ton gai de ses paroles, il demanda ”(p.
138).
Cet
état qui dicte au personnage un ton sourd où se mêlent soupir et murmure,
s’accentue et tourne au malaise et à la colère. La voix se dote alors d’une
force et le ton devient sonore voire criard. Si nous revoyons De retour à
HayfŒ, nous assistons à un
changement au niveau de les voix des personnages :
Le
premier homme de l’usine qui reçoit Omar qui : “ avait parlé d’un ton
excédé, peu engageant ” (p. 25).
Zbèche
face à Omar : “ Aussitôt d’une voix complaisante, il s’écria ” (p.
26). C’est le Géant qui “ lui demanda d’une voix de basse ” (p. 27).
Ocacha
dont “ la voix jaillit, un peu
rauque, un peu railleuse ” (p.
138).
La
voix de Hamedouch qui : “ Au dessus de toutes les autres,
planait, querelleuse, passionnée, exigeante... ” (p. 141).
Mais
c’est surtout dans La Danse du roi[38]
que ce ton criard s’accentue et va jusqu’à inonder le roman. La voix est
tellement forte qu’elle tend plutôt vers le cri. C’est Arfia qui raconte à
Rodwan sa marche nocturne avec ses compagnons. Elle rapporte leur discours. Elle
dit d’elle-même :
“ Je crie : où
c’est qu’il est passé ? ...on s’arrête. J’appelle ” (p. 40).
“ Tu
arrives ? je crie. ” (p. 41), en parlant de Slim qui est abattu par
le froid et la fatigue.
“ le
soleil commence à descendre ! je lui crie. On fera bien de se
préparer à continuer ” (p. 96).
“ je
dis plus fort : - on prendra ... ” (p. 42).
De
Bassel : “ Bassel se met à glapir ” (p. 55).
“ Il
s’éclaircit la voix : raah !... ” (p. 37).
Les
pèlerins :
“ Le
précédent s’efforça de couvrir ses protestations en s’adressant à Wassem d’une
voix stridente : - Quel honneur pour nous, pauvres pèlerins, d’avoir
rencontré sur notre route un homme de votre valeur et de votre
réputation ! ” (p. 137).
“ Ce
qu’il cause bien ! murmura le second pèlerin. Le premier s’écria d’un ton
admiratif : - Vous avez sûrement beaucoup étudié, pour devenir savant à ce
point ! ” (p. 138).
“
Le second homme se mit à rire sur tous les tons en se donnant des tons sur les
cuisses. - Ah ! Ah ! Ah ! Ouh ! Ouh ! Ouh ! ” (p. 140).
De Némiche :
“ Moi, je prétends ? hurle Némiche. ” (p. )
de
Babanag : “ Et lui, qui avait perdu sa voix dans la course,
râla :- fais moi ce plaisir ” (p.109).
de
Wassem : “ Au secours ! Au voleur ! A l’assassin ! ” (p.
144 ).
“
C’est alors qu’il se met à pousser des plaintes comme s’il allait
accoucher :- Aie ! Aie ! Oh !
“ Il
regarda piteusement ses pieds, et d’une voix que gagnait l’émotion, il
poursuivit : - Vous connaissez l’expression : savant de la
racine des cheveux à la pointe de ses souliers ” (p. 141). Le ton va de pair
avec la colère de l’égosillement : “ Je l’ai entendu s’égosiller
une dernière fois... ” (p. 182), au rugissement : “ Et il lança
dans un rugissement : - Maître
Wassem ... ” (p. 114), jusqu’au cri : “ Les cris de Wassem
remplissaient la nuit :- Au voleur ! Au voleur ! Au
secours ! A moi. ” (p. 135), “ Wassem continua à
s’époumoner :- Au voleur ! Au voleur ! ” (p. 137).
De
Slim : “ Il beugle, encore
lui qui recommence, qui fait ce grabuge : laisse-moi ! laisse-moi ! ”
(p. 17), l’état de Slim lui dicte une intonation marquée par la
douleur qui le met dans un état de délire : “ Et lui, continue
Arfia, il gueule toujours :...je demande pas mieux ! ” (p. 17),
“ Et lui, il crie, plus fort, et il grelotte convulsivement : - Du
feu ! de quoi se chauffer ! ” (p. 96), “ Il grogne alors,
Slim : - Attendez-moi...Toi non plus, gueule pas...” (p. 18), “ Et il
répète encore, d’une voix tantôt petite, tantôt gueularde : - Des corbeaux !
Des corbeaux ! ” (p. 55) , “ Et il gueule :- Arfia,
protège-moi ! protège-moi ! ” (p. 58), “ Slim pousse des
grands cris :- comment ! on fera pas une petite pause ? Merde
pour ma gueule, laissez moi ici ! ” (p. 40) , “ Arfia ! Plus
près ! Arfia ! Plus près ! - Protège-moi ! Et de nouveau ça
le reprend, à hurler, mais à hurler : - Les revoilà ! Ils foncent sur
nous ! ” (p. 57).
Bassel se met à glapir. Et
moi : Slim, fais pas l’idiot ! Y a rien ! Tu ne vois pas ?
Y a rien ! ” (p. 55)
Il est
naturel que l’état dans lequel se trouve Slim lui dicte de pareilles réactions
dont le timbre vocalique est une impression directe. La fatigue, la nuit, le
froid, les paquets d’épines, agissent sur lui et font qu’il “ grogne,
gueule, hurle, crie, vocifère... ” jusqu’à avoir une voix d’enterré :
“ Et Slim, toujours couché, avec sa voix d’enterré : - Tu vas pas
dire que c’est de notre faute, dit-il à Arfia, si on est démolis comme
ça ! ” (p. 39). Slim mène un itinéraire narratif à travers sa voix. C’est
à force de crier, de vociférer qu’il devient lui-même voix, porteuse de tout un
état d’âme rongé et meurtri par la fatigue.
La
voix du personnage devient en quelque sorte la voix du texte. Les deux auteurs
poursuivent cet itinéraire vocalique jusqu’à la personnification de la voix.
Plus le malaise s’accentue chez le personnage, plus la voix se lasse, fléchit
et s’épuise. Ne pouvant soutenir cet
état de colère et de détresse, elle répond en s’enrouant , puis en se blessant
et enfin en se cassant. Ainsi,
Dans La
Danse du roi :
Arfia : “ Le froid nous a déchiré le gosier, il
faut parler avec cette plaie dans la voix, cette lame plantée dedans ” (p. 37).
Ainsi,
dans cet état, les deux auteurs vont jusqu’à faire de la voix un être dans
l’être du personnage. Un être qui sent, s’affecte et souffre.
Dans La
Danse du roi, Wassem, dépouillé de ses habits, ému :
“ regarda
piteusement ses pieds, et d’une voix que gagnait l’émotion, il
poursuivit... ” (p. 141).
Arfia dit de Slim qui renonce à la
marche :
“ Ce
n’était plus une vraie voix. Ca refusait de sortir de sa gorge ” (p. 35).
C’est
Slim : “ Il se met à couiner ” (p. 45).
Némiche :
“ Il baragouine encore, lui : - Arfia...haa...Approche-toi, je t’en
prie...protège-moi...sois bonne... ” (p. 56).
“ Némiche,
il ronchonne : - Pour vu que les minutes gagnées ne soient pas celles qui
nous crèveront. ” (p. 41).
Wassem : “ Oh,
mes pauvres escarpins ! gémit Wassem ” (p. 136).
Dans
Le métier à tisser, Dib traduit l’endurance des personnages dans leurs voix qui
va de l’enrouement jusqu’à la fêlure :
dans Le
Métier àTisser de Dib :
Sous
l’effet de l’émotion : “ Aini gémit : “ cet orphelin ”
(p. 22).
“ Que
faire ? dit-il (le père de.. ) d’un ton plaintif ” (p. 46).
“ Mais
bientôt, il se réveilla. Il (le rouquin) gémit alors ... ” (p. 133).
“ Hamid
continua d’une voix enrouée, blanche... ” (p. 132).
“
Le rouquin meugla d’une voix enrouée : Lâche... lâche... ” (p. 68).
“ Ils
étaient déjà perdus dans la foule qu’on percevait encore la voix cassée du
vieux qui chevrotait au loin ... ” (p. 121).
“
s’enquit Hamedouch d’une voix altérée... ” (p. 129).
“ Omar n’avait d’attention que pour cette voix
fêlée ” (p. 117).
Omar,
essayant de consoler Zbèche dans Le Métier à Tisser, l’entendit :
“ murmurer, la
voix entrecoupée de sanglots... ”
(p.77).
Lamine dont : “ une intonation de souffrance s’était
glissée dans sa voix ... ” (p. 153).
Sa“¸d dans Umm Sa“d, parlant
de Umm Sa“d :
“ entendit
sa basse voix pleurer comme le silence ” (p. 345).
Cette
phase de la blessure de la voix nous retient ici car elle n’affecte pas
seulement celle-ci mais elle est aussi présente dans les deux oeuvres comme une
une marque. Les personnages kanafaniens et dibiens portent une plaie multiple
et diverse du physique à l’âme.
La
blessure affecte la voix et le corps du personnage, elle rentre dans la quête
et figure comme une épreuve parmi les autres épreuves. Dans La Danse du roi,
Slim, torturé par la fatigue, en est le plus affecté. A force de marcher dans
la montagne et le noir, il a les pieds déchirés par les épines : “ La
nuit ! Le froid ! Des paquets d’épines dans les pieds ! dit
Slim ” (p. 37).
KanafŒn¸ dans L’Amant[39]
fait de QŒssim un personnage qui
lutte pour rester et travailler chez SalmŒn même s’il doit marcher sur le feu et avoir les pieds
couverts de plaies. Ou encore Umm Sa“d lutte pour gagner son pain et faire vivre ses
enfants ; elle a les mains couvertes de gerçures à force de travailler
dans de très dures conditions :
“ Umm Sa“d étala ses mains devant moi, dit Sa“¸d, les blessures se répandaient sur leur rudesse comme des fleuves rouges et secs. Elles exhalaient une odeur singulière, l’odeur de la lutte héroïque lorsqu’elle fait partie du corps de l’homme et de son sang ” p. 297).
Elle
parle de ses plaies à Sa“¸d :
“ ... Ces plaies sous les couches de la fatigue
vont être séchées par l’halètement. Elle se lavent toute la journée par la
sueur chaude dans laquelle je pétris le pain de mes enfants. Oui, cousin, les
mauvaises journées les couvriront d’une peau épaisse et il serait impossible de
les voir. Mais je sais, moi seule sais qu’elles me piqueraient sous cette peau.
Je le sais ” ( p. 297) !
Mais
la plaie dépasse le corps du personnage par son effet pour toucher son
être. Cette blessure aiguë et
intérieure, nous la trouvons chez Wassem dans La Danse du roi. Figure du
savant qui demande à être reconnu et entendu pour faire profiter les autres de
ses connaissances, Wassem se trouve d’une part dépouillé et martyrisé par des
bandits ; d’autre part, il est refusé à la réception du riche Chedly :
“ Ils m’ont assassiné, moi le noble, l’érudit, l’illustre Wassem ”
(p. 145) ! Blessé donc physiquement et moralement puisque (sa valeur et
ses connaissances sont ignorées), il entre dans la colère et la révolte, et
plonge même dans un délire qui engendre la mort.
Dans De
retour à HayfŒ : la
rencontre de Sa“¸d et Òafiyya avec leur fils et tout ce qu’elle provoque d’émotion et de
souffrance, sert à raviver une plaie qu’ils portent depuis leur sortie de ©ayfŒ. Tout leur espoir tombe dans la douleur et l’ironie amère lorsqu’ils
découvrent que «aldán leur est devenu
étranger et a perdu toute ressemblance et tout lien avec eux jusqu’à son nom.
La
plaie existe donc. Guérit-elle avec le temps ? C’est l’œuvre elle-même qui
nous donne la réponse.
la
plaie est finalement une marque. Elle peut se cicatriser mais elle persiste
comme une douleur morale. Lorsque Umm Sa“d et Sa“¸d évoquent de la blessure de Sa“d, Sa“¸d découvre que cette femme porte elle-même une
ancienne plaie : “ Elle me montra comment la balle perfora le bras du
poignet au coude, dit-il de Umm Sa“d, ..., et il me sembla pour un moment que je voyais
une trace d’une vieille plaie cicatrisée mais latente, s’étendant du poignet au
coude ” (p. 278). Et lorsqu’il l’interroge à ce propos, elle lui
répond : “ Ah, ceci est une vieille plaie, des jours de la
Palestine... ” (p. 270).
Des
déchirures des pieds de Slim aux gerçures des mains de Umm Sa“d, aux brûlures des pieds de QŒssim, à une douleur morale ; les personnages
dibiens et kanafaniens montrent la profondeur d’une plaie. Plaie qui affecte
les auteurs eux-mêmes ainsi que leurs écritures. Que Dib et KanafŒn¸ le disent explicitement ou non, la plaie est présente à travers des
thèmes qui hantent les deux oeuvres comme le font l’exil, l’oppression, la
perte,... D’autres vivent ainsi, surtout les poètes palestiniens car ils portent la plaie de la perte d’une patrie et
plaident pour le retour et la liberté. Cette strophe du poème Le Vieux
Temple de Fawzi al-”Asmar[40] est
essentielle par son rythme et sa recherche formelle :
Je ne
cesse, dans mon vieux temple
De
ramasser les lettres
Je les
dissous dans un fourneau
J’en
crée un chant
un
hymne de soulagement et d’espoir
Et son
rythme
De
notre blessure
De notre
blessure qui colorie le parfum.
La
plaie du poète l’inspire. Loin d’être une paralysie comme on peut l’imaginer,
elle devient non seulement une force qui lui permet de créer, mais aussi source
d’art :
“ Et
son rythme
De
notre blessure ”.
Elle prête
tout son effet vibratoire aux “ lettres ” pour leur donner du
rythme.
Mahmoud
Darwish[41]
dit encore dans Les Fleurs du Sang :
Kafr
Qasim !
Je
suis revenu de la mort pour vivre, pour chanter
Laisses-
moi emprunter ma voix à une blessure ravivée
Je
suis plaideur d’une blessure qui ne ( marchande pas).
Cette
plaie ardente “ ravivée ” “ Mutawahhija ”, est à l’origine
de la création. Son ardeur renvoie à la douleur du poète, à son
paroxysme d’où cet état dicte la voix et les mots. Tout l’engagement du
poète est donc focalisé sur la blessure qui devient la cause à partir de
laquelle et pour laquelle se réalise la création.
La
plaie dans l’œuvre de KanafŒn¸ ne se limite pas à ces
blessures physiques de la fatigue et du labeur d’Umm Sa“d, ni à
celle de l’âme et de la dignité de tout un peuple disloqué, exilé et arraché de
ses lieux, inguérissable et fatale, elle est celle, plus grave encore, de la
vengeance : celle de Maryam sur ZakariyyŒ et celle que ©Œmid s’apprête à accomplir sur le soldat
israélien :
l’acte
de Maryam sur ZakariyyŒ se transforme en plusieurs voix qui s’émettent de partout : du
“ couteau ” au “ bois frottant le mur ” jusqu’à
“ l’écoulement du sang ” :
“ J’entendais la voix du couteau s’enfonçant dans
la chair lentement mais sûrement, dit Maryam de ZakariyyŒ. Elle était
accompagné de la voix du bois frottant fortement le mur. Il renflait comme s’il
se réveillait de son sommeil, et la voix de l’écoulement du sang me parvenait.
Puis, il sursautait, tombait et s’entassait sous la table ” (p. 233).
La plaie de la vengeance ne passe pas sous
silence ; elle se fait entendre et devient “ toute voix ” pour
celui qui l’accomlit.
La
plaie du militantisme reste gravée pour toujours. Non seulement comme une
marque, mais elle est cet événement qui ressuscite le militant. Elle est plus
forte que la mort puisqu’elle la défie et l’ôte de l’esprit des gens pour
prendre sa place en tant que mémoire. Umm Sa“d imagine toujours Fa–l vivant à travers le souvenir de ses
blessures bien qu’il soit mort :
“ Je l’imagine toujours assis sur le seuil, et le sang mêlé de la terre et de la poussière s’écoule de ses pieds. Je ne l’imagine pas mort. Et au même moment, j’entends le bruit des applaudissements, des félicitations et des ululements, dit-elle ” (p. 309).
L’œuvre
de KanafŒn¸ porte une voix essentielle : celle de la lutte,
mais elle porte aussi plusieurs autres voix comme celles qui hantent Umm Sa“d :
“ celles de la fatigue, de l’ennui et de la peur de l’inconnu ” (p. 303),
et ne se manifestent jamais.
Outre
la voix du personnage, les romans de Dib et ceux de KanafŒn¸ sont porteurs d’une voix plus puissante et plus prenante, qui dépasse
généralement celle d’un être humain et réside dans un monde qui est étrange et
inaccessible.
Elle est
sans origine dans Habel :
“ ...la
voix sans origine, sans autre origine qu’elle-même, encore... ” (p. 90).
Dangereuse
puisqu’elle fuse de partout : “ Et l’autre voix tâtonnante,
circonspecte, voix résolue, têtue, voix qui ne s’arrêterait pas, refuserait de
s’arrêter même, et surtout sous le fallacieux prétexte qu’elle vient de
prononcer le mot définitif, parle ” (p. 206).
Nous
avons vu que la narration du roman ressuscite la voix du personnage :
celle de Slim dans La Danse du roi. Cette façon de la créer, de
l’appeler pour alimenter la chaîne narrative est en effet fréquente dans
l’écriture des deux auteurs. Celle qui hante Rodwan est
“ sarcastique ” ; il s’agit en effet, et c’est le roman qui nous
l’apprend, de la voix de son père mort à l’âge de trente ans, son âge à lui.
Fruit de la méditation de Rodwan, elle dicte l’italique au texte, participe
d’une part à un rajout narratif dans le roman : c’est elle qui permet à
Rodwan comme à nous, lecteurs, de connaître l’histoire de Nahira et de cette scène
de l’agonie que nous venons d’évoquer plus haut. Empruntant cette voix de
l’au-delà, le texte actualise son récit et l’insère dans le rythme de la
narration.
Cette
voix que le texte porte, guide non seulement l’écriture, mais véhicule aussi la
composante la plus importante qui est la quête.
C’est surtout dans l’œuvre de Dib qu’il existe une voix autre que celle des personnages qui participe à la quête. Cependant les personnages, en ont-ils besoin ?
Quelle
soit celle du père de Rodwan dans La Danse du roi, de l’ange de la mort
Dans Habel ou du maître dans Le maître de chasse, cette voix
reste la source de la tentation et de la séduction. Laabane, poursuivi par
cette voix, ne peut échapper à sa séduction et son influence.
“ L’entend-il souvent, cette voix ! Est-il souvent près de succomber à ses perfides séductions ! Tenté par elle comme par un sortilège, ne se revoit-il pas bien des fois devant la demeure familiale et ne lui semble-t-il pas qu’elle va s’ouvrir pour le recevoir ! Mais il y devine aussitôt une maison interdite et s’en détourne, heureux de l’oublier ” (p. 161).
Elle s’engage dans une chasse féroce pour
dire ce qu’elle a à dire. Elle est dans Le maître de chasse :
“ Une
voix qui semble avoir inventé l’éternité, et vouloir prendre l’éternité
seulement pour raconter son histoire - mais qui ne rend compte au fond que
d’elle même ” (p. 206).
Celle qui harcèle Rodwan est ce fil narratif qui mène
la quête. C’est la méditation de Rodwan, et son songe qui l’amène pour frayer
la voie à un passé douloureux. Une voix qui évoque des événements passés pour
déboucher sur des interrogations sur la vie, l’existence, la liberté, la
vérité. Le père de Rodwan, agonisant, devient grâce à sa voix, un acteur qui
raconte, apprend et divertit :
“ alors restez, dit-il à ses visiteurs, le
spectacle va continuer, c’est la fin, ne la ratez pas, vous n’en verrez plus de
semblable ” (p. 86).
“ tout
ce qui comptait à mes yeux : une vie conforme à la vérité... La vérité !
Ah,
vous ne savez pas ce que c’est, et vous ne le saurez jamais ” (p.
93) !
D’autre
part, elle sert à accentuer la quête, du personnage ou de l’auteur :
“ Il lui fallait ..., plonger dans les sources des ténèbres et surprendre
cette parole à son véritable point d’émission... ” (p. 52).
Ainsi,
par son effet, la voix du texte plonge le personnage dans un état fiévreux où
crient en lui : nostalgie, amour et haine pourtant encore plus violents
que la mort : “ plus douce, plus charitable ” (p. 52). Elle débouche
donc sur la quête la plus profonde : celle du sens.
Dans Cours
sur la rive sauvage, la quête d’Iven Zohar suit son itinéraire à travers la
voix de Radia : voix qui provient de toutes parts, guide ce personnage
“ quêteur ” ; elle est comme un phare qui illumine la voie pour
la narration du roman :“ C’est elle qui me répond, j’en suis sûr.
Mais sa voix provient d’au-delà des choses et, pour cette raison, elle inquiète
” (p. 60), nous dit Iven Zohar. Un peu plus loin : “ Qu’est-ce qui
vous manque ? fait à ce moment la voix, planant dans le ciel ” (p. 61).
Comme
dans Le Maître de chasse, la voix qui parle à Laabane est à Kamel Waêd
véhicule la quête la plus profonde,
qui, dissimulée par la quête de l’eau pour les mendiants de Dieu ; elle va
vers la réponse absolue et l’ultime vérité.
KanafŒn¸, pour mieux incarner sa
philosophie qui réside dans la volonté individuelle, recourt à la voix divine
dans Al-BŒb [42] ;
il s’agit de la voix du Dieu HibŒ que ÐaddŒd tente de défier en
construisant Irama, paradis terrestre. Toute la force de ce Dieu s’exprime à
travers sa voix, et c’est par elle qu’il arrive à détruire Irama :
“ C’était une étrange voix qui fissurait la terre
et Irama s’y enfonçait, puis des feux
jaillissaient et brûlaient tout ” (p. 65).
KanafŒn¸ la guide à travers ses romans pour en faire l’emblème de l’espoir et
l’incarnation de la stabilité : c’est ce sarment de vigne que Umm Sa“d dans Umm Sacd avait planté et qui pousse avec
“ une voix audible ” (p. 366). Cette voix vise la lutte d’un
peuple ; elle doit rester audible et entraîner l’enracinement dans la
patrie.
Elle
est la “ voix ” et la “ voie ” du texte, celle que l’auteur
attend le long de sa chasse d’écriture.
“ Notre parole, nous l’embaumons, telle une
momie, pour la faire éternelle, car il faut bien durer un peu plus que sa
voix ; il faut bien, par la comédie de l’écriture, s’inscrire quelque
part ”. [43]
Qu’elle
appartienne à l’ange de la mort, à la mort elle-même dans Habel et dans La
Danse du roi, ou au maître dans Le maître de chasse, la voix
s’apparente davantage à l’écriture et au texte écrit, plus forte et plus
effective : “ L’autre voix
monte sous la mienne, dit Habel, l’efface et parle, remplissant le
monde : je suis là.. ; suis ” (p. 190). Par son tâtonnement, sa
circonspection, sa résolution, son entêtement, sa ténacité, elle devient
infinie. Elle monte au dessus de toute voix pour l’effacer, et ne se divulgue
que dans le silence et ne se bâtit que sur la mort : “ Et l’autre
voix...adieu ” (p. 190) chante : “
un salut et une invitation que nul n’entend qui envahissent tout et qui
pourraient aussi bien être un adieu. ” ; elle est la voix de
perfection, de la gloire de l’écriture. L’écriture que l’auteur veut qu’elle
soit puissante et éternelle.
Comparée
à la voix du personnage, la voix du texte qui ne sert pas seulement la parole, mais aussi la pensée, n’est pas
soumise au temps ; c’est la voix du temps lui-même. Elle est
éternelle comme celle de la pensée de Arfia dans La Danse du roi :
“ Levant la tête au ciel, elle se mit alors à
penser tout haut, d’une voix sans âge, de la voix du temps si celui-ci pouvait
prendre une figure de femme... ” (p. 118).
Arfia
est en effet ce personnage-narrateur qui est en vérité coquille
vide : “ Lieux de récits divers, coquilles creuses et non
personnages....réels ”,[44]
elle est voix qui va en parallèle avec celle du père de Rodwan, toutes les deux
fondatrices du roman. Elle prête sa force au texte, et acquiert l’âge du temps.
Et bien que la voix du personnage peut s’effriter avec l’achèvement du roman
comme dans le cas de Rodwan : “ Sa gorge se noua et une main de glace
se posa sur son cœur ” (p. 203), il y a une autre voix qui vit et
persiste : c’est celle du texte. Elle demeure suspendue et tend à gagner
les demeures de la royauté du sens. Ainsi, la gloire et l’éternité reviennent à
la voix du texte et à elle seule.
Dans Le
maître de chasse, par son étrangeté, la voix est dans le roman l’élément le
plus inquiétant, elle est différente des voix des personnages qui sont soumises
à plusieurs maux, et joue le rôle du guide:
“ Un chant puéril et frêle monte. Inflexible comme l’amour et la haine, il s’élève sans s’exténuer sans se casser, sans s’enfler non plus. Il semble y capter la voix de cette solitude et de la lumière noire dont midi l’arrose par rafales ” (p. 64).
Enfant
de la solitude, de la création qui remonte au plus profond de l’être de
l’auteur, la voix de l’écriture reste la plus puissante, la seule qui veut
sonder le sens, et briser les obstacles pour trouver la réponse :
“ Sa voix passe comme une coulée de fer fondu. Elle ouvre l’obscurité,
elle la balaie de sa traîne de roussi et laisse les chairs de la nuit plus
inertes, plus calcinées ” (p. 118). La
voix du maître est bien celle de l’auteur, et la chasse, est l’acte
d’écrire.
Les
personnages kanafaniens portent différentes voix. D’abord la voix de ce temps
d’attente et d’incapacité est généralement une voix qui, faute de pouvoir
s’entendre, reste à l’intérieur comme une force douloureuse. Maryam dans Ce
qui vous est resté, porte pendant longtemps la voix de la vengeance
qui attend le moment de l’action, comme dans le cas de Òafiyya dans De retour à HayfŒ qui : “ répétait le mot “ «aldán ” mille fois, un million de fois, et depuis, elle portait
pendant des mois, une voix rouillée, blessée qui ne peut s’entendre ” (p.
355).
Cette
voix qui reste étouffée à l’intérieur du personnage, est pour KanafŒn¸ elle de l’incapacité qu’il faut ressusciter et lever très haut.
L’autre
voix est celle qui se lève et se fait entendre, c’est celle de l’homme militant
comme Umm Sacd dont la voix n’a pas de limite.
KanafŒn¸ fait de Ce qui vous
est resté un lieu de naissance et de vie fondé sur la voix. Le début du
roman réside dans le silence et l’attente : ©Œmid, lors de sa traversée du désert est confronté à
une solitude horrible ; Maryam restant à Gaza, vit dans le silence et la solitude bien que ZakariyyŒ partage sa couche . Ces deux héros ne font pas
entendre leur voix en dépit de la douleur et de l’amertume qui les rongent. Ils
n’ont que le songe au sein duquel ils ruminent les événements passés. Au fur et
à mesure que le roman avance, les personnages acquièrent des voix : ©Œmid s’affronte au soldat israélien et fait entendre sa
voix en disant ce qu’il a envie de dire. Maryam s’affronte à ZakariyyŒ et fait entendre sa voix définitive, celle de la
vengeance.
La naissance de la voix engendre la vengeance qui
prête sa parole au texte, à l’écriture qui guide l’auteur appelant à la lutte.
Pour KanafŒn¸, elle est celle du militantisme vécu par le personnage
militant comme pour Umm Sa“d :
“ je ne sais pas pourquoi, dit Sa“¸d, je suis parti tout de suite au camp. Je voyais Umm
Sa“d dans la marée de boue,
dressé comme un signe de lumière dans un océan infini d’obscurité. Elle me
voyait arriver, faisait un signe de la main. Sa voix était plus forte que le
tonnerre grondant au fond du ciel. L’écho se répandait de toute part comme des
cascades : “ t’as vu ? je t’ai dit que Sa“d offrirait une voiture à sa mère ” (p. 273).
Tout possède
une voix dans l’œuvre de KanafŒn¸, des objets jusqu’au
silence. Le texte est un lieu où elle fuse de partout. Celle du militant
engendre la lutte de tout un peuple que l’auteur veut éveiller et arracher à
l’attente et au silence, et la prêter nécessairement à l’action et la
vengeance : la voix du couteau qu’enfonce Myriam dans le ventre de
ZakariyyŒ est celle de la
vengeance, mais aussi de la longue souffrance de cette femme.
“ Et il me semblait à ce moment-là que ces battements sont la voix du silence. Et la silence ne peut pas être sans voix sinon il n’existerait pas ” (p. 222).
“ Et j’entendais la voix du couteau qui s’enfonce lentement mais sûrement dans sa chair. Cette voix était accompagnée de la voix du bois qui frotte durement le mur ” (p. 233).
Ce
qui vous est resté fait naître non
seulement la voix de la vengeance mais aussi, la plus forte et la plus
recherchée, celle du silence de Maryam qui l’a étouffée durant les menaces de
ZakariyyŒ :
“ Brusquement, la voix du silence grondait derrière la fenêtre. Les chiens commençaient à aboyer d’une violence continue ” (p. 233).
“ Brusquement, sa gorge se noua et un lourd silence mêlé d’une attente amère régna. L’aboiement haletant d’un chien me parvenait. Puis, il se répandait de tous les côtés ” (p. 229).
Malgré ses phases de faiblesse et de cassure, la voix
dans les oeuvres de KanafŒn¸ et de Dib, résiste et
reste présente. Signe d’une vie, d’une force que portent les deux
oeuvres : pour KanafŒn¸, elle vise cet espoir
que l’auteur, lui-même militant, garde pour la volonté de son peuple et de sa
capacité à changer les choses, alors que pour Dib, elle vise davantage
l’écriture qui, elle, continue à vivre en quête du sens. L’écriture qui tend à
la pérennité par la voix nous ramène à l’interrogation : Qu’en est-il du
rôle de la voix dans la théâtralité du roman ?
La
voix et le jeu sont deux composantes principales dans la théâtralité du roman.
D’ailleurs, les deux mots piliers du théâtre grec : tragédie et comédie
ont une étymologie basée sur la voix.
Tragédie :
du grec tragôdia : chant religieux dont on accompagnait le sacrifice d’un
bouc aux fêtes de Bacchus. [45]
Comédie :
du grec komoedia, dérivé de komodos qui signifie : chanteur
dans une fête.[46]
Mohammed
Dib, dans deux scènes de La Danse du roi, focalise le jeu sur la
voix : Dans la comédie où Slim et Bassel imitent des paysans, outre la
façon de manger dans une gamelle et les gestes comiques, la voix figure comme
l’emprunt le plus important, elle est emphatique et caricaturale :
“ Et Bassel avec sa grosse voix qu’il rend encore plus grosse : -
alors, comme ça, tu leur as filé de taule ? ” dit-il a Slim (p. 19).
Puis,
dans la scène de l’agonie du père de Rodwan, l’auteur fait d’elle le seul moyen
que possède le malade-acteur pour jouer son rôle. Seule la voix, donc la parole
qui accomplit le “ spectacle ” dans ce cas. Le malade, alité et ne peut pas bouger. Entouré de ses visiteurs,
le malade ne fait que discourir et se prend lui-même pour un acteur qui
présente un spectacle devant des spectateurs : “ Divertissons-nous à
tenir chacun notre rôle ... moi, celui d’amuseur public et vous, de bons
spectateurs toujours prêts à applaudir.. ” (p. 86).
C’est grâce à sa voix, bien qu’elle soit sans
netteté et faible, qu’il surmonte cette dernière phase de sa vie et retient ses
visiteurs-spectateurs autour de lui. D’ailleurs, le spectacle s’achève avec
l’épuisement de cette voix : “ Sur un signe de tante Noubia, des
oraisons montent et couvrent rapidement la voix hoquetante ” (p. 94). La voix
du personnage devient avec toutes ses inflexions, théâtrale. Il suffit que le
personnage parle qu’on entend sa voix et la théâtralité du roman est justifiée.
L’intonation
du personnage reste très expressive de son état d’âme, comme le geste. L’auteur
s’en sert pour dévoiler l’état intérieur de ses personnages. La nervosité qui
caractérise le personnage dibien nous paraît dans sa voix qui, généralement
affectée, et tend toujours à se faire forte coléreuse jusqu’à la cassure. Par
contre, la douleur qui hante le
personnage Kanafanien fait que sa voix tend vers le soupir, la douleur. Chez
Dib, la voix est parfois tellement forte qu’elle se blesse. La colère la
détruit et le cri la tue. Parfois la voix devient gaie, mais cela cache
sûrement une amertume intérieure et une ironie agaçante. Ceci tient de la
nature des personnages chez les deux auteurs. Cette intonation n’est pas
constante comme nous venons de le voir, et passe par des étapes : de la
faiblesse au murmure, de l’enrouement à la blessure jusqu’à la cassure. Et
l’intonation, de sourde devient sonore puis embrouillée et ténébreuse.
La
voix se casse, mais elle ne saurait tarder à se cicatriser comme se cicatrisent
les blessures de QŒssim par le simple rapprochement de son cheval “ SamrŒ” et le frottement de son nez.[47]
Cette cicatrisation de la plaie qui sauvegarde la voix, sauvegarde aussi le
discours et la voix de l’écriture. Ainsi, l’intonation est un thème qui ne
touche pas uniquement le discours du personnage, mais il englobe aussi le dire de
l’auteur et toute l’œuvre. Teinté des différentes intonations des personnages
et de celle de l’auteur, le roman acquiert une intonation propre. Nous avons vu
à propos de La Danse du roi que le ton dominant est criard et
“ gueulard ”, et se prête au roman par l’utilisation d’un vocabulaire
très significatif : il est en effet rare que l’auteur utilise le verbe
“ dire ” pour qualifier le discours d’un personnage mais
plutôt : “ gueuler ”, “ crier ”, “ glapir ”,
“ beugler ”, “ grogner ”, ...
La
voix incarne le jeu dans toute les étapes de sa manifestation. Dès son
apparition, elle change de lieu et retrouve le personnage là où il est sans lui
permettre d’en savoir l’origine : sur un tertre bosselé où est Rodwan dans
La Danse du roi au carrefour où le héros attend dans Habel, jusqu’à
sortir de la bouche de l’homme mourant. Ce jeu d’apparitions soudaines et
impromptues ne fait que déstabiliser le personnage et l’inquiéter encore plus.
Il se manifeste aussi dans la façon de s’adresser au personnage ; la voix
n’émet pas uniquement des paroles, comme on peut l’imaginer, mais elle harcèle,
saute, tourne, part, revient, et ne sait pas où se mettre.
“ Revenir, lui sauter dessus, lui tourner autour comme le vieux lui avait tourner autour ce premier soir. Revenir, lui tourner autour, vouloir lui dire quelque chose et ne pas y arriver au bout du compte, ne jamais y parvenir. Une voix en peine et revenant de plus loin encore. Depuis qu’elle avait commencé à se faire entendre, une voix qui s’étonne et n’a plus rien de commun avec l’autre, celle d’avant, et qui poursuit comme si elle était toujours assurée de l’attention de Habel.... ” (p. 89).
Bien
qu’elle réussisse à agacer le personnage et le déstabiliser, la voix demeure
reste la source de la parole tragique. Son jeu est lui même tragique, il
traduit en vérité son incapacité de dire ce qu’elle veut dire. Ce jeu de
l’impuissance ressemble plutôt à la vibration de Ed autour de la fosse de
jarbher, à la stupeur de Habel au carrefour lieu du rendez-vous nocturne, au
délire de Slim dans la montagne, au chancellement de Wassem dans l’acte de
simuler le roi qui finit par la mort, jusqu’à l’agonie du père de Rodwan. Elle
ressemble à cette danse fantomâle, spectrale que perçoit Habel :
“ Le manège d’une silhouette glissant entre elles dans une sorte de danse fantômale, pique aussitôt la curiosité de Habel. Se pourrait aussi bien être un homme qu’une femme. Ce pourrait être aussi bien les deux en un, homme et femme et les deux du genre à vouer aux autos une adoration sans borne ” (p. 63).
Elle
est l’expression de l’embarras et l’impuissance qui hantent les personnages de
Dib autant que son écriture. Elle est l’incapacité de dire ce à quoi l’auteur
s’affronte en voulant amener son écriture à la transparence, au sens clair et
sans ambiguïté : “ Revenir, lui tourner autour, vouloir dire quelque
chose et ne pas y arriver au bout du compte, ne jamais y parvenir ” (p. 89).
Cette
voix en peine se charge d’accomplir le jeu de l’écriture elle-même qui se joue,
et joue pour se frayer une voie lumineuse, mais elle ne rencontre que
l’obscurité. Si l’auteur utilise la voix comme moyen principal d’accomplir le
jeu théâtral, il fait d’elle le jeu qui lui est propre. Le fait de chercher
cette voix ailleurs, n’est autre chose qu’un jeu parmi d’autres chez l’auteur
pour accomplir son écriture. Il en fait un jeu, mais il faut aussi que celle-ci
joue. Le jeu continue au carrefour, dans le trou, jusqu’au chevet du mort. Le
jeu continue et l’écriture continue à être jouée. A qui donc le jeu
final ? Celui-ci appartient sûrement à l’écriture, mais tant que le sens
est à chercher, le jeu reste à accomplir.
Ainsi,
les deux auteurs, en artistes, décrivent et montrent de très près les états
d’âme, les déplacements, les gestes, les discours de leurs personnages. De ce
fait, la création d’un personnage chez Dib comme chez KanafŒn¸ obéit à une profonde recherche.
L’étude
de la gestuelle et de l’intonation nous permet de dire que Dib et KanafŒn¸ “ stylisent ” [48]. Le
geste et l’intonation , jouant un rôle fondamental dans le côté théâtral du
roman, nous amènent à dire que l’extraction d’un théâtre de ces oeuvres
romanesques serait, très plausible dans le monde des deux auteurs. Ce théâtre
répondrait à une peine quotidienne et vécue par tout un peuple. La Porte
Al-BŒb de
KanafŒn¸ et Mille Hourras pour une gueuse en sont
les plus grandes illustrations.
Dans Le
Maître de chasse :
Kamel
Waêd, lors de son dialogue avec Si Azallah à propos des mendiants de
Dieu :
“ Il
reste derrière, devant, ou se promène dans la pièce, mais ne s’assied pas à son
bureau. - Ne cherche pas à les empoisonner pour le plaisir. Il y a
toujours ce pas que personne ne peut éviter ” ( p. 18).
La
comédie qu’il joue en singeant de montrer des poupées, engendre son
déplacement :
“ Poupées,
singes
savants,
Les
uns marchant normalement, Les autres à reculons...
Reculant
aussi, Kamel trébuche et s’en va tomber dans les bras d’un ami du docteur. Il
jette des regards ahuris autour de lui et on ne peut dire si c’est de se
retrouver sur les genoux de cet homme qu’il n’en revient pas le plus, ou de sa
clownerie, ou de la tête que font les autres. Le Dr Berchig applaudit ” (p.4
6).
Aymard,
pour répondre à Karima :
“ Il
sort, il reste devant le portillon. - quel air ? dit-il ” (p. 14).
Karima,
devant Youb :
“ Je
m’écarte. Je sais qu’il ne peut rien dire. Je continue. Je ne m’attends
pas à ce qu’il dise quoi que ce soit. Je m’attends à ce qu’il se produise Dieu
sait quelle chose, ça oui, et personne ne comprendrait ce que c’est ” (p.16).
Elle continue : “ Je
m’écarte de plus en plus de Youb, je recule et je regarde
Les Techniques dramatiques
moyen
pour aller vers la quête
Déplacement
Technique
théâtrale
Rentre
dans l’action quêteuse
Gestuelle
Technique
théâtrale
Exprime
l’état dicté par la quête, répond à sa nature.
Intonation
Technique théâtrale
[1] KANAf‹N· (§assŒn). De retour à ©ayfŒ. Dans Al-”ŒÕŒr al-kŒmila, Beyrouth, Mu”assassat al-”abªŒÕ al-“arabiyya, 1969.
[2] KANAF‹N· (§assŒn). Ce qui vous est resté. Dans Al-”ŒÕŒr al-kŒmila, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya, 1966.
[3] KANAF‹N· (§assŒn). Des Hommes dans le soleil. Dans Al-”ŒÕŒr al-kŒmila, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya,1963.
[4] KANAF‹N· (§assŒn). L’Amant. dans Al-”ŒÕŒr al-kŒmila, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya, 1972.
[5] KANAF‹N· (§assŒn). Umm Sa“d. dans Al-”ŒÕŒr al-kŒmila, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya,1969.
[6] KANAF‹N· (§assŒn). L’Aveugle et le Sourd. dans Al-”ŒÕŒr al-kŒmila, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya, 1972.
[7] DIB (Mohammed). Habel.Paris, Le Seuil, 1977. 1972.
[8] DIB (Mohammed). Les Terasses d’Orsol. Paris, Sindbad, 1985.
[9] DIB (Mohammed). Cours sur la rive sauvage. Paris, Le Seuil, 1964.
[10] DIB (Mohammed). La Danse du roi. Paris, Le Seuil,1968.
[11] Le lieu perdu dans l’œuvre de Kanafani est la terre palestinienne occupée par les Israéliens.
[12]
PROUST (Marcel). Du côté de chez Swann. Paris, Gallimard, 1954, p. 58.
[13]
Cette quête du lieu et du temps perdus est aussi présente chez Dib. Nous
assistons dans la première partie de son œuvre à la recherche incessante et
douloureuse d’une terre qui se trouve entre les mains de l’autre. C’est ce que
nous trouvons chez les fellahs de
L’Incendie qui ne cessent de dorloter une nostalgie mélancolique pour leurs
terres. Le narrateur nous les décrit : “ Ils s’en allaient
d’une tâche à l’autre avec cette nostalgie de la terre qui leur aspirait l’âme
et maintenant devant leurs yeux mirage quotidien. ” ( p. 32) Ces fellahs
ne sont plus les maîtres, dépourvus d’une possession et d’un pouvoir, ils
cherchent le temps de leur royauté, et veulent se libérer du présent de
l’humiliation : “ Ne sommes-nous pas comme des étrangers dans notre pays ?
dit Ben Youb aux autres, Par Dieu, mes voisins, je vous dis les choses comme je
les pense.”. (p. 46)
[14] YAGI (Abd Al-raªmŒn). Maca §assan KanafŒn¸ wa Guhádihi al-Qassassiyya, Amman, Al-jŒmica al-”Urduniyya, 1983, p. 139.
[15] Dans l’ancienne poésie arabe, “ la pause sur les ruines ” (Al-wuqáf “alŒ al-aÕlŒl) se fait pour pleurer un être cher comme dans le cas du fou (Majnán) LaylŒ.
[16] KANAFANI (Gassan). Umm Sa“d. dans Al-”ŒÕŒr al-kŒmila, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya,1969.
[17]
SEURAT (Michel). Kanafani. Des Hommes dans le soleil. Paris, Sindbad, 1977.
[19] DIB (Mohammed). La Danse du roi. Paris, La Seuil, 1968.
[20] DIB (Mohammed). Les Terrasses d’Orsol. Paris, Sindbad, 1985.
[21] DIB (Mohammed). Le Métier à tisser. Paris, La Seuil, 1957.
[22]
SARTRE ( J. P). Un théâtre de situations. Paris, Gallimard, 1973, p. 118.
[23] KANAF‹N· (§assŒn). La Mariée. dans Al-”ŒÕŒr al-kŒmila, tome II, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya, 1965.
[24] DIB (Mohammed). Cours sur la rive sauvage. Paris, La Seuil,1964.
[25] KANAF‹N· (§assŒn). L’Aveugle et le Sourd. dans Al-”ŒÕŒr al-kŒmila, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya, 1972.
[26] THAO ( Iranduc). Recherches sur l’origine du langage et de la conscience. Ed. Sociales, 1971, p. 13.
[27] BONN (Charles). Idem. p. 16.
[28] KANAF‹N· (§assŒn). De retour à ©ayfŒ. dans Al-”ŒÕŒr al-kŒmila, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya,1969.
[29] KRISTEVA (Julia). Recherches pour une sémanalyse. Paris, Le Seuil, 1969.
[30] DIB (Mohammed). Le Maître de chasse. Paris, La Seuil, 1973.
[31] BONN (Charles). Idem, p. 149.
[32] Il y a chez kanafŒn¸ une grande admiration, voire une grande affection pour les personnages qui incarnent le militantisme et la profonde réalité palestinienne, comme dans sa propre vie. Ces personnages dépassent parfois la grandeur humaine pour entrer dans le monde de l’inspiration. Umm Sa“d comme le héros de L’Amant deviennent mythologiques et presque surnaturels par leurs comportements et leurs actions.
[34] SARTRE ( J. P). Un théâtre de situation, Paris, Gallimard, 1973.
[35] KANAF‹N· (§assŒn). De retour à ©ayfŒ. dans Al-”ŒÕŒr al-kŒmila, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya, 1969.
[36] KANAF‹N· (§assŒn). Umm Sa“d. dans Al-”ŒÕŒr al-kŒmila, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya, 1969.
[37] DIB (Mohammed). Le métier à Tisser. Paris, La Seuil, 1957.
[38] DIB (Mohammed). La Danse du roi. Paris, La Seuil, 1968.
[39] Nous avons déjà évoqué cette scène où Qasim marche sur le feu en présentant le café à Salman.
[40] KNAF‹N· (§assŒn). Al- ”adab al-FilaÓÕ¸n¸ taªta al-iªtilŒl. Beyrouth, Mu”assassat al-abªŒ× al-“arabiyya, 1987.
[41] Mahmoud Darwich est un poète et un critique. Très poursuivi pour sa grande œuvre très militante et engagée qui a entraîné par trois fois son emprisonnement en 1965 et en 1967. Parmi ses plus beaux recueils : “ Des oiseaux sans ailes ”(1960), Les feuilles d’oliviers (1964), Un Amant de Palestine (1966), La fin de la nuit ” (1967) ...etc.
[42] KANAF‹N· (Gassan). 3ème édition. ”Al-BŒb. Beyrouth, Mu”assassat al- Abhat al- “arabiyya, 1993.
[43] BARTHES (Roland). Le grain de la voix. Entretiens. 1962-1980. Paris, Le Seuil, 1981, p.9
[44] BONN (Charles). Ibid. p. 16.
[45] GRAND LAROUSSE DE LA LANGUE FRANAISE. Librairie Larousse, 1978. p. 6174.
[46] LE ROBERT. Dictionnaire historique de la Langue Française. Paris, Dictionnaire Le Robert, 1992, p. 451.
[47] “ ...Puis “ Samra ” arrive, elle sentit l’eau et me regarda un moment puis avança et frotta son nez rose sur mon épaule et me dit que les plaies ne tardent à se cicatriser... ” p. 427.
[48] nous empruntons à Brecht cette “ élégante ” expression. Dans son étude, Brecht, parlant du Style et Naturel, dit : “ Styliser, c’est faire en sorte que les gestes et intonations signifient quelque chose ( la peur, la fierté, la pitié, etc. ) in Ecrits sur le théâtre. L’Arche éditeur, Paris, 1963, p. 359.