Mourida Akaïchi : Quête
et théâtralité à travers les
romans de Mohammed Dib et Gassan Kanafani
Doctorat Nouveau Régime, Université
Lyon 2, 24 novembre 2000,
Directeurs de recherche : Charles Bonn et Floréal Sanagustin
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Conclusion, Bibliographie,
Annexes
CHAPITRE I : La scène entre quête et théâtralité
CHAPITRE II : La mise en scène
CHAPITRE III : Discours et construction
dramatique
D’une quête qui se dit à une
parole qui se quête
De
l’espace et du temps, nous venons à la scénographie et à la dramaturgie. Deux
composantes fondamentales du théâtre, et donc très liées à la théâtralité du
roman. Quel est leur rôle dans la quête et la théâtralité ? Pour répondre
à cette interrogation, nous choisissons de voir dans un premier lieu la
présence scénique dans les romans, ensuite, la mise en scène, et enfin, la
portée dramatique.
Comment
la scène peut-elle se situer par rapport à la quête et à la théâtralité ?
Nous signalons dès à présent que les scènes que nous relèverons ici, ne seront
pas nécessairement théâtrales. Parmi les moments romanesques qui figurent dans
les deux oeuvres, certains tendent, par la façon dont l’auteur les présente,
vers la théâtralité. Nous allons procéder par éclatement, des scènes les
moins théâtrales aux scènes les plus théâtrales.
La
scène diffère dans les romans de KanafŒn¸ et dans ceux de Dib dans le sens où chacun des deux auteurs met davantage
l’accent sur un aspect que sur un autre. Bien que la quête reste la composante
fondatrice des deux oeuvres, KanafŒn¸, dans la construction de la scène, met l’accent plus sur le
militantisme qui reste toujours une forme de recherche d’affranchissement et de
liberté.
Le
réalisme qui marque l’œuvre de KanafŒn¸ va de pair avec le militantisme de l’auteur lui-même, et de ses
personnages. Partageant la défaite de son peuple, KanafŒn¸ cherche à travers son écriture
à l’éveiller et à le sortir de sa passivité. Il part de son vécu dans sa force
comme dans sa faiblesse, et l’engage dans la voie de l’action ; tout son
art exprime donc ces deux côtés qui sont finalement les deux forces de son
écriture. Il les rapporte avec fidélité, et parfois nous représente certains
états et certains moments qui constituent
le côté scénique du roman.
De la scène à l’éveil
Ces
moments qui peignent le vécu palestinien, deviennent pour l’auteur, le lieu de
l’incitation à l’éveil et à l’action. Ainsi, Il nous fait assister dans L’Aveugle
et le Sourd[1]
à une scène qui nous montre ce peuple baigné encore dans les fausses
croyances et le mensonge. La construction repose sur la rencontre des deux
personnages devant la tombe du saint. “‹mir l’aveugle, devant la “ pseudo ” tombe du
saint, se répand en demandes et en supplications, lorsqu’arrive Abá Qays qui, lui aussi, vient demander l’ouïe. Ces deux
personnages symbolisent, par le manque et le handicap qu’ils vivent, la réalité
du peuple palestinien. Ce peuple qui a perdu sa patrie et son pouvoir, vit dans
l’attente d’une délivrance miraculeuse comme ces deux personnages qui attendent
la guérison du saint “Abd al-“‹Õ¸.
Mais
l’auteur ne tarde à profiter de cette rencontre pour leur montrer le mensonge et
l’illusion dans lesquels il vivent, il intervient par une surprise: les deux
personnages découvrent que la tombe de “Abd al-c‹Õ¸ n’existe pas et n’est qu’un “ champignon qui a
poussé par hasard sur la branche d’un arbre ”. Et c’est à partir de ce moment
que tout change et se bouleverse. Le mensonge du saint ouvre une nouvelle étape
dans la vie de ces deux personnages comme dans celle de tous ceux qui ont
attendu des miracles d’autrui. La situation tourne alors à la déception et à la
dérision : Abá Qays voit désormais dans cette croyance un objet de moquerie :
“ Je me moquerai toute ma vie de moi-même chaque fois que je me
souviendrai être venu demander des oreilles à un champignon, dit-il ” (p. 495).
C’est
à partir de cette découverte que cette scène devient le point de départ de
nouveaux itinéraires dans le roman. Abá Qays et “‹mir voient le monde d’une autre façon et acquièrent
une sensibilité et une clairvoyance qui leur permettent de dépasser leurs
handicaps : “ Les perdants qui rassemblent le monde autour d’eux pour
trouver un soulagement ! Lorsqu’ils rattachent leurs destins aux griffes
d’un destin qu’ils ignorent pour se supporter eux-mêmes ”. A partir du moment
où la réalité du saint “Abd al-c‹Õ¸ se découvre:
les gens ne vivent plus dans ce rêve qui les a longtemps hanté en leur
dessinant les miracles de ce saint. C'est le cas de “‹mir et Abá Qays qui deviennent d'un coup libres de toute
superstition. ils ont vaincu ce chimérique saint et en vérité ils ont l’ont
tué, ce qui marque leur triomphe :
“ Durant des jours, après t'avoir tué cette
nuit-là au fond de la campagne, tu étais notre triomphe qui nous a rendu la
pulsion de la vie. Et les jours s’écoulent alors que ta mort perd de son
importance et nous le sentons comme un petit triomphe qui fend et perd son
ardeur. Tu es l’arme illusoire des malheureux, qu’est-ce que tu as fait de nous
” (p. 545).
Il est
vrai que l'illusion laisse en général un sentiment de déception et de
tristesse. Cependant, elle peut avoir aussi d'autres effets que nous allons
essayer de découvrir dans les deux oeuvres.
Cette
illusion se charge d'un changement, de
toute une nouvelle façon de voir le monde : L’Aveugle et le Sourd sont
convaincus que si miracle il y a, il ne doit venir que de soi-même et non d'un
saint. Cette illusion ouvre sur un monde d'idées qui constitue une vérité
philosophique. Abá Qays devient en effet un homme illuminé, il parle en homme sage et
connaisseur. Il découvre que tout est futile, et rien ne mérite d'être
considéré, il découvre que l'illusion est partout et que son monde est
illusoire : “ La vie, les pas de la futilité, le silence, la cécité, les
ponts ne sont qu'une illusion puisque l'homme est sous le marteau du monde avec
son tapage qui a la voix de la destruction ”. Cet événement se charge d'un
changement, de toute une nouvelle façon de voir le monde et ouvre sur un monde
d'idées qui constitue une vérité philosophique chez KanafŒn¸.
De la
même façon dans Ce qui vous est resté[2].
Les deux rencontres qui réunissent Maryam et ZakariyyŒ d’un côté, ©Œmid et le soldat israélien de l’autre, constituent
deux scènes qui se font écho dans le temps bien qu’elles diffèrent dans
l’espace. Ces deux confrontations sont le résultat de la longue
attente symbolique d’un peuple qui a toujours renoncé à l’action et à la
révolte. Mais, à un certain moment, cette réalité lui dicte la révolte comme
seule issue. L’intervention de l’auteur se fait pour leur montrer la voie de
l’affranchissement : Maryam se trouve dans la chambre face à un mari lâche
et à un temps qui ne cesse de “ battre ” l’absence de ©Œmid, la trahison de ZakariyyŒ et la solitude qui “ lui reste ”, elle est
cette femme qui ne peut plus ne pas réagir face à l’humiliation de ZakariyyŒ et ne peut plus se soumettre devant ses menaces. Elle
décide de se venger et de mettre fin à leur liaison en le tuant. ©Œmid, traversant le désert à la recherche de sa mère,
rencontre un soldat israélien qu’il détient et finit lui aussi par le tuer.
Dans ces deux scènes, l’auteur part de deux états de ces deux personnages pour
leur ouvrir la voie de la révolte et de l’action ; et c’est la vengeance
qui se fait voix dans le texte puisqu’elle rompt avec le noeud ou l’intrigue du
roman.
Cette
façon qu’utilise l’auteur pour confronter son personnage à la réalité, a lieu
aussi dans Des hommes dans le soleil[3].
L’auteur nous fait assister à une scène tragique où le groupe de personnages
qui prend la fuite vers le Koweït, périt en cours de route. As“ad, MarwŒn, et Abá Qays, meurent asphyxiés de chaleur dans la citerne du
camion sans aucune réaction. Cette attitude de soumission engendre
l’interrogation répétée d’Abá al «ayzurŒn: “ Pourquoi n’ont-ils pas cogné sur les parois de le
citerne ? ”, interrogation chargée du message kanafaniren pour
dire à son peuple que la fuite n’est ni la solution, ni la voie de la délivrance. L’auteur part de cette
réalité, la fuite des palestiniens qui croient trouver la fortune et échapper à
leur misère pour dire que l’affranchissement réside dans l’affrontement et non
dans la fuite.
De l’éveil
au militantisme, l’auteur nous peint les épisodes les plus héroïques dans
l’acte militant comme dans L’Amant[4].
Le héros l’Amant, QŒssim.., porte une très forte charge militante qui symbolise celle de
tout le peuple palestinien. KanafŒn¸ le montre dans sa marche sur le feu comme géant, un homme étonnant par
ses actes. Ce passage à travers le feu, fait davantage que surprendre le Cheikh
SalmŒn. événement étrange qui
marque la conversation de §abassiens. Elle fait du personnage un géant, un mythique et non plus un
être humain. KanafŒn¸ part ainsi de la scène
pour louer à travers cette image, l’action et le personnage militants.
La
scène chez KanafŒn¸ est ainsi, ce lieu où se
joue la réalité d’un peuple. Elle est le panorama où se peignent les moments les
plus sensibles de la vie d’un peuple blessé, disloqué, mais qui se trouve à
l’aube de son éveil. L’auteur la crée à partir de la vie palestinienne pour
montrer à son peuple la voie de l’action, celle où se jouent l’éveil et le
militantisme. Si le militantisme se présente dans les romans de KanafŒn¸ sous une forme scénique, c’est parce que l’auteur veut le mettre en
valeur et en faire une représentation. Dans l’œuvre de Dib, c’est plutôt la
quête qui fait l’objet et la matière de la scène.
Parler
de la scène et de la quête chez Dib nous amène à dire que la présence de l’une
implique celle de l’autre. La scène et la quête sont en effet deux composantes
qui vont parfois ensemble, parfois, la présence de l’une fait celle de l’autre
et dans d’autres cas, elles convergent vers une seule et même composante. Par
sa nature profonde, la quête dans l’œuvre de Dib a besoin d’un univers propre
pour son déroulement. C’est pour cela que l’auteur est souvent amené à créer
une situation pour permettre la manifestation de chaque quête.
Du
monde de la quête dibienne, on retient un caractère étrange et un itinéraire
hermétique. Son déclenchement obéit à toute une atmosphère préparatrice, à un
monde scénique. Pour mettre sa quête au niveau du langage, Dib choisit de
placer le narrateur : personnage “ quêteur ” le plus souvent
devant une scène inquiétante et affligeante comme par exemple la transformation
de la ville dans Qui se souvient de la mer[5].
Ce monde qui se brise et tombe en ruines jusqu’à s’enfuir dans les plus
profondes couches terrestres, joue le rôle d’un stimulant pour déclencher la
quête du narrateur. La première quête que provoque cet événement se situe au
niveau des personnages qui rejoignent le sous-sol comme dans le cas de
Nafissa : “ Toutes fois je suis moins à la recherche de celle des
deux dont je dois admettre l’existence qu’en quête de l’être miroitant de
Nafissa que chaque manifestation révèle comme unique ” (p. 68). Puis,
observateur d’un monde qui rentre dans une dimension irréelle, tout l’invite à
distinguer le réel de l’irréel, le vrai du mensonger. Il s’engage alors à
chercher une réponse à tout ce qui l’entoure, à tout ce qui se déroule devant
ses yeux : une scène qui suscite l’interrogation insistante jusqu’au
harcèlement, l’attente d’une réponse de toute part. Tout devient lieu de quête
et par conséquent de réponse.
De
même, l’attente du héros de Habel[6]
au carrefour se répète tous les soirs. Si elle dure dans le temps et dans
l’espace, c’est pour servir la quête de ce personnage. La solitude affligeante
à laquelle Habel se confronte à chaque
fois qu’il se trouve dans ce carrefour, l’incite à chercher une issue :
rencontrer quelqu’un, peut être une femme qu’il est capable d’aimer :
Sabine/Lily, et qui peut l’arracher grâce à l’amour aux douleurs de la solitude
et au mal de l’exil : “
. ” (p. 32) Lieu de la quête de Habel, le carrefour est aussi un
lieu scénique, où se joue l’horreur de la ville : le bruit insupportable
des voitures, la circulation vertigineuse, la foule envahissante...etc. Tout ce
monde place devant Habel son statut d’étranger et réveille sa nostalgie du pays
dont il a été chassé. Le carrefour est donc le lieu originel de la quête pour
Habel.
En
même temps que la scène est nécessaire pour le déclenchement de la quête, elle
constitue aussi son objet et va jusqu’à devenir la quête même. La quête chez
Dib exige tellement d’efforts et d’engagement que l’auteur a besoin d’insister
sur les étapes qui témoignent de son plus haut degré et de la réaction du
personnage “ quêteur ”. L’auteur présente généralement cela sous une
forme inquiétante et déstabilisante qui devient le moteur de l’action. Il
choisit des situations singulières qui enferment le personnage et témoignent de
la profondeur de sa recherche. Dans sa quête du nom, Dib nous fait assister à
une scène extrêmement étrange dans Les Terrasses d’Orsol [7]
: c’est la fosse que le narrateur découvre à Jarbher. Par son étrangeté et
par le souci qu’elle lui dicte, elle traduit la complexité et les difficultés
de la quête. Les êtres de la fosse deviennent les acteurs de cette
complexité ; ils changent de nature, chaque fois que Ed essaie de les
déchiffrer et de savoir leur nom. La multiplication de ces changements entraîne
la durée de la scène et par suite, prolonge
la quête du personnage.
L’instauration
de la quête dans la scène et/ou par rapport à elle se poursuit dans l’œuvre de
Dib jusqu’à ce que ces deux composantes se confondent. Dans Les Terrasses
d’Orsol. la scène devient objet direct de la quête, voire la quête
elle-même. La fosse de Jarbher où résident des êtres étranges constitue la
scène qui dérange Ed, le hante, l’angoisse jusqu’à lui ôter la
raison : “ Avec ce fantôme, cette idée de lui-même qui lui fait
face, il peut errer sans fin dans les solitudes glacées, courir sans fin ” (p.
27). Mais, elle devient aussi une partie fondamentale de sa mission :
“ Des questions sans réponses, sacré nom, dit-il, .... ” (p. 26)
Dès sa découverte, Ed met toutes ses forces en action pour comprendre ce
mystère, pour déchiffrer ces êtres et connaître le secret de leur présence dans
ce lieu. Lieu de la quête puisque Ed veut nommer les êtres dont le nom s’avère
introuvable, elle devient elle-même quête. Ce sont les êtres qui déclenchent la
quête, mais cette quête revient à la scène même : “ Les habitants
ignorent-ils tout de l’existence...de cet horrible trou.. ” (p. 68). Partant du désir du déchiffrement de la
fosse et de ses êtres, la quête de Ed devient plus universelle et embrasse le
nom en général qu’il soit celui des choses, des êtres ou de l’homme. Et la
fosse engendre la quête du nom jusqu’à celui du narrateur : “ Même le
nom que tu portes, ce n’est pas ton nom. ” (p. 151) “ Votre vrai nom
c’est celui que vous emportez avec vous dans la tombe ” (p. 151). Ce
personnage, s'engageant dans la quête de la nature de ces êtres multiplie ses
efforts. D'abord, il les trouve sous l'apparence de reptiles, une autre fois,
ce sont des mammifères, puis des araignées. Une nature qui se complique ou
progresse peut-être mais en tout cas, l'acte de nommer qui fait défaut le long
du roman et qui incarne le côté le plus tragique, reste toujours inaccompli. De
ce fait, la quête du narrateur devient la vraie scène. Elle s’étale dans le temps
et dans l’espace du roman, et l’on ne pense qu’à son aboutissement. Le
personnage “ quêteur ” devient, par ses actions et ses réactions tout
un ensemble de données qui forme une scène déroulée sous les yeux du lecteur.
Parallèlement
à cet état, le narrateur de Qui se souvient de la mer, devient, lui
aussi dans l’acte de sa quête une vraie scène. Sa transformation en pierre,
celle de Lkarmouni, figurent comme deux scènes encore plus étranges et plus
mystérieuses que celle de la transformations des deux cités. Le narrateur se
lance dans la quête d’un sens au monde qui l’entoure et à cette transformation
elle-même. Comme ailleurs, Dib nous présente l’enfouissement de l’ancienne cité
et la construction de la nouvelle, un spectacle qui installe le péril et la
terreur : “ Toutefois je suis moins à la recherche de celle des deux
dont je dois admettre l’existence qu’en quête de l’être miroitant de Nafissa
que chaque manifestation révèle comme unique ” (p. 68). Comme tous les
habitants de la cité, le narrateur se trouve plongé dans une atmosphère de
panique et de perte. Il se met alors à chercher la vérité en ce monde qui mêle,
force et faiblesse, mal et bien,
mensonge et réalité, vie et mort : “ Nous promenant dans cette
simulation de la réalité, dit-il, nous traversions, bien plus vivants que nous,
les choses auxquelles nous n’offrions pas la moindre résistance ” (p. 77). Ce
monde qui se transforme rentre dans une dimension irréelle. Il ouvre ainsi la
voie à la quête de la limite entre le réel et le mensonger : “ Ce
matin, dit-il, je suis particulièrement harcelé par ces questions, et j’attends
des réponses de moi, de la ville, de la foule, des visages que je croise ” (p.
86).
Dans
sa nature même, la scène n’est d’une certaine manière qu’une face, un visage de
la quête. Elle est le reflet et la traduction de la nature de la quête
elle-même. L’étrangeté de la fosse dans Les Terrasses d’Orsol, le monde
mystérieux où s’enfuit la cité ancienne dans Qui se souvient de la mer,
traduisent ses complications et les difficultés qu’elle dicte au
personnage-quêteur. Dib crée en effet la scène pour le déroulement de la quête.
Mais il l’utilise en même temps comme miroir qui reflète sa nature et nous
renseigne sur sa profondeur et sa durée.
Nous
entendons par “ spectacle ”, une étape fervente de la scène. C’est ce
moment où tout - personnages, acteurs, actions - rentre en agitation et en
bouillonnement. Le spectacle est aussi ce type de représentation d’une action
ou d’un événement que l’auteur rend “ présent hic et nunc ” selon la
terminologie de Roubine[8].
Ceci nous amène à voir les moments les plus significatifs de la scène. Ce sont
des scènes dans la scène, des saynètes[9]
qui forment plus un spectacle qu’une scène comme dans Cours sur la rive sauvage
et dans La Danse du roi[10].
La marche du groupe de personnages dans ce dernier, que nous avons qualifiée de
scène centrale, laisse le champ libre à la manifestation d’autres. Le jeu de
Slim et Bassel au moment de leur repos, est une vraie comédie. Ces deux
personnages “ acteurs ” s’assoient et prennent le temps pour jouer
sous les yeux de leurs compagnons deux rôles : celui du paysan et celui du
capitaine. Ce petit entracte sert à les divertir et à les aider pour reprendre
leur marche : “ Nous deux, Nemiche et moi, nous les regardons faire
les clowns, dit Arfia. Ça nous aidait à passer le temps ” (p. 19). Plus loin,
le jeu auquel se donne Wassem vient couronner la marche de ce groupe. Wassem se
déguise en roi et agit en un vrai comédien : “ Wassem qui, avait fait
une chute dans la décharge, se remit debout, coiffé d’une boîte de conserves
vide, et commença imperturbablement à se passer des pneus de vélo usés autour
du cou, à se draper de vieux journaux. Ce fut accoutré ainsi qu’il se retourna
avec lenteur et majesté vers la femme et les quatre hommes ” (p. 150). Cette
comédie porte toute la symbolique du roman. Wassem simule le roi non pas pour
amuser les autres, mais pour en finir avec la bouffonnerie et
l’amusement : “ Buvez, je l’ordonne ! dit-il, et il tendit le
bras comme s’il levait un verre, bien qu’il n’eût rien dans la main. A partir
de ce jour, vous cessez d’être des bouffons voués à l’amusement du roi. Entrez
et venez recevoir... ” (p. 151).
Mais
aussi, la scène onirique qui met terme à la méditation de Rodwan, tourne elle
aussi au vrai spectacle. Bien que l’agonie du père se passe dans l’esprit de ce
personnage, la narration l’actualise par l’utilisation du présent et du
dialogue. Le malade devient acteur devant ses visiteurs qui sont à leurs tour,
spectateurs. Il leur apprennent des choses sur la vie à travers son expérience,
et les divertit aussi.
Dans Cours
sur la rive sauvage[11],
la cérémonie qui doit célébrer le mariage du narrateur tourne en des actions
magiques et devient un vrai spectacle, notamment la transformation de Radia et
son action sur le narrateur. L’atmosphère qui règne dans la salle où le
narrateur gît est fervente, les gens sont objets d’agitation et d’émotion en
attendant ce rassemblement : “ L’émotion, l’incertitude agitaient leurs
rangs ”, observe le narrateur. Le grelot sonne l’apparition de Radia qui donne
le signal au déroulement de la fête. Se mêlent alors musique, chant et danse de
l’assistance, qui tournent à l’ivresse et au délire : “ chacun
s’y jeta avec enthousiasme, y alla de
sa chanson. La musique commandée là
dessus, on dansa ” (p. 20).
D’apparence
gaie et cérémonieuse, cette cérémonie où toute l’assistance participe revêt
l’habit de la comédie pour dissimuler au fond un sentiment de peur et
d’angoisse : “ ... ils préféraient peut être dissimuler leur
inquiétude et se prêter à cette comédie, eux aussi ”. Cette cérémonie marque le
point de départ des deux événements clés du roman : la perte de Radia
d’une part, et la douloureuse quête du narrateur de l’autre. La quête d’Iven
Zohar se déclenche ainsi de ce spectacle et devient elle-même spectacle le long
du roman.
KanafŒn¸ est sensible à ce type de représentation. Partant de certaines scènes
du vécu de son peuple, comme l’entraînement des enfants des camps dans Umm Sa“d, il crée de vrais spectacles. Il fait des enfants
des camps dans Umm Sa“d[12] de vrais acteurs dans leur entraînement aux armes.
Ces enfants deviennent dans cette représentation, des héros. Car cet
entraînement fait d’eux non seulement des enfants courageux malgré leur jeune
âge, mais aussi les futurs militants et les défenseurs de la patrie. Ce sont
“ les chevaliers de la Palestine ” qui portent la délivrance de tout
un peuple. D’ailleurs, leur entraînement, l’espace circulaire (dŒ”irat) dans lequel ils se trouvent, et l’assistance qui
les entoure en train d’exprimer sa réaction et son émotion :
applaudissements, ululements, pleurs...etc. “ les applaudissements
résonnèrent dans la cour du camps comme du tonnerre ”, rappelle l’époque
médiévale, par exemple, les romans de Chrétien de Troyes où il est fréquent que
des chevaliers s’entraînent aux armes, généralement à l’intérieur d’une cour
royale, que ce soit pour gagner un pari ou pour se préparer à une guerre
prochaine.
L’écriture
dibienne ne quitte pas le théâtre. Elle en a besoin pour son développement.
Dans Les Terrasses d’Orsol, combien est théâtral cet espace où se
rassemble une foule multicolore. Les personnages sont vêtus d’une façon
diversifiée qui inspire la fête : “ Des gitanes pavoisées comme un
jour de fête ” (p. 207). L’état d’âme de l’auteur se reflète dans ces
différentes scènes qui sont dotées d’un caractère tragique : “ Des
travailleurs affublés du masque tragique de la dignité ” (p. 207). Dib, ne
manque pas de marquer La Danse du roi par ce type de scène théâtrale qui
se rattache à la marche du groupe de personnages : Arfia, Slim...etc. Le
jeu de Slim et Bassel dans les rôle des paysans et du capitaine forme une
comédie couronnée par le spectacle de l’érudit Wassem qui se déguise en roi et
qui accomplit “ La danse du roi ”, titre et symbolique du
roman. On sait que Mille Hourras pour une gueuse[13]
n’est qu’un extrait de ce roman, avec quelques infimes rajouts et
modifications. Et l’on peut dire que cette scène trop théâtrale, devenue vrai
spectacle, ne peut plus trouver sa place au sein d’un écriture romanesque. Le
roman, ne peut plus la supporter, la prête au théâtre. Il y a en effet deux
mouvements pour ce spectacle dans deux directions opposées ; l’une ascendante, définit le vouloir de
Wassem de dominer tout le monde ; l’autre descendante, le mène à sa
disparition : situation tragique qui clôture le spectacle et l’installe à
son tour dans la tragédie.
Ce
n’est pas uniquement parce que la scène peut témoigner d’un spectacle ou d’une
composante théâtrale que l’on souligne sa présence, elle reste aussi un
événement chargé et porteur de sens. Bien qu’elle soit différente d’une œuvre à
l’autre, elle constitue un moyen efficace chez les deux auteurs. Elle permet
d’illustrer et de visualiser les moments les plus sensibles, et les événements
les plus marquants au sein du roman. Par son déroulement devant une assistance,
par sa présence dans l’écriture, elle ne peut passer sans effet. Elle a donc une suite dans le roman.
Étudier
la suite de la scène permet de montrer non seulement son effet sur le
personnage, mais aussi son importance dans le roman. C’est parce qu’elle est
vue que la scène peut avoir des effets. Son déroulement est ce moment où le
personnage, qu’il soit acteur ou spectateur, agit et réagit. Elle peut aller
jusqu’à le toucher et changer son comportement. Elle est ce moment qui affecte.
Si
dans le théâtre grec, la catharsis est purification du spectateur par la
terreur et la pitié, elle agit par une libération du personnage dans l’œuvre de
KanafŒn¸. Cette libération d’une réalité lourde à porter et
dure à vivre, touche directement le personnage dans Umm Sa“d et
L’Aveugle et le Sourd.
Le
spectacle offert par les enfants des camps dans plus haut ; outre
l’émotion qu’il induit chez le personnage, agit sur son comportement Umm Sa“d évoqué et
sur ses actions. Ce n’est pas simple hasard si KanafŒn¸ fait ce choix : il s’agit d’abord des enfants qui incarnent la
force et l’avenir du pays. Et ils sont de cette catégorie sociale qui a perdu
le foyer et la patrie, comme l’auteur lui-même : enfants des réfugiés
qui habitent les camps dont la présence sur la scène du militantisme est très
symbolique. Ils incarnent à la fois la classe la plus touchée par l’occupation,
la jeunesse, la force et l’avenir de la Palestine. C’est pour cela que leur vue
dans cette scène redonne de l’espoir aux adultes, les arrache au pessimisme et
va jusqu’à agir au niveau du comportement quotidien pour le changer. Suite à la
vue de ce spectacle, Abá Sa“d n’est plus le même. Il
change de comportement vis-à-vis de sa famille et voit l’avenir d’un nouveau
regard : Abá Sa“d changea depuis cet
après-midi. C’est ainsi que Umm Sa“d m’a dit, dit Sa“¸d : “ Bien sûr ” dit-elle, la situation
a changé. L’homme m’a dit que la vie a maintenant du goût, seulement maintenant
” (p. 334). Ce père se redresse moralement et physiquement et retrouve d’un
coup sa fierté : “ Abá Sa“d applaudit longtemps, il se tint bien droit et regarda autour de lui
avec fierté ” (p. 333). Plus encore, il acquiert la clairvoyance : “ Il se porta mieux, beaucoup mieux,
dit Umm Sa“d à Sa“¸d. Il vit le camp d’une autre façon, releva la tête
haute, commença à y voir clair ” (p. 336).
Ainsi,
ce spectacle redonne la fierté à ce personnage ; bien que cet entraînement
n’ait duré qu’un moment, son effet reste très marquant dans sa vie. Il le
délivre d’un état de désespoir qui l’a accompagné jusque là et lui permet
d’avoir un nouveau regard sur l’avenir de son pays et de son peuple. Ce
changement de Abá Sa“d est l’effet ou la suite
du spectacle que KanafŒn¸ veut atteindre. Le
redressement de ce personnage, sa fierté et sa clairvoyance sont les attitudes
espérés et attendus de tout un peuple. C’est ainsi que l’auteur montre que
l’action est la seule issue pour un avenir meilleur. Et ce n’est pas par hasard
non plus s’il choisit Umm Sa“d pour parler de ce changement ; on sait, et l’auteur lui-même
nous l’a appris, que cette femme dit “ vrai ”et lorsqu’elle parle,
elle enseigne. Tout palestinien doit donc prendre en compte son dire et tendre
vers l’attitude de Abá Sa“d.
Dans L’Aveugle
et le Sourd, la scène qui tourne autour de la rencontre de “‹mir et Abá Qays devant la tombe du Saint a pour couronnement un
dénouement à la fois tragique - puisque tous les rêves de ces deux personnages
échouent et leur handicap demeure à jamais inguérissable - heureux, puisqu’il
permet leur éveil et les libère de toutes les chimères qu’ils ont vécues. La
découverte du mensonge du Saint “Abd al-“‹Õ¸ et de ses miracles est ici affranchissement et éveil.
Le mensonge disparaît et laisse la place à la réalité et à la vérité. “‹mir voit le monde d’une autre manière, et découvre que
les apparences sont mensongères :
“ Les choses que vous voyez, dit-il, a sont pas
les choses, un jour, je vous expliquerai tout cela, sinon vous ne pouviez pas
voir dans un champignon un prophète silencieux qui fait des miracles, et moi
l’aveugle, qui sais que le miracle se fait du fond, le fruit est le miracle des
racines qui se plantent au fond de la terre... ” (p. 506).
La
scène leur enseigne que si miracle il y a, il ne doit provenir que d’eux-mêmes
et non des saints, ce qu’exprime la philosophie de KanafŒn¸ : il n’y a que la volonté individuelle qui est source de
miracles. Abá Qays n’attend plus
l’ouïe du Saint, il prend l’initiative de se donner lui-même cette grâce, et
remédie à son manque : “ Et je te dis, dit-il à “‹mir, il ne reste plus de place dans le mur de mes
illusions pour un nouveau clou auquel j’accroche une promesse des voix que je
n’ai jamais entendus, et je me suis crée des oreilles avec lesquelles j’entends
le monde ” (p. 505). “‹mir a beaucoup changé, et voit les choses d’une
manière plus claire : “ Peut-être, précise-t-il, que les choses
deviennent plus claires et plus limpides. Cela me donnait un soulagement
étrange et surprenant ” (p. 498).
D’ailleurs,
le rire de Abá Qays, s’il montre son éveil, il est aussi chargé d’une double
ironie : ce personnage se moque non seulement du Saint qui s’avère un
“ champignon ”, mais aussi d’eux-mêmes (lui et “‹mir) à cause de leurs illusions. Ce rire moqueur qui
acquiert “ le bruit d’une jarre d’eau ”, montre que le personnage
prend sa distance par rapport à ce qui l’entoure. Et l’auteur est volontiers
derrière ce rire, c’est lui qui les conduit à cette fin et veut les voir
abandonner leurs fausses croyances.
Cette
découverte est naissance : “‹mir renaît en acquérant un nouveau nom, celui de “Abd al-“ŒÕ¸ (le saint) qui, lui, meurt (son nom était la
seule chose qui le liait aux gens et l’éternisait) : “ Chez nous à Ôayra, dit Abá Qays, lorsqu’un être cher meurt, lorsqu’un père, un
grand-père ou un frère meurt, on donne son nom au nouveau né ” (p. 509). En
effet : “ l’Aveugle qui a acquiert la clairvoyance par connaissance,
et qui a décidé d’illustrer lui-même son miracle, devient le nouveau substitut
du saint ”. [14]
Depuis cette renaissance, “‹mir sent et reconnaît les choses sans les voir des
yeux. Abá Qays lui aussi, reçoit
une sorte d’ouïe : “ Mais la vérité, c’est que je lisais sur les
lèvres des gens, et je savais ce qu’ils demandaient ” (p. 517).
La
naissance ouvre d’ailleurs le roman : “ On dira après, dit le
narrateur, que ce qui est arrivé était impossible, mais maintenant les autres
disent que c’est une aventure, et moi, je dis que c’est une naissance ”
(p. 473).
Cette
suite marquée par l éveil figure aussi dans De retour à HayfŒ[15]. Le rêve de Sa“¸d et Òafiyya de retrouver leur fils fond comme “ la neige sous le
soleil ” : “ ...et il s’étonna (Sa“¸d) de perdre tout sentiment envers lui, et il imagina
que toute sa mémoire envers “ «aldán ” était une poignée de neige sur laquelle brillait brusquement
un soleil brûlant et la faisait fondre ” (p. 406). Leur rencontre avec Maryam
et Dov/«aldán ne leur laisse que déception, affliction, et
couronne un rêve de vingt ans pour l’interrogeant. En même temps qu’ils voient
leur rêve s’effondrer, Sa“¸d et Òafiyya atteignent une libération qui les arrache au monde de l’illusion
et du mensonge. Malgré la douloureuse découverte à laquelle ils se
confrontent et l’affliction qu’elle
leur porte, cette suite est plutôt heureuse dans la conception de KanafŒn¸ puisqu’elle prépare à une meilleure vision du monde. La scène laisse
derrière elle une réalité amère et dure à assumer non seulement pour ces deux
personnages mais aussi pour tout palestinien. Ce fils dont ils ont rêvé pendant
des années s'avère inexistant. Sa“¸d et Òafiyya cherchent «aldán dans Dov, mais ils se
rendent compte après avoir vu son comportement et entendu son discours, qu'ils
l'ont perdu pour toujours, celui-ci ne peut pas être le leur même physiquement.
Cette recherche s'avère ainsi inutile aux yeux de Sa“¸d, voire une erreur puisqu'il incombe à tout
palestinien de payer un prix et «aldán en est un. L'outre scène se présente comme une entrée dans le monde
de l'endurance. C'est à partir de ce moment, où Sa“¸d et Òafiyya découvrent leur illusion, qu'ils perdent leur fils et commencent
le deuil. Si nous essayons d’illustrer ce que nous venons de dire, ces
fonctions nous permettent d’avoir le schéma suivant :
Divertissement
(rire) Enseignement
Scène
Catharsis
(Purification, Affranchissement) Émotion
(Peur, angoisse,...)
Ainsi,
l’action de la scène sur le personnage se manifeste sur le corps et sur
l’esprit. Maléfique, elle accable. Bénéfique, elle divertit, purifie, et
enseigne. Elle ne peut passer sans laisser des effets.
Par son
déroulement, la scène permet le renouvellement de la chaîne narrative du roman.
Dès qu’elle s’installe dans l’écriture, elle agit par l’apport de nouveaux
événements. Les deux scènes dont nous
avons parlé chez KanafŒn¸ dans l’Aveugle et le
Sourd, permettent à la fois la continuité de l’écriture et son entrée dans
le courant du changement et de la révolte. La rencontre des deux personnages Abá Qays et “‹mir dans L’Aveugle et le Sourd est la surprise
qui va jouer un rôle essentiel dans la chaîne 2événementielle du roman. On
apprend en effet, grâce à cette rencontre que “‹mir est sourd et vient du même village que Abá Qays : Ôayra. Comme “‹mir, il vient jusqu’à la tombe de “Abd al-“‹Õ¸, demander son aide. La scène se noue autour de cette rencontre pour amener un autre
événement qui bouleverse les deux personnages : la découverte du saint
qui, de par son rôle multiplicateur de la narration, bouleverse aussi
l’écriture de cette dimension onirique pour entrer dans la clairvoyance et de
la dérision.
Chez
KanafŒn¸, la scène est ce phare qui illumine la voie à
l’aboutissement de l’écriture. C’est à
partir d’elle que le changement s’opère : “ Je me moquerai toujours
de moi-même, dit Abá Qays à “‹mir, chaque fois que je me rappelle que je suis venu
demander de l’ouïe à un champignon ” (p. 495).
“ Maintenant,
et peut-être pour la première fois, dit “‹mir, je vois, dans l’obscurité qui entoure mes yeux,
une vérité brillant d’une lumière que personne ne peut supporter, je t’accepte
cécité, je te défie et je peux sonder ton fond, et si celui qui trouve dans un
champignon un prophète et un saint qui font des miracles, moi je trouve, avec mes doigts, un fruit de l’insouciance
qui glisse sur le pied de nos rêves comme la futilité qui pousse et se détruit
... ” (p. 506).
Ainsi,
le discours d’exhortation cède la place à un discours de vengeance : “‹mir acquiert une clairvoyance qui lui permet de voir
le monde comme s’il avait des yeux, plus encore, il devient lui-même le saint
en acquérant son nom : “ je vais te nommer “Abd al-“ŒÕi dit Abá Qays à “‹mir, une
bénédiction pour ce souvenir ” (p. 495).
Parler
de la suite de la scène dans l’écriture de ce roman, est chose évidente puisque
son écriture en dépend. Celle-ci se tisse de scène en scène jusqu’à y puiser son
titre qui n’est autre que ce nom attribué à QŒssim par les gens de la §abassiyya, issu de sa marche sur le feu. Le roman
commence par évoquer le moment le plus récent et remonte dans le temps pour
nous rapporter les autres événements. La marche de QŒssim sur le feu constitue un acte étrange qui devient,
de par l’effet qu’il dicte au Cheikh SalmŒn, une histoire curieuse que les gens de la §abassiyya véhiculent de bouche en bouche ; elle
se prête ainsi à la narration et devient son objet même: “ Les gens ne
pouvaient raconter à son sujet que l’histoire de sa douce marche sur le feu ”
(p. 427).
S’enchaînant
à cette scène, la narration nous en rapporte une autre qui tourne autour de
l’arrestation du même QŒssim/“Abd al-kar¸m, et à son tour, réveille d’autres réactions et participe au tissage
d’autres histoires :
“ Et ce soir-là, on dit à §abassyya : l’Amant était un criminel dangereux
qui s’était caché ici un temps et il avait trompé le chef, le cheikh SalmŒn et tout le monde. Et Dieu merci, on a pu l’arrêter
avant qu’il commette un autre crime ” (p. 433).
Cela
fait penser à l’événement précédent dans son parcours ; sa fuite devant le
capitaine Blacke. Objet de la narration du deuxième chapitre, cette fuite nous rapporte
l’installation du héros chez l’agriculteur sous le nom de ©assan¸n et son histoire personnelle : celui-ci s’est caché sous ce nom
pour échapper à la poursuite du capitaine Blacke.
Dans
cette façon de remonter dans le temps pour suivre le fil de la scène,
l’écriture s’en nourrit et sa marche forme une quête de la scène créée à partir
d’une autre dont l’écriture tire son souffle. Lorsque l’auteur dit au début du
chapitre II :
“
Personne, de toute façon, ne sait comment la vie s’organise. Parfois, l’on
croit qu’une histoire est finie alors qu’elle vient de commencer ” (p. 429).
Ne
fait-il pas un clin d’œil à ces différentes scènes que l’on découvre dans le roman ? Ne dit-il pas ici au lecteur
que la scène présente n’est que le début d’une autre qui va suivre ?
L’Amant
est ainsi une suite de scènes ;
si celle-ci vaut au personnage l’acquisition de différentes identités, elle est
source créatrice pour l’écriture : c’est la naissance de nouveaux mots,
qui font les différents noms du héros pour chaque événement : de “Abd al-kar¸m à Hassan¸n à QuŒsim à Al-“‹Ñiq (l’Amant) jusqu’à Al-saj¸n (le prisonnier) n°162. Et si, comme l’annonce
l’introduction, ce roman “ pourrait être l’épopée qui était toujours dans
l’esprit de KanafŒn¸ pour faire la chronique
de la révolution palestinienne... ”, il le serait, bien que ce roman reste
inachevé, sûrement grâce à la forte présence scénique qui porte l’essentiel de
l’événement.
Dans Les
Terrasses d’Orsol de Dib, la scène devient l’obsession de l’écriture comme
elle l’est pour le narrateur. Non seulement elle est l’événement affligeant et
inquiétant qui s’installe dans le roman, mais elle devient aussi le projet
principal de sa narration. Tout tourne autour de la fosse : les
déplacements de Ed, ses actions, ses réactions. Tout son songe se centre autour
d’elle et de son déchiffrement. Plus la quête du narrateur autour de la fosse
se prolonge, plus la narration se développe. Ce développement est de plus en
plus motivé par l’inassouvissement de la quête et l’absence de réponse.
L’énigme de la fosse multiplie ainsi l’écriture jusqu’à bouleverser la mission
du narrateur et devenir elle-même l’objet de ses rapports : “ Ce sont
des notes personnelles, dit-il. Elles ont trait à la fosse et au mystère dont
elle s’entoure... ” (p. 101). Cette scène qui hante le roman finit par
condamner la narration à sa poursuite comme elle condamne d’ailleurs le
narrateur à son déchiffrement : “ Je pense, dit-il, quoi, la fosse ?
Je suis condamné à la fosse ? Mais je ne dis rien, j’attends la suite ”
(p. 181).
La
présence de la théâtralité chez les deux auteurs, fait qu’ils vont plus loin
que la scène pour en montrer l’importance et l’effet. Comme dans le théâtre où
le spectateur réagit d’une façon ou d’une autre ; la scène dans les
oeuvres, est elle aussi, effective. La scène est ainsi lieu de quête comme de
théâtralité. Elle permet de montrer les moments les plus sensibles de la
manifestation des deux thèmes. Et figure dans l’écriture comme une marque et un
objet précieux pour son développement.
En
général, la mise en scène signifie la mise en évidence d’un personnage ou d’un autre élément dans un ouvrage
littéraire. C’est :
“
donner à (quelqu’un, quelque chose) une place dans un ouvrage littéraire ”. [16]
Celle-ci
peut être théâtrale ou non. La mise en scène est théâtrale lorsqu’elle touche à
des techniques dramatiques :
“ Le
terme mise en scène désigne l’ensemble des moyens d’interprétation
scénique : décoration, éclairage, musique, et jeu des acteurs ”. [17]
Nous
voulons voir dans ce nouveau volet que la mise en scène constitue dans nos
oeuvres un des projets les plus importants des deux auteurs, nous verrons que
ce terme “ mise en scène ” figure dans les deux oeuvres avec les deux
sens que nous venons d’avancer. Comment cette mise en scène est-elle
représentée chez les deux auteurs ? Et quel est son objet ? Ce sont
les deux interrogations auxquelles nous allons essayer de répondre chaque fois
que la mise en scène se présente.
Si
l’on considère le roman comme un espace étendu sous les yeux du lecteur, on
trouve que certains romans se prêtent à la mise en scène du personnage.
Celui-ci devient en effet plus qu’un homme, et se présente comme un ensemble
d’actions et de réactions qui s’exposent au regard.
Si
l’écriture de KanafŒn¸ est hantée par la quête
de l’action comme nous venons de voir, elle est aussi lieu de recherche du
personnage qui agit et milite. De cette quête découle une valorisation de
l’action et de son sujet. Le militantisme se place ainsi en avant de toutes les
autres composantes comme le personnage militant occupe le rang le plus
héroïque. Cette façon de présenter le personnage militant que nous allons voir
dans le cas du héros de L’Amant[18]
et de Umm Sa“d[19] est une mise en scène qui obéit à une
“ distanciation ” selon la terminologie brechtienne :
“ Distancier,
c’est transformer la chose qu’on veut faire comprendre, sur laquelle on veut
attirer l’attention, de chose banale, connue, immédiatement donnée, en une
chose particulière, insolite, inattendue ”. [20]
C’est
surtout à travers le militantisme et l’énergie que le personnage kanafanien
devient la seule véritable force. Ainsi, il se soumet à une mise en scène. Dans
tous ses écrits, KanafŒn¸ réserve au personnage
militant un rang au dessus des autres. Car celui-ci représente pour lui une
force qui peut engendrer des miracles. La seule force à laquelle il croit et
appelle son peuple à y croire. Mais la place qu’il accorde à Umm Sa“d reste singulière. Dès l’introduction, nous
connaissons d’emblée Umm Sa“d :
“ Umm
Sa“d est une femme réelle,
je la connais bien, et je la vois toujours. Je parle avec elle, j’apprends
d’elle, il y a entre nous un lien (familial). Malgré cela, ce n’est pas ce qui
fait d’elle une école quotidienne. Le lien familial qui est entre nous est
infime si on le compare au lien qui la lie à cette classe sociale (), classe
écrasée, pauvre, et jetée dans les camps du malheur, où j’ai vécu avec elle et
je ne sais pas combien j’ai vécu pour elle ” (p. 241).
C’est
ainsi que l’auteur introduit son roman et présente Umm Sa“d. Umm Sa“d fait partie de cette classe sociale la plus écrasée,
est ainsi plus proche de l’auteur socialement que familialement. Elle est une
école qui ne cesse d’apprendre aux autres, et une militante puisqu’elle fait
partie de cette classe sociale qui “ a tout perdu et se trouve jetée dans
les camps. ” Elle partage avec l’auteur la vie de réfugiée et de
militante, mais en plus de son rôle en tant que femme et mère palestinienne,
elle possède le plus important rôle du roman, elle est l’héroïne qui guide son
écriture jusqu’à lui donner son nom
pour titre. Plus encore, sa fonction dépasse celui de l’auteur, puisqu’elle
dicte les mots et l’auteur n’a ici d’autre fonction que celle d’un scribe :
“ Umm Sa“d m’a beaucoup appris, dit-il . Je peux dire que
presque toute lettre qui vient dans les lignes
suivantes provient d’entre ses lèvres qui restèrent en dépit de tout, palestiniennes
et d’entre ses fortes paumes qui attendirent en dépit de tout, l’arme pendant
vingt ans ” (p. 259).
Dès
l’introduction, la grandeur de Umm Sa“d va en s’amplifiant au fur et à mesure que l’histoire
du roman avance. La traversée qu’elle opère dans le roman fait d’elle un ensemble de forces qui se déploie
sous nos yeux. KanafŒn¸ ne décrit pas seulement
cette femme, ne nous la présente pas seulement, il la met en scène corps et
âme. Elle qui est “ plus forte que le rocher ”, et “ plus
patiente que la patience ”, ne passe pas sous silence dans ses discours,
dans ses états, ni dans ses actions. Lorsqu’elle parle, son discours résonne
par son effet et par sa charge :
“ Est
ce que tu crois que nous ne vivons pas en prison ? que faisons-nous
.... ” (p. 255). Discours qui se met en scène par son caractère
didactique. Elle sait plus que les autres et lorsqu’elle parle, elle s’exprime
corps et âme : “ je me levais, elle tremblait, c’était sans doute la
première fois que je la voyais habitée par cette colère, dit le narrateur ”.
Parfois,
l’un des ses gestes devient un mouvement géant qui couvre l’espace du roman,
comme dans cette description du geste de son bras qui devient une force
miraculeuse et fait d’elle un être supérieur aux autres :
“ Son bras indiquait une autre fois ces
frontières là. Il tournait au dessus du bureau, du siège, des enfants, de ma
femme, de l’assiette et de moi-même, puis il restait dans ma direction tenu
comme s’il était un pont ou un ” (p. 270).
Le
bras de Umm Sa“d n’est plus un simple membre qui se tend, il devient
une force qui se détache de tout le corps pour survoler personnages et objets,
pour se mettre en scène, et devient le symbole de la communication (il
ressemble à un pont) et celui de la lutte (ou un obstacle). La mise en scène du
mouvement de Umm Sa“d porte toute la force de cette femme et la grandeur qui paraît dans sa
marche : “ elle m’apparut alors qu’elle marchait le long du
couloir, quelque chose de fier et de haut... ” (p. 253).
L’auteur
dresse cette héroïne dans un tableau émouvant qui traduit ses pleurs :
“ le pleur jaillissait de toute sa
peau, ses paumes dures sanglotaient d’une voix audible, ses cheveux
gouttaient, ses lèvres, son cou, la déchirure de son habit... ”. En cet
état, le corps de Umm Sa“d devient un espace mouvant et émouvant où s’exprime fortement son état
d’âme, sa douleur, voire celle de toute une classe sociale. Elle s’assimile
ainsi à la terre où se joue le spectacle de la nature. Le pleur jaillit de
toute sa peau, comme jaillissent les sources de la terre palestinienne. Le
sanglot des paumes est audible, “ les cheveux gouttent ”, le cou ,
jusqu’à la déchirure de l’habit. Et lorsqu’elle parle, elle dépasse sa nature
humaine. Elle devient un lieu, un espace où se joue toutes ces forces. Elle est
comme la terre où se joue le spectacle de la nature que ses forces dépassent :
“ sa voix était plus forte que la
voix du tonnerre qui gronde , l’écho se répandait de toute part comme les
cascades ” (p. 273).
Cette
mise en scène nous montre combien Umm Sa“d est grande et unique. Elle est la
“ matrice ” nous dirait Michel Seurat[21].
Elle est la mère de tous les palestiniens, elle est la terre palestinienne.
La
voix de Umm Sa“d acquiert cette force unique car elle incarne la voix du peuple le
plus anéanti, la voix des habitants des camps qui ont tout perdu et mènent une
lutte quotidienne pour survivre. Elle est celle du militantisme, du changement,
et de la révolte. Mais n’oublions pas que derrière la mise en scène de cette
femme en tant que personne, KanafŒn¸ met en scène la force militante, la volonté du peuple qui peut faire
des miracles, et qui peut arracher la vie de la mort comme la “ pousse de
vigne ” qu’elle plante et finit par “ fendre le sol ” et
pousser.
Ainsi,
Umm Sa“d devient cette figure qui
guide l’écriture du roman par sa force et par sa sagesse.
Nous
avons vu que les chapitres de ce roman s’ouvrent sur l’arrivée de cette femme
chez Sa“¸d, arrivée que nous avons qualifiée de montée sur scène. Elle suffit à
déclencher le dialogue et la narration. L’histoire du roman tourne autour de ce
qu’elle dit et de ce qu’elle fait. Elle devient le centre du roman et de son
déroulement. Ainsi, l’auteur fait d’elle le personnage que le lecteur doit
suivre dans son discours, ses états et ses mouvements. Parfois l’un de ses
gestes devient géant pour couvrir l’espace du roman et le dominer :
“ Son bras indiquait une autre fois ces frontières-là. Il tournait au
dessus du bureau, du siège, des enfants, de ma femme, de l’assiette et de moi,
puis il restait dans ma direction, tenu comme s’il était un pont ou un obstacle
” (p. 270). Lorsqu’elle parle, ses mots résonnent par leur effet et leur
charge. “ est-ce que tu crois que nous ne
vivons pas en prison ? Que faisons-nous dans le camp sauf
marcher à l’intérieur de cette prison extraordinaire ? ” Il y a des
sortes de prison, cousin.... ” (p. 255). Nous assistons à tous les
états : “ elle brillait de bonheur ambiguë ” (p. 254). Lorsqu’elle
marche, elle devient plus qu’un être humain : “ elle m’apparut alors
qu’elle marchait le long du couloir,
quelque chose de fier et de haut ... ” (p. 253) ; “ je me suis
levé, elle tremblait, sans doute c’était la première fois que je la voyais -
avec cette colère ” (p. 256). Lorsqu’elle pleure son corps devient toute une
scène ou s’exprime sa douleur.
“ le pleur jaillissait de toute sa peau, ses
paumes dures sanglotaient d’une voix audible, ses cheveux gouttaient, ses lèvres, son cou, la
déchirure de son habit, son haut front et ce grain de beauté suspendu sur son
menton comme une banderole, mais pas
ses yeux ” (p. 270).
Umm Sa“d devient plus qu’un personnage, c’est une femme
qui symbolise toutes les femmes de la Palestine, toutes les mères qui vivent sa
condition. Elle représente ce lieu d’expression de la révolte, de la souffrance,
de la force, du défi et de la lutte. Elle est plusieurs valeurs à la fois, mais
aussi une âme unique et une face unique : la révolte. Ainsi, elle retient
notre attention et notre imagination plus qu’aucun autre personnage. Elle se
met en scène. Sa voix devient une force surnaturelle : “ sa voix
était plus forte que la voix du tonnerre qui gronde dans le ciel, l’écho se
répandait de toute part comme les cascades ” (p. 273).
Par la
façon de la présenter dans ses états et dans ses actions, Umm Sa“d devient un ensemble où se mêlent la force, la
souffrance, le défi, la lutte et la révolte. Elle se présente sous les yeux du
lecteur comme un intérieur et un extérieur qui agissent et réagissent. On la
voit corps et âme. Si l’auteur réussit à nous donner une image fidèle et
expressive de ce que représente un personnage qui a partagé ses conditions et
sa situation, ce serait effectivement celle de cette femme, en effet :
“ L’auteur, à travers les rôles qu’il attribue à
ses personnages, voulait vraiment refléter sa vie qui fait partie de la vie de
son peuple opprimé et réfugié, à travers les traits et les réactions de ses
héros ”. [22]
Dans
l’œuvre de Dib, la mise en scène va plus loin que le personnage et touche des
points plus profonds. La quête chez Dib est cette composante fondamentale qui
meut le personnage et le déstabilise en vue de son aboutissement. Mais l’effet
le plus profond s’exprime à travers l’état d’âme du personnage-“ quêteur
”. Les Terrasses d’Orsol et Habel nous rendent un état d’âme nu
des deux héros.
L’univers du personnage dibien, les conditions dans
lesquelles il vit et accomplit son itinéraire, agissent sur lui de manières
différentes. Bien qu’il se trouve dans la plupart des cas contraint
physiquement, c’est surtout l’état intérieur que l’auteur nous rend visible. Se
trouvant au sein d’un monde qui lui dérobe ses secrets, le personnage dibien
exprime un état d’âme hanté par le tourment et le malaise qui tourne au désarroi total. Ce désarroi ne peut
être ni dissimulé ni maîtrisé. On note d’abord le mouvement, puis le discours. L’on
découvre ainsi un intérieur nu qui laisse paraître tout ce qui l’affecte de
différentes manières.
Le
mouvement chez Dib s’avère une composante fondamentale pour la quête, et
davantage une vibration qu’un déplacement. Il est dicté par un état d’âme du
personnage et constitue une expression directe du désarroi qui l’habite.
Ed s’annonce
comme un personnage choqué par la découverte de la fosse : “ Sacré
nom, je n’ai de ma vie reçu un tel choc ” (p. 10) Cet événement l’abat en
effet et ne lui laisse aucun répit : “ ... il ne faut pas être abattu
ou tout excité comme je le suis, dit-il ” (p. 11) ; “ J’en suis
encore tout ébranlé, malade ” (p. 11). Habel côtoie une solitude féroce dans la
ville de son exil. Dès le début du roman, on découvre Habel dans un état de
stupeur et d’hébétude : “ Habel n’a en tête que ce cataclysme
solaire qui tourne à la stupeur. Puis, plus rien, évanouis, l’attente,
l’éblouissement, l’hébétude ” (p. 7).
Dans
ces deux romans, les deux personnages-héros Ed et Habel incarnent
l’agitation causée chez le premier par la découverte de la fosse de Jarbher et
chez le deuxième, par la douleur de l’exil le malaise et le désarroi.
Plus
cet état de choc et de malaise s’accentue chez le personnage, plus son mouvement se multiplie : “ A ce
carrefour. J’y reviens comme un assassin sur les lieux de son crime, dit
Habel ” (p. 33). Plus loin : “ Je reviens à ce carrefour, je
rôde, je me plante comme cet assassin, soir après soir ” (p. 43). Parallèlement
à ce mouvement, L’instabilité et l’inquiétude que vit Ed depuis la découverte
de la fosse tourne au désarroi causé non seulement par la découverte du secret,
mais encore par l’incapacité de déchiffrer et de déterminer la nature des
êtres. Il multiplie ses déplacements : il va vers la fosse, revient, puis
y retourne. Ed ne cesse de retourner à la fosse : “ J’y
retourne, dit-il, je ne peux pas y tenir, je cours à la fosse comme si je
devais encore m’assurer de sa réalité... ” (p . 82). Retour qui se
renouvelle d’un chapitre à l’autre :
“ J’y suis retourné hier après avoir quitté
Dodérick. J’y suis retourné une fois de plus et arrivé là-bas, je me suis mis à
crier dans leur direction, j’ai crié, je les ai interpellés, longtemps, à
perdre haleine ” (p. 93).
Le
retour incessant au carrefour dans Habel et à la fosse dans Les
Terrasses d’Orsol, répond à cet état instable qui agitent les personnages.
Celui de Habel nous montre combien ce personnage est rongé par la solitude et
combien il tient à trouver une réponse au monde qui l’entoure. Habel vit dans
l’exil où il se confronte à une solitude meurtrière, il vit une vibration
physique et morale. Son déplacement se multiplie dans ces rendez-vous nocturnes
à un carrefour que le personnage se fixe avec une double figure féminine :
Sabine/ Lily. La solitude et l’attente vaine : “ Depuis six soirs, dit-il,
c’est le sixième soir. Ce n’est pas arrivé. Et rien n’arrivera probablement
jamais ” (p. 48). nous
Habel
ne fait que roder, faute de faire autre chose. Le désarroi se met en
scène à travers ce mouvement incessant, répétitif et vertigineux :
“ Je rode, dit Habel, je me plante.. ”.
La
course, l’agitation, la vibration ininterrompue de Ed lève le voile sur une âme
peinée et en fait un lieu de regard. Ce mouvement continu maintient la présence
du désarroi qui hante le personnage, car s’il cesse de se mouvoir, cela
implique qu’il rentre dans une quiétude et n’a plus besoin de quêter une
réponse.
Dans
une telle situation, le personnage ne se contente pas du mouvement, mais il
parle souvent tout seul. l’attente de Habel est ce moment qui dure dans le
temps et dans l’espace pour l’exposer corps et âme à un monde qui l’enferme
dans toutes ses énigmes. Elle le met face au danger jusqu’à faire de lui un criminel. Cette situation se
traduit par une parole qui ne cesse de dire la douleur, l’impuissance d’aboutir
à une réponse, et le désarroi total devant un monde complexe : “ Qui
tout nu affronte la solitude, dit-il, la férocité ”. Le tourment de
l’attente longue et vaine s’exprime par la répétition des mêmes mots,
“ soir ” et “ attente ” : “ Depuis deux soirs que
je débouche du métro, dit-il, que je me plante à ce carrefour, que
j’attends. C’est le deuxième soir. Que
j’attends de voir ce qui va se passer. ” (p. 23) ; “ C’est le
quatrième soir, c’est le quatrième et ( j’en oublie Sabine ; Lily
aussi), s’il n’est pas du tout question d’assassin, il est au moins question
d’un qui aurait pu laisser sa peau, je dirais même : aurait dû. Et qui
attend ” (p. 33), “ Attend depuis quatre jours de voir ce qui va se passer
” (p. 35), “ Qui attend. Qui expose de nouveau sa vie ” (p. 37).
Dans
le cadre de cette mise en scène, Les Terrasses d’Orsol et Habel s’apparentent
à La Nausée de Sartre[24].
Le malaise est d’abord provoqué dans La Nausée par la vue de
“ quelque chose ” qui reste à la recherche d’un nom : “ Ce
qui s’est passé en moi n’a pas laissé de traces claires, dit Roquentin. Il y a avait quelque chose que j’ai vu et
qui m’a dégoûté, mais je ne sais plus si je regardais la mer ou le galet ”. (
p. )
Cet
état rappelle celle de Ed à la suite de la vue de la fosse : “ Il ne
fait pas l’ombre d’un doute, dit-il, j’ai vu cette abomination, ou quelque nom
qu’elle mérite, s’est ...monde ” (p. 11). Ainsi, ce malaise qui naît avec la
naissance de la quête, se maintient le long de son déroulement, tourne au
désarroi chaque fois que cette quête bute et devient une maladie qui le
hante : “ Bêtes ou peu importe quoi, je les tiens à l’œil, je tâche
de ne pas les perdre de vue dans la crevasse avec tous les recoins qui s’y
devinent et je suis encore pris de nausée, c’est au dessus de mes forces, je
m’enfuis de nouveau, incapable de poursuivre plus longtemps cette observation,
je m’enfuis comme hier ” (p. 17), comme pour Roquentin :
“ Quelque chose m’est arrivé, je ne peux plus en
douter. C’est venu à la façon d’une maladie, pas comme une certitude ordinaire,
pas comme une évidence. Ca s’est installé sournoisement, peu à peu ; je me
suis senti un peu bizarre, un peu gêné, voilà tout ” (p. 17).
De la
même façon que Roquentin trouve l’existence nauséabonde, vit la nausée partout
et la porte en lui ; le monde de la quête dans lequel s’engagent Ed et
Habel, est nauséabond en raison de la solitude qui le caractérise, et de sa
fermeture devant la transparence qui le rend encore vertigineux chez Habel :
“ Une espèce de nausée l’accablait. Un
haut-le-cœur qui n’avait pas fini de lui retourner l’estomac, et qui lui
donnait l’impression d’avoir été déjà souillé. Comme sa volonté souillée, son
plaisir souillé, son amour souillé ” (p. 35).
Roquentin
éprouve le même état : “ Il est seul comme moi, dit-il mais plus
enfoncé que moi dans la solitude, dit-il du petit homme, il doit attendre sa
nausée ou quelque chose de ce genre ” (p. 99). La solitude provoque le
vertige : “ Je me lève, dit-il, tout tourne autour de moi ” (p. 176).
Ce vertige qui cause la nausée est lui-même causé par la quête du nom :
“ Les choses se sont délivrées de leurs noms.
Elles sont là, pense Roquentin, grotesques, têtus, géantes et ça paraît
imbécile de les appeler banquettes ou de dire quoi que ce soit sur elles :
je suis au milieu des Choses, les innommables ” (p. 179).
Nommer
les choses, c’est leurs donner une signification, et lorsque le nom se perd, le
sens s’évanouit avec lui comme pour la racine du marronnier chez Roquentin :
“ Les mots s’étaient évanouis, dit-il, et, avec eux, la signification des
choses, surface ” (p. 181). L’absence du nom renvoie à l’origine, à
l’affirmation de l’existence. Tant que la chose échappe par son nom, tant
qu’elle fascine Roquentin, et retient encore Ed au monde de la quête :
“ d’abord il y aura la peur, dit Ed, l’horreur et les nuits sans sommeil,
et après ça, la longue suite de jours d’exil ” (p. 226).
Le
désarroi devient chez le personnage dibien une charge lourde à porter, un mal
qui le perturbe, le tourmente, l’enfièvre, et le fait parler. C’est surtout le
personnage-quêteur qui ne cesse d’exprimer son état d’âme, comme Ed dans Les
Terrasses d’Orsol, le héros de Habel. Dès la première que Ed parle
de la découverte de la fosse, il évoque un état de choc :
“ sacré nom, dit-il, je n’ai de ma vie reçu un tel choc ” (p. 10), puis
d’agitation : “ Je m’en rendrai compte, mais tout à l’heure, je
saurai si je donne en pleine folie et le monde aussi, ou cette ville, ça finira
par me rattraper, par me revenir, je le sais ” (p. 9).
Ce
discours porte toutes les étapes de ce désarroi : du choc à l’excitation,
à la maladie jusqu’à la nausée :
“ ...il
ne faut pas être tout abattu ou tout excité comme je le suis ” (p. 11).
“ j’en
suis encore tout ébranlé, malade ” (p. 11).
“ que
je me ressaisisse, ...temps ” (p. 12).
“ j’avais
le sentiment de me perdre, de sombrer dans leur silence ” (p. 13).
“
je suis encore pris de nausées ” (p. 17).
Parallèlement
à ce désarroi qui se manifeste dès le début, il y a la lutte non seulement
contre ce désarroi, mais pour prouver sa présence : “ Que je surmonte
mon agitation. ” L’expression : “ Sacré nom ” que
prononce Ed, et qui participe à
l’ouverture de l’histoire, renseigne sur le désir violent de trouver un nom, et
l’incapacité.
D’ailleurs,
le roman prouve l’accentuation de cet état puisque l’expression revient souvent
et devient un leitmotiv qui évoque le mystère de la fosse . Ed parle de
son tourment, de son désir violent de mener sa quête, mais aussi de cette
incapacité qui ne cesse de l’abattre et de compliquer de plus en plus sa
démarche. Il s’expose corps et âme, il se déplace, s’interroge, veille, et
souffre....
L’ennui
et le tourment chez Habel que lui cause cette attente, s’expriment à travers
son discours : l’absence de réponse met Habel dans un état tragique, de
proximité avec la mort. Il se voit à la fois comme sujet et objet de la
mort, acteur et victime en un lieu où le crime s’installe. Dans cet état,
il devient : “ comme un assassin qui retourne invariablement,
inévitablement sur le théâtre de ses forfaits, sans être l’assassin ” (p. 43).
Il est en effet là pour : “ Donner rendez-vous à sa propre mort ” (p.
48). D’ailleurs, la transparence et la nudité dont parle Habel sont celles de
l’âme : “ Qui tout nu affronte de nouveau la solitude, la férocité ”
(p. 38).
Parallèlement,
Habel baigné dans l’évanouissement et l’hébétude. Il ne cesse de parler de cet
état : “ A ce même carrefour où j’ai raté ma mort, le carrefour ...diable
” (p. 27).
Deux
états d’âme noyés dans le désarroi : celui de Ed se manifeste à travers la
forte agitation qui le hante et le discours qui exprime son état, là où se
jouent l’agitation, l’abattement, l’excitation, l’ébranlement, la maladie,
l’horreur, la nausée, le silence, la perte, le dérangement. Plus les mots qui
expriment cet état remontent dans l’esprit du narrateur, plus le désarroi
s’affiche sur la scène romanesque. Mais l’état de Habel est plus accentué, car
il parle d’un désarroi limite, celui qui touche à la mort ; il est rongé
par la solitude jusqu’à l’effroi, jusqu’au crime, jusqu’à la mort :
“
Comme un assassin sur les lieux de son crime ” (p. 33).
“ Depuis
cinq soirs que je reviens exposer ma vie, tenter la mort ” (p. 44).
“ Seule
la cassure, étoile invisible, a poursuivi sa route ” (p. 142).
D’ailleurs
la nudité dont il parle figure comme une porte scénique qui s’ouvre pour
permettre l’installation du désarroi
En
léguant la parole au personnage pour exprimer son désarroi, l’auteur lui prête
la mise en scène de son état d’âme, et fait de lui ainsi le premier témoin. Le
personnage dibien éprouve le besoin de parler de son désarroi tellement il le
hante et l’affole. Le désarroi monte sur la scène romanesque, s’affiche, se
dénude pour dévoiler le degré de son tourment. Une mise en scène qui a pour
matière l’affolement, le tourment, la douleur, la folie : Habel, en
rejoignant Lily, entre dans la folie : drame de vie, drame
d’itinéraire. Tout sombre dans la folie
de l’amour, la vie, la nostalgie, comme sombre la parole dans l’ambiguïté.
La
scène est cet événement qui agit sur le personnage par le désarroi. Elle change
d’un coup son existence quotidienne et le plonge dans l’interrogation
incessante.
Cette
souffrance qu’elle soit physique ou morale se traduit par une instabilité
vis-à-vis de lui-même et du monde extérieur. L’auteur ne cesse d’indiquer et
d’exposer cette agitation là où le personnage se trouve. Ed ne peut ni se
maîtriser, ni retrouver sa stabilité devant le mouvement qui essaie de le
dépasser : “ Que je surmonte mon agitation, se dit-il ” (p. 9) ;
puis : “ Enfoncé dans mon fauteuil, j’essaie de retrouver mon
calme... ” (p. 10). Cette mobilité dépasse le corps pour toucher l’esprit.
Ed se déplace et tout se meut en lui jusqu’aux pensées elles-mêmes x: “ ...
des pensées en permanente gestation, l’océan tel qu’il est, ces pensées comme
elles viennent, remuées, confondues ensemble, en gestation, toujours en
gestation,... ” (p. 16).
Cette
agitation dans Habel se traduit par la fréquentation du carrefour :
“ je débouche du métro, je prends la garde à cet angle et
j’attends ” (p. 23).
Tous
ces personnages rentrent en effet dans une agitation physique et morale, c’est
le cas de Ed, Habel et Iven Zohar ou
encore le groupe de personnages dans La Danse du roi ne cesse de remuer
des idées et des réflexions à propos de leurs quêtes. La mise en scène de cet
état d’âme ne s’arrête pas à ce niveau d’agitation, mais emmène le personnage
jusqu’au délire et à la perte où il se trouve confronté à l’impossibilité de la
réponse qu’il cherche. C’est pour cela qu’il use de la parole pour exprimer son
tourment et sa douleur. Puis, si ce délire persiste, il le conduit à la perte.
Les cris et les lamentations des personnages dans La Danse du roi sont
des expressions de ce délire qui se justifie surtout dans le cas de Slim .
Cet état s’étale sous les yeux du lecteur, il devient par les détails que
l’auteur donne lieu d’exposition au regard.
La
mise en scène de ce désarroi est ainsi une autre composante qui prouve et
accentue la quête. D’ailleurs, l’on peut d’après cet état d’âme, lire le degré
de sa complexité. Elle est en effet le miroir qui reflète sa nature. De même,
cette mise en scène montre aussi l’engagement de l’auteur dans la quête qu’il
dicte à ses personnages. Celui-ci peut en effet avoir d’autres comportements
vis-à-vis d’eux, il peut les regarder de loin en train d’accomplir leurs
itinéraires sans aucune implication, mais son expérience incessante dans le
monde de la quête fait que les personnages ne lui sont pas étrangers, et lui
permet de nous rendre leurs itinéraires transparents. La douleur de l’auteur
dans sa quête de la création, les efforts qu’il déploie et les interrogations
pour creuser par la réflexion et l’écriture en vue de trouver un sens à
l’œuvre, le familiarisent avec le désarroi, car le sens reste toujours à
trouver.
Cet
état d’âme est en vérité le reflet du monde de la quête chez Dib. Si le
personnage se trouve dans cet état dès qu’il touche à sa quête, c’est parce
qu’il touche à un monde douloureux et sans réponse. Faisant partie de ce monde
étrange, la quête se représente au sein de l’espace romanesque, se met
elle-même en scène.
La
quête du nom apparaît dès le début du roman et dès l’évocation de son état. Ce
“ quelque chose ”, ce “ sacré nom ”, reste à déterminer
aussi bien pour Ed que pour le narrateur de La nausée. Comme le désarroi qui
hante Ed là où il se trouve, la nausée est partout pour Roquentin jusqu’à être
dans ses mains : “ Et cela venait du galet, j’en suis sûr, cela
passait du galet dans mes mains. Oui, c’est cela, c’est bien cela : une
sorte de nausée dans les mains ” (p.)
En
léguant la parole au personnage pour exprimer son désarroi, l’auteur lui prête
la mise en scène de son état d’âme, et fait de lui ainsi le premier témoin. Le
personnage dibien éprouve le besoin de parler de son désarroi tellement il le
hante et l’affole. Le désarroi monte sur la scène romanesque, s’affiche, se
dénude pour dévoiler le degré de son tourment. Une mise en scène qui a pour
matière l’affolement, le tourment, la douleur, la folie : Habel, en
rejoignant Lily, entre dans la folie : drame de vie, drame
d’itinéraire. Tout sombre dans la folie
de l’amour, la vie, la nostalgie, comme sombre la parole dans l’ambiguïté.
Les
moments de la quête dans l’oeuvre de Dib engendrent des étapes de crise du
personnage-quêteur. Le malaise naît avec la naissance de la quête, se maintient
tout au long de son déroulement, tourne au désarroi, devient une maladie qui le
hante et finit dans la folie. Ce monde de la folie où Habel, Iven Zohar, Ed,
finissent n’est que la continuité ou l’aboutissement du monde du malaise et du
désarroi.
Le
roman dibien va vers la représentation de la quête. Il tend à devenir une scène
de la quête originelle et éternelle où se joue l’interrogation perpétuelle. Les
mots rentrent en une vibration incessante en quête de sens qui peut réduire
tout l’existence et tout le monde à une seule et ultime interrogation : où
est la vérité ? Lieu de vibration où tout exige un déchiffrement, la
scène du roman dibien est aussi le lieu de l’inquiétude et du désarroi.
L’importance
et la place fondamentale qu’occupe la quête dans l’œuvre de Dib, fait qu’elle
se valorise et se met en évidence par rapport aux autres événements du roman.
Comment l’auteur procède-t-il pour cette mise en scène ?
La
quête chez Dib se présente comme un projet qui, dès sa naissance dans le roman,
devance tous les autres événements et finit par être son événement principal.
la première consiste en sa présentation et /ou sa définition en tant que
projet ; la deuxième est son déroulement même. La mise en scène de la
quête chez Dib suit deux étapes essentielles. Nous assistons d’abord à sa
présentation ou sa définition qui se fait généralement par le personnage
“ quêteur ” ; puis son déroulement en tant que quête du nom dans
Les Terrasses d’Orsol, d’une quête de réponse, d’un sens dans Habel et
dans Cours sur la Rive Sauvage, d’une recherche d’une cache dans La danse dur roi, d’une quête de l’eau dans le
Maître de Chasse,...
Pour
installer la quête dans le roman, l’auteur commence généralement par la
présenter, la définir. Cette présentation est souvent longue. L’on sait dans plusieurs
romans qu’il s’agit dès le début d’une action de quête, mais sa définition
obéît à une attente de la part du lecteur. Elle se présente elle dérobe ses
secrets, sa vraie nature que le lecteur est amené à déchiffrer avec le
personnage “ quêteur ”.
On
apprend qu’il s’agit d’une quête autour de la fosse dans Les Terrasses
d’Orsol bien que l’auteur vise derrière cela la quête du “ sacré
nom ”, mais de quel nom s’agit-il ? C’est la continuité de l’histoire
qui seule, peut nous procurer la réponse. La quête de Habel tourne tout au
début autour de l’attente de Sabine/Hellé que nous ne comprenons que plus tard.
Iven Zohar cherche Radia, mais au delà de Radia ? Les personnages de La
danse dur roi cherchent une cache. Les mendiants de Dieu dans Le maître de chasse
cherchent de l’eau... Par cette manière de présenter la partiellement quête,
l’auteur ne fait qu’exciter la curiosité du lecteur pour qu’il suive de près
son déroulement et fasse connaissance de ses énigmes. Aussi, le personnage se
présente comme quelqu’un qui s’engage dans sa recherche : “ Je
finirais bien par trouver une explication, nous dit Ed ” (p. 9).
Ainsi,
la quête s’installe d’une façon énigmatique, inquiétante. Elle est là, mais
elle exige la patience et le temps pour qu’elle se révèle. Et ce côté
dissimulé : dissimulation qui garantit sa durée, qui fait son installation
lente, mais sûre sur la scène romanesque. Le lecteur s’engage parallèlement au personnage quêteur pour sa
découverte jusqu’à ce que sa voix rejoigne celle de Ed pour dire :
“ sacré nom. ” Et décide de sonder ses secrets : “ Je
finirais bien par trouver... ” (p. 9).
Et
celle de Habel : “ on voudrait que la parole se parle elle-même,
libérée ...voix ” (p. 31).
Cette
définition ou description de la quête constitue sa première insertion dans le
roman comme projet d’action et comme sujet de narration. Et c’est à partir de ce moment que le lecteur s’installe à
travers sa lecture lui aussi comme spectateur pour suivre son déroulement. D’ailleurs,
on sait dès le début du roman le degré d’engagement du personnage pour
accomplir sa quête: “ je finirais bien par trouver une explication à tout
çà; d’une manière ou d’une autre, il en faut une ” (p. 9) dit Ed dans Les
Terrasses d’Orsol. Habel attend toujours la réponse “ depuis deux soirs ...”
(p. 23) Le groupe de personne de La danse dur roi est déterminé à
continuer leur marche en dépit des difficultés et les obstacles.
De
cette façon, elle entame une marche dans le roman jusqu’à ce qu’arrive le
moment de son déroulement. Et cette fois-ci, elle s’installe définitivement sur
la scène romanesque.
Le
déchiffrement repose sur la quête interminable du nom : “ je me
contenterai d’une demi révélation . Sacré nom, cette horreur me fait
battre la campagne ! ” (p. 82) La fosse devient désormais l’objet de
la mission de Ed. On l’écrit et on l’envoie. Le déroulement se poursuit jusqu’à
devenir un jeu.
Une
fois qu’elle s’est accaparée l’espace romanesque, la quête se fait le jeu de
l’action du personnage et de l’écriture. Ed devient en effet un acteur
infatigable, chasseur avant d’être gibier (p. 10). Il suit de près son jeu, il
essaie de cerner ses erreurs et ses échappatoires, il s’y investit
complètement : “ tout compte moins que le trou .... ” (p. 155)
Il essaie de mener son jeu jusqu’au bout de sa réalisation, mais le jeu
continue sans aucune fin concrète, sans aucun coup de théâtre :
“ retourner à la fosse ? un jeu qui me paraît encore plus futile,
plus misérable que les autres désormais, je n’en vois soudain plus l’intérêt.
Je réfléchis, j’examine la situation jusqu’où il est possible de le
faire. ”
“ Futile ”, ou “ misérable ”, le
jeu continue. Et même la proposition que fait
Saskor à Ed “ laisse venir
les choses ”, ne le convainc pas : “ pourtant, dit-il, je ne
suis pas plus disposé qu’avant à faire mienne cette philosophie ” Sans
réponse, le jeu de Ed continue sur la scène romanesque jusqu’à sa condamnation
à la fosse, au jeu, à la quête. Et ce jeu se maintient non seulement par l’impossibilité de réponse, mais par la
pensée de l’exil, la nostalgie de l’oubli. La quête se joue jusqu’à
l’épuisement, jusqu’à la perte du sens. Et l’objet du jeu reste à poursuivre
pour toujours, car “ nous avons tous des noms qu’il ne faut pas dire,
car s’il faut les dire... ” (p.177)
Si le vrai nom est découvert, tout devient donné, le
monde devient transparent, sans aucun secret et la présence de l’homme devient
à son tour futile. Le vrai nom, c’est la vérité cachée et c’est elle qui
maintient la mise en scène de la quête et son jeu sur la scène romanesque.
Sinon, l’œuvre, comme le monde, serait sans énigme, sans symbole et sans
secret. Cependant le lecteur qui parcourt l’écriture comme il peut parcourir le
monde, aura-t-il un rôle utile ?
Quelle autre fonction lui restera-t-il sinon de réduire les mots du
roman ? L’écriture dibienne mène ses énigmes pour garantir la théâtralité.
La
deuxième étape de cette mise en scène réside dans l’action du personnage, qui
constitue le déroulement même de la quête. Celle-ci constitue le projet
principal du personnage, et par la suite de la narration du roman ; la
quête occupe une place privilégiée par rapport aux autres événements du roman
et l’action se centre autour d’elle. Ed dans Les Terrasses d’Orsol ne
fait que visiter la fosse depuis sa découverte. Sa mission se réduit à
déchiffrer leur nature, mais le nom lui fait défaut à chaque fois “ alors,
... je me mets à courir, ça m’est égal qu’on me voie ” (p. 15 ).
Habel
se fixe un rendez-vous tous les soirs au carrefour, lieu de son attente, en vue
d’une réponse au monde qui l’entoure et à sa situation. Les personnages de La
danse dur roi s’engagent dans une longue et pénible marche. Ainsi, cette
action vers la quête devient le moteur de la narration du roman, et sa durée
garantit la continuité du fil narratif. De ce fait, elle devient l’objet de
l’écriture du roman, de l’attention du lecteur et c’est ainsi qu’elle se porte
à la scène du roman. D’ailleurs, la mission de Ed dans la ville de Jarbher
tourne désormais dès la découverte de la fosse à cette douloureuse quête du
nom “ qu’est-ce qu’il y a ...toute la place ” L’exil de Habel,
premier sujet du roman, laisse la place à une profonde quête au niveau du
langage. La quête devient le seul spectacle qu’il faut suivre dans toutes les
étapes.
Pour
accentuer cette mise en scène, l’auteur joue sur les difficultés que la quête
peut poser et les complications qu’elle peut installer devant le personnage,
chaque quête, dont on vient de parler, présente au personnage des obstacles et
des difficultés comme la nature des êtres de la fosse qui ne cesse de changer
et de se compliquer à chaque fois que Ed va les voir :
“ reptiles, crabes ... puis ... des hommes... ” ou l’attente
interminable de Habel qui dure sans réponse, ou encore les personnages de La
Danse du roi qui vont vers la fin tragique qui attend les personnages.
Ces
obstacles jouent comme un facteur qui maintient le déroulement de l’opération
“ quêteuse ” et préserve sa mise en scène, puisque son aboutissement
engendre sa fin, et sa fin signifie sa disparition de la scène romanesque.
C’est cette impossibilité d’aboutissement qui fait la durée de l’action
quêteuse comme dans le cas de Ed ou de Habel qui se confrontent à chaque fois à
l’absence de réponse : Ed multiplie son déplacement et sa recherche, et
Habel multiplie ses rendez-vous et ses
attentes d’un soir à l’autre. Les difficultés que rencontrent les personnages
de La danse dur roi, le long de leur route, ralentissent leur marche et
par conséquent l’aboutissement à une cache se suspend dans le temps, et c’est
ainsi que la mise en scène de la quête dure et se maintient.
La
mise en scène de la quête chez Dib est finalement une entreprise qui s’impose à
l’œuvre et à l’auteur. Le projet qu’elle installe chez le personnage comme chez
l’auteur fait qu’elle porte le roman et son écriture. Par conséquent, elle se
met en évidence. Nous assistons à sa narration en tant que projet à réaliser,
puis à son déroulement qui lui permet de se placer sur la scène du roman.
Ainsi, elle devient son objet principal comme celui des personnages
“ acteurs ”.
Si la
scénographie est l’art de représenter ainsi qu’on vient de le voir, la
dramaturgie touche l’écriture aussi bien dans le fond par l’apport dramatique
que dans la forme par la construction du roman. Certains romans se présentent
en effet selon des séquences qui forment plus des scènes que des
chapitres : Umm Sa“d[25], Des hommes dans le soleil[26]
de KanafŒn¸, ou Le Maître de chasse[27]
de Dib.
Umm
Sa“d se divise en plusieurs parties rythmées par l’arrivée
de l’héroïne chez Sa“¸d. Chaque nouveau chapitre amène une nouvelle histoire
et de nouveaux événements portés par le dialogue de Umm Sa“d. l’arrivée chez Sa“¸d de cette femme au début de chaque chapitre qu’on a
qualifiée de “ montée sur scène ” apporte au roman une division
scénique. D’ailleurs, chaque chapitre doit son déroulement à cette arrivée et à
son entrée dans la maison de Sa“¸d. Nous notons : “ Umm Sa“d entra ”, “ Elle est venue comme d’habitude le
mardi dernier, posa ses babioles et se tourna vers moi... ”, “ Il
pleuvait ce mardi matin. Umm Sa“d entra, elle était trempée ” (p. 269), “ Elle posa en arrivant
ses misérables babioles dans un coin. Je ne l’avais jamais vue si gaie ” (p.
277), “ Soucieuse, Umm Sa“d, sitôt arrivée, se mit à tourner en rond dans la maison, cherchant en
vain à se donner une contenance ” (p. 303). Tous ces chapitres s’ouvrent sur
l’arrivée de Umm Sa“d qui engendre le dialogue avec Sa“¸d et offre un nouvel épisode dans l’itinéraire de
l’héroïne.
Des
Hommes dans le soleil se construit
selon une ligne progressive. Les six parties décrivent l’organisation et les
étapes du voyage-fuite des trois personnages Abá Qays, As“ad et MarwŒn. Le roman réserve une séquence à chacun de ces
personnages pour les présenter et dire les raisons qui les poussent à fuir vers
le Koweït : on apprend que Abá Qays a tout perdu pendant la guerre, “ ses
arbres, sa maison, sa jeunesse et toute sa campagne ”. As“ad veut fuir de peur de l’arrestation et pour échapper
au mariage avec sa cousine. Et MarwŒn veut aider sa famille après le départ de son père,
et la suspension de l’aide de son frère qui travaille au Koweït.
“Tous ces personnages, en dépit de la différence de
l’âge et des préoccupations, aspirent à la même chose qui les réunit sur le
même plan. Son contenu passager est le travail visant à vaincre la faim et la
pénurie, alors que son contenu essentiel est la poursuite de la stabilité”.[28]
Les
trois chapitres suivants s’organisent autour du voyage, de la négociation de
son prix et ils en évoquent le déroulement et les conditions. Le dernier tourne
autour de l’aboutissement de cette fuite qui se transforme en une fin tragique
des trois personnages, et s’achève par le cri de Abu al «ayzurŒn repris par le désert : “ Pourquoi n’ont-ils pas frappé sur
les parois de la citerne ? ”.
Ces
chapitres ou séquences deviennent, par le déroulement de l’histoire qui n’est
que ce voyage fatal, davantage des séquences scéniques. Car leur
développement s’accomplit pour préparer
cette fin tragique qui est la scène ultime dans le roman et dans la vie de ces
personnages. De plus, As“ad, MarwŒn et Abá Qays sont des symboles, donc des représentations de trois générations
du peuple palestinien. Leur présence en tant que telle est fictive ; elle
est là pour servir cette fin et pour amener le dernier cri que KanafŒn¸ prête à Abu al-«ayzurŒn puis, au désert. Dans cet acte de la fuite, les trois personnages
sont des acteurs passifs, tragiques, puisque sont condamnés d’avance. Ce destin
qui les guide vers la mort s’avère pour KananfŒn¸ fatal même s’ils étaient contraints à le subir. La fuite est
condamnable, et le but de l’auteur est de lutter contre cette fin par la
renonciation à la fuite. Cette construction scénique justifie d’ailleurs le
passage du roman à la représentation cinématographique[29].
Cette
construction du roman en scènes est aussi présente chez Dib notamment dans Le
Maître de chasse. L’auteur organise l’écriture selon trois parties qu’il
appelle : livre 1, livre 2 et livre 3, qui eux-mêmes rapportent les dires
des différents personnages présentés plus comme des acteurs qui montent sur
scène que des personnages romanesques. Non seulement il lègue la parole à
chacun, mais il annonce à chaque fois celui qui la prend : “ Aymard
dit ”, “ Marthe dit ”, “ Laabane dit ”, ...
“ L’auteur se contentant dans tout le roman
d’indiquer quel est le locuteur, sans donner une seule fois sa propre vision
des faits. Le roman est alors une sorte de parabase multipliée à l’infini, ou
du moins dans la seule limite de la clôture qu’impose le nombre fixe de
personnages de la tragédie ”.[30]
Tout
le monde parle, et chacun a quelque chose à dire, même “ celui qui n’a pas
de nom ”, même le mort. Par cette construction, et par l’importante place
du discours, le roman n’est plus le lieu où se déroule une histoire, un
récit ; mais il se présente sous la forme de trois livres, trois actes,
trois portes, dirions-nous qui s’ouvrent et lèvent le voile sur des personnages
“ acteurs ” pour nous faire entendre leurs discours.
Si
KanafŒn¸ construit Umm Sa“d autour de
scènes où l’héroïne est le principal acteur qui monte sur scène ou Des
Hommes dans le soleil pour condamner la fuite et inciter à l’action qui
font voir la manifestation du militantisme ; Dib construit Le Maître de
chasse selon cette forme où les mots sont poursuivis par plusieurs
personnages jusqu’au harcèlement, jusqu’à sortir de la bouche du mort, et la
parole se réfugie enfin dans la mort pour permettre la manifestation de la
scène ultime, celle de la chasse de l’écriture portée par le chasseur maître
qui est l’auteur.
Dib a
besoin d’architecturer son roman selon différentes scènes de chasse pour
pouvoir montrer sa chasse à lui, comme s’il avait besoin de s’entraîner,
d’entraîner ses mots et ses idées à travers ses personnages. Cette chasse en
tant qu’acte est en elle-même une scène où se mêlent à la fois le désir, le
plaisir et le tragique, et où l’écriture elle-même devient la proie. Sa
poursuite se maintient dans le temps, mais dans des espaces différents.
La
construction du roman en scènes lie avec une autre composante qui contribue à
la dramaturgie, c’est la polyphonie.
“ C’est ce don particulier d’entendre et de
comprendre toutes les voix ensemble, et dont on ne trouve l’équivalent que chez
Dante, qui a permis à Dostoïevski de créer le roman polyphonique ”.[32]
La
multiplicité de la voix est elle aussi une composante qui marque les deux
oeuvres. Comment rentre-t-elle dans la construction du roman ? Et comment
participe-t-elle à la dramaturgie ?
Dans
les deux oeuvres, le narrateur s’efface souvent devant ce qu’il raconte.
Certains romans dépendent en effet de plus d’une voix narratrice. Ces voix
fonctionnent souvent en alternance comme par exemple dans La Danse du roi
[33],
Le Maître de chasse de Dib, ou L’Aveugle et le Sourd[34],
L’Amant[35]
et Ce qui vous est resté de KanafŒn¸.
La
Danse du roi[36] dépend essentiellement de deux voix
narratrices : celle de Arfia et celle du père de Rodwan. Elles alternent
d’un chapitre à l’autre bien qu’elles racontent des événements différents, et le
roman se développe à travers leur progression. Mais ces deux voix deviennent
source de plusieurs autres surtout celle de Arfia qui engendre celles de Slim,
de Némiche, de Babanag, de Bassel, de Wassem,... Ces personnages sont tout le
long du roman en contact par le seul acte de la parole. Ils parlent en
agissant, en se déplaçant ; et même quand ils sont immobiles, ils sont en
train de parler. Leurs discours sont essentiellement provoqués par leur
marche : on parle de la longueur de la route, de ses contraintes ; on se
plaint, on lutte pour l’accomplir,..., et sa durée engendre une multiplicité de
la voix qui se prête au texte même.
Arfia
actualise l’histoire de sa marche avec ses compagnons à travers la montagne par
l’utilisation du présent et du style direct en une scène où la parole fuse
de toute bouche et où la voix domine.
Dans ces deux romans, la narration s’échange entre
plusieurs personnages jusqu’à l’effacement de la limite entre personnage et
narrateur. Car chacun est porteur de message, et a son mot à dire. Si dans Ce
qui vous est resté, KanafŒn¸ procède par
le monologue, dans L’Amant et L’Aveugle et le Sourd, les
locuteurs deviennent plutôt narrateurs à tour de rôle, nous dirions des
acteurs.
Beaucoup
plus complexe que Ce qui nous est resté, L’Amant est
“ l’épopée ” où l’ordre temporel s’inverse, et les personnages
deviennent des acteurs qui se succèdent sur la scène de la parole. Le roman
commence par l’évocation du héros QŒssim, et son arrivée mystérieuse à §abasiyya où il s’installe dans la ferme du cheikh SalmŒn. Puis toute la narration passe d’un personnage à
l’autre avec de rares interventions du narrateur qui représente dans ce cas
l’auteur.
Ces
interventions se font généralement pour introduire le chapitre ou pour établir
quelques liaisons entre les dires où chacun parle de l’autre, complète ou
revient sur ce qu’il dit. On ne peut pas suivre les événements si l’on ne sait
pas qui parle à qui et qui parle de qui et/ou de quoi. SalmŒn parle de QŒssim qui parle de SalmŒn. le capitaine Blake parle de QŒssim ; “Abd al-kar¸m parle de Blake, et ainsi de suite. Par cette prise
de parole, les personnages deviennent des acteurs qui occupent successivement
la scène romanesque pour parler de l’itinéraire du héros QŒssim. L’événement est en effet concentré autour de sa
vie et ses actions, ce qui permet au lecteur de suivre l’histoire selon les
interventions des personnages.
Ainsi,
QŒssim dit :
“ J’avais lavé le cheval, je lui ai donné à boire et je l’ai laissé
tourner derrière la maison pour bien se réveiller. Je savais lorsqu’il s’arrêta
brusquement et hennit que le cheikh SalmŒn est sorti de la maison. Lorsque j’étais à côté du
cheval au coin de la maison, il nous a vu et m’a fait signe d’avancer ” (p.
422).
Et
SalmŒn de QŒssim : “ Je lui demandai s’il aimait le cheval.
Il leva la tête, lui caressa l’épaule et le regarda dans les yeux et sourit. Je
lui demandai son nom, il me répondit : “ QŒssim ”.
Blake
de QŒssim/“Abd al-Kar¸m : “ Il se créa dans ma tête comme une
petite tempête, c’est sans doute “Abd al-Kar¸m, et je sais cela. Avant de me tourner, je lui fais
entendre la voix de mon fusil en train de se préparer, et je criai : “Abd al-kar¸m ! Arrête-toi sinon je tire ! ” (p.
443).
L’échange
de la narration d’un personnage à l’autre, d’une bouche à l’autre,
engendre une “ plurivocité ” ; elle devient plus discours que
récit et le texte engendre la polyphonie. De cette façon, le personnage devient
plus familier au lecteur, voire plus proche ; on sait ce que SalmŒn ou Blake pensent de QŒssim, mais on sait aussi ce que pense QŒssim des autres, comment il considère la vie et
comment il se comporte avec le monde. Leurs apparitions successives créent un
lieu scénique au niveau du roman, celui de la parole. Ainsi, ces personnages
s’identifient aux acteurs qui occupent ce lieu scénique en alternance.
Par
cette technique, le narrateur s’efface pour laisser le champ libre à
l’intervention des personnages. Cette multiplicité des voix s’accentue
dans Ce qui vous est resté, car ici, la parole ne se limite pas aux
êtres humains, elle englobe aussi l’inanimé qui acquiert une voix et participe
à la polyphonie. En effet :
“ ©Œmid, Maryam, ZakariyyŒ, l’horloge et le désert ne se meuvent pas selon des
lignes parallèles (séparées), comme cela nous paraîtrait dès le début. Mais
selon des lignes croisées qui parfois se rejoignent jusqu’à un point où elles
ne paraissaient que deux lignes. Cette union concerne aussi le temps et
l’espace d’où il n’y a aucune différence de limite entre les espaces lointains
ou entre les temps disparates. Parfois, entre les temps et les lieux en même
temps ” (p. 159).
La
rencontre des lieux et des temps - même séparés et différents - est le champ que l’auteur prépare pour
l’intervention des personnages. Bien qu’il s’agisse de deux espaces, Gaza pour
Maryam, ZakariyyŒ, l’horloge, et le désert pour ©Œmid ; les dires des cinq personnages se
rapprochent et se rencontrent. Ce monde disparate s’unit et fait du roman une
vaste scène où tous parlent pour que leurs discours se fassent écho,
aboutissent à la révolte, et portent enfin l’action. D’un côté, le désert se
lie à ©Œmid et acquiert la parole pour exprimer ses moments de solitude; de
l’autre, le temps se lie à Maryam pour “ battre ” le vide et la
douleur qui lui restent. Ces personnages :
“ échangent entre eux des relations
binaires ©Œmid/Maryam, ©Œmid/ZakariyyŒ, ©Œmid/le désert, à travers lesquels ils se confrontent,
se rapprochent, se séparent pour s’unir dans le dernier acte à la fin du roman
”. [37]
C’est ce
mélange de l’animé et de l’inanimé, ces confrontations, ces rapprochements, ces
séparations dont parle Bay–án qui portent le côté “ dialogique ” du roman, et par conséquent son côté
dramatique. Le désert et le temps rejoignent les autres personnages pour
participer à la dramaturgie. La fuite horrible du temps devant Maryam ravive
toute la douleur qu’elle vit. Elle lui montre la réalité et la pousse à la
révolte et à la vengeance. Le désert est le lieu où ©Œmid revit tout un passé douloureux et grâce à la
complicité de cet espace (vide, solitude, éloignement), peut s’affranchir de
son passé et s’affronte à l’ennemi. Cette longue confrontation entre ©Œmid et le soldat israélien n’aurait pas pu se produire
dans un autre espace ; le désert, par le vide qui le caractérise, est
l’espace idéal pour cette rencontre. ©Œmid prend le temps de découvrir son ennemi et se
laisse tenter par l’idée de la vengeance.
Au
moment de l’écriture de ce roman (1966), la révolution réside encore dans le
rêve du peuple palestinien. Cette situation complexe où le rêve se mêle à
l’attente, est rendue par KanafŒn¸ dans ce monde romanesque
mêlé et complexe.
Dib et
KanafŒn¸ donnent souvent la parole aux personnages pour des
raisons bien déterminées. KanafŒn¸ fait parler le peuple
palestinien pour que celui-ci comprenne
lui-même la cause de sa défaite, et trouve la voie de l’action ; il
adopte de cette façon une “ forme ouverte ” selon l’expression de Bay–án[38].
Et si Dib cherche la voix dans l’au-delà pour faire parler des morts et des anges ;
KanafŒn¸ fait parler la terre, le lieu dont la valeur reste
inestimable, et qui engendre toute son écriture. La voix du désert, n’offre pas
seulement au roman une singularité par rapport aux autres, mais elle engendre
encore une polyphonie illimitée.
Dib,
sachant la profondeur et la complexité de la quête, choisit de donner la parole
au personnage “ quêteur ” pour montrer d’une part, l’effort qu’elle
exige, et l’impossibilité de son aboutissement, de l’autre. Dans cette façon de
laisser le champ libre à l’intervention des personnages réside une dimension
fortement dramatique. Le roman devient “ polyphonique ”, et le
discours de chacun tend vers le dialogue.
Nous venons
de voir que les personnages mènent un itinéraire de quête dans les deux
oeuvres. Non seulement toutes leurs actions se centrent autour d’elle, mais ils
éprouvent aussi le besoin d’en parler, prononcent un discours qui lui est
propre, et en font un moyen pour sa réalisation. Celui-ci peut accompagner
l’action qui la porte comme il peut être le signe de son
inassouvissement ; nous verrons que dans ce cas, il ne reste que la parole
pour dire la quête et la représenter.
Dans De
retour à HayfŒ,[39]
kanafŒn¸ recourt à deux moyens essentiels pour accomplir la quête des deux
parents Sa“¸d et Òafiyya : d’abord, le déplacement, ensuite, le dialogue. Lorsque Sa“¸d demande à sa femme : “ Nous irons à ©ayfŒ ... Pourquoi ? ”, elle répond d’une voix basse :
“ nous verrons notre maison là-bas, nous la verrons seulement ” (p. 358).
Ce qui est derrière la quête de Òafiyya, c’est le désir de voir le lieu qu’il ont
quitté : ©ayfŒ, leur maison et leur
fils. La répétition du verbe voir : “ nous verrons. ”,
“ nous la verrons seulement ” exprime leur nostalgie et participe à la
quête qui les hantent. Quête qu’ils ne peuvent abandonner : “ Si tu
veux y aller, dit-elle à Sa“¸d, je viendrai avec toi, n’essaie pas d’aller tout
seul ” (p. 359).
Ceux-ci
n’ont qu’un seul but à travers leur retour : retrouver leur fils. Après
avoir regagné ©ayfŒ et leur ancienne maison
où ils ont laissé leur fils depuis vingt ans, il leur reste à savoir où se
trouve «aldán et comment le rencontrer. Sa“¸d et Òafiyya continuent de parler de «aldán, de sa réaction jusqu’à sa rencontre. Dès la rencontre de Myriam,
leur parole se mêle de stupéfaction et de surprise, elle oscille entre l’espoir
de Òafiyya qui n’imagine pas
perdre son fils pour toujours et l’appréhension de Sa“¸d qui se rend compte qu’il n’est plus le leur avant
même de le voir. Ils parlent de sa réaction : “ cela est un juste
choix, dit Òafiyya à son mari. Je
suis sûre que «aldán choisirait ses vrais
parents. Il est impossible qu’il renie l’appel du sang et de la chair ” (p.
384). Le dire de Òafiyya reste encore chargé d’espoir. Elle n’accepte pas la perte de son
fils bien qu’elle l’ait vécu pendant vingt ans. Elle n’imagine pas que cet
enfant dont elle a rêvé pendant des années puisse renier ses vrais parents.
Mais la confrontation avec ce «aldán détourne son dire à
l’affliction et à la déception. Ils découvrent en effet, que le petit «aldán qu’ils ont laissé n’est plus le leur, il ne connaît pas d’autres
parents que Myriam et Ifrat et il est devenu soldat israélien. Òafiyya n’acceptant pas cette surprise affligeante,
essaie d’aller plus loin, et jouer sur les sentiments : “ Ne sens-tu
pas que nous sommes tes parents ? lui dit-elle ” (p. 399).
Ou
encore, Sa“¸d en réponse à Dov : “ Je ne sais pas. Peut-être parce que je ne
savais pas cela auparavant ou en avoir le cœur sûr. Je ne sais pas, en tout
cas ; pourquoi ne poursuis-tu pas ” (p. 401). Le discours joue un rôle
déterminant dans la quête de ces deux personnages. Il constitue son seul fil
détecteur. C’est en parlant avec «aldán / Dov et en l’écoutant qu’ils réalisent que le fils qu’ils
recherchent est perdu pour toujours bien qu’il soit devant eux. Et maintenant,
c’est le dire de «aldán qui devient la seule
clé pour leur quête. Il s’avère dès le début décevant puisqu’il leur montre
leur échec en affirmant qu’il n’a pas connu d’autres parents que Myriam et
Ifrat :
“ Je n’ai su que Myriam et Ifrat n’étaient pas mes parents que depuis trois ou quatre semaines. Depuis mon enfance, je suis juif. Je vais à la Synagogue et à l’école juive, je mange cacher et j’étudie l’hébreu, leur dit il ” (p. 400).
En
parlant de son enfance, de son appartenance à Myriam et Ifrat, de son
éducation ; «aldán/Dov les met devant la
réalité. Mais il dit par la même occasion à ces deux parents que leur quête est
vaine et qu’ils doivent réaliser sa perte. C’est au moment de cette découverte
que Sa“¸d se confronte à la réalité et se rend compte qu’il a payé un fils
comme l’ont fait plusieurs autres palestiniens :
“ Il me semble que tout Palestinien payerait ; j’en connais plus d’un qui ont sacrifié leurs enfants. Et je sais maintenant que moi aussi, j’ai donné un enfant d’une façon étrange, mais je l’ai payé comme prix... C’était ma part, et c’est quelque chose qui est difficile à expliquer ” (p. 413).
C’est
ainsi que KanafŒn¸ utilise le dialogue
comme moyen de quête pour montrer à ses personnages et à son peuple la réalité
et pour les ôter de leurs illusions ; Sa“¸d, réalisant la perte de son fils, dit à sa
femme :
“ Quel «aldán, Òafiyya ? Quel «aldun ? De quelle chair et de quel sang parles-tu ? Et tu dis que cela est un juste choix ! Ils lui ont appris pendant vingt ans comment il doit se comporter jour après jour, heure après heure, en mangeant, en buvant et en dormant. Un juste choix ! «aldán ou Dov ou le diable si tu veux, ne nous connaît pas ! Tu veux mon avis ? Sortons d’ici et revenons au passé. C’est fini. Ils nous l’ont enlevé ” (p. 384).
Puis,
il leur montre leur culpabilité en tant que parents qui abandonnent leur enfant
et en tant que palestiniens qui quittent leur ville. Et lorsque ceux-ci
réalisent leur échec, ils parlent de tout et de rien. Sa“¸d s’interroge sur la patrie et sa signification :
“ Qu’est-ce que c’est la patrie ? dit-il à Òafiyya ”. Leur dire s’étouffe puisqu’il n’aboutit
nulle part. Sa“¸d ne veut plus répondre à «aldán : “ je ne veux plus discuter avec lui, dit-il à sa
femme ”. Puis, il prend la forme d’une longue réponse qu’il fait à «aldán.
Chez
Dib, la quête est dans la plupart du temps portée par le discours. D’une
recherche d’identité : “ Je dirais même .. à chercher qui nous
sommes, d’où nous venons et où nous allons, dit le Docteur Berchig dans Dieu
en Barbarie ” [40] (p.
9), à une quête de la liberté jusqu’à celle du sens. Dieu en Barbarie et
Le Maître de Chasse sont deux romans où le discours a pour objet
fondamental la quête, que ce soit celle des mendiants de Dieu ou celle de Kamal
Waêd. Celui-ci en tant que personnage-“ quêteur ”, n’a que la parole
pour savoir la vérité qu’il cherche. Sa démarche est d’interroger son entourage
pour trouver une réponse ; une fois, sa mère, une autre, Si Azzallah,...
“ Tu va me répondre sans détour, il s’agit d’une affaire capitale pour
moi, dit-il à Si Azzallah ” (p. 164).
Les
Terrasses d’Orsol[41]
est un roman où le discours se met
directement au service de la quête, celle du nom qui plonge Ed dans un désarroi
total après toutes les tentatives ; il ne lui reste alors que la parole
pour l’évoquer, pour essayer de dépasser ses difficultés. Ed parle tout seul
pour essayer de comprendre l’énigme de la fosse. Il profite de toute occasion
pour dire aux autres qu’elle existe et voir leurs réactions : “ Je
dis j’essaie, je réfléchis : je finirai bien par trouver une explication à
tout ça ; d’une manière ou d’une autre il en faut une ” (p. 10).
Mais, plus la quête résiste au déchiffrement, plus la parole tend vers
l’interrogation jusqu’à se réduire à elle : “ Ai-je vu, ou non, ce
que j’ai vu ? s’interroge-t-il ” (p. 11). La parole rentre dans le
délire et devient son expression.
Le personnage “ quêteur ”
mène un itinéraire entre le mouvement, la réflexion et la parole. Le
déplacement vers le lieu de sa quête ne suffit pas pour apaiser son inquiétude.
Ed parle alors tout seul, évoque la fosse, la solution qu’il faut trouver pour
cette énigme, et lorsqu’il ne trouve pas la réponse, il proclame :
“ je me dis : il m’en faut une.. ” Et dans les moments
d’agitation qu’elle provoque, il essaie de se maîtriser en se disant :
“ je me dis alors : du calme. Du calme ” (p. 10). Depuis cette
découverte, Ed profite de toute occasion, et de toute conversation pour évoquer
la fosse dans le but d’aboutir à une réponse ; une fois se trouvant avec
Dodérick, il profite pour insister sur son existence : “ Mon ami, poursuis-je d’un coup,...car
cette fosse existe bel et bien,... ” (p. 96). Puis continue avec la même
sûreté : “ C’est cette institution ! on l’accepte, on cohabite
...je l’ai bien observé ” (p. 96). Mais le discours de Ed comme sa quête
restent sans réponse : “ ...qu’en parler devient l’acte inutile et
par conséquent absurde par excellence, conclut-il ” (p. 96). Le dire de la
quête essaie de trouver le nom de ce mystère qu’est la fosse et ses êtres, mais
faute de le trouver ; il continue à l’évoquer.
Dans Cours
sur la rive sauvage[42],
le narrateur recourt à tous les moyens pour poursuivre Radia/Hellé. Nous avons
vu plus haut que cette quête lui dicte un long déplacement, mais celui-ci va de
pair avec le discours. Iven Zohar, outre ses déplacements et ses actions,
traduit les étapes de sa quête dans son discours. Il évoque ses difficultés,
l’attitude de Radia,...
Le
rythme du discours dans les romans de Dib suit celui de la quête. Il exprime
généralement l’état d’âme du personnage “ quêteur ”. Le meilleur
exemple pour illustrer ce cas se trouve dans La Danse du roi. Les
personnages parlent en effet dans des situations qui leur dictent ce type de
discours. Dans cette longue marche, ils n’ont que la parole comme acte qui
atténue leur fatigue et leur peine. Leur discours est de ce fait coléreux et
plaintif, ainsi, celui de Slim : -Arrêtons-nous ! -Arrêtez, j’en peux
plus ! - Arrêtez, j’en peux plus (p. 35) !
Le
discours va avec l’urgence de trouver une solution à leur situation. C’est
Bassel : “ Le jour...raah...Merde ! Le jour, il va se lever.
Force-toi... !...Encore un peu. ” Puis, il rejoint le délire :
“ Arfia, haa...Approche-toi, je t’en prie,...sois bonne ” “ tu
peux pas savoir ! Touche-moi...là...les os. ” Son rythme va de pair
avec le rythme de leur quête et de leurs actions. C’est pour cela que les
phrases sont généralement courtes, le ton est aigu et sonore. Et plus la marche
s’allonge, plus cette urgence s’accentue, le discours mû par la colère et la
douleur devient par conséquent plus vif. Il prépare ainsi la fin tragique de
ces personnages. La force dramatique qui hante ce roman, emporte son écriture
et en fait une danse, celle qui réside dans la danse ultime de Wassem, ou dans
le délire de Slim : “ où est cette montagne... ” demande-t-il
aux autres.
Si
chez Dib, le discours “ quêteur ” tourne au délire et à la
perte ; chez KanafŒn¸, il va vers la
déception, et c’est à partir de là qu’il sert l’affranchissement et atteint le
but de l’auteur, abandonner les illusions et inciter à agir et à changer la
situation. Cette différence justifie la nature de la quête dans chacune des deux oeuvres. Chez Dib,
elle devient hermétique, la profondeur qu’elle veut atteindre est une
entreprise qui s’avère vaine et rend tous les moyens inefficaces dont la parole
elle-même. Pour KanafŒn¸, la quête de l’auteur
qui veut atteindre l’éveil du peuple, dévoile au personnage une réalité qui
vient souvent à l’encontre de ses rêves et de ses attentes. Elle entraîne le
discours qui sert ces rêves dans une autre orientation.
Le militantisme dans les oeuvres des auteurs fait la
force de leurs écritures et marque leur engagement. Il commence par une
acquisition de conscience qui se transmet souvent d’abord à travers le discours
puis à travers l’action. Les personnages de Dib et de KanafŒn¸ sont souvent voués à un état
de souffrance qui rongent leurs vies et les rend mélancoliques et révoltés à la
fois. Parmi les moyens qui expriment
cet état, le discours en est un privilégié.
L’Incendie[43] de Dib qui exhibe la vie des Fellahs de Bni Boublen,
relate leurs conditions et leurs réactions. L’auteur nous montre comment ces
gens qui sont la raison d’être du roman acquièrent une prise de conscience qui
remet en cause leurs conditions et surtout la présence coloniale. Comportement
que l’on découvre à travers leurs nouveaux discours qui a une portée politique
et militante : “ Qu’est-ce que l’existence d’un Fellah ?
s’interroge Ba Dedouche qui fait partie de cette classe sociale, quand l’hiver
arrive, il s’abrite dans son gourbi ou dans une grotte obscure. Et ils
grelottent, lui et les siens ” (p. 38). Plus loin, il déclare en visant le
colon : “ Si notre pain est noir, si notre vie est noire, ce sont eux
qui nous les font ainsi ” (p. 39). L’idée de la couleur noire qui teinte le
pain et la vie nous interpelle ici puisqu’elle rappelle le dire de Aini dans Le
Métier à Tisser[44]
lorsqu’elle déclare : “ Même notre pain est noir comme est noire la
nuit qui nous entoure ” ( p. 40). Dans ce roman qui raconte la misère des
tisserands et des plus démunis de la société algérienne à cette époque,
l’auteur prête la parole aux personnages pour exprimer leurs propres conditions
comme ce dialogue entre Aïni et son fils : “ As-tu revu le tableau de
la mairie, lui demande-t-elle, on n’annonce pas de distribution de
farine ? ”. Et lui, de répondre : “ Non, rien. Il n’y a de
marqué que l’huile et le savon, que nous avons touchés. Si on compte comme la
dernière fois, on aura de la farine dans huit jours ” ( p. 41). Plus loin, elle
ajoute : “ Des mendiants arrivent de partout, ces jours-ci ”. Et
lui : “ Rien d’étonnant à ça, par les temps qui courent ” ( p. 4). Le
discours des personnages illustrent bien cette réalité que nous trouvons dans
l’image du tisserand que nous peint Ocacha : “ Nous marchons pieds
nus,..., nos haillons cachent à peine notre misère. Et dans notre ventre comme
dans notre tête, il n’y a que des miettes et de la crasse !... ” (p.
135).
Las de
ses conditions si difficiles, le personnage cherche une justification et une
raison pour la vie qu’il mène, il dirige donc son discours vers le sort. Un
sort qu’il trouve généralement détourné de lui et le prive de son aide et de sa
miséricorde comme l’affirme Skali dans Le Métier à Tisser : “
Nous avons manqué de tout ; les déboires, les coups du sort ne nous ont
pas été épargnés. Pour quelques minutes de joie, un océan
d’amertume !... ” ( p. 52),
ou encore ce que dit Hamedouch : “ Quoi donc ? Dieu lui même nous a abandonné ! ” ( p.
33). Et le Vieux de dire :
“ Dieu a détourné sa face de nous ! ” (p. 48). Ce discours qui
dit et redit les conditions du personnage, écrasé par la misère et
l’oppression, rapporte ses plaintes, ses souffrances, mais il dévoile la voie
du changement.
Ce
discours ne s’arrête pas à décrire leurs états et à exprimer leur misère. Il
sert aussi leur révolte. Lorsqu’il se trouve dans une situation qui ne lui
permet pas d’agir, le personnage recourt à la parole pour exprimer sa colère et
sa revendication. Aïni ne fait que crier ; son dire chargé de colère et de
rage ne va pas uniquement contre son fils, mais contre les conditions qu’elle
vit avec ses enfants. En effet, quand elle parle, elle s’égosille :
“ Où errais-tu jusqu’à cette heure ? Où ? Où ?
dis-moi ! Ha hai ! Dois-je te déchirer la figure ou déchirer la
mienne ? ” (p. 8) en s’adressant à son fils qui est son seul soutien.
Les tisserands, prenant surtout conscience de leurs conditions précaires et de
l’exploitation des patrons, ne parlent que pour changer cette réalité. Voilà
Hamza qui, cherchant une issue à l’état du pays, s’interroge sur les hommes et
leurs actions : “ Algérie ! Algérie !.. où sont tes
hommes ? Qui est-ce qui les tirera de leur sommeil ? Le chagrin
populaire est grand, le chagrin populaire est immense ” (p. 103).
Cette
interrogation ironique et amère à la fois, montre que le temps du changement
est là et que les hommes doivent se réveiller et agir. Plus il touche à la
réalité du personnage, plus ce discours devient coléreux et révolté. Le
rouquin, parlant de la politique et de ses objectifs, s’écrie : “ Bon, mais
nous, les tisserands ? ” (p. 104). Et la réponse de Hamza
vient : “ Nous ? nous sommes de la merde ” (p. 104). Plus loin,
Hamedouche affirme : “ Je suis capable de tout, je suis prêt à vendre
le monde pour un oignon, comme on dit, et même ma religion ! Quelle
misère ! .. ” (p. 135). De
même, dans L’Incendie, les fellahs dont la vie bascule dès que le colon
s’accapare de leurs terres, et les fait passer de maîtres à esclaves,
acquièrent avec le temps une prise de conscience. Ils s’initient en effet à un
discours militant et révolutionnaire : “ Je dis qu’il est possible de
guérir le mal dont souffre le monde. Le nouveau repoussera l’ancien, c’est sûr
” (p. 82), affirme Ba Dedouche. Le “ nouveau ” dont parle Ba Dédouche
qui “ remplacera l’ancien ” justifie le désir du changement, ce qui
amène un nouveau discours. En effet Dib prête aux Fellahs un discours qui se
libère de la peur et de la soumission comme il avait l’habitude de l’être. Il
fait face à l’autorité et résiste contre l’oppression. Slimane répond à Kara,
le cultivateur, dans un défi d’égal à égal : “ Parce que les colons
sont des voleurs, le caïd est un voleur, les gendarmes sont des voleurs,
l’administrateur est un voleur et messire Kara... ” (p. 68). Plus
loin : “ Assassin d’enfants ! ” Et encore :
“ arrière, hyène puante ! ” (p. 118).
Dans
les romans de KanafŒn¸, le discours qui sert
l’éveil du peuple palestinien, sert aussi la souffrance et les conditions de
ceux qui sont les plus touchés. Les personnages parlent de ce qu’ils vivent.
L’auteur prête à ses personnages un discours militant. L’exemple le plus
significatif est celui de Umm Sa“d. C’est surtout par la bouche de Umm Sa“d qu’on découvre la vie des camps.Tout le dire de
cette femme tourne autour des habitants des camps dont elle fait partie, et de
leur lutte. Lorsqu’elle parle de son fils qui a rejoint les soldats, elle
éprouve de la fierté et voudrait bien être avec lui pour s’en occuper :
“ Des tentes ? dit-elle à Sa“¸d, une tente est différente d’une autre !
J’aurais voulu vivre avec eux, leur cuisiner, veiller sur eux, mais les enfants
sont une charge ” (p. 265).
KanafŒn¸ va jusqu’à fonder tout un livre sur le militantisme dont le titre est
très significatif et porte aussi bien le discours militant que l’action
militante :
Dans
cet ensemble de nouvelles, on se trouve au cœur du militantisme. Les
personnages passent à l’action grandiose peinte à travers le petit Mansár qui part d’un lieu à l’autre en quête d’un fusil
pour pouvoir défendre la ville de Òafad. Tout le discours tourne autour de cette arme et
de cette action. Cette arme que nous avons vu, précieuse et se présente comme
la femme aimée dans La Mariée qu’on cherche dans tous les sens :
“ Ce n’est pas mon fusil, c’est celui du pèlerin “AbbŒs, je l’ai payé et j’ai donné des olives en gage, c’est pour cela que
je ne le donnerai à personne, à d’autres mains que celles-ci, dit le père de
Mansár à son fils ” (p.
77).
Plus encore, le dire de Mansár s’adresse à l’arme et en fait un personnage cher et
dorloté : “ Et malgré cela, tu es un bon fusil, ta visée ne se trompe
pas, lui dit-il ” (p. 69).
Ce
discours militant qui est aussi celui de l’auteur s’impose et se révèle fatal
dans son œuvre. Il suffit d’observer cette phrase où le combat devient une
action fatale ; elle fait partie de la vie de l’homme militant et même de
sa nature, car : “ Tu ne peux pas demander à un guerrier :
pourquoi tu combats ? comme si tu lui demande pourquoi il est homme ”
(p. 51).
Une
autre façon par laquelle l’auteur procède pour réaliser ce rôle quêteur du
discours : c’est le didactisme. La parole devient un moyen pour véhiculer
certains messages souvent ancrés dans la quête du personnage et de son auteur.
Cette
deuxième fonction est présente dans les deux oeuvres. KanafŒn¸, dans la quête d’un peuple militant et révolté, fait de Umm Sa“d une femme qui détient un discours qui s’ancre dans
la sagesse et l’intelligence. Cette héroïne qui représente “ une
école ” ne peut pas ne pas détenir ce genre de discours. Elle prononce une
parole qui provient d’une profonde conviction comme par exemple lorsqu’elle
essaie de montrer à Sa“¸d que la prison est partout, elle dit :
“ Tu crois que nous ne vivons pas dans une
prison ? que faisons-nous dans le camp à part marcher dans cette
extraordinaire prison cousin ! Il y a des sortes de prisons!.. ;
Le camp est une prison, ta maison est une prison, le journal est une prison, la
radio, le bus, la rue et les yeux des gens... ” (p. 255).
Sa
sagesse et la maîtrise de son dire font qu’elle sache atteindre sa cible que ce
soit à travers ses exclamations souvent ironiques comme dans sa réponse à al-Mu¬ÕŒr : “ Remercie Dieu pour ton salut ” (p. 254),
ou à travers les interrogations dont elle sait généralement les réponses :
“ Pourquoi
donc tout cela arrive ? Pourquoi ? Pourquoi vous ne laissez pas la
voie à ceux qui ont l’intention ? Pourquoi tu n’aspire à
rien ? ” (p. 256).
Ce
discours qui milite, enseigne, pique aussi par son ironie. Dans cette phrase
qu’elle lance au soldat qui cherche Sa“d : “ J’avais peur pour vous. ” il y a
tout un défi qui montre qu’elle considère son fils comme quelqu’un de grand et
de courageux. Elle n’a pas peur pour lui ; mais au contraire, c’est au militaire de craindre Sa“d. Cette femme qui donne des leçons chaque fois
qu’elle parle, s’avère aussi connaisseuse et expérimentée. L’auteur nous
illustre cela par l’image du sarment de vigne qui porte une forte symbolique :
“ Peut-être tu ne connais rien de la vigne, mais c’est une plante féconde
qui ne nécessite pas beaucoup d’eau, dit-elle à Sa“¸d ” (p. 249).
Et
l’auteur accentue cette connaissance par l’affirmation de ce qu’elle dit à la
fin du texte lorsqu’elle s’écrit : “ La vigne a bourgeonné cousin,
elle a bourgeonné ! ” (p. 336). Nous découvrons effectivement
“ la tête verte qui fend la terre avec une force audible ” (p. 336).
Umm Sa“d est l’héroïne idéale pour l’œuvre de KanafŒn¸ puisqu’elle milite et enseigne comme l’auteur lui-même. Celui-ci, en
la faisant agir et parler, cherche plusieurs “ mères de Sa“d ” pour bâtir l’avenir d’un peuple.
Dib
pousse ce didactisme jusqu’à fonder tout un roman. Dans L’Incendie où la parole
s’apprend et se pratique chez les fallahs de Bni Boublen ; ces paysans
acquièrent une prise de conscience et commencent à parler de leurs conditions
sociales et politiques : “ Mais ils ont commencé à parler du poids
des injustices, à comprendre que les salaires offerts par les colons sont une
misère, dit Comandar d’eux ” (p. 30).
Ils se rassemblent en effet pour parler de toute cette réalité :
“ Quand tu dis, le pain : est-ce que cela ne veut pas dire la
vie ? voilà pourquoi c’est tout, pour des gens comme nous ”, répond Sidi
Ali à Maamar. Comme ils apprennent
aussi à défier et à faire face à l’exploitation, Ali ber Rabah répond à Kara
Ali d’une façon nouvelle, un discours nouveau qu’on n’attendait pas d’eux : “ Nous ne sommes pas
tenus de vous répondre, Si Kara, déclara une fois de plus Ali ber Rabah à haute
et intelligible voix ” (p. 60).
Les
paysans eux-mêmes sont conscients de cet acquis, puisqu’ils se rendent compte
de l’importance de leur parole et de l’effet qu’elle peut avoir :
“ Nous parlons bien, tout le monde parle bien...Même le père Dédouche.
Seulement, il faut qu’on y prenne garde ” (p. 38).
Ce
didactisme qui va en parallèle avec la progression de la narration englobe le
roman : Omar se présente au début du roman comme quelqu’un qui apprend aux
autres des vérités nouvelles : “ Le monde, soutenait-il, est rond et
non pas plat ; ce qui était le contraire d’une évidence ” (p. 9).
Cette
parole que nous venons de voir, peut servir de moyen d’affranchissement du
personnage et de l’homme en général, comme elle peut servir aussi de moyen
d’enseignement. Elle possède une autre fonction plus ancrée en elle et réside
dans son effet.
Ainsi,
lorsque le discours porte l’action et l’engendre, le roman revêt un caractère
dramatique. Son rôle ne s’arrête pas à ce niveau, mais il a un autre effet
direct dont témoigne l’interlocuteur.
La
parole quêtée est différente d’une œuvre à l’autre. Même si les deux auteurs
recherchent le mot effectif, cet effet va dans deux directions différentes.
Chez KanafŒn¸, il doit amener le changement, enseigner et montrer
une nouvelle voie.
Dans
cette quête l’auteur pose deux grandes interrogations : que signifie cette
parole ? Et quelle est son origine ?
KanafŒn¸ recherche le mot effectif, celui qui sort de la bouche de Umm Sa“d. La lutte de cette femme se traduit par son travail
chez les gens, par ses actions au sein
des camps, mais aussi dans ce qu’elle dit. Sa parole a pour fonction
essentielle d’éveiller les autres et de leur montrer la réalité telle qu’elle
est. Lorsque Sa“¸d lui reproche la façon dont elle s’adresse à Mo¬tar, elle : “ se leva, me regarda en
souriant, et dit : - D’accord ! tu n’est pas emprisonné, qu’est-ce tu
fais ? Tu crois... ” (p. 255). Umm Sa“d a atteint un niveau de conscience qui lui permet de
voir plus que tout le monde, de comprendre la vie et la réalité de son peuple.
Tant que l’individu ne milite pas pour changer la situation, il est partout en
prison ; qu’il soit à la maison, dans le camp, dans la rue, dans le
bus,...
Mais
derrière ce qu’elle dit, il y a le message de KanafŒn¸ qui veut montrer à son peuple la voie de la libération. Ce peuple peut
toujours écouter les informations à la radio, peut lire les journaux, ou se
promener dans les camps, il reste
toujours dépourvu de liberté. Et ce n’est ni la radio, ni le journal, ni Al-Mu¬ÕŒr qui peuvent le délivrer. La révolte seule peut le
faire. Et le dire de Umm Sa“d crie cette révolte à travers la répétition du mot :
“ prison ”, il sert à pousser le palestinien à sortir de sa maison et
de son camp pour faire face à la réalité, pour rejoindre les soldats comme le
fait Sa“d.
La
charge didactique que porte ce discours atteint son paroxysme dans l’unique et
célèbre expression : “ Toutes les tentes ne sont pas
pareilles ! ” (p. 264). En parlant de son fils, elle dit à Sa“¸d : “ Sais-tu ? Les enfants sont une
contrainte ! si je n’avais pas ces deux enfants, je le rejoindrai,
j’habiterai avec lui, là-bas. Des tentes ? Les tentes ne sont pas
pareilles ! ” Puis, une autre fois : “ Que te dire mon
cousin ? cette nuit, j’ai senti que j’étais proche de la fin...quelle
utilité ? je veux vivre pour la voir. Je ne veux pas mourir ici, dans la
boue et la crasse des cuisines.. ” (p. 271) ; “ Je ne pleure pas
cousin. J’espère pouvoir le faire. Nous avons beaucoup pleuré.
Beaucoup...Beaucoup. Tu le sais. Nous avons pleuré plus que les eaux qui ont
inondé le camp hier soir.... ” (p. 270).
Dib
procède dans un premier lieu par un surplus de discours. Certains personnages
parlent jusqu’à l’épuisement de l’histoire du roman et parfois jusqu’à la
dépasser. Ils se nourrissent de parole comme le sont d’ailleurs les romans.
S’ils luttent pour la liberté, pour la vie et pour beaucoup d’autres choses,
ils luttent aussi pour sauvegarder leur parole. Arfia, ce personnage de La
Danse du roi qui est “ plus parole ” que personnage, défie tout
le monde et s’affirme grâce à un discours qui est sa seule arme :
“ Personne n’a jamais réussi à me fermer la bouche quand j’ai envie de
parler. Non, il n’est pas encore né, celui-là, et ce n’est pas aujourd’hui que
ça commencera ! ” (p. 171). Slim, voyant Bassel et Némiche en train
de l’imiter en répétant ses mots, se sent dépouillé de sa vie : “ Me
volez pas mes mots ! recommence Slim. Me coupez pas en deux pour prendre chacun
votre part ! Me volez pas ma vie ! Je veux pas que mes mots changent
de personne ! ” (p. 198).
Ces
personnages ne cessent de discourir jusqu’à ce que la parole envahisse le roman
et reste suspendue. Arfia dit qu’on a jamais assez de parler : “ on
ne peut pas tout raconter ” dit-elle à Rodwan à la fin du roman. Raconter
est un moyen chez Dib pour essayer de
sonder la parole et de voir ce qu’elle peut signifier.
Dans Le
Maître de chasse et dans Dieu en Barbarie, la parole fuse de toute
part et de toute bouche. Le discours des personnages est en effet interminable.
Tout le monde parle et tout le monde raconte des histoires jusqu’à ce que la
parole devienne leurs vies mêmes. Ils deviennent ainsi des Shéhrazades [46] :
“ Le procès d’énonciation de la parole reçoit
dans le conte arabe une interprétation qui ne laisse plus de doute quant à son
importance. Si tous les personnages ne cessent pas de raconter des histoires,
c’est que cet acte a raçu une consécration suprême : raconter égale
vivre ”. [47]
Cette façon
de léguer la parole aux personnages participe au côté dramatique du
roman ; le discours s’actualise ainsi que les événements. Mais cette
pratique ininterrompue ne peut dévoiler le mystère recherché. Bien au
contraire, elle finit par devenir délire et fait que celui qui parle rejoigne
la perte.
De la
même façon dans Habel[48],
la parole se pratique jusqu’à défier le temps et l’espace . Elle s’éternise à
travers le héros qui parle sans interruption jusqu’à la mort et après
elle :
“
Je le raconterai. Je le redirai. Je le répéterai à celui qui me mettra dans ma
tombe ” (p. 70).
Elle
reste dans ce roman une source d’inquiétude dans le sens où elle garde son côté
magique et maintient son mystère. C’est d’ailleurs pour cette raison que le mot
est qualifié de “ diable ” pour
Sabine :
“ Il
faut qu’elle retourne tous les mots comme des gants, pense Habel, chaque mot doit devenir à elle, chaque mot,
sa propriété et chacun, pour avoir la chance d’être à son service, en couvrir
un autre, tenir un autre en réserve, un diable dans sa boîte ” (p. 84).
Pour
essayer de pénétrer plus profondément le monde de la parole, Dib joue sur deux
aspects : sa présence d’une part et son absence de l’autre :
“ Dis quelque chose ! Réponds ! Défends-toi ! Ne reste pas
muet comme ça. On dirait un mur, s’écrit-elle ” (p. 12 ).
La
réaction de Sabine face au silence de Habel, et ses exclamations, montrent son
inquiétude et son angoisse. Habel ne parle pas, mais cela ne veut pas dire
qu’il ne dit rien ; il dit les choses à sa façon et peut-être plus
fortement qu’en parlant, car :
“ Sans langage, rien ne se montre. Et se taire, c’est
encore parler. Le silence est impossible. C’est pourquoi nous le désirons ”. [49]
Le
personnage est confronté dans cette entreprise du déchiffrement au danger et
même au malheur : “ Je comprends ça. Je comprends beaucoup de choses,
je comprends tout ; là est le malheur, pense-t-il ”. Effet
curieux ! puisque ce personnage même et nous les lecteurs, nous nous
attendons à un effet contraire. Nous pensons que la compréhension est une
délivrance. Mais, elle sert à acquérir
une vérité qui ne peut être que
déstabilisante au lieu d’être rassurante. La voix qui parle de l’injustice met Habel
face à cette réalité insupportable. Ainsi, la parole reste illusion. L’homme
qui se console d’elle ignore son côté échappatoire. Il parle en acceptant
qu’elle reste énigme et mystère.
“ Le monde, lorsqu’il parle, se croit tenu de
parler, ce n’est ni pour se faire comprendre, ni pour se confier, ni pour détourner un danger, ni même pour
dire quelque chose, mais seulement pour parler, dit Habel ” (p. 31).
Dans
cette quête douloureuse, la parole chez Dib revient sur elle-même. Dès que la
réponse fait défaut et l’interrogation se maintient, elle revient à son point
d’origine :
“ Mais quand la réponse est l’absence de réponse,
la question à son tour devient l’absence de question ( la question mortifiée),
la parole passe, fait retour à un passé qui n’a jamais parlé, passé de toute
parole ”. [50]
Elle
devient ainsi une “ parole qui se parle ” selon l’expression de
Todorov qu’il qualifie d’ailleurs de “ plus belle ”, “ La parole
la plus belle est celle qui se parle. En même temps, c’est une parole qui égale
à l’acte le plus violent qui soit : ( se ) donner la mort ”. [51]
Si Dib
écrit à partir d’un monde d’exil, il n’échappe pas de se heurter à un autre,
plus ambigu et plus affligeant, c’est le langage qui devient le vrai lieu
d’exil. La forte ambiguïté de la parole qui se présente aux personnages, et par
suite à l’auteur lui-même, lui dicte une prise de position qui l’égale et le
dépasse encore. En effet, face à ce monde indéchiffrable, le personnage procède
par une fermeture totale au monde de la communication, par un suicide plus fort
que le suicide : “ Par quel moyen échapper à ce cloaque si ce
n’est précisément en changeant de face ” (p. 86), nous dit le narrateur de Qui
se souvient de la mer. Ou encore, Laabane dans Dieu en Barbarie :
“ Contre ce ciel, il faut se faire pierre. Sous les couteaux du soleil, il
faut se faire pierre ” (p. 103). C’est par et dans la pétrification que Dib
annule la sensibilité, et trouve le refuge et la protection face à ce monde
affligeant comme Epiqure qui trouve que “ le bonheur des pierres est
dans l’absence de douleur ” [52].
Cette
entrée de l’auteur dans la quête d’un langage significatif ne trouve-t-elle pas
sa raison et son origine dans l’homme poète ? Si Dante plonge dans l’autre
monde ( Enfer, Paradis,...) pour suivre sa quête ; Dib s’engage dans un
voyage illimité dans le monde de la parole. Nous verrons que cette quête permet
la mise en scène de l’écriture dibienne qui se réduit à l’interrogation, se
répète et veut son déchiffrement, mais plus elle se multiplie, plus le sens
fuit.
Il
existe une autre façon chez Dib pour détecter cette parole, c’est de la
poursuivre jusqu’à remonter à son origine. Pour cela, il crée des voix et une
parole “ sans visages ” qui proviennent de l’autre monde :
“ La parole qui vole sans réponse ni souvenir
reconduisant à la source non celle à qui l’événement advient mais celle qui à
l’événement advient enceinte de l’intérieur réparatrice indifférente à l’image
des jours ” (p. 85). [53]
Cette
parole se détache du monde du personnage pour accéder à un autre et devient une voix sans corps, une révélation, une parole
angélique.
Le
monde humain ne suffit pas pour sonder la parole. Dib va chercher sa
signification dans un autre monde.
C’est ainsi qu’il crée des voix
inconnues qui participent à la narration. C’est la voix du père qui harcèle
Rodwan dans La Danse du roi : “ intempestive voix recluse dans
un temps impossible à préciser et pourtant familier...visage. ” Elle le
surprend alors qu’il était plongé dans sa méditation sur le tertre bosselé, lui
dicte l’inquiétude et le trouble. Elle le transporte dans un temps lointain
pour lui permettre de revivre d’autres événements, et participe au
développement de l’écriture. C’est aussi celle sans origine qui poursuit Habel.
Elle est des fois reconnue en tant que celle du vieux, d’autres fois, reste
énigmatique.
Ce
désir de séparation de la parole du nom et du corps et son renvoi à un autre
monde n’est finalement, à nos yeux que le degré le plus poussé de la quête de
l’auteur. Cette opération remonte à un temps qui précède l’âge de l’homme et
touche à un point névralgique : celui de la structure
( al-Haykaliyya) de la parole en tant que telle, en tant qu’acte. Mais, ne
s’agit-il pas de renvoyer ici au rapport de l’auteur avec l’écriture avant son
stade de matérialisation, de réalisation, n’est-il pas ce moment de séparation
d’avec le corps ? Le temps de création chez l’auteur correspond
effectivement à une phase de suspension dans le monde de la parole et
uniquement dans ce monde. Ainsi, l’auteur s’oublie en tant que corps, que voix
et laisse libre champ à la voix de
l’écriture qui est plus efficace et plus effective. Cette absence du corps au
profit de la réflexion, n’est au fond que le moment suprême de la
création.
La
quête au niveau du langage fait partie de la nature de l’écriture dibienne.
L’auteur est avant tout poète, et c’est de la poésie qu’il est venu au roman.
Le langage qui est une pure inspiration reste pour lui la vraie énigme. La
parole qu’il cherche est celle qui est effective, celle qui agit et qui est
capable de changer le monde. Nous la trouvons surtout dans la bouche des
paysans comme ceux de Bni boublen dans L’Incendie. Ces gens qui se
différencient des citadins par leur ancrage dans la terre et qui :
“ avaient quelque chose qui étonnait le sol ; là où ils posaient le pied,
ils en tiraient une parole semblable à un cri qui pour nous, gens de la ville
et des murs, demeurait incompréhensible, dit le narrateur ” (p. 10). Mais
est-elle aussi la “ parole oubliée ”, celle de l’âge d’or qui monte
dans les oreilles des personnages de Dieu en Barbarie :
“ La nuit glissait entre les cinq hommes. De
longues minutes, elle s’écoula ainsi tandis qu’eux, prenant conscience de
l’heure tardive, ils en écoutaient le parole oubliée élever ses intonations
gutturales au-dessus et au dessous de l’écho de leurs parlotes ” (p. 29).
Cet
échec dans le déchiffrement, ne répond-il pas à la déception de tout écrivain
dont parle Barthes :
“ L’écrivain conçoit la littérature comme fin, le
monde la lui renvoie comme moyen : et c’est dans cette déception infinie,
que l’écrivain retrouve le monde, un monde étrange d’ailleurs, puisque la
littérature le représente comme une question, jamais en définitive, comme une
réponse ”[54]
(p. 149).
Qu’il ait comme objectif le changement dans l’œuvre de KanafŒn¸ ou la quête d’une réponse dans celle de Dib, le discours s’adresse non seulement à l’interlocuteur, mais aussi aux autres personnages et au lecteur. Sa durée dépasse celle du personnage. Même si celui-ci disparaît, il reste dans l’esprit du lecteur, il donne à réfléchir par sa charge et par sa portée symbolique.
Le
discours fonde ainsi la dramaturgie du roman. Son étude permet de voir ses
différentes fonctions. Comment peut-il participer à la quête et à la
théâtralité ? Et quel est son effet en tant que mots.
Bien
que le discours touche à la réalité, a une fonction militante et effective, il
peut avoir un caractère fictif dans le sens où il appartient à quelqu’un
d’autre. Les deux auteurs recourent à ce genre de représentation pour illustrer
leurs idées, et marquer certaines situations. Dans l’Incendie, le
discours que Dib lègue aux fellahs a une double dimension représentative.
D’abord on sait que cette parole est à l’origine fictive puisque les fellahs,
généralement paysans, sont loin aussi bien de la lecture et de l’écriture que
de la politique. Ils ne peuvent pas prononcer réellement ce type de discours,
mais l’auteur crée cette parole et la leur prête pour servir son militantisme.
Cette parole frappe non seulement par sa nouveauté, mais aussi par la
présence de ceux qui la prononcent pour la première fois : “ Mais ils
ont commencé à parler du poids des injustices, à comprendre que les salaires
offerts par les colons sont une misère ” (p. 30).
Si Dib
fait parler les fellahs comme des gens cultivés, il veut montrer que la parole
peut être une première étape pour d’une part, préparer un changement, et
d’autre part, la prise de conscience de ces propriétaires privés de leur droit.
Dans cette exhibition, elle crée une prudence et une appréhension. Elle choque
aussi bien ceux qui la prononcent que ceux qui la reçoivent. Elle se soumet
ainsi à une fonction purement représentative qui fait qu’elle figure pour la
première fois sur la scène du roman comme l’est un discours de théâtre sur la
scène théâtrale. De plus, la théâtralité de cette parole réside essentiellement
dans son exhibition en tant que “ langage interdit ”, car :
“ L’Incendie est producteur de
signifiants, nous dit Charles Bonn, il exhibe des langages aussi interdits en
eux-mêmes que leur signification illicite ”.[55]
Non seulement
ces gens prononcent une parole qui n’est pas la leur, mais la langue même dans
laquelle ils parlent est étrangère, celle du colon que tous les algériens ne
parlent pas nécessairement. Et même si elle est utilisée, elle n’est pas la
langue quotidienne, de tout le monde. Chaque fois qu’un personnage algérien
parle dans cette langue, son discours revêt d’une certaine façon, un caractère
représentatif. Ce deuxième côté se justifie pour la plupart des personnages
dibiens.
Certains personnages Kanafaniens, eux aussi, ont un
discours qui n’est pas le leur : ils servent pour dire les idées de
l’auteur plus que leurs idées eux-mêmes. C’est ce qu’on trouve dans le dire de
Sa“¸d lorsqu’il réalise qu’il a perdu son fils pour toujours et que «aldán dont ils ont rêvé, lui et sa femme, n’est en vérité que cet officier
dans l’armée israélienne : “ Quel «aldán, Òafiyya ? dit Sa“¸d à sa femme, quelle chair et quel sang dont tu
parles ?.. ”. L’auteur met Sa“¸d et Òafiyya devant une réalité amère pour faire passer un message. Il veut
dire derrière tout cela que la fuite n’est pas la solution et pour éviter cette
situation, il fallait rester sur les lieux et lutter :
“ Si, nous ne devions rien quitter, «aldán, la maison et ©ayfŒ ! N’avais-tu pas cet horrible sentiment que j’avais pendant que je traversais les rues de ©ayfŒ ? Je sentis que je la reconnaissais mais elle m’ignorait. Et j’avais ce même sentiment dans la maison, ici. C’est notre maison ! Est-ce que tu imagines cela ? Elle nous ignorait . N’avais tu pas ce sentiment ! Je crois que cela va être pareil avec ©aldán....tu verras ! ” (p. 385).
Sa“¸d se rend compte de l’indifférence du lieu qu’il
retrouve, mais c’est surtout l’auteur qui prévient ceux qui laissent les lieux
et leur montre désormais les conséquences de ce comportement. Comme ©ayfŒ et la maison ignorent Sa“¸d, «aldán ne le reconnaît pas non
plus. La fuite n’engendre donc que la perte. Les idées marxistes de l’auteur
sont derrière la réponse de Sa“¸d: l’homme
n’est finalement que le produit des relations sociales. Puis, il revient pour
faire avouer Sa“¸d et dire sa culpabilité, celle de s’enfuir et de tout
laisser :
“ Peut-être ne savait-il qu’il avait des parents
arabes. Il l’avait probablement appris depuis un mois, une semaine ou un an...
Qu’est-ce que tu crois ? Il se sent trahi, et il peut avoir plus de zèle
pour Israël qu’eux-mêmes. Le crime a commencé le jour où nous l’avons laissé
ici ” (p. 385).
Dans Umm
Sa“d, bien que l’héroïne soit “ une école ”,
quand elle parle, elle enseigne, mais son discours reste porteur des idées
militantes et révolutionnaires de l’auteur. Même si ce qu’elle dit vient
uniquement d’elle et de son expérience, l’auteur partage ses idées et ses
convictions avec elle son dire, puisqu’il vit les mêmes conditions.. Pour
éveiller son peuple et lui ôter les fausses croyances, il fait dire Umm Sa“d à propos du talisman qu’elle met comme
collier :
“ Je le portais depuis l’âge de dix ans,
explique-t-elle à l’agent de Police, nous restâmes pauvres, épuisés par le
travail, nous fûmes séparés, vivons ici depuis vingt ans. Un talisman ? Il
y a des gens qui se plaisent à se moquer des autres ! Un matin, je me sui
dit : si c’est comme ça avec le talisman, comment serait-ce sans ? Y
a-t-il pire que cela ? ” (p. 326).
Le plomb de Sa“d qui remplace le talisman et que sa mère met comme
bijoux, est très significatif. Cet
objet devient ainsi symbole de la lutte, et de l’abandon des fausses croyances
et des mensonges. Dans cette belle métaphore qui réside dans le “ bijoux-plomb, bijoux-arme ”,
l’auteur dit à son peuple : Il n’y a que la lutte qui embellit et qui fait
la couronne de la gloire. De même, “ Une tente est différente d’une autre ”
est cette célèbre expression de Umm Sa“d qui montre la valeur du militantisme chez kanafŒn¸. La tente où se trouve Sa“d et les autres soldats est le lieu d’où part la lutte
qui mène vers la délivrance. Elle est le lieu qui porte la vérité de tout un
peuple, et d’où l’on peut tirer son honneur, c’est pour cela qu’il faut le
rejoindre si l’on veut un changement. Car, rester dans les tentes des camp et
attendre, est une réaction qui n’amène que l’humiliation.
Mais
le dire qui revêt la plus importante représentation est celui de l’auteur. Dib
crée des voix de l’au-delà pour
habiller son message, pour lui trouver la forme et le contexte qui lui
conviennent afin de garantir son effet et sa réception. Il choisit de faire
passer un message dans des circonstances émotives et selon des formes
inquiétantes, en prêtant sa voix et sa parole à des personnages qui relèvent
généralement d’un autre monde, celui de l’au-delà, et de la mort.
Dib fait ainsi de l’agonie du père de Rodwan dans La Danse du roi
une scène où le mourant devient par son discours un acteur devant ses
visiteurs. Cet événement que Rodwan revit à travers le souvenir et fait vivre
aux lecteurs à travers la narration, porte un dire qui renseigne d’abord sur la
vie de ce père, mort depuis trente années, et puis, sur la vie en général. Dans
sa quête de la vérité, Dib choisit un moment décisif pour dire au lecteur que
la vérité reste toujours à chercher, qu’elle n’existe nulle part. Ce personnage
se présente dans la narration à travers son discours ; c’est sa parole qui
compte et non pas sa mort en elle-même. Il n’est finalement qu’un moyen entre
les mains de l’auteur pour dire ce qu’il a envie de dire : “ La vérité n’est
qu’un mensonge ”. La quête de la vérité qui n’aboutit qu’au mensonge, est
en effet un projet très important dans les romans de Dib. Elle revient souvent
que ce soit à travers le discours du narrateur ou celui de son personnage.
Ainsi, il donne à cette parole plus de poids et plus de charge. Cette parole
bénéficie souvent d’une efficacité au sein d’elle-même et au sein du récepteur.
Le mourant parle en connaisseur et en sage pour véhiculer les idées de
l’auteur. De plus, lorsqu’il évoque la vie et la vérité : il ne fait que
justifier cette idée du mensonge chez Dib qui touche le monde jusqu’à la vie.
Cette parole qui sort de la bouche d’un homme mourant ou déjà mort, ne peut
être que celle de l’auteur.
Cet
homme qui possède une expérience de la vie, se rend compte que l’homme est
condamné à la vie comme il est condamné à la mort : “ La vie ?
apprend-il à ses visiteurs, une charge imposée, endurée. Jamais une
aventure.. ” (p. 90). La vie qui nous fait croire que le monde est réel et
que nous agissons en tant qu’hommes libres, s’avère un mensonge :
“ Fini, plus place au mensonge ! A ce mensonge qu’est notre vie ” (p.
85). Il veut dire à travers ce discours que la vie guide l’homme vers le
mensonge qu’elle porte et sur lequel elle se fonde. Et ce n’est qu’à l’un de
ses derniers moments qu’on la découvre. Cet homme parle pour nous persuader de
la fausseté du monde, du mensonge de la vie, et de la vérité introuvable :
“ ..la vérité ! ah, vous ne savez pas ce que c’est, dit-il à ses
visiteurs, et vous ne la saurez jamais ! ” (p. 93).
Dans Le
Maître de chasse, le Maître de chasse est une voix qui parle à Laabane
sans que celui-ci sache son origine ni
sa nature. Elle possède tout l’univers romanesque par l’appropriation des
personnages, ainsi, elle : “ les rêve tous, les voit
tous ” ; “ les entend tous. Les pense tous ”. Par sa
définition, elle ne peut être que celle de l’auteur puisqu’il est le maître de
l’œuvre et de l’écriture. D’ailleurs, elle évoque aussi le mensonge :
“ Le mensonge est la plus féconde de notre activité, et c’est la raison
qui en fait aussi un jeu tragique ” (p. 146).
L’Ange de la mort dans Habel est aussi une voix
qui harcèle le héros là où il est. Elle évoque l’injustice du monde et du
comportement humain : “ où qu’on juge le monde, non certes pour distribuer
la justice mais l’injustice... ” (p. 90). Cette voix qui “ fond sur
lui et autour de lui comme une tornade. Une parole avec tous ces dangers ,
...furieuse ” (p. 69), est la voix de la mort pour Habel, et celle de
l’écriture pour l’auteur. Sans origine, mais elle oscille entre le vieux, la
Dame de la merci et l’ange de la
mort ; de cette façon, elle repose sur l’artifice et la
représentation puisque ces deux personnages relèvent du faux et du déguisement.
Elle évoque le mal et le bien, puis elle est là pour exprimer la quête du nom
introuvable : “ Pas du tout parce que....parce qu’on ne sait pas non
plus de quoi il s’agit et si ça possède un nom ” (p. 89).
La voix de l’écriture et le désir de la création qui
hantent l’auteur deviennent une force harcelante et inquiétante. Ne pouvant la
soutenir et la garder pour lui seul, il est obligé de lui donner une forme, de
la représenter. La voix de la création revêt celle de l’ange. D’ailleurs, Habel
après avoir entendu le dire de cette voix, décide de raconter, de tout
raconter, de tout dire même à “ celui qui le mettra dans sa tombe ”.
Ce discours qui porte les idées de l’auteur et sa quête profonde au niveau de
l’écriture, se transmet à travers le personnage pour avoir plus d’effet et plus
d’ancrage dans le roman.
La théâtralité du discours dans ces derniers romans a
plutôt trait au nouveau théâtre qui nous rappelle celui de Beckett, Ionesco,
Tardieu ... où il y a un rejet de certain réalisme, et où l’accent est surtout
mis sur le langage et son pouvoir. Ainsi, cette façon de faire passer un
message par la bouche du personnage et non pas directement par l’auteur dont le
discours est solitaire et cherche à être reçu, fait que sa réception soit plus
directe, et surtout plus effective. Il se transmet par la bouche du personnage et se trouve dans un cadre
spatio-temporel qui est celui du roman. Puis, il va à un auditeur direct qui
est l’interlocuteur. Sa réception se réalise ainsi dans le cadre dynamique du
roman et devient parmi ses événements et ses actions.
Que
l’on soit dans l’œuvre de Dib ou dans celle de KanafŒn¸, le discours exprime généralement un malaise et une douleur. Mais il
suit différents objectifs d’une œuvre à l’autre. La nature du monde dans lequel
vivent les personnages dibiens teinte leurs paroles d’une dimension tragique.
Le
tragique chez Dib provient essentiellement de l’ambiguïté qui caractérise la
parole dont parle Jean-Pierre Vernant[56].
Plus le personnage est ancré dans le monde de la parole, plus celle-ci se
révèle ambiguë et sans réponse. Les deux romans qui portent le plus
profondément ce type de discours sont :
Habel
et Ed, héros de ces deux romans comme nous l’avons vu, s’engagent dans une
quête qui se situe essentiellement au niveau du langage et qui a pour but
l’acte de nommer. Habel se trouve harcelé par la parole qui le pourchasse tout
au long de son itinéraire :
“ ...cette parole qui ne prend plus naissance qu’en elle-même, sans
visage, .. le harcelant depuis sa source inéclairçie, sa véritable
origine : une énigme ” (p. 89).
Elle devient par son ambiguïté un fantôme “ sans visage ”.
Plus elle est méconnaissable, plus elle est source d’inquiétude et de tourment.
Chaque fois qu’il essaie de la déchiffrer, elle lui échappe. Habel ne comprend
pas ce que dit le vieux ; Sabine “ s’accapare ” des mots et les
veut pour elle seule, et alors le dialogue devient rare. La communication n’a
pas lieu entre les personnages, et la parole devient elle-même étrangère
puisqu’elle se sépare du sens comme l’est Habel de son lieu d’origine. Ainsi,
se compare-t-il à elle : “ Dehors étranger comme une conversation
derrière un mur, tout un bredouillement de malheur, un bruit stupide de l’autre
côté du mur ” (p. 129).
De la
même façon, le nom fait défaut pour Ed dans sa quête autour de la fosse. Le
discours tourne autour du nom sans jamais le donner. Il sert alors
l’interrogation, l’inquiétude et le désarroi. Il demeure prisonnier et
tributaire de la réponse qui fait défaut, et devient ainsi tragique, car :
“ La parole qui doit donner la réponse est donc soit incompréhensible,
soit incomplète. La parole est hiéroglyphe, simulacre, séduction, oubli et
mutisme à la fois, dit Charles Bonn à ce propos ”. [57]
Qu’en
est-il de cette dimension tragique dans l’œuvre de KanafŒn¸ ?
Parler d’un discours tragique chez KanafŒn¸, c’est condamner d’une certaine façon son œuvre. L’auteur dirige plutôt le discours comme il le fait pour son écriture, vers un nouveau monde qui est meilleur. Dans certains cas, le discours paraît tragique, mais ce caractère ne touche que le passé qui est généralement noyé dans l’échec et la passivité. Le présent va au contraire vers l’ouverture d’un autre temps, celui de la lutte et de la délivrance. En effet :
“ Que
la lutte soit physique ou verbale, elle est un élément constitutif de la
dramaturgie ”. [58]
Ce
qui vous est resté se singularise par
une dimension dramatique portée à la fois par une lutte physique et verbale. Ce
roman que l’on vient de voir, hanté par les différentes voix des personnages
qui ne cessent de se faire écho dans l’espace et dans le temps, aboutit à
l’action. Les cinq personnages ne font que parler le long du roman, mais cette
parole engendre deux actions décisives : celle de ©Œmid envers le soldat israélien, et de Maryam envers
ZakariyyŒ. Le monologue de ces
deux personnages sert à ramener le passé avec ses douleurs et ses blessures,
leur permet de voir les choses autrement et les préparent pour passer à
l’acte.
Leur
discours commence par remuer les événements les plus tragiques : ©Œmid se souvenant de la mort de son père pendant la
guerre, dit : “ Les hommes montaient les escaliers en silence, il
était enveloppé en deux manteaux et son bras nu pendait entre eux en se
balançant de long en large ” (p. 189) ; cette mort coïncide avec
l’occupation de Jaffa[59] :
“ Juste le lendemain, toute Jaffa brûlait et ManÓiyya devenait un tas de cendres envahi par le bruit
des armes ; ma tante ramena ma mère chez elle ” (p. 190), puis devient le
fil détecteur de tout un état. Maryam, restée seule à Gaza après le départ de ©Œmid, s’adresse à lui : “ tu me laisses
seule, compter ces pas métalliques froids qui cognent dans le mur. Cognent.
Cognent. Cognent ” (p. 170). ©Œmid parle à Maryam,...
Mais
avec la progression de l’histoire, le discours devient de plus en plus
effectif, il ne tarde à tourner au défi ; le ton qui le porte change et
devient moyen de confrontation et de règlement de compte. Il prépare le
dénouement à cette situation tragique, et engendre l’action qui délivre
davantage : le meurtre de Zakariyya commis par Maryam, et l’affrontement de ©Œmid et du soldat israélien sont deux actions qui
ouvrent sur une nouvelle étape de leurs vies, et coupent avec leur situation
présente. Elles purifient d’un passé accablant d’une part, et symbolisent la
délivrance de tout un peuple, de l’autre.
L’attente
du soldat que ©Œmid détient n’amène finalement que
“ l’horreur ” qu’il avance puisqu’il est entre ses mains, et il n’y a
que la mort devant lui : “ Allons, lui dit-il, soyez un homme brave
et parlons de Jaffa. L’attente silencieuse n’amène que l’horreur ” (p. 227). Un
peu plus loin, il lui dit : “ Que tu meures de soif ”. Le dire de ©Œmid porte cette fin “ horrible ” dont il
parle : la mort et la soif meurtrière. Le mot prépare l’action puisque ©Œmid se prépare à passer à l’acte meurtrier.
Ainsi,
dans cette dimension dramatique, le discours chez KanafŒn¸ se veut libérateur.
Dans De
retour à ©ayfŒ, le dialogue
des quatre personnages est mêlé d’émotion, de douleur et d’amertume. Il aboutit
à dévoiler une vérité affligeante pour Sa“¸d et sa femme à propos de leur fils ; «aldán n’est plus le leur, il est perdu ainsi que ©ayfŒ, et marque un changement dans leur façon de voir les choses. C’est ce
qui ôte alors tout caractère tragique du discours puisqu’il fait que Òafiyya et Sa“¸d réalisent que tout leur rêve n’est qu’illusion, et
ne peuvent plus vivre dans le mensonge. Sa“¸d se rend compte que “ la Palestine est plus
qu’une mémoire, plus que des plumes de paon, plus qu’un enfant, plus que du
gribouillage sur un mur ” (p. 411). Et à la fin du roman, il souhaite que son
deuxième fils soit dans les rangs des fida”iyy¸n (soldats).
Cette
portée dramatique va jusqu’à faire du discours dans Umm Sa“d une source
de vie. Le dire de Umm Sa“d à propos du sarment de vigne, devient réalité : la
vigne pousse à la fin de l’histoire, et le texte illustre lui-même cette portée
dramatique. Le discours de Umm Sa“d peut être considéré de ce point de vue du début à la
fin du roman, comme une “ plantation ” de mots qui finissent par
fleurir. Dès la première visite chez Sa“¸d, cette femme arrive avec un sarment de vigne qu’elle
veut planter : “ Je l’ai coupé d’une vigne que j’ai trouvé dans la
rue. Je vais le planter devant la porte, dans quelque années, tu mangera des
raisins, dit-elle à Sa“¸d ”. Et lorsque Sa“d croit qu’il n’est qu’un “ bâton sec ”,
elle lui répond : “ Il paraît ainsi, mais c’est une vigne ” (p. 249).
L’écriture se développe d’un événement à l’autre sans évoquer ce sarment, mais
c’est à la fin du texte que l’on le découvre sous la forme “ d’une tête
verte qui fend le sol ” par la
bouche de Umm Sa“d qui s’adresse à Sa“¸d en lui disant : “ La treille a poussé cousin,
elle a poussé ! ...elle regardait cette fine tête verte qui fendait le sol
avec une vitalité audible ” (p. 336). Et c’est ainsi que le texte illustre le
dire de Umm Sa“d. Et le temps du roman n’est dans ce sens que le temps de cette
réalisation, la poussée du “ la tête verte ”.
Chez
Dib, plusieurs romans, comme par exemple, La Danse du roi, Le Maître
de chasse et Dieu en Barbarie, deviennent, par la forte présence du
discours direct ou rapporté au temps présent, des machines où le discours fuse
de toute part.
Si
nous prenons le premier, le discours revêt un caractère d’actualisation pour
l’interlocuteur et pour le lecteur par l’utilisation du temps présent, du style
direct et par l’apport de tous les détails qui le caractérisent, ainsi dans la
description des personnages, et de leurs états : “ Je crève de
froid, pouvez-vous le comprendre ? ” dit Slim à ses compagnons. Ou
encore : “ Je suis tout raide tout dur en dedans. ” Ainsi
que de leurs réactions vis-à-vis de ce déplacement : “ On a
assez fait de route pour cette nuit, Arfia ! tu trouves pas ? ”
(p. ). Parfois, dans certains passages du roman, il s’élève vers un discours
théâtral par le face-à-face des personnages.
Le
Maître de chasse se réduit en effet
aux différents discours des personnages. Discours au styler direct, multiplié
par les différents locuteurs et fonde l’histoire du roman. Il fonctionne ainsi
comme une vie des personnages et de la parole elle-même. Il fonctionne ainsi
comme une vie des personnages et de la parole elle-même. Il s’organise sous la
forme de différentes scènes qui correspondent aux différentes apparitions des
personnages. A chaque locuteur correspond une apparition et une réplique. Il
fait de cette façon le plein du roman, mais cache au fond un
“ creux ” selon l’expression de Rykner Arnaud à propos de l’œuvre de
Sarraute : “ Le langage n’est qu’un plein qui cache un creux ”. [60]
La
présence du dialogue dans les deux oeuvres est manifeste. Dans certains romans,
le monologue est tellement chargé d’interprétation qu’il devient dialogue. En
effet :
“ Le
dialogue dramatique au théâtre, comme le dialogue dramatique des genres
narratifs, se trouvent toujours emprisonnés dans un cadre monologique rigide et
immuable ”[61].
Les
monologues qui hantent Ce qui vous est resté s’ouvrent au dialogue dans
le sens où ceux qui parlent, même s’ils sont seuls et isolés, n’excluent pas la
présence de l’autre ; ils l’évoquent, l’interrogent et s’adressent à lui.
De cette façon, l’interlocuteur se rapproche même s’il est loin, et devient
présent du moins pour celui qui parle. Dans ce roman, KanafŒn¸ apprend au lecteur, dès l’introduction, que :
“ ©Œmid, Maryam, ZakariyyŒ, l’horloge et le désert : les cinq personnages
évoluent selon des axes qui ne sont ni parfaitement parallèles ni absolument
opposés, comme il semblerait à première vue, mais plutôt discontinus et même
parfois entrecoupés. Dans cette confusion, deux repères auraient pu être
utiles : le temps et l’espace, mais ils n’ont pas échappé à ce procédé de
“ brouillage ”, de telle sorte qu’il arrive qu’on éprouve une
certaine difficulté à s’y retrouver, voire à distinguer le temps de l’espace ”
(p. 159).
De
cette façon, les interlocuteurs se présentent “ hic et nunc ” grâce à
l’effacement de la distance qui les sépare et à la rencontre des temps.
L’évolution des personnages selon des axes qui s’entrecoupent annule l’absence
et l’éloignement de l’autre, et permet sa rencontre. Si l’on rajoute à cela le
rapprochement des différents espaces et leur “ brouillage avec le temps ”,
on peut dire que cette situation que l’auteur choisit pour ses personnages est
lieu d’ouverture du monologue sur le dialogue. Cette ouverture se justifie
aussi par la relation binaire qui lie les dires. Maryam de Gaza, évoque ©Œmid qui est au désert et ZakariyyŒ qui est absent. ©Œmid, du désert, évoque Maryam et s’adresse à elle dans
un discours de réprimande. Le désert parle de ©Œmid et de sa marche “ sur sa poitrine ”,...
Tous
ces personnages parlent et chacun a besoin d’évoquer l’autre dans son absence,
de se le représenter, car la rencontre réelle est douloureuse (dans le cas de
Maryam et ©Œmid), et est rendue impossible à cause du fardeau que chacun porte.
Chaque monologue dépend de l’interlocuteur, le rappelle, lui répond, ou
l’affronte. ©Œmid parle de Maryam et de ZakariyyŒ ; Maryam, ZakariyyŒ et le désert parlent de ©Œmid, et du temps... etc. ©Œmid parle souvent à Maryam comme si elle était devant
lui, pour lui rappeler sa trahison, et le déshonneur qu’elle lui a infligé en
épousant ZakariyyŒ “ le salaud ” : “ Je t’ai toujours protégée comme
ma vie, vache. J’ai passé tout mon temps pour te servir nuit et jour sans
répit. Je voulais que tu sois une femme noble qui épousera un homme noble ” (p.
176). Maryam parle à ZakariyyŒ pour exprimer sa solitude : “ Personne ne me reste à part
toi... mais tu parais loin bien que tu sois dans mon lit, tu me laisses seule
en train de compter ces pas métalliques froids, qui cognent dans le mur. Cognent. Cognent. Cognent ”.
Cette
parole qui va d’une bouche à l’autre évoque dans son absence, fait le lien
entre ces personnages et le monologue devient dialogue. Le fil qui lie les
personnages les rapproche ; et les distances s’effacent pour unir les
différents espaces. Et le lecteur devient le témoin devant ces événements qui
ne concernent pas uniquement la vie des personnages, mais toute une histoire
d’un pays et d’un peuple.
La
reprise du dire de l’un par l’autre, même s’ils sont éloignés, est une forme de
réplique immédiate. Elle prouve ce rapprochement et montre que le dire de l’un
est reçu par l’autre. Réalisant la perte de sa soeur, seul membre de famille
“ qui lui reste ” ©Œmid n’a plus que cet espace immense dans lequel il
erre et qu’il décide d’aimer : “ Je ne peux pas te détester, dit-il
au désert, mais t’aimerai-je ? Tu engloutis dix hommes comme moi en une
seule nuit. Je choisis ton amour, je suis obligé de choisir ton amour ;
personne ne me reste à part toi ” (p. 170). Cette adresse trouve écho et se
reprend par le désert :
“ Il était vraiment seul, dit le désert de ©Œmid, ... Sans arme, et peut-être aussi sans espoir. Malgré cela, au premier moment de l’horreur, il m’a dit qu’il demandait mon amour parce qu’il ne pouvait pas me détester ” (p. 172). Poursuivant en parlant de sa perte :
“ Ce que j’appréhendais est arrivé, lorsqu’il essayait de passer loin des lumières, il se trompait de direction une deuxième fois. Il se dirigeait tout droit vers le sud sans réfléchir, comptant sur ses pressentiments avec quelque chose d’horrible, mais une horreur irritée... ”.
Cette
situation de ©Œmid où la peur, l’irritation et l’horreur ont lieu,
est identique à celle de Maryzam à Gaza qui parle en reprenant les mêmes mots
du désert :
“ Je tremblais, j’avais peur, j’étais irritée, ©Œmid venait de nous quitter depuis cinq minutes
seulement et ZakariyyŒ était devant la porte, confiant et demandait “ il est
là ? ” et sans attendre, il entrait ” (p. 178).
Celui-ci
répond en reprenant les mêmes mots, et Maryam poursuit en s’adressant à ZakariyyŒ : “ Tu ne pourras pas me détester, ZakariyyŒ, tu ne pourras pas faire cela, tu es tout ce qui
m’est resté ” (p. 142). Ces exemples seront plus nombreux dans l’annexe. Cette
correspondance décrit un alignement et un rapprochement des personnages dans
l’espace et dans le temps, et leurs monologues deviennent par conséquent,
dialogues. La lutte intérieure de ©Œmid et Maryam qui se traduit par le monologue prend
ainsi une tournure dramatique.
Ces
dires qui se correspondent, se reprennent d’une bouche à l’autre ; Le
désert dit la perte de ©Œmid, l’horreur qui le saisit ; Maryam répond par
une même irritation et la même peur en évoquant son départ.
Le
déchirement que vivent Maryam et ©Œmid et qui se traduit dans leurs discours, rappelle le
dialogue des personnages dostoïevskiens où : “ se heurtent et
discutent non pas deux voix entières et monologiques, mais deux voix déchirées
(en tout cas, l’une d’entre elles l’est) ”. [62]
La
construction de ce roman traduit non seulement un état d’âme des personnages,
mais aussi l’état de la société qu’il évoque : “ Une société
dégradée, confuse, troublée, perdue, peut-elle être décrite par les mêmes
procédés narratifs que les romans d’écrivains appartenant à des sociétés
différentes ? ”. [63]
KanafŒn¸ choisit cette séparation - mais est-elle véritable ?- pour
exprimer le déchirement d’un peuple qui ne cesse de rappeler l’autre, de se le
rappeler, d’essayer de se rapprocher et s’unir en un seul lieu : la
Palestine. Bien que Maryam et ©Œmid soient éloignés, la révolte les unit. Ces voix
venant de toutes parts peignent le monde palestinien à la veille de la
révolution. Et l’écriture kanafanienne a pour but de créer cette liaison et
cette correspondance pour aboutir à l’acte révolutionnaire.
Cette
technique joue un rôle important dans L’Aveugle et le Sourd. L’auteur
lègue en effet la parole aux deux héros pour parler de leur handicap, de leurs
rêves et du mensonge qu’ils découvrent. Leur discours est le centre dans la
construction du roman. Ce sont eux qui symbolisent le handicap de tout un
peuple et ce sont eux qui racontent toute l’histoire. “‹mir et Abá Qays deviennent ainsi narrateurs selon plusieurs
niveaux.
Si
elle participe à la dramaturgie du roman, cette technique répond aussi à la
réaction de l’auteur vis-à-vis de son peuple. Car faire parler l’homme
palestinien de son vécu, de son incapacité, lui donner l’occasion de découvrir
ses illusions et les mensonges qui l’entourent, est une manière non seulement
de l’éveiller, mais aussi de le rendre responsable. Faire parler le personnage
est aussi une façon de quêter en lui le militantisme et l’action.
Dans
cette optique dramatique, le comportement de KanafŒn¸ vis-à-vis de ses personnages fait de lui l’Eschyle
qui : “ contrairement à Homère et aux poètes lyriques, place ses
héros au seuil de l’action, face à la nécessité d’agir [64] ”.
L’étude
de la dramaturgie permet la théâtralité et répond à la quête.
(Mais le sort de ces trois personnages est presque fixé
d’avance puisque l’entrée dans la citerne est une entrée dans l’enfer à cause
de la chaleur : “ Abu al «ayzurŒn éteint rapidement le moteur, ouvre la porte, descend et crie :
le sérieux commence... allez je vais ouvrir la citerne ha-ha. La climatisation
à l’intérieur va être comme dans l’éternité, la... ” (p. 114) leur dit Abu
al «ayzurŒn. Le climat à l’intérieur de la citerne est
“ comme dans l’éternité ”. C’est celui de l’enfer que MarwŒn sent dès qu’il se rapproche de la citerne :
“ C’est l’enfer ! Ca brûle ” (p. 116). Ainsi la situation s’inverse : Ces personnages
croient suivre la voie de libération et du salut ; mais elle s’avère tout
le contraire. Elle ne mène qu’à la mort, et quelle mort ! La plus banale
et la plus humiliante : “... ” KanafŒn¸ veut, derrière cette tragédie, montrer à son peuple que toutes les issues
autres que la lutte, mènent à la perte.)
Le
discours dramatique sert à rapporter des scènes dans le passé comme la
discussion de Abá al-«ayzurŒn avec l’enseignant SŒlim, l’accouchement de sa femme puis, la longue
négociation avec les trois personnages. La théâtralité de ce roman est double,
puisque la forme dramatique sert la fin tragique.
“ Parler c’est agir. Toute chose qu’on nomme
n’est déjà plus tout à fait la même, elle a perdu son innocence ”. [65]
Le
bilinguisme dans lequel nous travaillons nous invite à nous interroger sur la
nature des mots effectifs dans chacune des deux langues. Le mot a sa puissance
dans les deux oeuvres, mais cet effet peut être différent de l’une à l’autre.
Dans
l’oeuvre de Dib, la puissance du mot va dans un sens politique. Lorsqu’elle
traduit le mécontentement et la révolte, elle dérange parce qu’elle menace. Ce
que nous venons de dire à propos des Fellahs de L’Incendie et de l’acquisition
non seulement de la parole, mais de la “ bonne parole ”, se rattache
au pouvoir des mots. Si ces mots rendent compte d’une situation vécue, ils vont
surtout contre un système et une politique. L’effet est dans ce cas
double : non seulement ils dérangent ceux qui les reçoivent, mais ils
peuvent aussi nuire à ceux qui les prononcent : “ Nous parlons bien,
tout le monde parle bien... seulement, il faut qu’on y prenne garde ” ( p.
38 ).
La
“ bonne parole ” demande ainsi une précaution et une discrétion parce
qu’elle est chargée de sens et atteint l’autre. Elle devient dangereuse dès
qu’elle dépasse une certaine limite qui est fixée par la société et surtout par
les détenteurs du pouvoir. Arfia, personnage très “ parleur ” peut
être condamnée à cause de cela : “ Tu finiras par être arrêtée tout à
fait ! lui dit Babanag, à cause que tu causes trop, maligne ! Tu les
vois partout, comme ils laissent traîner leurs oreilles ? ” (p. 171).
Ces deux mots homophones “ cause ” et “ à cause ” qui
offrent un ton sonore au dire de Babanag, marquent la limite de la parole.
Causer est cause de danger et d’arrestation. La parole est à prendre avec
précaution et prudence, il ne faut pas en abuser. Car le mot possède un effet
plus fort qu’aucune autre action nous dit Kamal Waëd dans Le Maître de
Chasse: “ Elle est claire pour que chaque mot traverse la salle comme
une pierre, dit-il à ” (p. 12).
Dans
l’œuvre de KanafŒn¸, les mots ont plutôt une
valeur sentimentale très forte du moins pour celui qui les reçoit. Il s’agit
d’une parole qui s’inscrit dans des scènes très délicates et très sensibles.
Dans
ce roman, l’auteur donne son grand pouvoir aux mots qui, dés qu’ils sont
prononcés, agitent le personnage, le déstabilisent et l’affligent. Lorsqu’on
lit ce roman, on ne peut pas imaginer la situation où se trouvent Sa“¸d et Òafiyya sans penser à leur douleur et à leur tourment. De même, Myriam
ne peut les recevoir sans stupéfaction et sans crainte. En effet, les mots lui
pèsent et la mettent dans l’hésitation. Elle se trouve d’un coup dans l’embarras
à cause de la présence des propriétaires de la maison qu’elle habite et les
parents de l’enfant qu’elle a adopté. Elle plonge dans un état
d’engourdissement, se prépare pour parler, mais parfois tarde à accomplir cet
acte : “ Mais Myriam avança, puis s’arrêta, se préparant à dire
quelque chose de difficile . Puis lentement se mit à extraire ces mots qui
semblaient comme arrachés du fond d’un puits asséché par une main invisible ”
(p. 383). Ce que dit Myriam est fondamental pour les deux personnages
“ quêteurs ” Sa“¸d et Òafiyya. Non seulement ses mots les retiennent, mais ils les
déstabilisent et les affectent. Il suffit qu’elle prononce le mot “ Dov ”,
nom qui désigne Kaldun pour ses parents, pour que ceux-ci se dressent et
s’affligent : “ Ils dirent cela ensemble, Sa lui dit Babanag Sa“¸d et Òafiyya, et se dressèrent comme si la terre les avait projetés en
l’air ; et tout énervés, ils la regardèrent ” (p. 369).
Ce mot
qui agit à la façon d’une douleur piquante , d’une brûlure, porte en effet toute
la réalité que ces deux personnages découvrent et vient détruire une grande
illusion qu’ils ont vécue pendant vingt ans. Ce sont des mots qui se chargent
dès que les personnages se confrontent à une situation délicate.
“ Dov ” est pourtant un simple prénom, mais sa charge est plus
profonde que cela. Son étrangeté pour les deux parents et le rapport qu’il peut
avoir avec leur fils, font que sa prononciation provoque chez eux un heurt
“ IrtiÕŒm ”, les inquiètent et les énerve. Le même effet provient de la
phrase de Myriam : parlant toujours de Dov, elle continue à leur
dire : “ .. il est complètement comme son père ... ”
visant son mari et non Sa“¸d, phrase qui, à priori ne porte aucun mal, mais comme
elle vise ce fils perdu et comme elle est dite à son vrai père , elle devient
source de douleur et de colère. Elle fonctionne comme un acte de vol
puisqu’elle implique l’annulation de parenté de Sac“¸d, celui-ci est d’un coup dépourvu d’un droit et d’une
réalité : “ Sa“¸d sentit pour un moment son corps trembler comme s’il
était touché par un courant électrique ” (p. 379).
Parfois
de simples mots deviennent dans le contexte des personnages très chargés et
très effectifs. Le mot “ Mais ” que prononce Myriam avec hésitation
quand elle répond à Sa“¸d lorsqu’il lui dit qu’ils sont venus, lui et sa
femme, “ pour voir leurs choses et peut être qu’elle comprendrait
cela ”, devient pour celui-ci un “ mais ” horrible qui engendre
le meurtre : “ oui, dit Sa“¸d, mais ! ...ce
“ mais ” horrible, meurtrier, sanglant ” (p. 367). Le discours de Dov accentue cet état
de trouble et de douleur après l’avoir entendu, il ne peut tenir en
place : “ Sa “¸d recula, stupéfait et blessé, il se sentit pris d’un
vertige surprenant , tout cela, peut-il être vrai ? ” (p. 373). Quant
à Òafiyya, très affectée à
son tour, elle se rend compte de ce pouvoir du mot “ Elle comprit d’une
façon étrange ce heurt incroyable que les mots peuvent provoquer brusquement ”
(p. 373).
Ainsi, le mot chez KanafŒn¸ trouble, blesse, donne le vertige, transperce et peut conduire à
l’acte le plus tragique.
Cet
aboutissement a lieu dans Ce qui vous est resté, dans la scène où Maryam
s’affronte à ZakariyyŒ ; celui-ci ne cesse de la menacer pour qu’elle se débarrasse de
leur enfant. La répétition du mot “ ÔŒliq ” “ répudiée ” agit comme “ la
goutte qui fait déborder le verre ” en accentuant son humiliation et en
lui prouvant la trahison de ZakariyyŒ. Elle l’humilie, et la révolte tant qu’elle se trouve
dans un état d’hébétude qui la transporte dans un monde diabolique :
“ Soudain, dit-elle, ma gorge se noua et un lourd silence chargé d’une
attente amère plana ; le hurlement d’un chien s’éleva auquel répondirent
de longs aboiements ininterrompus ” ( p. 229). Le mot de ZakariyyŒ est reçu par Maryam comme un grand choc, une douleur
qui installe un grand tournant dans sa vie et lui ouvre la voie de la l’action.
Par sa résonance, il la met dans un état second où règnent “ le hurlement
des chiens et la clameur satanique. ” Elle ne voit plus le monde qui l’entoure,
sauf cet objet qui se présente brusquement à ses yeux, c’est ce couteau qui
“ brilla devant moi, dit-elle, de
sa longue et pétillante pointe ” (p. 230). Ainsi, elle tue ZakariyyŒ, se libère de sa puanteur et de son humiliation.
Mais
KanafŒn¸ recherche aussi la puissance du mot dans la
simplicité, celui qui s’ancre dans la réalité quotidienne. Umm Sa“d n’est pas allée à l’école, elle ne sait pas écrire,
mais elle a sa façon de militer : “ Toi, tu écris tes idées, dit-elle
à Sa“¸d, moi, je ne sais pas écrire, mais j’ai envoyé mon fils là-bas. Ainsi,
j’ai fait ce que tu fais, n’est-ce pas ? ” (p. 271). Lorsqu’elle
parle, elle choisit ses mots pour qu’ils “ descendent ” dans
“ la vie comme descend la lame de la charrue dans la terre. ” Bien
que simples, ces mots viennent comme des “ tirs et des
pointes ” : “ Je sentis ainsi cette pointe acérée qui jaillit
soudain des mots simples, il pénétrait dans nos poitrines à la vitesse d’une
balle et de la vérité retrouvée. Et pour un instant, je vis un ruban sombre de
boue qui pendait du bord de sa robe comme une couronne d’épines ” (p. 271). Par
ces mots qui peignent une autre existence pour le personnage, KanafŒn¸ invite son peuple à agir et à avoir le courage de changer et de
trancher avec une réalité telle que la sienne. Le mot puissant pour lui est
celui qui touche l’être et la dignité de l’homme. Il devient une arme qui
déstabilise, blesse, paralyse et peut engendrer le pire. C’est celui qui remue
en lui tout une réalité amère, celle d’un peuple opprimé et arraché de sa
terre.
Qu’il
porte une charge effective ou qu’il soit puissant, le mot devient une arme
dangereuse et perturbatrice chez Dib. Le mot puissant affecte le personnage
chez kanafŒn¸. Celui-ci s’émeut, réagit et agit, et c’est ainsi que
le discours engendre le côté dramatique.
Mais l’œuvre de Dib est hantée par la quête. Depuis La Danse du roi, l’écriture dibienne ne cesse de toucher au langage et de sonder ses secrets. L’auteur crée tout un univers romanesque où personnages et narration agissent pour son assouvissement. Cette hantise est encore plus forte et plus complexe lorsqu’on découvre que la parole en tant que moyen qui sert la quête devient elle-même son objet.
Dramaturgie et Scénographie
Lieu de
quête
La
scène
lieu
théâtral
Effet
lié à la quête
La mise
en scène
La
représentation
Sujet
et objet de quête
Construction
et Polyphonie
Composantes dramatiques
[1] KANAF‹N· (§assŒn). L’Aveugle et le Sourd. dans al-”ŒÕŒr al-kŒmila, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya, 1972.
[2] KANAF‹N· (§assŒn). Ce qui vous est resté. dans al-”ŒÕŒr al-kŒmila, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya, 1966.
[3] KANAF‹N· (§assŒn). Des Hommes dans le soleil. dans al-”ŒÕŒr al-kŒmila, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya, 1963.
[4] KANAF‹N· (GassŒn). L’Amant. dans al-”ŒÕŒr al-kŒmila, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya, 1972.
[5] DIB(Mohammed). Qui se souvient de la mer. Paris Le Seuil, 1962.
[6] DIB (Mohammed). Habel. Paris, Le Seuil, 1977.
[7] DIB (Mohammed). Les Terrasses d’Orsol. Paris, Sindbad, 1985.
[8] ROUBINE (Jean-Jacques). Théâtre et mise en scène. 1880-1980, Paris, P.U.F, 1980.
[9] La saynète est une petite comédie bouffonne du théâtre espagnol ( que l’on jouait pendant un entracte) Dictionnaire LE ROBERT, Paris, 1993, p. 2046.
[10] DIB (Mohammed). La Danse du roi. Paris, Le Seuil, 1968.
[11] DIB (Mohammed). Cours sur la rive sauvage. Paris, Le Seuil, 1964.
[12] KANAF‹N· (§assŒn). Umm Sa“d. dans al-”ŒÕŒr al-kŒmila, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya, 1969.
[13] DIB (Mohammed). Mille Hourras pour une gueuse. Paris, Le Seuil, 1980.
[14] “‹ÒUR ( Ra–wa). Al-Ôar¸q ”ilŒ al-«ayma al-”u¬rŒ. Beyrouth, DŒr al-”adab, 1981, p. 160.
[15] KANAF‹N· (§assŒn). De retour à ©ayfŒ. dans al-”ŒÕŒr al-kŒmila, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya, 1969.
[16] LE ROBERT. Dictionnaire Historique de la langue française. Paris, Dictionnaire Le Robert, 1992, p. 1892.
[17] VEINSTEIN ( André). La mise en scène théâtrale et sa conception esthétique. Paris, Flammarion , 1955, p. 9.
[18] KANAF‹N· (§assŒn). L’Amant. dans al-”ŒÕŒr al-kŒmila, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya, 1972.
[19] kanaf‹N· (§assŒn). Umm Sa“d. dans al-”ŒÕŒr al-kŒmila, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya, 1969.
[20] BRECHT (Bertolt). Ecrits sur le théâtre. Paris, L’Arche Editeur, 1963-1972, p. 345.
[21]
SEURAT (Michel). KNAF‹N·. Des hommes dans le soleil. Nouvelles présentées et
traduites par Michel SEURAT. Paris, Sindbad, 1977.
[22] Al MU“AWWIS (SŒlim). Beyrouth, AL-Fikr al-“ara¸i, p. 60
[23] DIB (Mohammed). Habel. Paris, Le Seuil, 1977.
[24]
SARTRE (Jean-Paul). Op. cit. p. 14.
[25] KANAFANI (§assŒn). Umm Sa“d. dans al-”ŒÕŒr al-kŒmila, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya, 1969.
[26] KANAFANI (§assŒn). Des hommes dans le soleil. dans al-”ŒÕŒr al-kŒmila, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya, 1963.
[27] DIB (Mohammed). Le Maître de chasse. Paris, Le Seuil, 1973.
[28] “ABB‹S (IªsŒn). Introduction des romans De
§assŒn
KanafŒn¸.
Beyrouth, Mu”assassat al-abªaÕ al-a“rabiyya, 1986, p. 18.
[29] Des homme dans le soleit était effectivement adapté au cinéma par la direction générale du cinéma syrien sous le titre “ Les dupes ” “ al Ma¬hdá“án ”, et était réalisé par l’egyptien Tawf¸q SŒliª.
[30] BONN (Charles). Lecture présente de Mohammed Dib. E. N. A. L, Alger, 1988, p. 147.
[31] Nous empruntons ici ce terme à Bakhtine. Dans son étude de l’œuvre de Dostoîvski, la polyphonie signifie la multiplicité des voix dans le roman. Celui-ci devient alors polyphonique.
.
[32] BAKHTINE (Mkhaïl). La poétique de Dostoïevski. Le Seuil, 1970 (pour la traductio), p. 68.
[33] DIB (Mohammed). La Danse du roi. Paris, Le Seuil, 1968.
[34] KANAFANI (§assŒn). L’Aveugle et le Sourd. dans al-”ŒÕŒr al-kŒmila, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya, 1972.
[35] KANAFANI (§assŒn). L’Amant. dans al-”ŒÕŒr al-kŒmila, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya, 1972.
[36] DIB (Mohammed). La Danse du roi. Paris, Le Seuil, 1968.
[37] BAY•àN (©aydar Tawf¸q). §assŒn KANAF‹N· :
Al-Kalima wa al-jurª, (Le mot et la plaie). Beyrouth, DŒr al-kutub al-“ilmiyya, 1955, p. 88.
[38]
BAY–UN
(Haydar Tawf¸q).
Op. Cit. p. 179.
[39] KANAF‹N· (§assŒn). De retour à HayfŒ. dans al-”ŒÕŒr al-kŒmila, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya,1969.
[40] DIB (Mohammed). Dieu en Barbarie. Paris, Le Seuil, 1970.
[41] DIB (Mohammed). Les Terrasses d’Orsol. Paris, Sindbad, 1985.
[42] DIB (Mohammed). Cours sur la rive sauvage. Paris, Le Seuil, 1964.
[43] DIB (Mohammed). L’Incendie. Paris, Le Seuil, 1954. .
[44] DIB (Mohammed). Le Métier à tisser. Paris, Le Seuil, 1957.
[45] KANAF‹N· (§assŒn). A propos des hommes et des fusils. 4ème édition, Beyrouth, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya, 1987.
[46] Chéhrazade dans Les Mille et une nuits, doit en effet sa vie à l’acte de parler. Elle passe ses nuits à raconter des histoires au roi pour échapper à l’exécution.
[47]
Todorov (Tzvetan). Poétique de la prose. Paris, Le Seuil, 1978. p. 41
[48] DIB (Mohammed). Habel. Paris, Le Seuil, 1977.
[49]
BLANCHOT ( Maurice). L’écriture du désastre. Paris, Gallimard, 1980, p. 23.
[50]
BLANCHOT (Maurice). L’écriture du désastre. Gallimard, Paris, 1980, p. 54.
[51] TODOROV ( Tzevetan). Poétique de la prose. Paris, Le Seuil, 1978, p. 26.
[52] DIB (Mohammed). Formulaires. Paris, Le Seuil, 1970, p. 85.
[53] DIB ( Mohammed). Formulaires. Paris, Le Seuil, 1970, p. 85Formulaires. Paris, Le Seuil, 1970, p. 85.
[54] BARTHES (Roland). Essais critiques. Paris, Le Seuil, 1964.
[55] BONN (Charles).- Op. Cit p. 196.
[56] VERNANT (Jean-Pierre). Idem. p. 177.
[57] BONN (Charles). Idem.
[58] HUBERT (Marie-Claude). Le théâtre. Paris, Armand colin, 1988, p. 14.
[59] Jaffa est une ville palestinienne qui était occupée par les Israéliens en 1948.
[60] RYKNER (Arnaud). Théâtre du nouveau roman. SARRAUTE - PINGET- DURAS. Paris, José Corti, 1988, p. 39.
[61] BAKHTINE (Mikhaîl). La poétique de Dostoïevski. Paris, Le Seuil, 1970.
[62] BAKHTINE (Mikhaïl). Poétique de Dostoïevski. Paris, Le Seuil, 1970 (pour la traduction et la préface), p. 350.
[63] SA“IDI (Mohamed). Analyse formelle et sémantique de mŒ tabaqqa lakum. Roman de §assŒn KanafŒn¸. Thèse de 3ème cycle, Paris III, 1985-1986, p. 10.
[64] VERNANT (jean pierre) NAQUET-VIDAL (Pierre). Mythe et tragédie en Grèce ancienne. Paris, La Découverte, 1986, p. 45.
[65]
SARTRE ( J. P.). Qu’est-ce que la littérature. Paris, Gallimard, 1948, p. 27.