Mourida Akaïchi : Quête et théâtralité à travers les
romans de Mohammed Dib et Gassan Kanafani 

Doctorat Nouveau Régime, Université Lyon 2, 24 novembre 2000,
Directeurs de recherche : Charles Bonn et Floréal Sanagustin

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Début et Sommaire de la thèse

Introduction

Première partie

Deuxième partie

Troisième partie

Quatrième partie

Conclusion, Bibliographie, Annexes

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TROISIEME PARTIE :

 

SCENOGRAPHIE ET DRAMATURGIE

 

 

 

CHAPITRE I : La scène entre quête et théâtralité. 2

Entre éveil et militantisme. 2

Scène et quête. 4

Le spectacle. 7

La suite de scène. 8

CHAPITRE II : La mise en scène. 14

Personnages en situation.. 14

La mise en scène de la quête. 21

CHAPITRE III : Discours et construction dramatique. 25

Construction et Polyphonie. 25

D’une quête qui se dit à une parole qui se quête. 30

Discours et portée dramatique. 40

Illusration schématique. 49

 

 

 

 

De l’espace et du temps, nous venons à la scénographie et à la dramaturgie. Deux composantes fondamentales du théâtre, et donc très liées à la théâtralité du roman. Quel est leur rôle dans la quête et la théâtralité ? Pour répondre à cette interrogation, nous choisissons de voir dans un premier lieu la présence scénique dans les romans, ensuite, la mise en scène, et enfin, la portée dramatique.

 


CHAPITRE I : La scène entre quête et théâtralité

 

Comment la scène peut-elle se situer par rapport à la quête et à la théâtralité ? Nous signalons dès à présent que les scènes que nous relèverons ici, ne seront pas nécessairement théâtrales. Parmi les moments romanesques qui figurent dans les deux oeuvres, certains tendent, par la façon dont l’auteur les présente, vers la théâtralité. Nous allons procéder par éclatement, des scènes les moins théâtrales aux scènes les plus théâtrales. 

La scène diffère dans les romans de KanafŒn¸ et dans ceux de Dib dans le sens où chacun des deux auteurs met davantage l’accent sur un aspect que sur un autre. Bien que la quête reste la composante fondatrice des deux oeuvres, KanafŒn¸, dans la construction de la scène, met l’accent plus sur le militantisme qui reste toujours une forme de recherche d’affranchissement et de liberté.

 

 

Entre éveil et militantisme

Le réalisme qui marque l’œuvre de KanafŒn¸ va de pair avec le militantisme de l’auteur lui-même, et de ses personnages. Partageant la défaite de son peuple, KanafŒn¸  cherche à travers son écriture à l’éveiller et à le sortir de sa passivité. Il part de son vécu dans sa force comme dans sa faiblesse, et l’engage dans la voie de l’action ; tout son art exprime donc ces deux côtés qui sont finalement les deux forces de son écriture. Il les rapporte avec fidélité, et parfois nous représente certains états et certains moments qui constituent le côté scénique du roman.

 

 


De la scène à l’éveil

Ces moments qui peignent le vécu palestinien, deviennent pour l’auteur, le lieu de l’incitation à l’éveil et à l’action. Ainsi, Il nous fait assister dans L’Aveugle et le Sourd[1] à une scène qui nous montre ce peuple baigné encore dans les fausses croyances et le mensonge. La construction repose sur la rencontre des deux personnages devant la tombe du saint. mir l’aveugle, devant la “ pseudo ” tombe du saint, se répand en demandes et en supplications, lorsqu’arrive Abá Qays qui, lui aussi, vient demander l’ouïe. Ces deux personnages symbolisent, par le manque et le handicap qu’ils vivent, la réalité du peuple palestinien. Ce peuple qui a perdu sa patrie et son pouvoir, vit dans l’attente d’une délivrance miraculeuse comme ces deux personnages qui attendent la guérison du saint Abd al-Õ¸.

Mais l’auteur ne tarde à profiter de cette rencontre pour leur montrer le mensonge et l’illusion dans lesquels il vivent, il intervient par une surprise: les deux personnages découvrent que la tombe de Abd al-cÕ¸ n’existe pas et n’est qu’un “ champignon qui a poussé par hasard sur la branche d’un arbre ”. Et c’est à partir de ce moment que tout change et se bouleverse. Le mensonge du saint ouvre une nouvelle étape dans la vie de ces deux personnages comme dans celle de tous ceux qui ont attendu des miracles d’autrui. La situation tourne alors à la déception et à la dérision : Abá Qays voit désormais dans cette croyance un objet de moquerie : “ Je me moquerai toute ma vie de moi-même chaque fois que je me souviendrai être venu demander des oreilles à un champignon, dit-il ” (p. 495).

C’est à partir de cette découverte que cette scène devient le point de départ de nouveaux itinéraires dans le roman. Abá Qays et mir voient le monde d’une autre façon et acquièrent une sensibilité et une clairvoyance qui leur permettent de dépasser leurs handicaps : “ Les perdants qui rassemblent le monde autour d’eux pour trouver un soulagement ! Lorsqu’ils rattachent leurs destins aux griffes d’un destin qu’ils ignorent pour se supporter eux-mêmes ”. A partir du moment où la réalité du saint Abd al-cÕ¸  se découvre: les gens ne vivent plus dans ce rêve qui les a longtemps hanté en leur dessinant les miracles de ce saint. C'est le cas de mir et Abá Qays qui deviennent d'un coup libres de toute superstition. ils ont vaincu ce chimérique saint et en vérité ils ont l’ont tué, ce qui marque leur triomphe :

“ Durant des jours, après t'avoir tué cette nuit-là au fond de la campagne, tu étais notre triomphe qui nous a rendu la pulsion de la vie. Et les jours s’écoulent alors que ta mort perd de son importance et nous le sentons comme un petit triomphe qui fend et perd son ardeur. Tu es l’arme illusoire des malheureux, qu’est-ce que tu as fait de nous ” (p. 545).

Il est vrai que l'illusion laisse en général un sentiment de déception et de tristesse. Cependant, elle peut avoir aussi d'autres effets que nous allons essayer de découvrir dans les deux oeuvres.

Cette illusion  se charge d'un changement, de toute une nouvelle façon de voir le monde : L’Aveugle et le Sourd sont convaincus que si miracle il y a, il ne doit venir que de soi-même et non d'un saint. Cette illusion ouvre sur un monde d'idées qui constitue une vérité philosophique. Abá Qays devient en effet un homme illuminé, il parle en homme sage et connaisseur. Il découvre que tout est futile, et rien ne mérite d'être considéré, il découvre que l'illusion est partout et que son monde est illusoire : “ La vie, les pas de la futilité, le silence, la cécité, les ponts ne sont qu'une illusion puisque l'homme est sous le marteau du monde avec son tapage qui a la voix de la destruction ”. Cet événement se charge d'un changement, de toute une nouvelle façon de voir le monde et ouvre sur un monde d'idées qui constitue une vérité philosophique chez KanafŒn¸.

De la même façon dans Ce qui vous est resté[2]. Les deux rencontres qui réunissent Maryam et ZakariyyŒ d’un côté, ©Œmid et le soldat israélien de l’autre, constituent deux scènes qui se font écho dans le temps bien qu’elles diffèrent dans l’espace. Ces deux confrontations sont le résultat de la longue attente symbolique d’un peuple qui a toujours renoncé à l’action et à la révolte. Mais, à un certain moment, cette réalité lui dicte la révolte comme seule issue. L’intervention de l’auteur se fait pour leur montrer la voie de l’affranchissement : Maryam se trouve dans la chambre face à un mari lâche et à un temps qui ne cesse de “ battre ” l’absence de ©Œmid, la trahison de ZakariyyŒ et la solitude qui “ lui reste ”, elle est cette femme qui ne peut plus ne pas réagir face à l’humiliation de ZakariyyŒ et ne peut plus se soumettre devant ses menaces. Elle décide de se venger et de mettre fin à leur liaison en le tuant. ©Œmid, traversant le désert à la recherche de sa mère, rencontre un soldat israélien qu’il détient et finit lui aussi par le tuer. Dans ces deux scènes, l’auteur part de deux états de ces deux personnages pour leur ouvrir la voie de la révolte et de l’action ; et c’est la vengeance qui se fait voix dans le texte puisqu’elle rompt avec le noeud ou l’intrigue du roman.

Cette façon qu’utilise l’auteur pour confronter son personnage à la réalité, a lieu aussi dans Des hommes dans le soleil[3]. L’auteur nous fait assister à une scène tragique où le groupe de personnages qui prend la fuite vers le Koweït, périt en cours de route. Asad, MarwŒn, et Abá Qays, meurent asphyxiés de chaleur dans la citerne du camion sans aucune réaction. Cette attitude de soumission engendre l’interrogation répétée d’Abá al «ayzurŒn: “ Pourquoi n’ont-ils pas cogné sur les parois de le citerne ? ”,  interrogation chargée du message kanafaniren pour dire à son peuple que la fuite n’est ni  la solution, ni la voie de la délivrance. L’auteur part de cette réalité, la fuite des palestiniens qui croient trouver la fortune et échapper à leur misère pour dire que l’affranchissement réside dans l’affrontement et non dans la fuite.

De l’éveil au militantisme, l’auteur nous peint les épisodes les plus héroïques dans l’acte militant comme dans L’Amant[4]. Le héros l’Amant, QŒssim.., porte une très forte charge militante qui symbolise celle de tout le peuple palestinien. KanafŒn¸ le montre dans sa marche sur le feu comme géant, un homme étonnant par ses actes. Ce passage à travers le feu, fait davantage que surprendre le Cheikh SalmŒn. événement étrange qui marque la conversation de §abassiens. Elle fait du personnage un géant, un mythique et non plus un être humain. KanafŒn¸ part ainsi de la scène pour louer à travers cette image, l’action et le personnage militants.

La scène chez KanafŒn¸ est ainsi, ce lieu où se joue la réalité d’un peuple. Elle est le panorama où se peignent les moments les plus sensibles de la vie d’un peuple blessé, disloqué, mais qui se trouve à l’aube de son éveil. L’auteur la crée à partir de la vie palestinienne pour montrer à son peuple la voie de l’action, celle où se jouent l’éveil et le militantisme. Si le militantisme se présente dans les romans de KanafŒn¸ sous une forme scénique, c’est parce que l’auteur veut le mettre en valeur et en faire une représentation. Dans l’œuvre de Dib, c’est plutôt la quête qui fait l’objet et la matière de la scène.               

 

 

Scène et quête

Parler de la scène et de la quête chez Dib nous amène à dire que la présence de l’une implique celle de l’autre. La scène et la quête sont en effet deux composantes qui vont parfois ensemble, parfois, la présence de l’une fait celle de l’autre et dans d’autres cas, elles convergent vers une seule et même composante. Par sa nature profonde, la quête dans l’œuvre de Dib a besoin d’un univers propre pour son déroulement. C’est pour cela que l’auteur est souvent amené à créer une situation pour permettre la manifestation de chaque quête.

 

De la scène à la quête

Du monde de la quête dibienne, on retient un caractère étrange et un itinéraire hermétique. Son déclenchement obéit à toute une atmosphère préparatrice, à un monde scénique. Pour mettre sa quête au niveau du langage, Dib choisit de placer le narrateur : personnage “ quêteur ” le plus souvent devant une scène inquiétante et affligeante comme par exemple la transformation de la ville dans Qui se souvient de la mer[5]. Ce monde qui se brise et tombe en ruines jusqu’à s’enfuir dans les plus profondes couches terrestres, joue le rôle d’un stimulant pour déclencher la quête du narrateur. La première quête que provoque cet événement se situe au niveau des personnages qui rejoignent le sous-sol comme dans le cas de Nafissa : “ Toutes fois je suis moins à la recherche de celle des deux dont je dois admettre l’existence qu’en quête de l’être miroitant de Nafissa que chaque manifestation révèle comme unique ” (p. 68). Puis, observateur d’un monde qui rentre dans une dimension irréelle, tout l’invite à distinguer le réel de l’irréel, le vrai du mensonger. Il s’engage alors à chercher une réponse à tout ce qui l’entoure, à tout ce qui se déroule devant ses yeux : une scène qui suscite l’interrogation insistante jusqu’au harcèlement, l’attente d’une réponse de toute part. Tout devient lieu de quête et par conséquent de réponse.  

De même, l’attente du héros de Habel[6] au carrefour se répète tous les soirs. Si elle dure dans le temps et dans l’espace, c’est pour servir la quête de ce personnage. La solitude affligeante à laquelle Habel  se confronte à chaque fois qu’il se trouve dans ce carrefour, l’incite à chercher une issue : rencontrer quelqu’un, peut être une femme qu’il est capable d’aimer : Sabine/Lily, et qui peut l’arracher grâce à l’amour aux douleurs de la solitude et au mal de l’exil : “    . ” (p. 32) Lieu de la quête de Habel, le carrefour est aussi un lieu scénique, où se joue l’horreur de la ville : le bruit insupportable des voitures, la circulation vertigineuse, la foule envahissante...etc. Tout ce monde place devant Habel son statut d’étranger et réveille sa nostalgie du pays dont il a été chassé. Le carrefour est donc le lieu originel de la quête pour Habel.

En même temps que la scène est nécessaire pour le déclenchement de la quête, elle constitue aussi son objet et va jusqu’à devenir la quête même. La quête chez Dib exige tellement d’efforts et d’engagement que l’auteur a besoin d’insister sur les étapes qui témoignent de son plus haut degré et de la réaction du personnage “ quêteur ”. L’auteur présente généralement cela sous une forme inquiétante et déstabilisante qui devient le moteur de l’action. Il choisit des situations singulières qui enferment le personnage et témoignent de la profondeur de sa recherche. Dans sa quête du nom, Dib nous fait assister à une scène extrêmement étrange dans Les Terrasses d’Orsol [7] : c’est la fosse que le narrateur découvre à Jarbher. Par son étrangeté et par le souci qu’elle lui dicte, elle traduit la complexité et les difficultés de la quête. Les êtres de la fosse deviennent les acteurs de cette complexité ; ils changent de nature, chaque fois que Ed essaie de les déchiffrer et de savoir leur nom. La multiplication de ces changements entraîne la durée de la scène et par suite, prolonge  la quête du personnage.

 

 

La scène “ quête ”

L’instauration de la quête dans la scène et/ou par rapport à elle se poursuit dans l’œuvre de Dib jusqu’à ce que ces deux composantes se confondent. Dans Les Terrasses d’Orsol. la scène devient objet direct de la quête, voire la quête elle-même. La fosse de Jarbher où résident des êtres étranges constitue la scène qui dérange Ed, le hante, l’angoisse jusqu’à lui ôter la raison :  “ Avec ce fantôme, cette idée de lui-même qui lui fait face, il peut errer sans fin dans les solitudes glacées, courir sans fin ” (p. 27). Mais, elle devient aussi une partie fondamentale de sa mission : “ Des questions sans réponses, sacré nom, dit-il, .... ” (p. 26) Dès sa découverte, Ed met toutes ses forces en action pour comprendre ce mystère, pour déchiffrer ces êtres et connaître le secret de leur présence dans ce lieu. Lieu de la quête puisque Ed veut nommer les êtres dont le nom s’avère introuvable, elle devient elle-même quête. Ce sont les êtres qui déclenchent la quête, mais cette quête revient à la scène même : “ Les habitants ignorent-ils tout de l’existence...de cet horrible  trou.. ” (p. 68). Partant du désir du déchiffrement de la fosse et de ses êtres, la quête de Ed devient plus universelle et embrasse le nom en général qu’il soit celui des choses, des êtres ou de l’homme. Et la fosse engendre la quête du nom jusqu’à celui du narrateur : “ Même le nom que tu portes, ce n’est pas ton nom. ” (p. 151) “ Votre vrai nom c’est celui que vous emportez avec vous dans la tombe ” (p. 151). Ce personnage, s'engageant dans la quête de la nature de ces êtres multiplie ses efforts. D'abord, il les trouve sous l'apparence de reptiles, une autre fois, ce sont des mammifères, puis des araignées. Une nature qui se complique ou progresse peut-être mais en tout cas, l'acte de nommer qui fait défaut le long du roman et qui incarne le côté le plus tragique, reste toujours inaccompli. De ce fait, la quête du narrateur devient la vraie scène. Elle s’étale dans le temps et dans l’espace du roman, et l’on ne pense qu’à son aboutissement. Le personnage “ quêteur ” devient, par ses actions et ses réactions tout un ensemble de données qui forme une scène déroulée sous les yeux du lecteur.

Parallèlement à cet état, le narrateur de Qui se souvient de la mer, devient, lui aussi dans l’acte de sa quête une vraie scène. Sa transformation en pierre, celle de Lkarmouni, figurent comme deux scènes encore plus étranges et plus mystérieuses que celle de la transformations des deux cités. Le narrateur se lance dans la quête d’un sens au monde qui l’entoure et à cette transformation elle-même. Comme ailleurs, Dib nous présente l’enfouissement de l’ancienne cité et la construction de la nouvelle, un spectacle qui installe le péril et la terreur : “ Toutefois je suis moins à la recherche de celle des deux dont je dois admettre l’existence qu’en quête de l’être miroitant de Nafissa que chaque manifestation révèle comme unique ” (p. 68). Comme tous les habitants de la cité, le narrateur se trouve plongé dans une atmosphère de panique et de perte. Il se met alors à chercher la vérité en ce monde qui mêle, force et faiblesse,  mal et bien, mensonge et réalité, vie et mort : “ Nous promenant dans cette simulation de la réalité, dit-il, nous traversions, bien plus vivants que nous, les choses auxquelles nous n’offrions pas la moindre résistance ” (p. 77). Ce monde qui se transforme rentre dans une dimension irréelle. Il ouvre ainsi la voie à la quête de la limite entre le réel et le mensonger : “ Ce matin, dit-il, je suis particulièrement harcelé par ces questions, et j’attends des réponses de moi, de la ville, de la foule, des visages que je croise ” (p. 86).

Dans sa nature même, la scène n’est d’une certaine manière qu’une face, un visage de la quête. Elle est le reflet et la traduction de la nature de la quête elle-même. L’étrangeté de la fosse dans Les Terrasses d’Orsol, le monde mystérieux où s’enfuit la cité ancienne dans  Qui se souvient de la mer, traduisent ses complications et les difficultés qu’elle dicte au personnage-quêteur. Dib crée en effet la scène pour le déroulement de la quête. Mais il l’utilise en même temps comme miroir qui reflète sa nature et nous renseigne sur sa profondeur et sa durée.


Le spectacle

Nous entendons par “ spectacle ”, une étape fervente de la scène. C’est ce moment où tout - personnages, acteurs, actions - rentre en agitation et en bouillonnement. Le spectacle est aussi ce type de représentation d’une action ou d’un événement que l’auteur rend “ présent hic et nunc ” selon la terminologie de Roubine[8]. Ceci nous amène à voir les moments les plus significatifs de la scène. Ce sont des scènes dans la scène, des saynètes[9] qui forment plus un spectacle qu’une scène comme dans Cours sur la rive sauvage et dans La Danse du roi[10]. La marche du groupe de personnages dans ce dernier, que nous avons qualifiée de scène centrale, laisse le champ libre à la manifestation d’autres. Le jeu de Slim et Bassel au moment de leur repos, est une vraie comédie. Ces deux personnages “ acteurs ” s’assoient et prennent le temps pour jouer sous les yeux de leurs compagnons deux rôles : celui du paysan et celui du capitaine. Ce petit entracte sert à les divertir et à les aider pour reprendre leur marche : “ Nous deux, Nemiche et moi, nous les regardons faire les clowns, dit Arfia. Ça nous aidait à passer le temps ” (p. 19). Plus loin, le jeu auquel se donne Wassem vient couronner la marche de ce groupe. Wassem se déguise en roi et agit en un vrai comédien : “ Wassem qui, avait fait une chute dans la décharge, se remit debout, coiffé d’une boîte de conserves vide, et commença imperturbablement à se passer des pneus de vélo usés autour du cou, à se draper de vieux journaux. Ce fut accoutré ainsi qu’il se retourna avec lenteur et majesté vers la femme et les quatre hommes ” (p. 150). Cette comédie porte toute la symbolique du roman. Wassem simule le roi non pas pour amuser les autres, mais pour en finir avec la bouffonnerie et l’amusement : “ Buvez, je l’ordonne ! dit-il, et il tendit le bras comme s’il levait un verre, bien qu’il n’eût rien dans la main. A partir de ce jour, vous cessez d’être des bouffons voués à l’amusement du roi. Entrez et venez recevoir... ” (p. 151).

Mais aussi, la scène onirique qui met terme à la méditation de Rodwan, tourne elle aussi au vrai spectacle. Bien que l’agonie du père se passe dans l’esprit de ce personnage, la narration l’actualise par l’utilisation du présent et du dialogue. Le malade devient acteur devant ses visiteurs qui sont à leurs tour, spectateurs. Il leur apprennent des choses sur la vie à travers son expérience, et les divertit aussi.

Dans Cours sur la rive sauvage[11], la cérémonie qui doit célébrer le mariage du narrateur tourne en des actions magiques et devient un vrai spectacle, notamment la transformation de Radia et son action sur le narrateur. L’atmosphère qui règne dans la salle où le narrateur gît est fervente, les gens sont objets d’agitation et d’émotion en attendant ce rassemblement : “ L’émotion, l’incertitude agitaient leurs rangs ”, observe le narrateur. Le grelot sonne l’apparition de Radia qui donne le signal au déroulement de la fête. Se mêlent alors musique, chant et danse de l’assistance, qui tournent à l’ivresse et au délire : “ chacun s’y jeta avec enthousiasme, y alla  de sa chanson.  La musique commandée là dessus, on dansa ” (p. 20).

D’apparence gaie et cérémonieuse, cette cérémonie où toute l’assistance participe revêt l’habit de la comédie pour dissimuler au fond un sentiment de peur et d’angoisse : “ ... ils préféraient peut être dissimuler leur inquiétude et se prêter à cette comédie, eux aussi ”. Cette cérémonie marque le point de départ des deux événements clés du roman : la perte de Radia d’une part, et la douloureuse quête du narrateur de l’autre. La quête d’Iven Zohar se déclenche ainsi de ce spectacle et devient elle-même spectacle le long du roman. 

KanafŒn¸ est sensible à ce type de représentation. Partant de certaines scènes du vécu de son peuple, comme l’entraînement des enfants des camps dans Umm Sad, il crée de vrais spectacles. Il fait des enfants des camps dans Umm Sad[12] de vrais acteurs dans leur entraînement aux armes. Ces enfants deviennent dans cette représentation, des héros. Car cet entraînement fait d’eux non seulement des enfants courageux malgré leur jeune âge, mais aussi les futurs militants et les défenseurs de la patrie. Ce sont “ les chevaliers de la Palestine ” qui portent la délivrance de tout un peuple. D’ailleurs, leur entraînement, l’espace circulaire (dŒirat) dans lequel ils se trouvent, et l’assistance qui les entoure en train d’exprimer sa réaction et son émotion : applaudissements, ululements, pleurs...etc. “ les applaudissements résonnèrent dans la cour du camps comme du tonnerre ”, rappelle l’époque médiévale, par exemple, les romans de Chrétien de Troyes où il est fréquent que des chevaliers s’entraînent aux armes, généralement à l’intérieur d’une cour royale, que ce soit pour gagner un pari ou pour se préparer à une guerre prochaine.

L’écriture dibienne ne quitte pas le théâtre. Elle en a besoin pour son développement. Dans Les Terrasses d’Orsol, combien est théâtral cet espace où se rassemble une foule multicolore. Les personnages sont vêtus d’une façon diversifiée qui inspire la fête : “ Des gitanes pavoisées comme un jour de fête ” (p. 207). L’état d’âme de l’auteur se reflète dans ces différentes scènes qui sont dotées d’un caractère tragique : “ Des travailleurs affublés du masque tragique de la dignité ” (p. 207). Dib, ne manque pas de marquer La Danse du roi par ce type de scène théâtrale qui se rattache à la marche du groupe de personnages : Arfia, Slim...etc. Le jeu de Slim et Bassel dans les rôle des paysans et du capitaine forme une comédie couronnée par le spectacle de l’érudit Wassem qui se déguise en roi et qui accomplit “ La danse du roi ”, titre et symbolique du roman. On sait que Mille Hourras pour une gueuse[13] n’est qu’un extrait de ce roman, avec quelques infimes rajouts et modifications. Et l’on peut dire que cette scène trop théâtrale, devenue vrai spectacle, ne peut plus trouver sa place au sein d’un écriture romanesque. Le roman, ne peut plus la supporter, la prête au théâtre. Il y a en effet deux mouvements pour ce spectacle dans deux directions opposées ;  l’une ascendante, définit le vouloir de Wassem de dominer tout le monde ; l’autre descendante, le mène à sa disparition : situation tragique qui clôture le spectacle et l’installe à son tour dans la tragédie.

Ce n’est pas uniquement parce que la scène peut témoigner d’un spectacle ou d’une composante théâtrale que l’on souligne sa présence, elle reste aussi un événement chargé et porteur de sens. Bien qu’elle soit différente d’une œuvre à l’autre, elle constitue un moyen efficace chez les deux auteurs. Elle permet d’illustrer et de visualiser les moments les plus sensibles, et les événements les plus marquants au sein du roman. Par son déroulement devant une assistance, par sa présence dans l’écriture, elle ne peut passer sans effet. Elle  a donc une suite dans le roman.

 

 

La suite de scène

Étudier la suite de la scène permet de montrer non seulement son effet sur le personnage, mais aussi son importance dans le roman. C’est parce qu’elle est vue que la scène peut avoir des effets. Son déroulement est ce moment où le personnage, qu’il soit acteur ou spectateur, agit et réagit. Elle peut aller jusqu’à le toucher et changer son comportement. Elle est ce moment qui affecte.

 

 

L’Affranchissement

Si dans le théâtre grec, la catharsis est purification du spectateur par la terreur et la pitié, elle agit par une libération du personnage dans l’œuvre de KanafŒn¸. Cette libération d’une réalité lourde à porter et dure à vivre, touche directement le personnage dans Umm Sad et L’Aveugle et le Sourd.

Le spectacle offert par les enfants des camps dans plus haut ; outre l’émotion qu’il induit chez le personnage, agit sur son comportement Umm Sad évoqué et sur ses actions. Ce n’est pas simple hasard si KanafŒn¸ fait ce choix : il s’agit d’abord des enfants qui incarnent la force et l’avenir du pays. Et ils sont de cette catégorie sociale qui a perdu le foyer et la patrie, comme l’auteur lui-même : enfants des réfugiés qui habitent les camps dont la présence sur la scène du militantisme est très symbolique. Ils incarnent à la fois la classe la plus touchée par l’occupation, la jeunesse, la force et l’avenir de la Palestine. C’est pour cela que leur vue dans cette scène redonne de l’espoir aux adultes, les arrache au pessimisme et va jusqu’à agir au niveau du comportement quotidien pour le changer. Suite à la vue de ce spectacle, Abá Sad n’est plus le même. Il change de comportement vis-à-vis de sa famille et voit l’avenir d’un nouveau regard : Abá Sad changea depuis cet après-midi. C’est ainsi que Umm Sad m’a dit, dit Sa¸d : “ Bien sûr ” dit-elle, la situation a changé. L’homme m’a dit que la vie a maintenant du goût, seulement maintenant ” (p. 334). Ce père se redresse moralement et physiquement et retrouve d’un coup sa fierté :   “ Abá Sad applaudit longtemps, il se tint bien droit et regarda autour de lui avec fierté ” (p. 333). Plus encore, il acquiert  la clairvoyance : “ Il se porta mieux, beaucoup mieux, dit Umm Sad à Sa¸d. Il vit le camp d’une autre façon, releva la tête haute, commença à y voir clair ” (p. 336).

Ainsi, ce spectacle redonne la fierté à ce personnage ; bien que cet entraînement n’ait duré qu’un moment, son effet reste très marquant dans sa vie. Il le délivre d’un état de désespoir qui l’a accompagné jusque là et lui permet d’avoir un nouveau regard sur l’avenir de son pays et de son peuple. Ce changement de Abá Sad est l’effet ou la suite du spectacle que KanafŒn¸ veut atteindre. Le redressement de ce personnage, sa fierté et sa clairvoyance sont les attitudes espérés et attendus de tout un peuple. C’est ainsi que l’auteur montre que l’action est la seule issue pour un avenir meilleur. Et ce n’est pas par hasard non plus s’il choisit Umm Sad pour parler de ce changement ; on sait, et l’auteur lui-même nous l’a appris, que cette femme dit “ vrai ”et lorsqu’elle parle, elle enseigne. Tout palestinien doit donc prendre en compte son dire et tendre vers l’attitude de Abá Sad. 

Dans L’Aveugle et le Sourd, la scène qui tourne autour de la rencontre de mir et Abá Qays devant la tombe du Saint a pour couronnement un dénouement à la fois tragique - puisque tous les rêves de ces deux personnages échouent et leur handicap demeure à jamais inguérissable - heureux, puisqu’il permet leur éveil et les libère de toutes les chimères qu’ils ont vécues. La découverte du mensonge du Saint Abd al-Õ¸ et de ses miracles est ici affranchissement et éveil. Le mensonge disparaît et laisse la place à la réalité et à la vérité.  mir voit le monde d’une autre manière, et découvre que les apparences sont mensongères :

“ Les choses que vous voyez, dit-il, a sont pas les choses, un jour, je vous expliquerai tout cela, sinon vous ne pouviez pas voir dans un champignon un prophète silencieux qui fait des miracles, et moi l’aveugle, qui sais que le miracle se fait du fond, le fruit est le miracle des racines qui se plantent au fond de la terre... ” (p. 506).   

 

La scène leur enseigne que si miracle il y a, il ne doit provenir que d’eux-mêmes et non des saints, ce qu’exprime la philosophie de KanafŒn¸ : il n’y a que la volonté individuelle qui est source de miracles. Abá Qays n’attend plus l’ouïe du Saint, il prend l’initiative de se donner lui-même cette grâce, et remédie à son manque : “ Et je te dis, dit-il à mir, il ne reste plus de place dans le mur de mes illusions pour un nouveau clou auquel j’accroche une promesse des voix que je n’ai jamais entendus, et je me suis crée des oreilles avec lesquelles j’entends le monde ” (p. 505). mir a beaucoup changé, et voit les choses d’une manière plus claire : “ Peut-être, précise-t-il, que les choses deviennent plus claires et plus limpides. Cela me donnait un soulagement étrange et surprenant ” (p. 498).

D’ailleurs, le rire de Abá Qays, s’il montre son éveil, il est aussi chargé d’une double ironie : ce personnage se moque non seulement du Saint qui s’avère un “ champignon ”, mais aussi d’eux-mêmes (lui et mir) à cause de leurs illusions. Ce rire moqueur qui acquiert “ le bruit d’une jarre d’eau ”, montre que le personnage prend sa distance par rapport à ce qui l’entoure. Et l’auteur est volontiers derrière ce rire, c’est lui qui les conduit à cette fin et veut les voir abandonner leurs fausses croyances.

Cette découverte est naissance : mir renaît en acquérant un nouveau nom, celui de Abd al-ŒÕ¸ (le saint) qui, lui, meurt (son nom était la seule chose qui le liait aux gens et l’éternisait) : “ Chez nous à Ôayra, dit Abá Qays, lorsqu’un être cher meurt, lorsqu’un père, un grand-père ou un frère meurt, on donne son nom au nouveau né ” (p. 509). En effet : “ l’Aveugle qui a acquiert la clairvoyance par connaissance, et qui a décidé d’illustrer lui-même son miracle, devient le nouveau substitut du saint ”. [14] Depuis cette renaissance, mir sent et reconnaît les choses sans les voir des yeux. Abá Qays lui aussi, reçoit une sorte d’ouïe : “ Mais la vérité, c’est que je lisais sur les lèvres des gens, et je savais ce qu’ils demandaient ” (p. 517). 

La naissance ouvre d’ailleurs le roman : “ On dira après, dit le narrateur, que ce qui est arrivé était impossible, mais maintenant les autres disent que c’est une aventure, et moi, je dis que c’est une naissance ” (p. 473).

Cette suite marquée par l éveil figure aussi dans De retour à HayfŒ[15]. Le rêve de Sa¸d et Òafiyya de retrouver leur fils fond comme “ la neige sous le soleil ” : “ ...et il s’étonna (Sa¸d) de perdre tout sentiment envers lui, et il imagina que toute sa mémoire envers “ «aldán ” était une poignée de neige sur laquelle brillait brusquement un soleil brûlant et la faisait fondre ” (p. 406). Leur rencontre avec Maryam et Dov/«aldán ne leur laisse que déception, affliction, et couronne un rêve de vingt ans pour l’interrogeant. En même temps qu’ils voient leur rêve s’effondrer, Sa¸d et Òafiyya atteignent une libération qui les arrache au monde de l’illusion et du mensonge. Malgré la douloureuse découverte à laquelle ils se confrontent  et l’affliction qu’elle leur porte, cette suite est plutôt heureuse dans la conception de KanafŒn¸ puisqu’elle prépare à une meilleure vision du monde. La scène laisse derrière elle une réalité amère et dure à assumer non seulement pour ces deux personnages mais aussi pour tout palestinien. Ce fils dont ils ont rêvé pendant des années s'avère inexistant. Sa¸d et Òafiyya cherchent «aldán dans Dov, mais ils se rendent compte après avoir vu son comportement et entendu son discours, qu'ils l'ont perdu pour toujours, celui-ci ne peut pas être le leur même physiquement. Cette recherche s'avère ainsi inutile aux yeux de Sa¸d, voire une erreur puisqu'il incombe à tout palestinien de payer un prix et «aldán en est un. L'outre scène se présente comme une entrée dans le monde de l'endurance. C'est à partir de ce moment, où Sa¸d et Òafiyya découvrent leur illusion, qu'ils perdent leur fils et commencent le deuil. Si nous essayons d’illustrer ce que nous venons de dire, ces fonctions nous permettent d’avoir le schéma suivant :        

 

 

 

 

Divertissement (rire)                                                           Enseignement

 

 

 


Scène

 

 

 


Catharsis (Purification, Affranchissement)                Émotion (Peur, angoisse,...)

 

 

 

 

 

Ainsi, l’action de la scène sur le personnage se manifeste sur le corps et sur l’esprit. Maléfique, elle accable. Bénéfique, elle divertit, purifie, et enseigne. Elle ne peut passer sans laisser des effets.

 


La multiplication de la narration

Par son déroulement, la scène permet le renouvellement de la chaîne narrative du roman. Dès qu’elle s’installe dans l’écriture, elle agit par l’apport de nouveaux événements. Les deux scènes dont  nous avons parlé chez KanafŒn¸ dans l’Aveugle et le Sourd, permettent à la fois la continuité de l’écriture et son entrée dans le courant du changement et de la révolte. La rencontre des deux personnages Abá Qays et mir dans L’Aveugle et le Sourd est la surprise qui va jouer un rôle essentiel dans la chaîne 2événementielle du roman. On apprend en effet, grâce à cette rencontre que mir est sourd et vient du même village que Abá Qays : Ôayra. Comme mir, il vient jusqu’à la tombe de Abd al-Õ¸, demander son aide. La  scène se noue autour de cette rencontre pour amener un autre événement qui bouleverse les deux personnages : la découverte du saint qui, de par son rôle multiplicateur de la narration, bouleverse aussi l’écriture de cette dimension onirique pour entrer dans la clairvoyance et de la dérision.

Chez KanafŒn¸, la scène est ce phare qui illumine la voie à l’aboutissement de  l’écriture. C’est à partir d’elle que le changement s’opère : “ Je me moquerai toujours de moi-même, dit Abá Qays à mir, chaque fois que je me rappelle que je suis venu demander de l’ouïe à un champignon ” (p. 495).

“ Maintenant, et peut-être pour la première fois, dit mir, je vois, dans l’obscurité qui entoure mes yeux, une vérité brillant d’une lumière que personne ne peut supporter, je t’accepte cécité, je te défie et je peux sonder ton fond, et si celui qui trouve dans un champignon un prophète et un saint qui font des miracles, moi je trouve,  avec mes doigts, un fruit de l’insouciance qui glisse sur le pied de nos rêves comme la futilité qui pousse et se détruit ... ” (p. 506).

Ainsi, le discours d’exhortation cède la place à un discours de vengeance : mir acquiert une clairvoyance qui lui permet de voir le monde comme s’il avait des yeux, plus encore, il devient lui-même le saint en acquérant son nom : “ je vais te nommer Abd al-ŒÕi dit Abá Qays à mir,  une bénédiction pour ce souvenir ” (p. 495).

 

(1) L’Amant

Parler de la suite de la scène dans l’écriture de ce roman, est chose évidente puisque son écriture en dépend. Celle-ci se tisse de scène en scène jusqu’à y puiser son titre qui n’est autre que ce nom attribué à QŒssim par les gens de la §abassiyya, issu de sa marche sur le feu. Le roman commence par évoquer le moment le plus récent et remonte dans le temps pour nous rapporter les autres événements. La marche de QŒssim sur le feu constitue un acte étrange qui devient, de par l’effet qu’il dicte au Cheikh SalmŒn, une histoire curieuse que les gens de la §abassiyya véhiculent de bouche en bouche ; elle se prête ainsi à la narration et devient son objet même: “ Les gens ne pouvaient raconter à son sujet que l’histoire de sa douce marche sur le feu ” (p. 427).

S’enchaînant à cette scène, la narration nous en rapporte une autre qui tourne autour de l’arrestation du même QŒssim/Abd al-kar¸m, et à son tour, réveille d’autres réactions et participe au tissage d’autres histoires :

“ Et ce soir-là, on dit à §abassyya : l’Amant était un criminel dangereux qui s’était caché ici un temps et il avait trompé le chef, le cheikh SalmŒn et tout le monde. Et Dieu merci, on a pu l’arrêter avant qu’il commette un autre crime ” (p. 433).

Cela fait penser à l’événement précédent dans son parcours ; sa fuite devant le capitaine Blacke. Objet de la narration du deuxième chapitre, cette fuite nous rapporte l’installation du héros chez l’agriculteur sous le nom de ©assan¸n et son histoire personnelle : celui-ci s’est caché sous ce nom pour échapper à la poursuite du capitaine Blacke.

Dans cette façon de remonter dans le temps pour suivre le fil de la scène, l’écriture s’en nourrit et sa marche forme une quête de la scène créée à partir d’une autre dont l’écriture tire son souffle. Lorsque l’auteur dit au début du chapitre II :

“ Personne, de toute façon, ne sait comment la vie s’organise. Parfois, l’on croit qu’une histoire est finie alors qu’elle vient de commencer ” (p. 429).

Ne fait-il pas un clin d’œil à ces différentes scènes que l’on découvre dans  le roman ? Ne dit-il pas ici au lecteur que la scène présente n’est que le début d’une autre qui va suivre ?

L’Amant est ainsi une suite de scènes ; si celle-ci vaut au personnage l’acquisition de différentes identités, elle est source créatrice pour l’écriture : c’est la naissance de nouveaux mots, qui font les différents noms du héros pour chaque événement : de Abd al-kar¸m à Hassan¸n à QuŒsim à Al-Ñiq (l’Amant) jusqu’à Al-saj¸n (le prisonnier) n°162. Et si, comme l’annonce l’introduction, ce roman “ pourrait être l’épopée qui était toujours dans l’esprit de KanafŒn¸ pour faire la chronique de la révolution palestinienne... ”, il le serait, bien que ce roman reste inachevé, sûrement grâce à la forte présence scénique qui porte l’essentiel de l’événement.

Dans Les Terrasses d’Orsol de Dib, la scène devient l’obsession de l’écriture comme elle l’est pour le narrateur. Non seulement elle est l’événement affligeant et inquiétant qui s’installe dans le roman, mais elle devient aussi le projet principal de sa narration. Tout tourne autour de la fosse : les déplacements de Ed, ses actions, ses réactions. Tout son songe se centre autour d’elle et de son déchiffrement. Plus la quête du narrateur autour de la fosse se prolonge, plus la narration se développe. Ce développement est de plus en plus motivé par l’inassouvissement de la quête et l’absence de réponse. L’énigme de la fosse multiplie ainsi l’écriture jusqu’à bouleverser la mission du narrateur et devenir elle-même l’objet de ses rapports : “ Ce sont des notes personnelles, dit-il. Elles ont trait à la fosse et au mystère dont elle s’entoure... ” (p. 101). Cette scène qui hante le roman finit par condamner la narration à sa poursuite comme elle condamne d’ailleurs le narrateur à son déchiffrement : “ Je pense, dit-il, quoi, la fosse ? Je suis condamné à la fosse ? Mais je ne dis rien, j’attends la suite ” (p. 181). 

La présence de la théâtralité chez les deux auteurs, fait qu’ils vont plus loin que la scène pour en montrer l’importance et l’effet. Comme dans le théâtre où le spectateur réagit d’une façon ou d’une autre ; la scène dans les oeuvres, est elle aussi, effective. La scène est ainsi lieu de quête comme de théâtralité. Elle permet de montrer les moments les plus sensibles de la manifestation des deux thèmes. Et figure dans l’écriture comme une marque et un objet précieux pour son développement.  


CHAPITRE II : La mise en scène

 

En général, la mise en scène signifie la mise en évidence d’un personnage ou  d’un autre élément dans un ouvrage littéraire. C’est :

“  donner à (quelqu’un, quelque chose) une place dans un ouvrage littéraire ”. [16]

Celle-ci peut être théâtrale ou non. La mise en scène est théâtrale lorsqu’elle touche à des techniques dramatiques :

“ Le terme mise en scène désigne l’ensemble des moyens d’interprétation scénique : décoration, éclairage, musique, et jeu des acteurs ”. [17] 

Nous voulons voir dans ce nouveau volet que la mise en scène constitue dans nos oeuvres un des projets les plus importants des deux auteurs, nous verrons que ce terme “ mise en scène ” figure dans les deux oeuvres avec les deux sens que nous venons d’avancer. Comment cette mise en scène est-elle représentée chez les deux auteurs ? Et quel est son objet ? Ce sont les deux interrogations auxquelles nous allons essayer de répondre chaque fois que la mise en scène se présente.

Si l’on considère le roman comme un espace étendu sous les yeux du lecteur, on trouve que certains romans se prêtent à la mise en scène du personnage. Celui-ci devient en effet plus qu’un homme, et se présente comme un ensemble d’actions et de réactions qui s’exposent au regard.

 

 

Personnages en situation

Si l’écriture de KanafŒn¸ est hantée par la quête de l’action comme nous venons de voir, elle est aussi lieu de recherche du personnage qui agit et milite. De cette quête découle une valorisation de l’action et de son sujet. Le militantisme se place ainsi en avant de toutes les autres composantes comme le personnage militant occupe le rang le plus héroïque. Cette façon de présenter le personnage militant que nous allons voir dans le cas du héros de L’Amant[18] et de Umm Sad[19] est une mise en scène qui obéit à une “ distanciation ” selon la terminologie brechtienne :

“ Distancier, c’est transformer la chose qu’on veut faire comprendre, sur laquelle on veut attirer l’attention, de chose banale, connue, immédiatement donnée, en une chose particulière, insolite, inattendue ”. [20]

C’est surtout à travers le militantisme et l’énergie que le personnage kanafanien devient la seule véritable force. Ainsi, il se soumet à une mise en scène. Dans tous ses écrits, KanafŒn¸ réserve au personnage militant un rang au dessus des autres. Car celui-ci représente pour lui une force qui peut engendrer des miracles. La seule force à laquelle il croit et appelle son peuple à y croire. Mais la place qu’il accorde à Umm Sad reste singulière. Dès l’introduction, nous connaissons d’emblée Umm Sad :

“ Umm Sad est une femme réelle, je la connais bien, et je la vois toujours. Je parle avec elle, j’apprends d’elle, il y a entre nous un lien (familial). Malgré cela, ce n’est pas ce qui fait d’elle une école quotidienne. Le lien familial qui est entre nous est infime si on le compare au lien qui la lie à cette classe sociale (), classe écrasée, pauvre, et jetée dans les camps du malheur, où j’ai vécu avec elle et je ne sais pas combien j’ai vécu pour elle ” (p. 241).

C’est ainsi que l’auteur introduit son roman et présente Umm Sad. Umm Sad fait partie de cette classe sociale la plus écrasée, est ainsi plus proche de l’auteur socialement que familialement. Elle est une école qui ne cesse d’apprendre aux autres, et une militante puisqu’elle fait partie de cette classe sociale qui “ a tout perdu et se trouve jetée dans les camps. ” Elle partage avec l’auteur la vie de réfugiée et de militante, mais en plus de son rôle en tant que femme et mère palestinienne, elle possède le plus important rôle du roman, elle est l’héroïne qui guide son écriture  jusqu’à lui donner son nom pour titre. Plus encore, sa fonction dépasse celui de l’auteur, puisqu’elle dicte les mots et l’auteur n’a ici d’autre fonction que celle d’un scribe :

“ Umm Sad m’a beaucoup appris, dit-il . Je peux dire que presque toute lettre qui vient dans les lignes  suivantes provient d’entre ses lèvres qui restèrent en dépit de tout, palestiniennes et d’entre ses fortes paumes qui attendirent en dépit de tout, l’arme pendant vingt ans ” (p. 259).

Dès l’introduction, la grandeur de Umm Sad va en s’amplifiant au fur et à mesure que l’histoire du roman avance. La traversée qu’elle opère dans le roman fait  d’elle un ensemble de forces qui se déploie sous nos yeux. KanafŒn¸ ne décrit pas seulement cette femme, ne nous la présente pas seulement, il la met en scène corps et âme. Elle qui est “ plus forte que le rocher ”, et “ plus patiente que la patience ”, ne passe pas sous silence dans ses discours, dans ses états, ni dans ses actions. Lorsqu’elle parle, son discours résonne par son effet et par sa charge :

“ Est ce que tu crois que nous ne vivons pas en prison ? que faisons-nous .... ” (p. 255). Discours qui se met en scène par son caractère didactique. Elle sait plus que les autres et lorsqu’elle parle, elle s’exprime corps et âme : “ je me levais, elle tremblait, c’était sans doute la première fois que je la voyais habitée par cette colère,  dit le narrateur ”.

Parfois, l’un des ses gestes devient un mouvement géant qui couvre l’espace du roman, comme dans cette description du geste de son bras qui devient une force miraculeuse et fait d’elle un être supérieur aux autres :

“ Son bras indiquait une autre fois ces frontières là. Il tournait au dessus du bureau, du siège, des enfants, de ma femme, de l’assiette et de moi-même, puis il restait dans ma direction tenu comme s’il était un pont ou un  ” (p. 270).

Le bras de Umm  Sad n’est plus un simple membre qui se tend, il devient une force qui se détache de tout le corps pour survoler personnages et objets, pour se mettre en scène, et devient le symbole de la communication (il ressemble à un pont) et celui de la lutte (ou un obstacle). La mise en scène du mouvement de Umm Sad porte toute la force de cette femme et la grandeur qui paraît dans sa marche : “ elle m’apparut alors qu’elle marchait le long du couloir, quelque chose de fier et de haut... ” (p. 253).

L’auteur dresse cette héroïne dans un tableau émouvant qui traduit ses pleurs : “ le pleur jaillissait de toute sa  peau, ses paumes dures sanglotaient d’une voix audible, ses cheveux gouttaient, ses lèvres, son cou, la déchirure de son habit... ”. En cet état, le corps de Umm Sad devient un espace mouvant et émouvant où s’exprime fortement son état d’âme, sa douleur, voire celle de toute une classe sociale. Elle s’assimile ainsi à la terre où se joue le spectacle de la nature. Le pleur jaillit de toute sa peau, comme jaillissent les sources de la terre palestinienne. Le sanglot des paumes est audible, “ les cheveux gouttent ”, le cou , jusqu’à la déchirure de l’habit. Et lorsqu’elle parle, elle dépasse sa nature humaine. Elle devient un lieu, un espace où se joue toutes ces forces. Elle est comme la terre où se joue le spectacle de la nature que ses forces dépassent : “ sa voix  était plus forte que la voix du tonnerre qui gronde , l’écho se répandait de toute part comme les cascades ” (p. 273).

Cette mise en scène nous montre combien Umm Sad est grande et unique. Elle est la “ matrice ” nous dirait Michel Seurat[21]. Elle est la mère de tous les palestiniens, elle est la terre palestinienne.

La voix de Umm Sad acquiert cette force unique car elle incarne la voix du peuple le plus anéanti, la voix des habitants des camps qui ont tout perdu et mènent une lutte quotidienne pour survivre. Elle est celle du militantisme, du changement, et de la révolte. Mais n’oublions pas que derrière la mise en scène de cette femme en tant que personne, KanafŒn¸ met en scène la force militante, la volonté du peuple qui peut faire des miracles, et qui peut arracher la vie de la mort comme la “ pousse de vigne ” qu’elle plante et finit par “ fendre le sol ” et pousser.

Ainsi, Umm Sad devient cette figure qui guide l’écriture du roman par sa force et par sa sagesse.

Nous avons vu que les chapitres de ce roman s’ouvrent sur l’arrivée de cette femme chez Sa¸d, arrivée que nous avons qualifiée de montée sur scène. Elle suffit à déclencher le dialogue et la narration. L’histoire du roman tourne autour de ce qu’elle dit et de ce qu’elle fait. Elle devient le centre du roman et de son déroulement. Ainsi, l’auteur fait d’elle le personnage que le lecteur doit suivre dans son discours, ses états et ses mouvements. Parfois l’un de ses gestes devient géant pour couvrir l’espace du roman et le dominer : “ Son bras indiquait une autre fois ces frontières-là. Il tournait au dessus du bureau, du siège, des enfants, de ma femme, de l’assiette et de moi, puis il restait dans ma direction, tenu comme s’il était un pont ou un obstacle ” (p. 270). Lorsqu’elle parle, ses mots résonnent par leur effet et leur charge. “ est-ce que tu crois que nous ne  vivons pas en prison ?  Que faisons-nous dans le camp sauf marcher à l’intérieur de cette prison extraordinaire ? ” Il y a des sortes de prison, cousin.... ” (p. 255). Nous assistons à tous les états : “ elle brillait de bonheur ambiguë ” (p. 254). Lorsqu’elle marche, elle devient plus qu’un être humain : “ elle m’apparut alors qu’elle marchait le long  du couloir, quelque chose de fier et de haut ... ” (p. 253) ; “ je me suis levé, elle tremblait, sans doute c’était la première fois que je la voyais - avec cette colère ” (p. 256). Lorsqu’elle pleure son corps devient toute une scène ou s’exprime sa douleur.

“ le pleur jaillissait de toute sa peau, ses paumes dures sanglotaient d’une voix audible, ses cheveux  gouttaient, ses lèvres, son cou, la déchirure de son habit, son haut front et ce grain de beauté suspendu sur son menton comme une banderole, mais pas  ses yeux ” (p. 270).

Umm Sad devient plus qu’un personnage, c’est une femme qui symbolise toutes les femmes de la Palestine, toutes les mères qui vivent sa condition. Elle représente ce lieu d’expression de la révolte, de la souffrance, de la force, du défi et de la lutte. Elle est plusieurs valeurs à la fois, mais aussi une âme unique et une face unique : la révolte. Ainsi, elle retient notre attention et notre imagination plus qu’aucun autre personnage. Elle se met en scène. Sa voix devient une force surnaturelle : “ sa voix était plus forte que la voix du tonnerre qui gronde dans le ciel, l’écho se répandait de toute part comme les cascades ” (p. 273).

Par la façon de la présenter dans ses états et dans ses actions, Umm Sad devient un ensemble où se mêlent la force, la souffrance, le défi, la lutte et la révolte. Elle se présente sous les yeux du lecteur comme un intérieur et un extérieur qui agissent et réagissent. On la voit corps et âme. Si l’auteur réussit à nous donner une image fidèle et expressive de ce que représente un personnage qui a partagé ses conditions et sa situation, ce serait effectivement celle de cette femme, en effet :

“ L’auteur, à travers les rôles qu’il attribue à ses personnages, voulait vraiment refléter sa vie qui fait partie de la vie de son peuple opprimé et réfugié, à travers les traits et les réactions de ses héros ”. [22]

Dans l’œuvre de Dib, la mise en scène va plus loin que le personnage et touche des points plus profonds. La quête chez Dib est cette composante fondamentale qui meut le personnage et le déstabilise en vue de son aboutissement. Mais l’effet le plus profond s’exprime à travers l’état d’âme du personnage-“ quêteur ”. Les Terrasses d’Orsol et Habel nous rendent un état d’âme nu des deux héros.

 

 

Le désarroi en scène

L’univers du personnage dibien, les conditions dans lesquelles il vit et accomplit son itinéraire, agissent sur lui de manières différentes. Bien qu’il se trouve dans la plupart des cas contraint physiquement, c’est surtout l’état intérieur que l’auteur nous rend visible. Se trouvant au sein d’un monde qui lui dérobe ses secrets, le personnage dibien exprime un état d’âme hanté par le tourment et le malaise qui tourne au désarroi total. Ce désarroi ne peut être ni dissimulé ni maîtrisé. On note d’abord le mouvement, puis le discours. L’on découvre ainsi un intérieur nu qui laisse paraître tout ce qui l’affecte de différentes manières.

 

(1) L’agitation

Le mouvement chez Dib s’avère une composante fondamentale pour la quête, et davantage une vibration qu’un déplacement. Il est dicté par un état d’âme du personnage et constitue une expression directe du désarroi qui l’habite.

 

 

 

(a) Les Terrasses d’Orsol et Habel[23]

Ed s’annonce comme un personnage choqué par la découverte de la fosse : “ Sacré nom, je n’ai de ma vie reçu un tel choc ” (p. 10) Cet événement l’abat en effet et ne lui laisse aucun répit : “ ... il ne faut pas être abattu ou tout excité comme je le suis, dit-il ” (p. 11) ; “ J’en suis encore tout ébranlé, malade ” (p. 11). Habel côtoie une solitude féroce dans la ville de son exil. Dès le début du roman, on découvre Habel dans un état de stupeur et d’hébétude : “  Habel n’a en tête que ce cataclysme solaire qui tourne à la stupeur. Puis, plus rien, évanouis, l’attente, l’éblouissement, l’hébétude ” (p. 7).

Dans ces deux romans, les deux personnages-héros Ed et Habel incarnent l’agitation causée chez le premier par la découverte de la fosse de Jarbher et chez le deuxième, par la douleur de l’exil le malaise et le désarroi.

Plus cet état de choc et de malaise s’accentue chez le personnage, plus son  mouvement se multiplie : “ A ce carrefour. J’y reviens comme un assassin sur les lieux de son crime, dit Habel ” (p. 33). Plus loin : “ Je reviens à ce carrefour, je rôde, je me plante comme cet assassin, soir après soir ” (p. 43). Parallèlement à ce mouvement, L’instabilité et l’inquiétude que vit Ed depuis la découverte de la fosse tourne au désarroi causé non seulement par la découverte du secret, mais encore par l’incapacité de déchiffrer et de déterminer la nature des êtres. Il multiplie ses déplacements : il va vers la fosse, revient, puis y retourne. Ed ne cesse de retourner à la fosse :  “ J’y retourne, dit-il, je ne peux pas y tenir, je cours à la fosse comme si je devais encore m’assurer de sa réalité... ” (p . 82). Retour qui se renouvelle d’un chapitre à l’autre :

“ J’y suis retourné hier après avoir quitté Dodérick. J’y suis retourné une fois de plus et arrivé là-bas, je me suis mis à crier dans leur direction, j’ai crié, je les ai interpellés, longtemps, à perdre haleine ” (p. 93).

Le retour incessant au carrefour dans Habel et à la fosse dans Les Terrasses d’Orsol, répond à cet état instable qui agitent les personnages. Celui de Habel nous montre combien ce personnage est rongé par la solitude et combien il tient à trouver une réponse au monde qui l’entoure. Habel vit dans l’exil où il se confronte à une solitude meurtrière, il vit une vibration physique et morale. Son déplacement se multiplie dans ces rendez-vous nocturnes à un carrefour que le personnage se fixe avec une double figure féminine : Sabine/ Lily. La solitude et l’attente vaine : “ Depuis six soirs, dit-il, c’est le sixième soir. Ce n’est pas arrivé. Et rien n’arrivera probablement jamais ” (p. 48).  nous

Habel ne fait que roder,  faute de faire autre chose. Le désarroi se met en scène à travers ce mouvement incessant, répétitif et vertigineux : “ Je rode, dit Habel, je me plante.. ”.

La course, l’agitation, la vibration ininterrompue de Ed lève le voile sur une âme peinée et en fait un lieu de regard. Ce mouvement continu maintient la présence du désarroi qui hante le personnage, car s’il cesse de se mouvoir, cela implique qu’il rentre dans une quiétude et n’a plus besoin de quêter une réponse.

 

(1) Le discours

Dans une telle situation, le personnage ne se contente pas du mouvement, mais il parle souvent tout seul. l’attente de Habel est ce moment qui dure dans le temps et dans l’espace pour l’exposer corps et âme à un monde qui l’enferme dans toutes ses énigmes. Elle le met face au danger jusqu’à  faire de lui un criminel. Cette situation se traduit par une parole qui ne cesse de dire la douleur, l’impuissance d’aboutir à une réponse, et le désarroi total devant un monde complexe : “ Qui tout nu affronte la solitude, dit-il, la férocité ”. Le tourment de l’attente longue et vaine s’exprime par la répétition des mêmes mots, “ soir ” et “ attente ” : “ Depuis deux soirs que je débouche du métro, dit-il, que je me plante à ce carrefour, que j’attends.  C’est le deuxième soir. Que j’attends de voir ce qui va se passer. ” (p. 23) ; “ C’est le quatrième soir, c’est le quatrième et ( j’en oublie Sabine ; Lily aussi), s’il n’est pas du tout question d’assassin, il est au moins question d’un qui aurait pu laisser sa peau, je dirais même : aurait dû. Et qui attend ” (p. 33), “ Attend depuis quatre jours de voir ce qui va se passer ” (p. 35), “ Qui attend. Qui expose de nouveau sa vie ” (p. 37).

Dans le cadre de cette mise en scène, Les Terrasses d’Orsol et Habel s’apparentent à La Nausée de Sartre[24]. Le malaise est d’abord provoqué dans La Nausée par la vue de “ quelque chose ” qui reste à la recherche d’un nom : “ Ce qui s’est passé en moi n’a pas laissé de traces claires, dit Roquentin.  Il y a avait quelque chose que j’ai vu et qui m’a dégoûté, mais je ne sais plus si je regardais la mer ou le galet ”. ( p. )

Cet état rappelle celle de Ed à la suite de la vue de la fosse : “ Il ne fait pas l’ombre d’un doute, dit-il, j’ai vu cette abomination, ou quelque nom qu’elle mérite, s’est ...monde ” (p. 11). Ainsi, ce malaise qui naît avec la naissance de la quête, se maintient le long de son déroulement, tourne au désarroi chaque fois que cette quête bute et devient une maladie qui le hante : “ Bêtes ou peu importe quoi, je les tiens à l’œil, je tâche de ne pas les perdre de vue dans la crevasse avec tous les recoins qui s’y devinent et je suis encore pris de nausée, c’est au dessus de mes forces, je m’enfuis de nouveau, incapable de poursuivre plus longtemps cette observation, je m’enfuis comme hier ” (p. 17), comme pour Roquentin :

“ Quelque chose m’est arrivé, je ne peux plus en douter. C’est venu à la façon d’une maladie, pas comme une certitude ordinaire, pas comme une évidence. Ca s’est installé sournoisement, peu à peu ; je me suis senti un peu bizarre, un peu gêné, voilà tout ” (p. 17). 

De la même façon que Roquentin trouve l’existence nauséabonde, vit la nausée partout et la porte en lui ; le monde de la quête dans lequel s’engagent Ed et Habel, est nauséabond en raison de la solitude qui le caractérise, et de sa fermeture devant la transparence qui le rend encore vertigineux chez Habel :

“ Une espèce de nausée l’accablait. Un haut-le-cœur qui n’avait pas fini de lui retourner l’estomac, et qui lui donnait l’impression d’avoir été déjà souillé. Comme sa volonté souillée, son plaisir souillé, son amour souillé ” (p. 35).

Roquentin éprouve le même état : “ Il est seul comme moi, dit-il mais plus enfoncé que moi dans la solitude, dit-il du petit homme, il doit attendre sa nausée ou quelque chose de ce genre ” (p. 99). La solitude provoque le vertige : “ Je me lève, dit-il, tout tourne autour de moi ” (p. 176). Ce vertige qui cause la nausée est lui-même causé par la quête du nom :

“ Les choses se sont délivrées de leurs noms. Elles sont là, pense Roquentin, grotesques, têtus, géantes et ça paraît imbécile de les appeler banquettes ou de dire quoi que ce soit sur elles : je suis au milieu des Choses, les innommables ” (p. 179).

Nommer les choses, c’est leurs donner une signification, et lorsque le nom se perd, le sens s’évanouit avec lui comme pour la racine du marronnier chez Roquentin : “ Les mots s’étaient évanouis, dit-il, et, avec eux, la signification des choses, surface ” (p. 181). L’absence du nom renvoie à l’origine, à l’affirmation de l’existence. Tant que la chose échappe par son nom, tant qu’elle fascine Roquentin, et retient encore Ed au monde de la quête : “ d’abord il y aura la peur, dit Ed, l’horreur et les nuits sans sommeil, et après ça, la longue suite de jours d’exil ” (p. 226).  

Le désarroi devient chez le personnage dibien une charge lourde à porter, un mal qui le perturbe, le tourmente, l’enfièvre, et le fait parler. C’est surtout le personnage-quêteur qui ne cesse d’exprimer son état d’âme, comme Ed dans Les Terrasses d’Orsol, le héros de Habel. Dès la première que Ed parle de la découverte de la fosse, il évoque un état de choc :  “ sacré nom, dit-il, je n’ai de ma vie reçu un tel choc ” (p. 10), puis d’agitation : “ Je m’en rendrai compte, mais tout à l’heure, je saurai si je donne en pleine folie et le monde aussi, ou cette ville, ça finira par me rattraper, par me revenir, je le sais ” (p. 9).

Ce discours porte toutes les étapes de ce désarroi : du choc à l’excitation, à la maladie jusqu’à la nausée :

“ ...il ne faut pas être tout abattu ou tout excité comme je le suis ” (p. 11).

“ j’en suis encore tout ébranlé, malade ” (p. 11).

“ que je me ressaisisse, ...temps ” (p. 12).

“ j’avais le sentiment de me perdre, de sombrer dans leur silence ” (p. 13).

“  je suis encore pris de nausées ” (p. 17).

Parallèlement à ce désarroi qui se manifeste dès le début, il y a la lutte non seulement contre ce désarroi, mais pour prouver sa présence : “ Que je surmonte mon agitation. ” L’expression : “ Sacré nom ” que prononce  Ed, et qui participe à l’ouverture de l’histoire, renseigne sur le désir violent de trouver un nom, et l’incapacité.

D’ailleurs, le roman prouve l’accentuation de cet état puisque l’expression revient souvent et devient un leitmotiv qui évoque le mystère de la fosse . Ed parle de son tourment, de son désir violent de mener sa quête, mais aussi de cette incapacité qui ne cesse de l’abattre et de compliquer de plus en plus sa démarche. Il s’expose corps et âme, il se déplace, s’interroge, veille, et souffre....

L’ennui et le tourment chez Habel que lui cause cette attente, s’expriment à travers son discours : l’absence de réponse met Habel dans un état tragique, de proximité avec la mort. Il se voit à la fois comme sujet et objet de la mort, acteur et victime en un lieu où le crime s’installe. Dans cet état, il devient : “ comme un assassin qui retourne invariablement, inévitablement sur le théâtre de ses forfaits, sans être l’assassin ” (p. 43). Il est en effet là pour : “ Donner rendez-vous à sa propre mort ” (p. 48). D’ailleurs, la transparence et la nudité dont parle Habel sont celles de l’âme : “ Qui tout nu affronte de nouveau la solitude, la férocité ” (p. 38). 

Parallèlement, Habel baigné dans l’évanouissement et l’hébétude. Il ne cesse de parler de cet état : “ A ce même carrefour où j’ai raté ma mort, le carrefour ...diable ” (p. 27).

Deux états d’âme noyés dans le désarroi : celui de Ed se manifeste à travers la forte agitation qui le hante et le discours qui exprime son état, là où se jouent l’agitation, l’abattement, l’excitation, l’ébranlement, la maladie, l’horreur, la nausée, le silence, la perte, le dérangement. Plus les mots qui expriment cet état remontent dans l’esprit du narrateur, plus le désarroi s’affiche sur la scène romanesque. Mais l’état de Habel est plus accentué, car il parle d’un désarroi limite, celui qui touche à la mort ; il est rongé par la solitude jusqu’à l’effroi, jusqu’au crime, jusqu’à la mort :

“ Comme un assassin sur les lieux de son crime ” (p.  33).

“ Depuis cinq soirs que je reviens exposer ma vie, tenter la mort ” (p. 44).

“ Seule la cassure, étoile invisible, a poursuivi sa route ” (p. 142).

D’ailleurs la nudité dont il parle figure comme une porte scénique qui s’ouvre pour permettre l’installation du désarroi

En léguant la parole au personnage pour exprimer son désarroi, l’auteur lui prête la mise en scène de son état d’âme, et fait de lui ainsi le premier témoin. Le personnage dibien éprouve le besoin de parler de son désarroi tellement il le hante et l’affole. Le désarroi monte sur la scène romanesque, s’affiche, se dénude pour dévoiler le degré de son tourment. Une mise en scène qui a pour matière l’affolement, le tourment, la douleur, la folie : Habel, en rejoignant Lily, entre dans la folie : drame de vie, drame d’itinéraire.  Tout sombre dans la folie de l’amour, la vie, la nostalgie, comme sombre la parole dans l’ambiguïté.

La scène est cet événement qui agit sur le personnage par le désarroi. Elle change d’un coup son existence quotidienne et le plonge dans l’interrogation incessante.

Cette souffrance qu’elle soit physique ou morale se traduit par une instabilité vis-à-vis de lui-même et du monde extérieur. L’auteur ne cesse d’indiquer et d’exposer cette agitation là où le personnage se trouve. Ed ne peut ni se maîtriser, ni retrouver sa stabilité devant le mouvement qui essaie de le dépasser : “ Que je surmonte mon agitation, se dit-il ” (p. 9) ; puis : “ Enfoncé dans mon fauteuil, j’essaie de retrouver mon calme... ” (p. 10). Cette mobilité dépasse le corps pour toucher l’esprit. Ed se déplace et tout se meut en lui jusqu’aux pensées elles-mêmes x: “ ... des pensées en permanente gestation, l’océan tel qu’il est, ces pensées comme elles viennent, remuées, confondues ensemble, en gestation, toujours en gestation,... ” (p. 16).  

Cette agitation dans Habel se traduit par la fréquentation du carrefour : “  je débouche du métro, je prends la garde à cet angle et j’attends ” (p. 23).

Tous ces personnages rentrent en effet dans une agitation physique et morale, c’est le cas de Ed, Habel  et Iven Zohar ou encore le groupe de personnages dans La Danse du roi ne cesse de remuer des idées et des réflexions à propos de leurs quêtes. La mise en scène de cet état d’âme ne s’arrête pas à ce niveau d’agitation, mais emmène le personnage jusqu’au délire et à la perte où il se trouve confronté à l’impossibilité de la réponse qu’il cherche. C’est pour cela qu’il use de la parole pour exprimer son tourment et sa douleur. Puis, si ce délire persiste, il le conduit à la perte. Les cris et les lamentations des personnages dans La Danse du roi sont des expressions de ce délire qui se justifie surtout dans le cas de Slim . Cet état s’étale sous les yeux du lecteur, il devient par les détails que l’auteur donne lieu d’exposition au regard.

La mise en scène de ce désarroi est ainsi une autre composante qui prouve et accentue la quête. D’ailleurs, l’on peut d’après cet état d’âme, lire le degré de sa complexité. Elle est en effet le miroir qui reflète sa nature. De même, cette mise en scène montre aussi l’engagement de l’auteur dans la quête qu’il dicte à ses personnages. Celui-ci peut en effet avoir d’autres comportements vis-à-vis d’eux, il peut les regarder de loin en train d’accomplir leurs itinéraires sans aucune implication, mais son expérience incessante dans le monde de la quête fait que les personnages ne lui sont pas étrangers, et lui permet de nous rendre leurs itinéraires transparents. La douleur de l’auteur dans sa quête de la création, les efforts qu’il déploie et les interrogations pour creuser par la réflexion et l’écriture en vue de trouver un sens à l’œuvre, le familiarisent avec le désarroi, car le sens reste toujours à trouver.

Cet état d’âme est en vérité le reflet du monde de la quête chez Dib. Si le personnage se trouve dans cet état dès qu’il touche à sa quête, c’est parce qu’il touche à un monde douloureux et sans réponse. Faisant partie de ce monde étrange, la quête se représente au sein de l’espace romanesque, se met elle-même en scène.

La quête du nom apparaît dès le début du roman et dès l’évocation de son état. Ce “ quelque chose ”, ce “ sacré nom ”, reste à déterminer aussi bien pour Ed que pour le narrateur de La nausée. Comme le désarroi qui hante Ed là où il se trouve, la nausée est partout pour Roquentin jusqu’à être dans ses mains : “ Et cela venait du galet, j’en suis sûr, cela passait du galet dans mes mains. Oui, c’est cela, c’est bien cela : une sorte de nausée dans les mains ” (p.)  

En léguant la parole au personnage pour exprimer son désarroi, l’auteur lui prête la mise en scène de son état d’âme, et fait de lui ainsi le premier témoin. Le personnage dibien éprouve le besoin de parler de son désarroi tellement il le hante et l’affole. Le désarroi monte sur la scène romanesque, s’affiche, se dénude pour dévoiler le degré de son tourment. Une mise en scène qui a pour matière l’affolement, le tourment, la douleur, la folie : Habel, en rejoignant Lily, entre dans la folie : drame de vie, drame d’itinéraire.  Tout sombre dans la folie de l’amour, la vie, la nostalgie, comme sombre la parole dans l’ambiguïté.

Les moments de la quête dans l’oeuvre de Dib engendrent des étapes de crise du personnage-quêteur. Le malaise naît avec la naissance de la quête, se maintient tout au long de son déroulement, tourne au désarroi, devient une maladie qui le hante et finit dans la folie. Ce monde de la folie où Habel, Iven Zohar, Ed, finissent n’est que la continuité ou l’aboutissement du monde du malaise et du désarroi.

Le roman dibien va vers la représentation de la quête. Il tend à devenir une scène de la quête originelle et éternelle où se joue l’interrogation perpétuelle. Les mots rentrent en une vibration incessante en quête de sens qui peut réduire tout l’existence et tout le monde à une seule et ultime interrogation : où est la vérité ? Lieu de vibration où tout exige un déchiffrement, la scène du roman dibien est aussi le lieu de l’inquiétude et du désarroi.

 

 

La mise en scène de la quête

L’importance et la place fondamentale qu’occupe la quête dans l’œuvre de Dib, fait qu’elle se valorise et se met en évidence par rapport aux autres événements du roman. Comment l’auteur procède-t-il pour cette mise en scène ?

 

La montée sur la scène romanesque

La quête chez Dib se présente comme un projet qui, dès sa naissance dans le roman, devance tous les autres événements et finit par être son événement principal. la première consiste en sa présentation et /ou sa définition en tant que projet ; la deuxième est son déroulement même. La mise en scène de la quête chez Dib suit deux étapes essentielles. Nous assistons d’abord à sa présentation ou sa définition qui se fait généralement par le personnage “ quêteur ” ; puis son déroulement en tant que quête du nom dans Les Terrasses d’Orsol, d’une quête de réponse, d’un sens dans Habel et dans Cours sur la Rive Sauvage, d’une recherche d’une  cache dans La danse dur roi, d’une quête de l’eau dans le Maître de Chasse,...

 

(1) Présentation et Définition

Pour installer la quête dans le roman, l’auteur commence généralement par la présenter, la définir. Cette présentation est souvent longue. L’on sait dans plusieurs romans qu’il s’agit dès le début d’une action de quête, mais sa définition obéît à une attente de la part du lecteur. Elle se présente elle dérobe ses secrets, sa vraie nature que le lecteur est amené à déchiffrer avec le personnage “ quêteur ”.

On apprend qu’il s’agit d’une quête autour de la fosse dans Les Terrasses d’Orsol bien que l’auteur vise derrière cela la quête du “ sacré nom ”, mais de quel nom s’agit-il ? C’est la continuité de l’histoire qui seule, peut nous procurer la réponse. La quête de Habel tourne tout au début autour de l’attente de Sabine/Hellé que nous ne comprenons que plus tard. Iven Zohar cherche Radia, mais au delà de Radia ? Les personnages de La danse dur roi cherchent une cache. Les mendiants de Dieu dans Le maître de chasse cherchent de l’eau... Par cette manière de présenter la partiellement quête, l’auteur ne fait qu’exciter la curiosité du lecteur pour qu’il suive de près son déroulement et fasse connaissance de ses énigmes. Aussi, le personnage se présente comme quelqu’un qui s’engage dans sa recherche : “ Je finirais bien par trouver une explication,  nous dit Ed ” (p. 9).  

Ainsi, la quête s’installe d’une façon énigmatique, inquiétante. Elle est là, mais elle exige la patience et le temps pour qu’elle se révèle. Et ce côté dissimulé : dissimulation qui garantit sa durée, qui fait son installation lente, mais sûre sur la scène romanesque. Le lecteur s’engage  parallèlement au personnage quêteur pour sa découverte jusqu’à ce que sa voix rejoigne celle de Ed pour dire : “ sacré nom. ” Et décide de sonder ses secrets : “ Je finirais bien par trouver... ” (p. 9).

Et celle de Habel : “ on voudrait que la parole se parle elle-même, libérée ...voix ” (p. 31).

Cette définition ou description de la quête constitue sa première insertion dans le roman comme projet d’action et comme sujet de narration. Et c’est à partir  de ce moment que le lecteur s’installe à travers sa lecture lui aussi comme spectateur pour suivre son déroulement. D’ailleurs, on sait dès le début du roman le degré d’engagement du personnage pour accomplir sa quête: “ je finirais bien par trouver une explication à tout çà; d’une manière ou d’une autre, il en faut une ” (p. 9) dit Ed dans Les Terrasses d’Orsol. Habel attend toujours la réponse “ depuis deux soirs ...” (p. 23) Le groupe de personne de La danse dur roi est déterminé à continuer leur marche en dépit des difficultés et les obstacles.

De cette façon, elle entame une marche dans le roman jusqu’à ce qu’arrive le moment de son déroulement. Et cette fois-ci, elle s’installe définitivement sur la scène romanesque. 

 

(1) Déroulement

Le déchiffrement repose sur la quête interminable du nom : “ je me contenterai d’une demi révélation . Sacré nom, cette horreur me fait battre la campagne ! ” (p. 82) La fosse devient désormais l’objet de la mission de Ed. On l’écrit et on l’envoie. Le déroulement se poursuit jusqu’à devenir un jeu.

 

(a) Le jeu éternel, le “ drôle de jeu ”

Une fois qu’elle s’est accaparée l’espace romanesque, la quête se fait le jeu de l’action du personnage et de l’écriture. Ed devient en effet un acteur infatigable, chasseur avant d’être gibier (p. 10). Il suit de près son jeu, il essaie de cerner ses erreurs et ses échappatoires, il s’y investit complètement : “ tout compte moins que le trou .... ” (p. 155) Il essaie de mener son jeu jusqu’au bout de sa réalisation, mais le jeu continue sans aucune fin concrète, sans aucun coup de théâtre : “ retourner à la fosse ? un jeu qui me paraît encore plus futile, plus misérable que les autres désormais, je n’en vois soudain plus l’intérêt. Je réfléchis, j’examine la situation jusqu’où il est possible de le faire. ”

“ Futile ”, ou “ misérable ”, le jeu continue. Et même la proposition que fait  Saskor  à Ed “ laisse venir les choses ”, ne le convainc pas : “ pourtant, dit-il, je ne suis pas plus disposé qu’avant à faire mienne cette philosophie ” Sans réponse, le jeu de Ed continue sur la scène romanesque jusqu’à sa condamnation à la fosse, au jeu, à la quête. Et ce jeu se maintient non seulement par  l’impossibilité de réponse, mais par la pensée de l’exil, la nostalgie de l’oubli. La quête se joue jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la perte du sens. Et l’objet du jeu reste à poursuivre pour toujours, car  “ nous avons tous des noms qu’il ne faut pas dire, car s’il faut les dire... ” (p.177)

Si le vrai nom est découvert, tout devient donné, le monde devient transparent, sans aucun secret et la présence de l’homme devient à son tour futile. Le vrai nom, c’est la vérité cachée et c’est elle qui maintient la mise en scène de la quête et son jeu sur la scène romanesque. Sinon, l’œuvre, comme le monde, serait sans énigme, sans symbole et sans secret. Cependant le lecteur qui parcourt l’écriture comme il peut parcourir le monde, aura-t-il  un rôle utile ? Quelle autre fonction lui restera-t-il sinon de réduire les mots du roman ? L’écriture dibienne mène ses énigmes pour garantir la théâtralité.

La deuxième étape de cette mise en scène réside dans l’action du personnage, qui constitue le déroulement même de la quête. Celle-ci constitue le projet principal du personnage, et par la suite de la narration du roman ; la quête occupe une place privilégiée par rapport aux autres événements du roman et l’action se centre autour d’elle. Ed dans Les Terrasses d’Orsol ne fait que visiter la fosse depuis sa découverte. Sa mission se réduit à déchiffrer leur nature, mais le nom lui fait défaut à chaque fois “ alors, ... je me mets à courir, ça m’est égal qu’on me voie ” (p. 15 ).

Habel se fixe un rendez-vous tous les soirs au carrefour, lieu de son attente, en vue d’une réponse au monde qui l’entoure et à sa situation. Les personnages de La danse dur roi s’engagent dans une longue et pénible marche. Ainsi, cette action vers la quête devient le moteur de la narration du roman, et sa durée garantit la continuité du fil narratif. De ce fait, elle devient l’objet de l’écriture du roman, de l’attention du lecteur et c’est ainsi qu’elle se porte à la scène du roman. D’ailleurs, la mission de Ed dans la ville de Jarbher tourne désormais dès la découverte de la fosse à cette douloureuse quête du nom  “ qu’est-ce qu’il y a ...toute la place ” L’exil de Habel, premier sujet du roman, laisse la place à une profonde quête au niveau du langage. La quête devient le seul spectacle qu’il faut suivre dans toutes les étapes.

Pour accentuer cette mise en scène, l’auteur joue sur les difficultés que la quête peut poser et les complications qu’elle peut installer devant le personnage, chaque quête, dont on vient de parler, présente au personnage des obstacles et des difficultés comme la nature des êtres de la fosse qui ne cesse de changer et de se compliquer à chaque fois que Ed va les voir :  “ reptiles, crabes ... puis ... des hommes... ” ou l’attente interminable de Habel qui dure sans réponse, ou encore les personnages de La Danse du roi qui vont vers la fin tragique qui attend les personnages.

Ces obstacles jouent comme un facteur qui maintient le déroulement de l’opération “ quêteuse ” et préserve sa mise en scène, puisque son aboutissement engendre sa fin, et sa fin signifie sa disparition de la scène romanesque. C’est cette impossibilité d’aboutissement qui fait la durée de l’action quêteuse comme dans le cas de Ed ou de Habel qui se confrontent à chaque fois à l’absence de réponse : Ed multiplie son déplacement et sa recherche, et Habel multiplie ses rendez-vous  et ses attentes d’un soir à l’autre. Les difficultés que rencontrent les personnages de La danse dur roi, le long de leur route, ralentissent leur marche et par conséquent l’aboutissement à une cache se suspend dans le temps, et c’est ainsi que la mise en scène de la quête dure et se maintient.

La mise en scène de la quête chez Dib est finalement une entreprise qui s’impose à l’œuvre et à l’auteur. Le projet qu’elle installe chez le personnage comme chez l’auteur fait qu’elle porte le roman et son écriture. Par conséquent, elle se met en évidence. Nous assistons à sa narration en tant que projet à réaliser, puis à son déroulement qui lui permet de se placer sur la scène du roman. Ainsi, elle devient son objet principal comme celui des personnages “ acteurs ”.

 


CHAPITRE III : Discours et construction dramatique

 

Si la scénographie est l’art de représenter ainsi qu’on vient de le voir, la dramaturgie touche l’écriture aussi bien dans le fond par l’apport dramatique que dans la forme par la construction du roman. Certains romans se présentent en effet selon des séquences qui forment plus des scènes que des chapitres : Umm Sad[25], Des hommes dans le soleil[26] de KanafŒn¸, ou Le Maître de chasse[27] de Dib. 

 

 

Construction et Polyphonie

Le roman en scènes

Umm Sad se divise en plusieurs parties rythmées par l’arrivée de l’héroïne chez Sa¸d. Chaque nouveau chapitre amène une nouvelle histoire et de nouveaux événements portés par le dialogue de Umm Sad. l’arrivée chez Sa¸d de cette femme au début de chaque chapitre qu’on a qualifiée de “ montée sur scène ” apporte au roman une division scénique. D’ailleurs, chaque chapitre doit son déroulement à cette arrivée et à son entrée dans la maison de Sa¸d. Nous notons : “ Umm Sad entra ”, “ Elle est venue comme d’habitude le mardi dernier, posa ses babioles et se tourna vers moi... ”, “ Il pleuvait ce mardi matin. Umm Sad entra, elle était trempée ” (p. 269), “ Elle posa en arrivant ses misérables babioles dans un coin. Je ne l’avais jamais vue si gaie ” (p. 277), “ Soucieuse, Umm Sad, sitôt arrivée, se mit à tourner en rond dans la maison, cherchant en vain à se donner une contenance ” (p. 303). Tous ces chapitres s’ouvrent sur l’arrivée de Umm Sad qui engendre le dialogue avec Sa¸d et offre un nouvel épisode dans l’itinéraire de l’héroïne.   

Des Hommes dans le soleil se construit selon une ligne progressive. Les six parties décrivent l’organisation et les étapes du voyage-fuite des trois personnages Abá Qays, Asad et MarwŒn. Le roman réserve une séquence à chacun de ces personnages pour les présenter et dire les raisons qui les poussent à fuir vers le Koweït : on apprend que Abá Qays a tout perdu pendant la guerre, “ ses arbres, sa maison, sa jeunesse et toute sa campagne ”. Asad veut fuir de peur de l’arrestation et pour échapper au mariage avec sa cousine. Et MarwŒn veut aider sa famille après le départ de son père, et la suspension de l’aide de son frère qui travaille au Koweït.

“Tous ces personnages, en dépit de la différence de l’âge et des préoccupations, aspirent à la même chose qui les réunit sur le même plan. Son contenu passager est le travail visant à vaincre la faim et la pénurie, alors que son contenu essentiel est la poursuite de la stabilité”.[28]

Les trois chapitres suivants s’organisent autour du voyage, de la négociation de son prix et ils en évoquent le déroulement et les conditions. Le dernier tourne autour de l’aboutissement de cette fuite qui se transforme en une fin tragique des trois personnages, et s’achève par le cri de Abu al «ayzurŒn repris par le désert : “ Pourquoi n’ont-ils pas frappé sur les parois de la citerne ? ”.

Ces chapitres ou séquences deviennent, par le déroulement de l’histoire qui n’est que ce voyage fatal, davantage des séquences scéniques. Car leur développement  s’accomplit pour préparer cette fin tragique qui est la scène ultime dans le roman et dans la vie de ces personnages. De plus, Asad, MarwŒn et Abá Qays sont des symboles, donc des représentations de trois générations du peuple palestinien. Leur présence en tant que telle est fictive ; elle est là pour servir cette fin et pour amener le dernier cri que KanafŒn¸ prête à Abu al-«ayzurŒn puis, au désert. Dans cet acte de la fuite, les trois personnages sont des acteurs passifs, tragiques, puisque sont condamnés d’avance. Ce destin qui les guide vers la mort s’avère pour KananfŒn¸ fatal même s’ils étaient contraints à le subir. La fuite est condamnable, et le but de l’auteur est de lutter contre cette fin par la renonciation à la fuite. Cette construction scénique justifie d’ailleurs le passage du roman à la représentation cinématographique[29].     

Cette construction du roman en scènes est aussi présente chez Dib notamment dans Le Maître de chasse. L’auteur organise l’écriture selon trois parties qu’il appelle : livre 1, livre 2 et livre 3, qui eux-mêmes rapportent les dires des différents personnages présentés plus comme des acteurs qui montent sur scène que des personnages romanesques. Non seulement il lègue la parole à chacun, mais il annonce à chaque fois celui qui la prend : “ Aymard dit ”, “ Marthe dit ”, “ Laabane dit ”, ...

“ L’auteur se contentant dans tout le roman d’indiquer quel est le locuteur, sans donner une seule fois sa propre vision des faits. Le roman est alors une sorte de parabase multipliée à l’infini, ou du moins dans la seule limite de la clôture qu’impose le nombre fixe de personnages de la tragédie ”.[30]

Tout le monde parle, et chacun a quelque chose à dire, même “ celui qui n’a pas de nom ”, même le mort. Par cette construction, et par l’importante place du discours, le roman n’est plus le lieu où se déroule une histoire, un récit ; mais il se présente sous la forme de trois livres, trois actes, trois portes, dirions-nous qui s’ouvrent et lèvent le voile sur des personnages “ acteurs ” pour nous faire entendre leurs discours.

Si KanafŒn¸ construit Umm Sad autour de scènes où l’héroïne est le principal acteur qui monte sur scène ou Des Hommes dans le soleil pour condamner la fuite et inciter à l’action qui font voir la manifestation du militantisme ; Dib construit Le Maître de chasse selon cette forme où les mots sont poursuivis par plusieurs personnages jusqu’au harcèlement, jusqu’à sortir de la bouche du mort, et la parole se réfugie enfin dans la mort pour permettre la manifestation de la scène ultime, celle de la chasse de l’écriture portée par le chasseur maître qui est l’auteur.

Dib a besoin d’architecturer son roman selon différentes scènes de chasse pour pouvoir montrer sa chasse à lui, comme s’il avait besoin de s’entraîner, d’entraîner ses mots et ses idées à travers ses personnages. Cette chasse en tant qu’acte est en elle-même une scène où se mêlent à la fois le désir, le plaisir et le tragique, et où l’écriture elle-même devient la proie. Sa poursuite se maintient dans le temps, mais dans des espaces différents.

La construction du roman en scènes lie avec une autre composante qui contribue à la dramaturgie, c’est la polyphonie.

 

 

La “ Polyphonie ” [31] 

 

“ C’est ce don particulier d’entendre et de comprendre toutes les voix ensemble, et dont on ne trouve l’équivalent que chez Dante, qui a permis à Dostoïevski de créer le roman polyphonique ”.[32] 

La multiplicité de la voix est elle aussi une composante qui marque les deux oeuvres. Comment rentre-t-elle dans la construction du roman ? Et comment participe-t-elle à la dramaturgie ?

 


(1) Les narrateurs “ acteurs ”

Dans les deux oeuvres, le narrateur s’efface souvent devant ce qu’il raconte. Certains romans dépendent en effet de plus d’une voix narratrice. Ces voix fonctionnent souvent en alternance comme par exemple dans La Danse du roi [33], Le Maître de chasse de Dib, ou L’Aveugle et le Sourd[34], L’Amant[35] et Ce qui vous est resté de KanafŒn¸.

La Danse du roi[36] dépend essentiellement de deux voix narratrices : celle de Arfia et celle du père de Rodwan. Elles alternent d’un chapitre à l’autre bien qu’elles racontent des événements différents, et le roman se développe à travers leur progression. Mais ces deux voix deviennent source de plusieurs autres surtout celle de Arfia qui engendre celles de Slim, de Némiche, de Babanag, de Bassel, de Wassem,... Ces personnages sont tout le long du roman en contact par le seul acte de la parole. Ils parlent en agissant, en se déplaçant ; et même quand ils sont immobiles, ils sont en train de parler. Leurs discours sont essentiellement provoqués par leur marche : on parle de la longueur de la route, de ses contraintes ; on se plaint, on lutte pour l’accomplir,..., et sa durée engendre une multiplicité de la voix qui se prête au texte même. 

Arfia actualise l’histoire de sa marche avec ses compagnons à travers la montagne par l’utilisation du présent et du style direct en une scène où la parole fuse de toute bouche et où la voix domine. 

 

 
(a) L’Amant et L’Aveugle et le Sourd 

Dans ces deux romans, la narration s’échange entre plusieurs personnages jusqu’à l’effacement de la limite entre personnage et narrateur. Car chacun est porteur de message, et a son mot à dire. Si dans Ce qui vous est resté, KanafŒn¸ procède par le monologue, dans L’Amant et L’Aveugle et le Sourd, les locuteurs deviennent plutôt narrateurs à tour de rôle, nous dirions des acteurs.

Beaucoup plus complexe que Ce qui nous est resté, L’Amant est “ l’épopée ” où l’ordre temporel s’inverse, et les personnages deviennent des acteurs qui se succèdent sur la scène de la parole. Le roman commence par l’évocation du héros QŒssim, et son arrivée mystérieuse à §abasiyya où il s’installe dans la ferme du cheikh SalmŒn. Puis toute la narration passe d’un personnage à l’autre avec de rares interventions du narrateur qui représente dans ce cas l’auteur. 

Ces interventions se font généralement pour introduire le chapitre ou pour établir quelques liaisons entre les dires où chacun parle de l’autre, complète ou revient sur ce qu’il dit. On ne peut pas suivre les événements si l’on ne sait pas qui parle à qui et qui parle de qui et/ou de quoi. SalmŒn parle de QŒssim qui parle de SalmŒn. le capitaine Blake parle de QŒssim ; Abd al-kar¸m parle de Blake, et ainsi de suite. Par cette prise de parole, les personnages deviennent des acteurs qui occupent successivement la scène romanesque pour parler de l’itinéraire du héros QŒssim. L’événement est en effet concentré autour de sa vie et ses actions, ce qui permet au lecteur de suivre l’histoire selon les interventions des personnages.

Ainsi, QŒssim dit : “ J’avais lavé le cheval, je lui ai donné à boire et je l’ai laissé tourner derrière la maison pour bien se réveiller. Je savais lorsqu’il s’arrêta brusquement et hennit que le cheikh SalmŒn est sorti de la maison. Lorsque j’étais à côté du cheval au coin de la maison, il nous a vu et m’a fait signe d’avancer ” (p. 422).

Et SalmŒn de QŒssim : “ Je lui demandai s’il aimait le cheval. Il leva la tête, lui caressa l’épaule et le regarda dans les yeux et sourit. Je lui demandai son nom, il me répondit : “ QŒssim ”.

Blake de QŒssim/Abd al-Kar¸m : “ Il se créa dans ma tête comme une petite tempête, c’est sans doute Abd al-Kar¸m, et je sais cela. Avant de me tourner, je lui fais entendre la voix de mon fusil en train de se préparer, et je criai : Abd al-kar¸m ! Arrête-toi sinon je tire ! ” (p. 443).

L’échange de la narration d’un personnage à l’autre, d’une bouche à l’autre,  engendre une “ plurivocité ” ; elle devient plus discours que récit et le texte engendre la polyphonie. De cette façon, le personnage devient plus familier au lecteur, voire plus proche ; on sait ce que SalmŒn ou Blake pensent de QŒssim, mais on sait aussi ce que pense QŒssim des autres, comment il considère la vie et comment il se comporte avec le monde. Leurs apparitions successives créent un lieu scénique au niveau du roman, celui de la parole. Ainsi, ces personnages s’identifient aux acteurs qui occupent ce lieu scénique en alternance.

Par cette technique, le narrateur s’efface pour laisser le champ libre à l’intervention des personnages. Cette multiplicité des voix s’accentue dans Ce qui vous est resté, car ici, la parole ne se limite pas aux êtres humains, elle englobe aussi l’inanimé qui acquiert une voix et participe à la polyphonie. En effet :

“ ©Œmid, Maryam, ZakariyyŒ, l’horloge et le désert ne se meuvent pas selon des lignes parallèles (séparées), comme cela nous paraîtrait dès le début. Mais selon des lignes croisées qui parfois se rejoignent jusqu’à un point où elles ne paraissaient que deux lignes. Cette union concerne aussi le temps et l’espace d’où il n’y a aucune différence de limite entre les espaces lointains ou entre les temps disparates. Parfois, entre les temps et les lieux en même temps ” (p. 159).

La rencontre des lieux et des temps - même séparés et différents  - est le champ que l’auteur prépare pour l’intervention des personnages. Bien qu’il s’agisse de deux espaces, Gaza pour Maryam, ZakariyyŒ, l’horloge, et le désert pour ©Œmid ; les dires des cinq personnages se rapprochent et se rencontrent. Ce monde disparate s’unit et fait du roman une vaste scène où tous parlent pour que leurs discours se fassent écho, aboutissent à la révolte, et portent enfin l’action. D’un côté, le désert se lie à ©Œmid et acquiert la parole pour exprimer ses moments de solitude; de l’autre, le temps se lie à Maryam pour “ battre ” le vide et la douleur qui lui restent. Ces personnages :

“ échangent entre eux des relations binaires ©Œmid/Maryam, ©Œmid/ZakariyyŒ, ©Œmid/le désert, à travers lesquels ils se confrontent, se rapprochent, se séparent pour s’unir dans le dernier acte à la fin du roman ”. [37]

C’est ce mélange de l’animé et de l’inanimé, ces confrontations, ces rapprochements, ces séparations dont parle Bayán qui portent le côté “ dialogique ”  du roman, et par conséquent son côté dramatique. Le désert et le temps rejoignent les autres personnages pour participer à la dramaturgie. La fuite horrible du temps devant Maryam ravive toute la douleur qu’elle vit. Elle lui montre la réalité et la pousse à la révolte et à la vengeance. Le désert est le lieu où ©Œmid revit tout un passé douloureux et grâce à la complicité de cet espace (vide, solitude, éloignement), peut s’affranchir de son passé et s’affronte à l’ennemi. Cette longue confrontation entre ©Œmid et le soldat israélien n’aurait pas pu se produire dans un autre espace ; le désert, par le vide qui le caractérise, est l’espace idéal pour cette rencontre. ©Œmid prend le temps de découvrir son ennemi et se laisse tenter par l’idée de la vengeance.

Au moment de l’écriture de ce roman (1966), la révolution réside encore dans le rêve du peuple palestinien. Cette situation complexe où le rêve se mêle à l’attente, est rendue par KanafŒn¸ dans ce monde romanesque mêlé et complexe.

Dib et KanafŒn¸ donnent souvent la parole aux personnages pour des raisons bien déterminées. KanafŒn¸ fait parler le peuple palestinien pour que celui-ci comprenne  lui-même la cause de sa défaite, et trouve la voie de l’action ; il adopte de cette façon une “ forme ouverte ” selon l’expression de Bayán[38]. Et si Dib cherche la voix dans l’au-delà pour faire parler des morts et des anges ; KanafŒn¸ fait parler la terre, le lieu dont la valeur reste inestimable, et qui engendre toute son écriture. La voix du désert, n’offre pas seulement au roman une singularité par rapport aux autres, mais elle engendre encore une polyphonie illimitée. 

Dib, sachant la profondeur et la complexité de la quête, choisit de donner la parole au personnage “ quêteur ” pour montrer d’une part, l’effort qu’elle exige, et l’impossibilité de son aboutissement, de l’autre. Dans cette façon de laisser le champ libre à l’intervention des personnages réside une dimension fortement dramatique. Le roman devient “ polyphonique ”, et le discours de chacun tend vers le dialogue.

 

 

D’une quête qui se dit à une parole qui se quête

Le dire de la quête

Nous venons de voir que les personnages mènent un itinéraire de quête dans les deux oeuvres. Non seulement toutes leurs actions se centrent autour d’elle, mais ils éprouvent aussi le besoin d’en parler, prononcent un discours qui lui est propre, et en font un moyen pour sa réalisation. Celui-ci peut accompagner l’action qui la porte comme il peut être le signe de son inassouvissement ; nous verrons que dans ce cas, il ne reste que la parole pour dire la quête et la représenter.

Dans De retour à HayfŒ,[39] kanafŒn¸ recourt à deux moyens essentiels pour accomplir la quête des deux parents Sa¸d et Òafiyya : d’abord, le déplacement, ensuite, le dialogue. Lorsque Sa¸d demande à sa femme : “  Nous irons à ©ayfŒ ... Pourquoi ? ”, elle répond d’une voix basse : “ nous verrons notre maison là-bas, nous la verrons seulement ” (p. 358). Ce qui est derrière la quête de Òafiyya, c’est le désir de voir le lieu qu’il ont quitté : ©ayfŒ, leur maison et leur fils. La répétition du verbe voir : “ nous verrons. ”, “ nous la verrons seulement ” exprime leur nostalgie et participe à la quête qui les hantent. Quête qu’ils ne peuvent abandonner : “ Si tu veux y aller, dit-elle à Sa¸d, je viendrai avec toi, n’essaie pas d’aller tout seul ” (p. 359).

Ceux-ci n’ont qu’un seul but à travers leur retour : retrouver leur fils. Après avoir regagné ©ayfŒ et leur ancienne maison où ils ont laissé leur fils depuis vingt ans, il leur reste à savoir où se trouve «aldán et comment le rencontrer. Sa¸d et Òafiyya continuent de parler de «aldán, de sa réaction jusqu’à sa rencontre. Dès la rencontre de Myriam, leur parole se mêle de stupéfaction et de surprise, elle oscille entre l’espoir de Òafiyya qui n’imagine pas perdre son fils pour toujours et l’appréhension de Sa¸d qui se rend compte qu’il n’est plus le leur avant même de le voir. Ils parlent de sa réaction : “ cela est un juste choix, dit Òafiyya à son mari. Je suis sûre que «aldán choisirait ses vrais parents. Il est impossible qu’il renie l’appel du sang et de la chair ” (p. 384). Le dire de Òafiyya reste encore chargé d’espoir. Elle n’accepte pas la perte de son fils bien qu’elle l’ait vécu pendant vingt ans. Elle n’imagine pas que cet enfant dont elle a rêvé pendant des années puisse renier ses vrais parents. Mais la confrontation avec ce «aldán détourne son dire à l’affliction et à la déception. Ils découvrent en effet, que le petit «aldán qu’ils ont laissé n’est plus le leur, il ne connaît pas d’autres parents que Myriam et Ifrat et il est devenu soldat israélien. Òafiyya n’acceptant pas cette surprise affligeante, essaie d’aller plus loin, et jouer sur les sentiments : “ Ne sens-tu pas que nous sommes tes parents ? lui dit-elle ” (p. 399).

Ou encore, Sa¸d en réponse à Dov : “ Je ne sais pas. Peut-être parce que je ne savais pas cela auparavant ou en avoir le cœur sûr. Je ne sais pas, en tout cas ; pourquoi ne poursuis-tu pas ” (p. 401). Le discours joue un rôle déterminant dans la quête de ces deux personnages. Il constitue son seul fil détecteur. C’est en parlant avec «aldán / Dov et en l’écoutant qu’ils réalisent que le fils qu’ils recherchent est perdu pour toujours bien qu’il soit devant eux. Et maintenant, c’est le dire de «aldán qui devient la seule clé pour leur quête. Il s’avère dès le début décevant puisqu’il leur montre leur échec en affirmant qu’il n’a pas connu d’autres parents que Myriam et Ifrat :

“ Je n’ai su que Myriam et Ifrat n’étaient pas mes parents que depuis trois ou quatre semaines. Depuis mon enfance, je suis juif. Je vais à la Synagogue et à l’école juive, je mange cacher et j’étudie l’hébreu, leur dit il ” (p. 400).

En parlant de son enfance, de son appartenance à Myriam et Ifrat, de son éducation ; «aldán/Dov les met devant la réalité. Mais il dit par la même occasion à ces deux parents que leur quête est vaine et qu’ils doivent réaliser sa perte. C’est au moment de cette découverte que Sa¸d se confronte à la réalité et se rend compte qu’il a payé un fils comme l’ont fait plusieurs autres palestiniens :

 “ Il me semble que tout Palestinien payerait ; j’en connais plus d’un qui ont sacrifié leurs enfants. Et je sais maintenant que moi aussi, j’ai donné un enfant d’une façon étrange, mais je l’ai payé comme prix... C’était ma part, et c’est quelque chose qui est difficile à expliquer ” (p. 413).

C’est ainsi que KanafŒn¸ utilise le dialogue comme moyen de quête pour montrer à ses personnages et à son peuple la réalité et pour les ôter de leurs illusions ; Sa¸d, réalisant la perte de son fils, dit à sa femme :

“ Quel «aldán, Òafiyya ? Quel «aldun ? De quelle chair et de quel sang parles-tu ? Et tu dis que cela est un juste choix ! Ils lui ont appris pendant vingt ans comment il doit se comporter jour après jour, heure après heure, en mangeant, en buvant et en dormant. Un juste choix ! «aldán ou Dov ou le diable si tu veux, ne nous connaît pas ! Tu veux mon avis ? Sortons d’ici et revenons au passé. C’est fini. Ils nous l’ont enlevé ” (p. 384).

Puis, il leur montre leur culpabilité en tant que parents qui abandonnent leur enfant et en tant que palestiniens qui quittent leur ville. Et lorsque ceux-ci réalisent leur échec, ils parlent de tout et de rien. Sa¸d s’interroge sur la patrie et sa signification : “ Qu’est-ce que c’est la patrie ? dit-il à Òafiyya ”. Leur dire s’étouffe puisqu’il n’aboutit nulle part. Sa¸d ne veut plus répondre à «aldán : “ je ne veux plus discuter avec lui, dit-il à sa femme ”. Puis, il prend la forme d’une longue réponse qu’il fait à  «aldán.

Chez Dib, la quête est dans la plupart du temps portée par le discours. D’une recherche d’identité : “ Je dirais même .. à chercher qui nous sommes, d’où nous venons et où nous allons, dit le Docteur Berchig dans Dieu en Barbarie ” [40] (p. 9), à une quête de la liberté jusqu’à celle du sens. Dieu en Barbarie et Le Maître de Chasse sont deux romans où le discours a pour objet fondamental la quête, que ce soit celle des mendiants de Dieu ou celle de Kamal Waêd. Celui-ci en tant que personnage-“ quêteur ”, n’a que la parole pour savoir la vérité qu’il cherche. Sa démarche est d’interroger son entourage pour trouver une réponse ; une fois, sa mère, une autre, Si Azzallah,... “ Tu va me répondre sans détour, il s’agit d’une affaire capitale pour moi, dit-il à Si Azzallah ” (p. 164).

Les Terrasses d’Orsol[41] est un roman où le discours se met directement au service de la quête, celle du nom qui plonge Ed dans un désarroi total après toutes les tentatives ; il ne lui reste alors que la parole pour l’évoquer, pour essayer de dépasser ses difficultés. Ed parle tout seul pour essayer de comprendre l’énigme de la fosse. Il profite de toute occasion pour dire aux autres qu’elle existe et voir leurs réactions : “ Je dis j’essaie, je réfléchis : je finirai bien par trouver une explication à tout ça ; d’une manière ou d’une autre il en faut une ” (p. 10). Mais, plus la quête résiste au déchiffrement, plus la parole tend vers l’interrogation jusqu’à se réduire à elle : “ Ai-je vu, ou non, ce que j’ai vu ? s’interroge-t-il ” (p. 11). La parole rentre dans le délire et devient son expression.

 Le personnage  “ quêteur ” mène un itinéraire entre le mouvement, la réflexion et la parole. Le déplacement vers le lieu de sa quête ne suffit pas pour apaiser son inquiétude. Ed parle alors tout seul, évoque la fosse, la solution qu’il faut trouver pour cette énigme, et lorsqu’il ne trouve pas la réponse, il proclame : “ je me dis : il m’en faut une.. ” Et dans les moments d’agitation qu’elle provoque, il essaie de se maîtriser en se disant : “ je me dis alors : du calme. Du calme ” (p. 10). Depuis cette découverte, Ed profite de toute occasion, et de toute conversation pour évoquer la fosse dans le but d’aboutir à une réponse ; une fois se trouvant avec Dodérick, il profite pour insister sur son existence :  “ Mon ami, poursuis-je d’un coup,...car cette fosse existe bel et bien,... ” (p. 96). Puis continue avec la même sûreté : “ C’est cette institution ! on l’accepte, on cohabite ...je l’ai bien observé ” (p. 96). Mais le discours de Ed comme sa quête restent sans réponse : “ ...qu’en parler devient l’acte inutile et par conséquent absurde par excellence, conclut-il ” (p. 96). Le dire de la quête essaie de trouver le nom de ce mystère qu’est la fosse et ses êtres, mais faute de le trouver ; il continue à l’évoquer.

Dans Cours sur la rive sauvage[42], le narrateur recourt à tous les moyens pour poursuivre Radia/Hellé. Nous avons vu plus haut que cette quête lui dicte un long déplacement, mais celui-ci va de pair avec le discours. Iven Zohar, outre ses déplacements et ses actions, traduit les étapes de sa quête dans son discours. Il évoque ses difficultés, l’attitude de Radia,... 

Le rythme du discours dans les romans de Dib suit celui de la quête. Il exprime généralement l’état d’âme du personnage “ quêteur ”. Le meilleur exemple pour illustrer ce cas se trouve dans La Danse du roi. Les personnages parlent en effet dans des situations qui leur dictent ce type de discours. Dans cette longue marche, ils n’ont que la parole comme acte qui atténue leur fatigue et leur peine. Leur discours est de ce fait coléreux et plaintif, ainsi, celui de Slim : -Arrêtons-nous ! -Arrêtez, j’en peux plus ! - Arrêtez, j’en peux plus (p. 35) !

Le discours va avec l’urgence de trouver une solution à leur situation. C’est Bassel : “ Le jour...raah...Merde ! Le jour, il va se lever. Force-toi... !...Encore un peu. ” Puis, il rejoint le délire : “ Arfia, haa...Approche-toi, je t’en prie,...sois bonne ” “ tu peux pas savoir ! Touche-moi...là...les os. ” Son rythme va de pair avec le rythme de leur quête et de leurs actions. C’est pour cela que les phrases sont généralement courtes, le ton est aigu et sonore. Et plus la marche s’allonge, plus cette urgence s’accentue, le discours mû par la colère et la douleur devient par conséquent plus vif. Il prépare ainsi la fin tragique de ces personnages. La force dramatique qui hante ce roman, emporte son écriture et en fait une danse, celle qui réside dans la danse ultime de Wassem, ou dans le délire de Slim : “ où est cette montagne... ” demande-t-il aux autres.

Si chez Dib, le discours “ quêteur ” tourne au délire et à la perte ; chez KanafŒn¸, il va vers la déception, et c’est à partir de là qu’il sert l’affranchissement et atteint le but de l’auteur, abandonner les illusions et inciter à agir et à changer la situation. Cette différence justifie la nature de la quête  dans chacune des deux oeuvres. Chez Dib, elle devient hermétique, la profondeur qu’elle veut atteindre est une entreprise qui s’avère vaine et rend tous les moyens inefficaces dont la parole elle-même. Pour KanafŒn¸, la quête de l’auteur qui veut atteindre l’éveil du peuple, dévoile au personnage une réalité qui vient souvent à l’encontre de ses rêves et de ses attentes. Elle entraîne le discours qui sert ces rêves dans une autre orientation.

 

(1) Discours militant

Le militantisme dans les oeuvres des auteurs fait la force de leurs écritures et marque leur engagement. Il commence par une acquisition de conscience qui se transmet souvent d’abord à travers le discours puis à travers l’action. Les personnages de Dib et de KanafŒn¸ sont  souvent voués à un état de souffrance qui rongent leurs vies et les rend mélancoliques et révoltés à la fois. Parmi les moyens qui expriment  cet état, le discours en est un privilégié.

L’Incendie[43] de Dib qui exhibe la vie des Fellahs de Bni Boublen, relate leurs conditions et leurs réactions. L’auteur nous montre comment ces gens qui sont la raison d’être du roman acquièrent une prise de conscience qui remet en cause leurs conditions et surtout la présence coloniale. Comportement que l’on découvre à travers leurs nouveaux discours qui a une portée politique et militante : “ Qu’est-ce que l’existence d’un Fellah ? s’interroge Ba Dedouche qui fait partie de cette classe sociale, quand l’hiver arrive, il s’abrite dans son gourbi ou dans une grotte obscure. Et ils grelottent, lui et les siens ” (p. 38). Plus loin, il déclare en visant le colon : “ Si notre pain est noir, si notre vie est noire, ce sont eux qui nous les font ainsi ” (p. 39). L’idée de la couleur noire qui teinte le pain et la vie nous interpelle ici puisqu’elle rappelle le dire de Aini dans Le Métier à Tisser[44] lorsqu’elle déclare : “ Même notre pain est noir comme est noire la nuit qui nous entoure ” ( p. 40). Dans ce roman qui raconte la misère des tisserands et des plus démunis de la société algérienne à cette époque, l’auteur prête la parole aux personnages pour exprimer leurs propres conditions comme ce dialogue entre Aïni et son fils : “ As-tu revu le tableau de la mairie, lui demande-t-elle, on n’annonce pas de distribution de farine ? ”. Et lui, de répondre : “ Non, rien. Il n’y a de marqué que l’huile et le savon, que nous avons touchés. Si on compte comme la dernière fois, on aura de la farine dans huit jours ” ( p. 41). Plus loin, elle ajoute : “ Des mendiants arrivent de partout, ces jours-ci ”. Et lui : “ Rien d’étonnant à ça, par les temps qui courent ” ( p. 4). Le discours des personnages illustrent bien cette réalité que nous trouvons dans l’image du tisserand que nous peint Ocacha : “ Nous marchons pieds nus,..., nos haillons cachent à peine notre misère. Et dans notre ventre comme dans notre tête, il n’y a que des miettes et de la crasse !... ” (p. 135).

Las de ses conditions si difficiles, le personnage cherche une justification et une raison pour la vie qu’il mène, il dirige donc son discours vers le sort. Un sort qu’il trouve généralement détourné de lui et le prive de son aide et de sa miséricorde comme l’affirme Skali dans Le Métier à Tisser : “  Nous avons manqué de tout ; les déboires, les coups du sort ne nous ont pas été épargnés. Pour quelques minutes de joie, un océan d’amertume !... ” ( p.  52), ou encore ce que dit Hamedouch : “  Quoi donc ? Dieu lui  même nous a abandonné ! ” ( p. 33). Et le Vieux de  dire : “ Dieu a détourné sa face de nous ! ” (p. 48). Ce discours qui dit et redit les conditions du personnage, écrasé par la misère et l’oppression, rapporte ses plaintes, ses souffrances, mais il dévoile la voie du changement.

Ce discours ne s’arrête pas à décrire leurs états et à exprimer leur misère. Il sert aussi leur révolte. Lorsqu’il se trouve dans une situation qui ne lui permet pas d’agir, le personnage recourt à la parole pour exprimer sa colère et sa revendication. Aïni ne fait que crier ; son dire chargé de colère et de rage ne va pas uniquement contre son fils, mais contre les conditions qu’elle vit avec ses enfants. En effet, quand elle parle, elle s’égosille : “ Où errais-tu jusqu’à cette heure ? Où ? Où ? dis-moi ! Ha hai ! Dois-je te déchirer la figure ou déchirer la mienne ? ” (p. 8) en s’adressant à son fils qui est son seul soutien. Les tisserands, prenant surtout conscience de leurs conditions précaires et de l’exploitation des patrons, ne parlent que pour changer cette réalité. Voilà Hamza qui, cherchant une issue à l’état du pays, s’interroge sur les hommes et leurs actions : “ Algérie ! Algérie !.. où sont tes hommes ? Qui est-ce qui les tirera de leur sommeil ? Le chagrin populaire est grand, le chagrin populaire est immense ” (p. 103).

Cette interrogation ironique et amère à la fois, montre que le temps du changement est là et que les hommes doivent se réveiller et agir. Plus il touche à la réalité du personnage, plus ce discours devient coléreux et révolté. Le rouquin, parlant de la politique et de ses objectifs, s’écrie : “ Bon, mais nous, les tisserands ? ” (p. 104).  Et la réponse de Hamza vient : “ Nous ? nous sommes de la merde ” (p. 104). Plus loin, Hamedouche affirme : “ Je suis capable de tout, je suis prêt à vendre le monde pour un oignon, comme on dit, et même ma religion ! Quelle misère ! .. ” (p. 135).  De même, dans L’Incendie, les fellahs dont la vie bascule dès que le colon s’accapare de leurs terres, et les fait passer de maîtres à esclaves, acquièrent avec le temps une prise de conscience. Ils s’initient en effet à un discours militant et révolutionnaire : “ Je dis qu’il est possible de guérir le mal dont souffre le monde. Le nouveau repoussera l’ancien, c’est sûr ” (p. 82), affirme Ba Dedouche. Le “ nouveau ” dont parle Ba Dédouche qui “ remplacera l’ancien ” justifie le désir du changement, ce qui amène un nouveau discours. En effet Dib prête aux Fellahs un discours qui se libère de la peur et de la soumission comme il avait l’habitude de l’être. Il fait face à l’autorité et résiste contre l’oppression. Slimane répond à Kara, le cultivateur, dans un défi d’égal à égal : “  Parce que les colons sont des voleurs, le caïd est un voleur, les gendarmes sont des voleurs, l’administrateur est un voleur et messire Kara... ” (p. 68). Plus loin : “  Assassin d’enfants ! ” Et encore : “ arrière, hyène puante ! ” (p. 118). 

Dans les romans de KanafŒn¸, le discours qui sert l’éveil du peuple palestinien, sert aussi la souffrance et les conditions de ceux qui sont les plus touchés. Les personnages parlent de ce qu’ils vivent. L’auteur prête à ses personnages un discours militant. L’exemple le plus significatif est celui de Umm Sad. C’est surtout par la bouche de Umm Sad qu’on découvre la vie des camps.Tout le dire de cette femme tourne autour des habitants des camps dont elle fait partie, et de leur lutte. Lorsqu’elle parle de son fils qui a rejoint les soldats, elle éprouve de la fierté et voudrait bien être avec lui pour s’en occuper : “ Des tentes ? dit-elle à Sa¸d, une tente est différente d’une autre ! J’aurais voulu vivre avec eux, leur cuisiner, veiller sur eux, mais les enfants sont une charge ” (p. 265).

KanafŒn¸ va jusqu’à fonder tout un livre sur le militantisme dont le titre est très significatif et porte aussi bien le discours militant que l’action militante :

 

(a) A propos des hommes et des fusils[45]

Dans cet ensemble de nouvelles, on se trouve au cœur du militantisme. Les personnages passent à l’action grandiose peinte à travers le petit Mansár qui part d’un lieu à l’autre en quête d’un fusil pour pouvoir défendre la ville de Òafad. Tout le discours tourne autour de cette arme et de cette action. Cette arme que nous avons vu, précieuse et se présente comme la femme aimée dans La Mariée qu’on cherche dans tous les sens :

“ Ce n’est pas mon fusil, c’est celui du pèlerin AbbŒs, je l’ai payé et j’ai donné des olives en gage, c’est pour cela que je ne le donnerai à personne, à d’autres mains que celles-ci, dit le père de Mansár à son fils ” (p. 77). 

Plus encore, le dire de Mansár s’adresse à l’arme et en fait un personnage cher et dorloté : “ Et malgré cela, tu es un bon fusil, ta visée ne se trompe pas, lui dit-il ” (p. 69).

Ce discours militant qui est aussi celui de l’auteur s’impose et se révèle fatal dans son œuvre. Il suffit d’observer cette phrase où le combat devient une action fatale ; elle fait partie de la vie de l’homme militant et même de sa nature, car : “ Tu ne peux pas demander à un guerrier : pourquoi tu combats ? comme si tu lui demande pourquoi il est homme ” (p. 51).

Une autre façon par laquelle l’auteur procède pour réaliser ce rôle quêteur du discours : c’est le didactisme. La parole devient un moyen pour véhiculer certains messages souvent ancrés dans la quête du personnage et de son auteur.

 

(1) Un discours didactique

Cette deuxième fonction est présente dans les deux oeuvres. KanafŒn¸, dans la quête d’un peuple militant et révolté, fait de Umm Sad une femme qui détient un discours qui s’ancre dans la sagesse et l’intelligence. Cette héroïne qui représente “ une école ” ne peut pas ne pas détenir ce genre de discours. Elle prononce une parole qui provient d’une profonde conviction comme par exemple lorsqu’elle essaie de montrer à Sa¸d que la prison est partout, elle dit :

“ Tu crois que nous ne vivons pas dans une prison ? que faisons-nous dans le camp à part marcher dans cette extraordinaire prison cousin ! Il y a des sortes de prisons!.. ; Le camp est une prison, ta maison est une prison, le journal est une prison, la radio, le bus, la rue et les yeux des gens... ” (p. 255).     

Sa sagesse et la maîtrise de son dire font qu’elle sache atteindre sa cible que ce soit à travers ses exclamations souvent ironiques comme dans sa réponse à al-Mu¬ÕŒr : “ Remercie Dieu pour ton salut ” (p. 254), ou à travers les interrogations dont elle sait généralement les réponses :

“ Pourquoi donc tout cela arrive ? Pourquoi ? Pourquoi vous ne laissez pas la voie à ceux qui ont l’intention ? Pourquoi tu n’aspire à rien ? ” (p. 256). 

Ce discours qui milite, enseigne, pique aussi par son ironie. Dans cette phrase qu’elle lance au soldat qui cherche Sad : “ J’avais peur pour vous. ” il y a tout un défi qui montre qu’elle considère son fils comme quelqu’un de grand et de courageux. Elle n’a pas peur pour lui ;  mais au contraire, c’est au militaire de craindre Sad. Cette femme qui donne des leçons chaque fois qu’elle parle, s’avère aussi connaisseuse et expérimentée. L’auteur nous illustre cela par l’image du sarment de vigne qui porte une forte symbolique : “ Peut-être tu ne connais rien de la vigne, mais c’est une plante féconde qui ne nécessite pas beaucoup d’eau, dit-elle à Sa¸d ” (p. 249).

Et l’auteur accentue cette connaissance par l’affirmation de ce qu’elle dit à la fin du texte lorsqu’elle s’écrit : “ La vigne a bourgeonné cousin, elle a bourgeonné ! ” (p. 336). Nous découvrons effectivement “ la tête verte qui fend la terre avec une force audible ” (p. 336).  

Umm Sad est l’héroïne idéale pour l’œuvre de KanafŒn¸ puisqu’elle milite et enseigne comme l’auteur lui-même. Celui-ci, en la faisant agir et parler, cherche plusieurs “ mères de Sad ” pour bâtir l’avenir d’un peuple. 

Dib pousse ce didactisme jusqu’à fonder tout un roman. Dans L’Incendie où la parole s’apprend et se pratique chez les fallahs de Bni Boublen ; ces paysans acquièrent une prise de conscience et commencent à parler de leurs conditions sociales et politiques : “ Mais ils ont commencé à parler du poids des injustices, à comprendre que les salaires offerts par les colons sont une misère, dit Comandar d’eux ” (p. 30).  Ils se rassemblent en effet pour parler de toute cette réalité :  “ Quand tu dis, le pain : est-ce que cela ne veut pas dire la vie ? voilà pourquoi c’est tout, pour des gens comme nous ”, répond Sidi Ali à Maamar.  Comme ils apprennent aussi à défier et à faire face à l’exploitation, Ali ber Rabah répond à Kara Ali d’une façon nouvelle, un discours nouveau qu’on n’attendait  pas d’eux : “ Nous ne sommes pas tenus de vous répondre, Si Kara, déclara une fois de plus Ali ber Rabah à haute et intelligible voix ” (p. 60).

Les paysans eux-mêmes sont conscients de cet acquis, puisqu’ils se rendent compte de l’importance de leur parole et de l’effet qu’elle peut avoir : “ Nous parlons bien, tout le monde parle bien...Même le père Dédouche. Seulement, il faut qu’on y prenne garde ” (p. 38).

Ce didactisme qui va en parallèle avec la progression de la narration englobe le roman : Omar se présente au début du roman comme quelqu’un qui apprend aux autres des vérités nouvelles : “ Le monde, soutenait-il, est rond et non pas plat ; ce qui était le contraire d’une évidence ” (p. 9).   

Cette parole que nous venons de voir, peut servir de moyen d’affranchissement du personnage et de l’homme en général, comme elle peut servir aussi de moyen d’enseignement. Elle possède une autre fonction plus ancrée en elle et réside dans son effet.    

Ainsi, lorsque le discours porte l’action et l’engendre, le roman revêt un caractère dramatique. Son rôle ne s’arrête pas à ce niveau, mais il a un autre effet direct dont témoigne l’interlocuteur.  

 

La parole “ quête ”              

La parole quêtée est différente d’une œuvre à l’autre. Même si les deux auteurs recherchent le mot effectif, cet effet va dans deux directions différentes. Chez KanafŒn¸, il doit amener le changement, enseigner et montrer une nouvelle voie.

Dans cette quête l’auteur pose deux grandes interrogations : que signifie cette parole ? Et quelle est son origine ?

KanafŒn¸ recherche le mot effectif, celui qui sort de la bouche de Umm Sad. La lutte de cette femme se traduit par son travail chez les gens, par ses actions  au sein des camps, mais aussi dans ce qu’elle dit. Sa parole a pour fonction essentielle d’éveiller les autres et de leur montrer la réalité telle qu’elle est. Lorsque Sa¸d lui reproche la façon dont elle s’adresse à Mo¬tar, elle : “ se leva, me regarda en souriant, et dit : - D’accord ! tu n’est pas emprisonné, qu’est-ce tu fais ? Tu crois... ” (p. 255). Umm Sad a atteint un niveau de conscience qui lui permet de voir plus que tout le monde, de comprendre la vie et la réalité de son peuple. Tant que l’individu ne milite pas pour changer la situation, il est partout en prison ; qu’il soit à la maison, dans le camp, dans la rue, dans le bus,...

Mais derrière ce qu’elle dit, il y a le message de KanafŒn¸ qui veut montrer à son peuple la voie de la libération. Ce peuple peut toujours écouter les informations à la radio, peut lire les journaux, ou se promener dans les camps, il  reste toujours dépourvu de liberté. Et ce n’est ni la radio, ni le journal, ni Al-Mu¬ÕŒr qui peuvent le délivrer. La révolte seule peut le faire. Et le dire de Umm Sad crie cette révolte à travers la répétition du mot :  “ prison ”, il sert à pousser le palestinien à sortir de sa maison et de son camp pour faire face à la réalité, pour rejoindre les soldats comme le fait Sad.

La charge didactique que porte ce discours atteint son paroxysme dans l’unique et célèbre expression : “ Toutes les tentes ne sont pas pareilles ! ” (p. 264). En parlant de son fils, elle dit à Sa¸d : “ Sais-tu ? Les enfants sont une contrainte ! si je n’avais pas ces deux enfants, je le rejoindrai, j’habiterai avec lui, là-bas. Des tentes ? Les tentes ne sont pas pareilles ! ” Puis, une autre fois : “ Que te dire mon cousin ? cette nuit, j’ai senti que j’étais proche de la fin...quelle utilité ? je veux vivre pour la voir. Je ne veux pas mourir ici, dans la boue et la crasse des cuisines.. ” (p. 271) ; “ Je ne pleure pas cousin. J’espère pouvoir le faire. Nous avons beaucoup pleuré. Beaucoup...Beaucoup. Tu le sais. Nous avons pleuré plus que les eaux qui ont inondé le camp hier soir.... ” (p. 270).

Dib procède dans un premier lieu par un surplus de discours. Certains personnages parlent jusqu’à l’épuisement de l’histoire du roman et parfois jusqu’à la dépasser. Ils se nourrissent de parole comme le sont d’ailleurs les romans. S’ils luttent pour la liberté, pour la vie et pour beaucoup d’autres choses, ils luttent aussi pour sauvegarder leur parole. Arfia, ce personnage de La Danse du roi qui est “ plus parole ” que personnage, défie tout le monde et s’affirme grâce à un discours qui est sa seule arme : “ Personne n’a jamais réussi à me fermer la bouche quand j’ai envie de parler. Non, il n’est pas encore né, celui-là, et ce n’est pas aujourd’hui que ça commencera ! ” (p. 171). Slim, voyant Bassel et Némiche en train de l’imiter en répétant ses mots, se sent dépouillé de sa vie : “ Me volez pas mes mots ! recommence Slim. Me coupez pas en deux pour prendre chacun votre part ! Me volez pas ma vie ! Je veux pas que mes mots changent de personne ! ” (p. 198).  

Ces personnages ne cessent de discourir jusqu’à ce que la parole envahisse le roman et reste suspendue. Arfia dit qu’on a jamais assez de parler : “ on ne peut pas tout raconter ” dit-elle à Rodwan à la fin du roman. Raconter est un moyen chez Dib pour essayer  de sonder la parole et de voir ce qu’elle peut signifier.

Dans Le Maître de chasse et dans Dieu en Barbarie, la parole fuse de toute part et de toute bouche. Le discours des personnages est en effet interminable. Tout le monde parle et tout le monde raconte des histoires jusqu’à ce que la parole devienne leurs vies mêmes. Ils deviennent ainsi des Shéhrazades [46] :

“ Le procès d’énonciation de la parole reçoit dans le conte arabe une interprétation qui ne laisse plus de doute quant à son importance. Si tous les personnages ne cessent pas de raconter des histoires, c’est que cet acte a raçu une consécration suprême : raconter égale vivre ”. [47]

Cette façon de léguer la parole aux personnages participe au côté dramatique du roman ; le discours s’actualise ainsi que les événements. Mais cette pratique ininterrompue ne peut dévoiler le mystère recherché. Bien au contraire, elle finit par devenir délire et fait que celui qui parle rejoigne la perte.

De la même façon dans Habel[48], la parole se pratique jusqu’à défier le temps et l’espace . Elle s’éternise à travers le héros qui parle sans interruption jusqu’à la mort et après elle :

“  Je le raconterai. Je le redirai. Je le répéterai à celui qui me mettra dans ma tombe ” (p. 70). 

Elle reste dans ce roman une source d’inquiétude dans le sens où elle garde son côté magique et maintient son mystère. C’est d’ailleurs pour cette raison que le mot est qualifié de “ diable ” pour  Sabine :

“ Il faut qu’elle retourne tous les mots comme des gants, pense Habel,  chaque mot doit devenir à elle, chaque mot, sa propriété et chacun, pour avoir la chance d’être à son service, en couvrir un autre, tenir un autre en réserve, un diable dans sa boîte ” (p. 84).

Pour essayer de pénétrer plus profondément le monde de la parole, Dib joue sur deux aspects : sa présence d’une part et son absence de l’autre : “ Dis quelque chose ! Réponds ! Défends-toi ! Ne reste pas muet comme ça. On dirait un mur, s’écrit-elle ” (p. 12 ).   

La réaction de Sabine face au silence de Habel, et ses exclamations, montrent son inquiétude et son angoisse. Habel ne parle pas, mais cela ne veut pas dire qu’il ne dit rien ; il dit les choses à sa façon et peut-être plus fortement qu’en parlant, car :

“ Sans langage, rien ne se montre. Et se taire, c’est encore parler. Le silence est impossible. C’est pourquoi nous le désirons ”. [49]

Le personnage est confronté dans cette entreprise du déchiffrement au danger et même au malheur : “ Je comprends ça. Je comprends beaucoup de choses, je comprends tout ; là est le malheur, pense-t-il ”. Effet curieux ! puisque ce personnage même et nous les lecteurs, nous nous attendons à un effet contraire. Nous pensons que la compréhension est une délivrance. Mais, elle sert  à acquérir une vérité  qui ne peut être que déstabilisante au lieu d’être rassurante. La voix qui parle de l’injustice met Habel face à cette réalité insupportable. Ainsi, la parole reste illusion. L’homme qui se console d’elle ignore son côté échappatoire. Il parle en acceptant qu’elle reste énigme et mystère.

“ Le monde, lorsqu’il parle, se croit tenu de parler, ce n’est ni pour se faire comprendre, ni pour se confier,  ni pour détourner un danger, ni même pour dire quelque chose, mais seulement pour parler, dit Habel ” (p. 31).

Dans cette quête douloureuse, la parole chez Dib revient sur elle-même. Dès que la réponse fait défaut et l’interrogation se maintient, elle revient à son point d’origine :

“ Mais quand la réponse est l’absence de réponse, la question à son tour devient l’absence de question ( la question mortifiée), la parole passe, fait retour à un passé qui n’a jamais parlé, passé de toute parole ”. [50]        

Elle devient ainsi une “ parole qui se parle ” selon l’expression de Todorov qu’il qualifie d’ailleurs de “ plus belle ”, “ La parole la plus belle est celle qui se parle. En même temps, c’est une parole qui égale à l’acte le plus violent qui soit : ( se ) donner la mort ”. [51]

Si Dib écrit à partir d’un monde d’exil, il n’échappe pas de se heurter à un autre, plus ambigu et plus affligeant, c’est le langage qui devient le vrai lieu d’exil. La forte ambiguïté de la parole qui se présente aux personnages, et par suite à l’auteur lui-même, lui dicte une prise de position qui l’égale et le dépasse encore. En effet, face à ce monde indéchiffrable, le personnage procède par une fermeture totale au monde de la communication, par un suicide plus fort que le suicide : “ Par quel moyen échapper à ce cloaque si ce n’est précisément en changeant de face ” (p. 86), nous dit le narrateur de Qui se souvient de la mer. Ou encore, Laabane dans Dieu en Barbarie : “ Contre ce ciel, il faut se faire pierre. Sous les couteaux du soleil, il faut se faire pierre ” (p. 103). C’est par et dans la pétrification que Dib annule la sensibilité, et trouve le refuge et la protection face à ce monde affligeant comme Epiqure qui trouve que “ le bonheur des pierres est dans l’absence de douleur ” [52]. 

Cette entrée de l’auteur dans la quête d’un langage significatif ne trouve-t-elle pas sa raison et son origine dans l’homme poète ? Si Dante plonge dans l’autre monde ( Enfer, Paradis,...) pour suivre sa quête ; Dib s’engage dans un voyage illimité dans le monde de la parole. Nous verrons que cette quête permet la mise en scène de l’écriture dibienne qui se réduit à l’interrogation, se répète et veut son déchiffrement, mais plus elle se multiplie, plus le sens fuit.

Il existe une autre façon chez Dib pour détecter cette parole, c’est de la poursuivre jusqu’à remonter à son origine. Pour cela, il crée des voix et une parole “ sans visages ” qui proviennent de l’autre monde :

“ La parole qui vole sans réponse ni souvenir reconduisant à la source non celle à qui l’événement advient mais celle qui à l’événement advient enceinte de l’intérieur réparatrice indifférente à l’image des jours ” (p. 85). [53]

 

Cette parole se détache du monde du personnage pour accéder  à un autre et devient une voix sans corps, une révélation, une parole angélique.

 

(1) La parole angélique

Le monde humain ne suffit pas pour sonder la parole. Dib va chercher sa signification  dans un autre monde. C’est ainsi qu’il crée  des voix inconnues qui participent à la narration. C’est la voix du père qui harcèle Rodwan dans La Danse du roi : “ intempestive voix recluse dans un temps impossible à préciser et pourtant familier...visage. ” Elle le surprend alors qu’il était plongé dans sa méditation sur le tertre bosselé, lui dicte l’inquiétude et le trouble. Elle le transporte dans un temps lointain pour lui permettre de revivre d’autres événements, et participe au développement de l’écriture. C’est aussi celle sans origine qui poursuit Habel. Elle est des fois reconnue en tant que celle du vieux, d’autres fois, reste énigmatique.

Ce désir de séparation de la parole du nom et du corps et son renvoi à un autre monde n’est finalement, à nos yeux que le degré le plus poussé de la quête de l’auteur. Cette opération remonte à un temps qui précède l’âge de l’homme et touche à un point névralgique : celui de la structure ( al-Haykaliyya) de la parole en tant que telle, en tant qu’acte. Mais, ne s’agit-il pas de renvoyer ici au rapport de l’auteur avec l’écriture avant son stade de matérialisation, de réalisation, n’est-il pas ce moment de séparation d’avec le corps ? Le temps de création chez l’auteur correspond effectivement à une phase de suspension dans le monde de la parole et uniquement dans ce monde. Ainsi, l’auteur s’oublie en tant que corps, que voix et laisse libre champ à la voix  de l’écriture qui est plus efficace et plus effective. Cette absence du corps au profit de la réflexion, n’est au fond que le moment suprême de la création.    

La quête au niveau du langage fait partie de la nature de l’écriture dibienne. L’auteur est avant tout poète, et c’est de la poésie qu’il est venu au roman. Le langage qui est une pure inspiration reste pour lui la vraie énigme. La parole qu’il cherche est celle qui est effective, celle qui agit et qui est capable de changer le monde. Nous la trouvons surtout dans la bouche des paysans comme ceux de Bni boublen dans L’Incendie. Ces gens qui se différencient des citadins par leur ancrage dans la terre et qui : “ avaient quelque chose qui étonnait le sol ; là où ils posaient le pied, ils en tiraient une parole semblable à un cri qui pour nous, gens de la ville et des murs, demeurait incompréhensible, dit le narrateur ” (p. 10). Mais est-elle aussi la “ parole oubliée ”, celle de l’âge d’or qui monte dans les oreilles des personnages de Dieu en Barbarie :

“ La nuit glissait entre les cinq hommes. De longues minutes, elle s’écoula ainsi tandis qu’eux, prenant conscience de l’heure tardive, ils en écoutaient le parole oubliée élever ses intonations gutturales au-dessus et au dessous de l’écho de leurs parlotes ” (p. 29).

Cet échec dans le déchiffrement, ne répond-il pas à la déception de tout écrivain dont parle Barthes :

“ L’écrivain conçoit la littérature comme fin, le monde la lui renvoie comme moyen : et c’est dans cette déception infinie, que l’écrivain retrouve le monde, un monde étrange d’ailleurs, puisque la littérature le représente comme une question, jamais en définitive, comme une réponse ”[54] (p. 149).

Qu’il ait comme objectif le changement dans l’œuvre de KanafŒn¸ ou la quête d’une réponse dans celle de Dib, le discours s’adresse non seulement à l’interlocuteur, mais aussi aux autres personnages et au lecteur. Sa durée dépasse celle du personnage. Même si celui-ci disparaît, il reste dans l’esprit du lecteur, il donne à réfléchir par sa charge et par sa portée symbolique.  

Le discours fonde ainsi la dramaturgie du roman. Son étude permet de voir ses différentes fonctions. Comment peut-il participer à la quête et à la théâtralité ? Et quel est son effet en tant que mots.

 

 

Discours et portée dramatique

La représentation

(1) La dimension fictive

Bien que le discours touche à la réalité, a une fonction militante et effective, il peut avoir un caractère fictif dans le sens où il appartient à quelqu’un d’autre. Les deux auteurs recourent à ce genre de représentation pour illustrer leurs idées, et marquer certaines situations. Dans l’Incendie, le discours que Dib lègue aux fellahs a une double dimension représentative. D’abord on sait que cette parole est à l’origine fictive puisque les fellahs, généralement paysans, sont loin aussi bien de la lecture et de l’écriture que de la politique. Ils ne peuvent pas prononcer réellement ce type de discours, mais l’auteur crée cette parole et la leur prête pour servir son militantisme. Cette parole frappe non seulement par sa nouveauté, mais aussi par la présence de ceux qui la prononcent pour la première fois : “ Mais ils ont commencé à parler du poids des injustices, à comprendre que les salaires offerts par les colons sont une misère ” (p. 30). 

Si Dib fait parler les fellahs comme des gens cultivés, il veut montrer que la parole peut être une première étape pour d’une part, préparer un changement, et d’autre part, la prise de conscience de ces propriétaires privés de leur droit. Dans cette exhibition, elle crée une prudence et une appréhension. Elle choque aussi bien ceux qui la prononcent que ceux qui la reçoivent. Elle se soumet ainsi à une fonction purement représentative qui fait qu’elle figure pour la première fois sur la scène du roman comme l’est un discours de théâtre sur la scène théâtrale. De plus, la théâtralité de cette parole réside essentiellement dans son exhibition en tant que “ langage interdit ”, car :

“ L’Incendie est producteur de signifiants, nous dit Charles Bonn, il exhibe des langages aussi interdits en eux-mêmes que leur signification illicite ”.[55] 

 Non seulement ces gens prononcent une parole qui n’est pas la leur, mais la langue même dans laquelle ils parlent est étrangère, celle du colon que tous les algériens ne parlent pas nécessairement. Et même si elle est utilisée, elle n’est pas la langue quotidienne, de tout le monde. Chaque fois qu’un personnage algérien parle dans cette langue, son discours revêt d’une certaine façon, un caractère représentatif. Ce deuxième côté se justifie pour la plupart des personnages dibiens.

Certains personnages Kanafaniens, eux aussi, ont un discours qui n’est pas le leur : ils servent pour dire les idées de l’auteur plus que leurs idées eux-mêmes. C’est ce qu’on trouve dans le dire de Sa¸d lorsqu’il réalise qu’il a perdu son fils pour toujours et que «aldán dont ils ont rêvé, lui et sa femme, n’est en vérité que cet officier dans l’armée israélienne : “ Quel «aldán, Òafiyya ? dit Sa¸d à sa femme, quelle chair et quel sang dont tu parles ?.. ”. L’auteur met Sa¸d et Òafiyya devant une réalité amère pour faire passer un message. Il veut dire derrière tout cela que la fuite n’est pas la solution et pour éviter cette situation, il fallait rester sur les lieux et lutter :

“ Si, nous ne devions rien quitter, «aldán, la maison et ©ayfŒ ! N’avais-tu pas cet horrible sentiment que j’avais pendant que je traversais les rues de ©ayfŒ ? Je sentis que je la reconnaissais mais elle m’ignorait. Et j’avais ce même sentiment dans la maison, ici. C’est notre maison ! Est-ce que tu imagines cela ? Elle nous ignorait . N’avais tu pas ce sentiment ! Je crois que cela va être pareil avec ©aldán....tu verras ! ” (p. 385).

Sa¸d se rend compte de l’indifférence du lieu qu’il retrouve, mais c’est surtout l’auteur qui prévient ceux qui laissent les lieux et leur montre désormais les conséquences de ce comportement. Comme ©ayfŒ et la maison ignorent Sa¸d, «aldán ne le reconnaît pas non plus. La fuite n’engendre donc que la perte. Les idées marxistes de l’auteur sont derrière la réponse de Sa¸d:  l’homme n’est finalement que le produit des relations sociales. Puis, il revient pour faire avouer Sa¸d et dire sa culpabilité, celle de s’enfuir et de tout laisser :

“ Peut-être ne savait-il qu’il avait des parents arabes. Il l’avait probablement appris depuis un mois, une semaine ou un an... Qu’est-ce que tu crois ? Il se sent trahi, et il peut avoir plus de zèle pour Israël qu’eux-mêmes. Le crime a commencé le jour où nous l’avons laissé ici ” (p. 385).       

Dans Umm Sad, bien que l’héroïne soit “ une école ”, quand elle parle, elle enseigne, mais son discours reste porteur des idées militantes et révolutionnaires de l’auteur. Même si ce qu’elle dit vient uniquement d’elle et de son expérience, l’auteur partage ses idées et ses convictions avec elle son dire, puisqu’il vit les mêmes conditions.. Pour éveiller son peuple et lui ôter les fausses croyances, il fait dire Umm Sad à propos du talisman qu’elle met comme collier :

“ Je le portais depuis l’âge de dix ans, explique-t-elle à l’agent de Police, nous restâmes pauvres, épuisés par le travail, nous fûmes séparés, vivons ici depuis vingt ans. Un talisman ? Il y a des gens qui se plaisent à se moquer des autres ! Un matin, je me sui dit : si c’est comme ça avec le talisman, comment serait-ce sans ? Y a-t-il pire que cela ? ” (p. 326).

 Le plomb de Sad qui remplace le talisman et que sa mère met comme bijoux, est très  significatif. Cet objet devient ainsi symbole de la lutte, et de l’abandon des fausses croyances et des mensonges. Dans cette belle métaphore qui réside dans le  “ bijoux-plomb, bijoux-arme ”, l’auteur dit à son peuple : Il n’y a que la lutte qui embellit et qui fait la couronne de la gloire. De même, “ Une tente est différente d’une autre ” est cette célèbre expression de Umm Sad qui montre la valeur du militantisme chez kanafŒn¸. La tente où se trouve Sad et les autres soldats est le lieu d’où part la lutte qui mène vers la délivrance. Elle est le lieu qui porte la vérité de tout un peuple, et d’où l’on peut tirer son honneur, c’est pour cela qu’il faut le rejoindre si l’on veut un changement. Car, rester dans les tentes des camp et attendre, est une réaction qui n’amène que l’humiliation.

Mais le dire qui revêt la plus importante représentation est celui de l’auteur. Dib crée des voix de l’au-delà  pour habiller son message, pour lui trouver la forme et le contexte qui lui conviennent afin de garantir son effet et sa réception. Il choisit de faire passer un message dans des circonstances émotives et selon des formes inquiétantes, en prêtant sa voix et sa parole à des personnages qui relèvent généralement d’un autre monde, celui de l’au-delà, et de la mort.

Dib fait ainsi de l’agonie du père de Rodwan dans La Danse du roi une scène où le mourant devient par son discours un acteur devant ses visiteurs. Cet événement que Rodwan revit à travers le souvenir et fait vivre aux lecteurs à travers la narration, porte un dire qui renseigne d’abord sur la vie de ce père, mort depuis trente années, et puis, sur la vie en général. Dans sa quête de la vérité, Dib choisit un moment décisif pour dire au lecteur que la vérité reste toujours à chercher, qu’elle n’existe nulle part. Ce personnage se présente dans la narration à travers son discours ; c’est sa parole qui compte et non pas sa mort en elle-même. Il n’est finalement qu’un moyen entre les mains de l’auteur pour dire ce qu’il a envie de dire : “ La vérité n’est qu’un mensonge ”. La quête de la vérité qui n’aboutit qu’au mensonge, est en effet un projet très important dans les romans de Dib. Elle revient souvent que ce soit à travers le discours du narrateur ou celui de son personnage. Ainsi, il donne à cette parole plus de poids et plus de charge. Cette parole bénéficie souvent d’une efficacité au sein d’elle-même et au sein du récepteur. Le mourant parle en connaisseur et en sage pour véhiculer les idées de l’auteur. De plus, lorsqu’il évoque la vie et la vérité : il ne fait que justifier cette idée du mensonge chez Dib qui touche le monde jusqu’à la vie. Cette parole qui sort de la bouche d’un homme mourant ou déjà mort, ne peut être que celle de l’auteur.

Cet homme qui possède une expérience de la vie, se rend compte que l’homme est condamné à la vie comme il est condamné à la mort : “ La vie ? apprend-il à ses visiteurs, une charge imposée, endurée. Jamais une aventure.. ” (p. 90). La vie qui nous fait croire que le monde est réel et que nous agissons en tant qu’hommes libres, s’avère un mensonge : “ Fini, plus place au mensonge ! A ce mensonge qu’est notre vie ” (p. 85). Il veut dire à travers ce discours que la vie guide l’homme vers le mensonge qu’elle porte et sur lequel elle se fonde. Et ce n’est qu’à l’un de ses derniers moments qu’on la découvre. Cet homme parle pour nous persuader de la fausseté du monde, du mensonge de la vie, et de la vérité introuvable : “ ..la vérité ! ah, vous ne savez pas ce que c’est, dit-il à ses visiteurs, et vous ne la saurez jamais ! ” (p. 93).

Dans Le Maître de chasse, le Maître de chasse est une voix qui parle à Laabane sans que celui-ci sache  son origine ni sa nature. Elle possède tout l’univers romanesque par l’appropriation des personnages, ainsi, elle : “ les rêve tous, les voit tous ” ; “  les entend tous. Les pense tous ”. Par sa définition, elle ne peut être que celle de l’auteur puisqu’il est le maître de l’œuvre et de l’écriture. D’ailleurs, elle évoque aussi le mensonge : “ Le mensonge est la plus féconde de notre activité, et c’est la raison qui en fait aussi un jeu tragique ” (p. 146). 

L’Ange de la mort dans Habel est aussi une voix qui harcèle le héros là où il est. Elle évoque l’injustice du monde et du comportement humain : “ où qu’on juge le monde, non certes pour distribuer la justice mais l’injustice... ” (p. 90). Cette voix qui “ fond sur lui et autour de lui comme une tornade. Une parole avec tous ces dangers , ...furieuse ” (p. 69), est la voix de la mort pour Habel, et celle de l’écriture pour l’auteur. Sans origine, mais elle oscille entre le vieux, la Dame de la merci et l’ange de la  mort ; de cette façon, elle repose sur l’artifice et la représentation puisque ces deux personnages relèvent du faux et du déguisement. Elle évoque le mal et le bien, puis elle est là pour exprimer la quête du nom introuvable : “ Pas du tout parce que....parce qu’on ne sait pas non plus de quoi il s’agit et si ça possède un nom ” (p. 89).

La voix de l’écriture et le désir de la création qui hantent l’auteur deviennent une force harcelante et inquiétante. Ne pouvant la soutenir et la garder pour lui seul, il est obligé de lui donner une forme, de la représenter. La voix de la création revêt celle de l’ange. D’ailleurs, Habel après avoir entendu le dire de cette voix, décide de raconter, de tout raconter, de tout dire même à “ celui qui le mettra dans sa tombe ”. Ce discours qui porte les idées de l’auteur et sa quête profonde au niveau de l’écriture, se transmet à travers le personnage pour avoir plus d’effet et plus d’ancrage dans le roman.

La théâtralité du discours dans ces derniers romans a plutôt trait au nouveau théâtre qui nous rappelle celui de Beckett, Ionesco, Tardieu ... où il y a un rejet de certain réalisme, et où l’accent est surtout mis sur le langage et son pouvoir. Ainsi, cette façon de faire passer un message par la bouche du personnage et non pas directement par l’auteur dont le discours est solitaire et cherche à être reçu, fait que sa réception soit plus directe, et surtout plus effective. Il se transmet par la bouche du  personnage et se trouve dans un cadre spatio-temporel qui est celui du roman. Puis, il va à un auditeur direct qui est l’interlocuteur. Sa réception se réalise ainsi dans le cadre dynamique du roman et devient parmi ses événements et ses actions.

 

(1) Du tragique au dramatique

Que l’on soit dans l’œuvre de Dib ou dans celle de KanafŒn¸, le discours exprime généralement un malaise et une douleur. Mais il suit différents objectifs d’une œuvre à l’autre. La nature du monde dans lequel vivent les personnages dibiens teinte leurs paroles d’une dimension tragique.

Le tragique chez Dib provient essentiellement de l’ambiguïté qui caractérise la parole dont parle Jean-Pierre Vernant[56]. Plus le personnage est ancré dans le monde de la parole, plus celle-ci se révèle ambiguë et sans réponse. Les deux romans qui portent le plus profondément ce type de discours sont :  

 

(a) Habel et Les Terrasses d’Orsol

Habel et Ed, héros de ces deux romans comme nous l’avons vu, s’engagent dans une quête qui se situe essentiellement au niveau du langage et qui a pour but l’acte de nommer. Habel se trouve harcelé par la parole qui le pourchasse tout au  long de son itinéraire : “ ...cette parole qui ne prend plus naissance qu’en elle-même, sans visage, .. le harcelant depuis sa source inéclairçie, sa véritable origine : une énigme ” (p. 89).  Elle devient par son ambiguïté un fantôme “ sans visage ”. Plus elle est méconnaissable, plus elle est source d’inquiétude et de tourment. Chaque fois qu’il essaie de la déchiffrer, elle lui échappe. Habel ne comprend pas ce que dit le vieux ; Sabine “ s’accapare ” des mots et les veut pour elle seule, et alors le dialogue devient rare. La communication n’a pas lieu entre les personnages, et la parole devient elle-même étrangère puisqu’elle se sépare du sens comme l’est Habel de son lieu d’origine. Ainsi, se compare-t-il à elle : “ Dehors étranger comme une conversation derrière un mur, tout un bredouillement de malheur, un bruit stupide de l’autre côté du mur ” (p. 129).

De la même façon, le nom fait défaut pour Ed dans sa quête autour de la fosse. Le discours tourne autour du nom sans jamais le donner. Il sert alors l’interrogation, l’inquiétude et le désarroi. Il demeure prisonnier et tributaire de la réponse qui fait défaut, et devient ainsi tragique, car : “  La parole qui doit donner la réponse est donc soit incompréhensible, soit incomplète. La parole est hiéroglyphe, simulacre, séduction, oubli et mutisme à la fois, dit Charles Bonn à ce propos ”. [57]

Qu’en est-il de cette dimension tragique dans l’œuvre de KanafŒn¸ ?

Parler d’un discours tragique chez KanafŒn¸, c’est condamner d’une certaine façon son œuvre. L’auteur dirige plutôt le discours comme il le fait pour son écriture, vers un nouveau monde qui est meilleur. Dans certains cas, le discours paraît tragique, mais ce caractère ne touche que le passé qui est généralement noyé dans l’échec et la passivité. Le présent va au contraire vers l’ouverture d’un autre temps, celui de la lutte et de la délivrance. En effet :   

 

“ Que la lutte soit physique ou verbale, elle est un élément constitutif de la dramaturgie ”. [58]

Ce qui vous est resté se singularise par une dimension dramatique portée à la fois par une lutte physique et verbale. Ce roman que l’on vient de voir, hanté par les différentes voix des personnages qui ne cessent de se faire écho dans l’espace et dans le temps, aboutit à l’action. Les cinq personnages ne font que parler le long du roman, mais cette parole engendre deux actions décisives : celle de ©Œmid envers le soldat israélien, et de Maryam envers ZakariyyŒ. Le monologue de ces deux personnages sert à ramener le passé avec ses douleurs et ses blessures, leur permet de voir les choses autrement et les préparent pour passer à l’acte. 

Leur discours commence par remuer les événements les plus tragiques : ©Œmid se souvenant de la mort de son père pendant la guerre, dit : “ Les hommes montaient les escaliers en silence, il était enveloppé en deux manteaux et son bras nu pendait entre eux en se balançant de long en large ” (p. 189) ; cette mort coïncide avec l’occupation de Jaffa[59] : “ Juste le lendemain, toute Jaffa brûlait et ManÓiyya devenait un tas de cendres envahi par le bruit des armes ; ma tante ramena ma mère chez elle ” (p. 190), puis devient le fil détecteur de tout un état. Maryam, restée seule à Gaza après le départ de ©Œmid, s’adresse à lui : “ tu me laisses seule, compter ces pas métalliques froids qui cognent dans le mur. Cognent. Cognent. Cognent ” (p. 170).  ©Œmid parle à Maryam,...

Mais avec la progression de l’histoire, le discours devient de plus en plus effectif, il ne tarde à tourner au défi ; le ton qui le porte change et devient moyen de confrontation et de règlement de compte. Il prépare le dénouement à cette situation tragique, et engendre l’action qui délivre davantage : le meurtre de Zakariyya commis par Maryam, et l’affrontement de ©Œmid et du soldat israélien sont deux actions qui ouvrent sur une nouvelle étape de leurs vies, et coupent avec leur situation présente. Elles purifient d’un passé accablant d’une part, et symbolisent la délivrance de tout un peuple, de l’autre. 

L’attente du soldat que ©Œmid détient n’amène finalement que “ l’horreur ” qu’il avance puisqu’il est entre ses mains, et il n’y a que la mort devant lui : “ Allons, lui dit-il, soyez un homme brave et parlons de Jaffa. L’attente silencieuse n’amène que l’horreur ” (p. 227). Un peu plus loin, il lui dit : “ Que tu meures de soif ”. Le dire de ©Œmid porte cette fin “ horrible ” dont il parle : la mort et la soif meurtrière. Le mot prépare l’action puisque ©Œmid se prépare à passer à l’acte meurtrier.

Ainsi, dans cette dimension dramatique, le discours chez KanafŒn¸ se veut libérateur.

Dans De retour à ©ayfŒ, le dialogue des quatre personnages est mêlé d’émotion, de douleur et d’amertume. Il aboutit à dévoiler une vérité affligeante pour Sa¸d et sa femme à propos de leur fils ; «aldán n’est plus le leur, il est perdu ainsi que ©ayfŒ, et marque un changement dans leur façon de voir les choses. C’est ce qui ôte alors tout caractère tragique du discours puisqu’il fait que Òafiyya et Sa¸d réalisent que tout leur rêve n’est qu’illusion, et ne peuvent plus vivre dans le mensonge. Sa¸d se rend compte que “ la Palestine est plus qu’une mémoire, plus que des plumes de paon, plus qu’un enfant, plus que du gribouillage sur un mur ” (p. 411). Et à la fin du roman, il souhaite que son deuxième fils soit dans les rangs des fidaiyy¸n (soldats).

Cette portée dramatique va jusqu’à faire du discours dans Umm Sad une source de vie.  Le dire de Umm Sad à propos du sarment de vigne, devient réalité : la vigne pousse à la fin de l’histoire, et le texte illustre lui-même cette portée dramatique. Le discours de Umm Sad peut être considéré de ce point de vue du début à la fin du roman, comme une “ plantation ” de mots qui finissent par fleurir. Dès la première visite chez Sa¸d, cette femme arrive avec un sarment de vigne qu’elle veut planter : “ Je l’ai coupé d’une vigne que j’ai trouvé dans la rue. Je vais le planter devant la porte, dans quelque années, tu mangera des raisins, dit-elle à Sa¸d ”. Et lorsque Sad croit qu’il n’est qu’un “ bâton sec ”, elle lui répond : “ Il paraît ainsi, mais c’est une vigne ” (p. 249). L’écriture se développe d’un événement à l’autre sans évoquer ce sarment, mais c’est à la fin du texte que l’on le découvre sous la forme “ d’une tête verte qui fend le sol ”  par la bouche de Umm Sad qui s’adresse à Sa¸d en lui disant : “ La treille a poussé cousin, elle a poussé ! ...elle regardait cette fine tête verte qui fendait le sol avec une vitalité audible ” (p. 336). Et c’est ainsi que le texte illustre le dire de Umm Sad. Et le temps du roman n’est dans ce sens que le temps de cette réalisation, la poussée du “ la tête verte ”.   

 

 

Le monologue - dialogue

Chez Dib, plusieurs romans, comme par exemple, La Danse du roi, Le Maître de chasse et Dieu en Barbarie, deviennent, par la forte présence du discours direct ou rapporté au temps présent, des machines où le discours fuse de toute part.

Si nous prenons le premier, le discours revêt un caractère d’actualisation pour l’interlocuteur et pour le lecteur par l’utilisation du temps présent, du style direct et par l’apport de tous les détails qui le caractérisent, ainsi dans la description des personnages, et de leurs états : “ Je crève de froid, pouvez-vous le comprendre ? ” dit Slim à ses compagnons. Ou encore : “ Je suis tout raide tout dur en dedans. ” Ainsi que de leurs réactions vis-à-vis de ce déplacement : “ On a assez fait de route pour cette nuit, Arfia ! tu trouves pas ? ” (p. ). Parfois, dans certains passages du roman, il s’élève vers un discours théâtral par le face-à-face des personnages.

Le Maître de chasse se réduit en effet aux différents discours des personnages. Discours au styler direct, multiplié par les différents locuteurs et fonde l’histoire du roman. Il fonctionne ainsi comme une vie des personnages et de la parole elle-même. Il fonctionne ainsi comme une vie des personnages et de la parole elle-même. Il s’organise sous la forme de différentes scènes qui correspondent aux différentes apparitions des personnages. A chaque locuteur correspond une apparition et une réplique. Il fait de cette façon le plein du roman, mais cache au fond un “ creux ” selon l’expression de Rykner Arnaud à propos de l’œuvre de Sarraute : “ Le langage n’est qu’un plein qui cache un creux ”. [60]

La présence du dialogue dans les deux oeuvres est manifeste. Dans certains romans, le monologue est tellement chargé d’interprétation qu’il devient dialogue. En effet :

“ Le dialogue dramatique au théâtre, comme le dialogue dramatique des genres narratifs, se trouvent toujours emprisonnés dans un cadre monologique rigide et immuable ”[61].

Les monologues qui hantent Ce qui vous est resté s’ouvrent au dialogue dans le sens où ceux qui parlent, même s’ils sont seuls et isolés, n’excluent pas la présence de l’autre ; ils l’évoquent, l’interrogent et s’adressent à lui. De cette façon, l’interlocuteur se rapproche même s’il est loin, et devient présent du moins pour celui qui parle. Dans ce roman, KanafŒn¸ apprend au lecteur, dès l’introduction,  que :

“ ©Œmid, Maryam, ZakariyyŒ, l’horloge et le désert : les cinq personnages évoluent selon des axes qui ne sont ni parfaitement parallèles ni absolument opposés, comme il semblerait à première vue, mais plutôt discontinus et même parfois entrecoupés. Dans cette confusion, deux repères auraient pu être utiles : le temps et l’espace, mais ils n’ont pas échappé à ce procédé de “ brouillage ”, de telle sorte qu’il arrive qu’on éprouve une certaine difficulté à s’y retrouver, voire à distinguer le temps de l’espace ” (p. 159).

De cette façon, les interlocuteurs se présentent “ hic et nunc ” grâce à l’effacement de la distance qui les sépare et à la rencontre des temps. L’évolution des personnages selon des axes qui s’entrecoupent annule l’absence et l’éloignement de l’autre, et permet sa rencontre. Si l’on rajoute à cela le rapprochement des différents espaces et leur “ brouillage avec le temps ”, on peut dire que cette situation que l’auteur choisit pour ses personnages est lieu d’ouverture du monologue sur le dialogue. Cette ouverture se justifie aussi par la relation binaire qui lie les dires. Maryam de Gaza, évoque ©Œmid qui est au désert et ZakariyyŒ qui est absent. ©Œmid, du désert, évoque Maryam et s’adresse à elle dans un discours de réprimande. Le désert parle de ©Œmid et de sa marche “ sur sa poitrine ”,... 

Tous ces personnages parlent et chacun a besoin d’évoquer l’autre dans son absence, de se le représenter, car la rencontre réelle est douloureuse (dans le cas de Maryam et ©Œmid), et est rendue impossible à cause du fardeau que chacun porte. Chaque monologue dépend de l’interlocuteur, le rappelle, lui répond, ou l’affronte. ©Œmid parle de Maryam et de ZakariyyŒ ; Maryam, ZakariyyŒ et le désert parlent de ©Œmid, et du temps... etc. ©Œmid parle souvent à Maryam comme si elle était devant lui, pour lui rappeler sa trahison, et le déshonneur qu’elle lui a infligé en épousant ZakariyyŒ “ le salaud ” : “  Je t’ai toujours protégée comme ma vie, vache. J’ai passé tout mon temps pour te servir nuit et jour sans répit. Je voulais que tu sois une femme noble qui épousera un homme noble ” (p. 176). Maryam parle à ZakariyyŒ pour exprimer sa solitude : “ Personne ne me reste à part toi... mais tu parais loin bien que tu sois dans mon lit, tu me laisses seule en train de compter ces pas métalliques froids,  qui cognent dans le mur. Cognent. Cognent. Cognent ”.

Cette parole qui va d’une bouche à l’autre évoque dans son absence, fait le lien entre ces personnages et le monologue devient dialogue. Le fil qui lie les personnages les rapproche ; et les distances s’effacent pour unir les différents espaces. Et le lecteur devient le témoin devant ces événements qui ne concernent pas uniquement la vie des personnages, mais toute une histoire d’un pays et d’un peuple.

La reprise du dire de l’un par l’autre, même s’ils sont éloignés, est une forme de réplique immédiate. Elle prouve ce rapprochement et montre que le dire de l’un est reçu par l’autre. Réalisant la perte de sa soeur, seul membre de famille “ qui lui reste ” ©Œmid n’a plus que cet espace immense dans lequel il erre et qu’il décide d’aimer : “ Je ne peux pas te détester, dit-il au désert, mais t’aimerai-je ? Tu engloutis dix hommes comme moi en une seule nuit. Je choisis ton amour, je suis obligé de choisir ton amour ; personne ne me reste à part toi ” (p. 170). Cette adresse trouve écho et se reprend par le désert :

“ Il était vraiment seul, dit le désert de ©Œmid, ... Sans arme, et peut-être aussi sans espoir. Malgré cela, au premier moment de l’horreur, il m’a dit qu’il demandait mon amour parce qu’il ne pouvait pas me détester ” (p. 172). Poursuivant en parlant de sa perte :

“ Ce que j’appréhendais est arrivé, lorsqu’il essayait de passer loin des lumières, il se trompait de direction une deuxième fois. Il se dirigeait tout droit vers le sud sans réfléchir, comptant sur ses pressentiments avec quelque chose d’horrible, mais une horreur irritée... ”.

Cette situation de ©Œmid où la peur, l’irritation et l’horreur ont lieu, est identique à celle de Maryzam à Gaza qui parle en reprenant les mêmes mots du désert : 

“ Je tremblais, j’avais peur, j’étais irritée, ©Œmid venait de nous quitter depuis cinq minutes seulement et ZakariyyŒ était devant la porte, confiant et demandait “ il est là ? ” et sans attendre, il entrait ” (p. 178).

Celui-ci répond en reprenant les mêmes mots, et Maryam poursuit en s’adressant à ZakariyyŒ : “ Tu ne pourras pas me détester, ZakariyyŒ, tu ne pourras pas faire cela, tu es tout ce qui m’est resté ” (p. 142). Ces exemples seront plus nombreux dans l’annexe. Cette correspondance décrit un alignement et un rapprochement des personnages dans l’espace et dans le temps, et leurs monologues deviennent par conséquent, dialogues. La lutte intérieure de ©Œmid et Maryam qui se traduit par le monologue prend ainsi une tournure dramatique. 

Ces dires qui se correspondent, se reprennent d’une bouche à l’autre ; Le désert dit la perte de ©Œmid, l’horreur qui le saisit ; Maryam répond par une même irritation et la même peur en évoquant son départ.

Le déchirement que vivent Maryam et ©Œmid et qui se traduit dans leurs discours, rappelle le dialogue des personnages dostoïevskiens où : “ se heurtent et discutent non pas deux voix entières et monologiques, mais deux voix déchirées (en tout cas, l’une d’entre elles l’est) ”. [62] 

La construction de ce roman traduit non seulement un état d’âme des personnages, mais aussi l’état de la société qu’il évoque : “ Une société dégradée, confuse, troublée, perdue, peut-elle être décrite par les mêmes procédés narratifs que les romans d’écrivains appartenant à des sociétés différentes ? ”. [63] 

KanafŒn¸ choisit cette séparation - mais est-elle véritable ?- pour exprimer le déchirement d’un peuple qui ne cesse de rappeler l’autre, de se le rappeler, d’essayer de se rapprocher et s’unir en un seul lieu : la Palestine. Bien que Maryam et ©Œmid soient éloignés, la révolte les unit. Ces voix venant de toutes parts peignent le monde palestinien à la veille de la révolution. Et l’écriture kanafanienne a pour but de créer cette liaison et cette correspondance pour aboutir à l’acte révolutionnaire.

Cette technique joue un rôle important dans L’Aveugle et le Sourd. L’auteur lègue en effet la parole aux deux héros pour parler de leur handicap, de leurs rêves et du mensonge qu’ils découvrent. Leur discours est le centre dans la construction du roman. Ce sont eux qui symbolisent le handicap de tout un peuple et ce sont eux qui racontent toute l’histoire. mir et Abá Qays deviennent ainsi narrateurs selon plusieurs niveaux.

Si elle participe à la dramaturgie du roman, cette technique répond aussi à la réaction de l’auteur vis-à-vis de son peuple. Car faire parler l’homme palestinien de son vécu, de son incapacité, lui donner l’occasion de découvrir ses illusions et les mensonges qui l’entourent, est une manière non seulement de l’éveiller, mais aussi de le rendre responsable. Faire parler le personnage est aussi une façon de quêter en lui le militantisme et l’action.

Dans cette optique dramatique, le comportement de KanafŒn¸ vis-à-vis de ses personnages fait de lui l’Eschyle qui : “ contrairement à Homère et aux poètes lyriques, place ses héros au seuil de l’action, face à la nécessité d’agir [64] ”.

L’étude de la dramaturgie permet la théâtralité et répond à la quête.   

(Mais le sort de ces trois personnages est presque fixé d’avance puisque l’entrée dans la citerne est une entrée dans l’enfer à cause de la chaleur : “ Abu al «ayzurŒn éteint rapidement le moteur, ouvre la porte, descend et crie : le sérieux commence... allez je vais ouvrir la citerne ha-ha. La climatisation à l’intérieur va être comme dans l’éternité, la... ” (p. 114) leur dit Abu al «ayzurŒn. Le climat à l’intérieur de la citerne est “ comme dans l’éternité ”. C’est celui de l’enfer que MarwŒn sent dès qu’il se rapproche de la citerne : “ C’est l’enfer ! Ca brûle ” (p. 116). Ainsi la situation s’inverse : Ces personnages croient suivre la voie de libération et du salut ; mais elle s’avère tout le contraire. Elle ne mène qu’à la mort, et quelle mort ! La plus banale et la plus humiliante : “... ” KanafŒn¸ veut, derrière cette tragédie, montrer à son peuple que toutes les issues autres que la lutte, mènent à la perte.)

Le discours dramatique sert à rapporter des scènes dans le passé comme la discussion de Abá al-«ayzurŒn avec l’enseignant SŒlim, l’accouchement de sa femme puis, la longue négociation avec les trois personnages. La théâtralité de ce roman est double, puisque la forme dramatique sert la fin tragique.

 

 

La puissance du verbe

“  Parler c’est agir. Toute chose qu’on nomme n’est déjà plus tout à fait la même, elle a perdu son innocence ”. [65]

Le bilinguisme dans lequel nous travaillons nous invite à nous interroger sur la nature des mots effectifs dans chacune des deux langues. Le mot a sa puissance dans les deux oeuvres, mais cet effet peut être différent de l’une à l’autre.  

Dans l’oeuvre de Dib, la puissance du mot va dans un sens politique. Lorsqu’elle traduit le mécontentement et la révolte, elle dérange parce qu’elle menace. Ce que nous venons de dire à propos des Fellahs de L’Incendie et de l’acquisition non seulement de la parole, mais de la “ bonne parole ”, se rattache au pouvoir des mots. Si ces mots rendent compte d’une situation vécue, ils vont surtout contre un système et une politique. L’effet est dans ce cas double : non seulement ils dérangent ceux qui les reçoivent, mais ils peuvent aussi nuire à ceux qui les prononcent : “ Nous parlons bien, tout le monde parle bien... seulement, il faut qu’on y prenne garde ” ( p. 38 ).

La “ bonne parole ” demande ainsi une précaution et une discrétion parce qu’elle est chargée de sens et atteint l’autre. Elle devient dangereuse dès qu’elle dépasse une certaine limite qui est fixée par la société et surtout par les détenteurs du pouvoir. Arfia, personnage très “ parleur ” peut être condamnée à cause de cela : “ Tu finiras par être arrêtée tout à fait ! lui dit Babanag, à cause que tu causes trop, maligne ! Tu les vois partout, comme ils laissent traîner leurs oreilles ? ” (p. 171). Ces deux mots homophones “ cause ” et “ à cause ” qui offrent un ton sonore au dire de Babanag, marquent la limite de la parole. Causer est cause de danger et d’arrestation. La parole est à prendre avec précaution et prudence, il ne faut pas en abuser. Car le mot possède un effet plus fort qu’aucune autre action nous dit Kamal Waëd dans Le Maître de Chasse: “ Elle est claire pour que chaque mot traverse la salle comme une pierre, dit-il à ” (p. 12).

Dans l’œuvre de KanafŒn¸, les mots ont plutôt une valeur sentimentale très forte du moins pour celui qui les reçoit. Il s’agit d’une parole qui s’inscrit dans des scènes très délicates et très sensibles.

 

(1) De retour à ©ayfŒ

Dans ce roman, l’auteur donne son grand pouvoir aux mots qui, dés qu’ils sont prononcés, agitent le personnage, le déstabilisent et l’affligent. Lorsqu’on lit ce roman, on ne peut pas imaginer la situation où se trouvent  Sa¸d et Òafiyya sans penser à leur douleur et à leur tourment. De même, Myriam ne peut les recevoir sans stupéfaction et sans crainte. En effet, les mots lui pèsent et la mettent dans l’hésitation. Elle se trouve d’un coup dans l’embarras à cause de la présence des propriétaires de la maison qu’elle habite et les parents de l’enfant qu’elle a adopté. Elle plonge dans un état d’engourdissement, se prépare pour parler, mais parfois tarde à accomplir cet acte : “ Mais Myriam avança, puis s’arrêta, se préparant à dire quelque chose de difficile . Puis lentement se mit à extraire ces mots qui semblaient comme arrachés du fond d’un puits asséché par une main invisible ” (p. 383). Ce que dit Myriam est fondamental pour les deux personnages “ quêteurs ” Sa¸d et Òafiyya. Non seulement ses mots les retiennent, mais ils les déstabilisent et les affectent. Il suffit qu’elle prononce le mot “ Dov ”, nom qui désigne Kaldun pour ses parents, pour que ceux-ci se dressent et s’affligent : “ Ils dirent cela ensemble, Sa lui dit Babanag Sa¸d et Òafiyya, et se dressèrent comme si la terre les avait projetés en l’air ; et tout énervés, ils la regardèrent ” (p. 369). 

Ce mot qui agit à la façon d’une douleur piquante , d’une brûlure, porte en effet toute la réalité que ces deux personnages découvrent et vient détruire une grande illusion qu’ils ont vécue pendant vingt ans. Ce sont des mots qui se chargent dès que les personnages se confrontent à une situation délicate. “ Dov ” est pourtant un simple prénom, mais sa charge est plus profonde que cela. Son étrangeté pour les deux parents et le rapport qu’il peut avoir avec leur fils, font que sa prononciation provoque chez eux un heurt “ IrtiÕŒm ”, les inquiètent et les énerve. Le même effet provient de la phrase de Myriam : parlant toujours de Dov, elle continue à leur dire : “ .. il est complètement comme son père ... ” visant son mari et non Sa¸d, phrase qui, à priori ne porte aucun mal, mais comme elle vise ce fils perdu et comme elle est dite à son vrai père , elle devient source de douleur et de colère. Elle fonctionne comme un acte de vol puisqu’elle implique l’annulation de parenté de Sac¸d, celui-ci est d’un coup dépourvu d’un droit et d’une réalité : “ Sa¸d sentit pour un moment son corps trembler comme s’il était touché par un courant électrique ” (p. 379). 

Parfois de simples mots deviennent dans le contexte des personnages très chargés et très effectifs. Le mot “ Mais ” que prononce Myriam avec hésitation quand elle répond à Sa¸d lorsqu’il lui dit qu’ils sont venus, lui et sa femme, “ pour voir leurs choses et peut être qu’elle comprendrait cela ”, devient pour celui-ci un “ mais ” horrible qui engendre le meurtre : “ oui, dit Sa¸d, mais ! ...ce  “ mais ” horrible, meurtrier, sanglant ” (p.  367). Le discours de Dov accentue cet état de trouble et de douleur après l’avoir entendu, il ne peut tenir en place : “ Sa ¸d recula, stupéfait et blessé, il se sentit pris d’un vertige surprenant , tout cela, peut-il être vrai ? ” (p. 373). Quant à Òafiyya, très affectée à son tour, elle se rend compte de ce pouvoir du mot “ Elle comprit d’une façon étrange ce heurt incroyable que les mots peuvent provoquer brusquement ” (p. 373).

       Ainsi, le mot chez KanafŒn¸ trouble, blesse, donne le vertige, transperce et peut conduire à l’acte le plus tragique.

Cet aboutissement a lieu dans Ce qui vous est resté, dans la scène où Maryam s’affronte à ZakariyyŒ ; celui-ci ne cesse de la menacer pour qu’elle se débarrasse de leur enfant. La répétition du mot “ ÔŒliq ” “ répudiée ” agit comme “ la goutte qui fait déborder le verre ” en accentuant son humiliation et en lui prouvant la trahison de ZakariyyŒ. Elle l’humilie, et la révolte tant qu’elle se trouve dans un état d’hébétude qui la transporte dans un monde diabolique : “ Soudain, dit-elle, ma gorge se noua et un lourd silence chargé d’une attente amère plana ; le hurlement d’un chien s’éleva auquel répondirent de longs aboiements ininterrompus ” ( p. 229). Le mot de ZakariyyŒ est reçu par Maryam comme un grand choc, une douleur qui installe un grand tournant dans sa vie et lui ouvre la voie de la l’action. Par sa résonance, il la met dans un état second où règnent “ le hurlement des chiens et la clameur satanique. ” Elle ne voit plus le monde qui l’entoure, sauf cet objet qui se présente brusquement à ses yeux, c’est ce couteau qui “ brilla devant moi, dit-elle,  de sa longue et pétillante pointe ” (p. 230). Ainsi, elle tue ZakariyyŒ, se libère de sa puanteur et de son humiliation.     

Mais KanafŒn¸ recherche aussi la puissance du mot dans la simplicité, celui qui s’ancre dans la réalité quotidienne. Umm Sad n’est pas allée à l’école, elle ne sait pas écrire, mais elle a sa façon de militer : “ Toi, tu écris tes idées, dit-elle à Sa¸d, moi, je ne sais pas écrire, mais j’ai envoyé mon fils là-bas. Ainsi, j’ai fait ce que tu fais, n’est-ce pas ? ” (p. 271). Lorsqu’elle parle, elle choisit ses mots pour qu’ils “ descendent ” dans “ la vie comme descend la lame de la charrue dans la terre. ” Bien que simples, ces mots viennent comme des “ tirs et des pointes ” : “ Je sentis ainsi cette pointe acérée qui jaillit soudain des mots simples, il pénétrait dans nos poitrines à la vitesse d’une balle et de la vérité retrouvée. Et pour un instant, je vis un ruban sombre de boue qui pendait du bord de sa robe comme une couronne d’épines ” (p. 271). Par ces mots qui peignent une autre existence pour le personnage, KanafŒn¸ invite son peuple à agir et à avoir le courage de changer et de trancher avec une réalité telle que la sienne. Le mot puissant pour lui est celui qui touche l’être et la dignité de l’homme. Il devient une arme qui déstabilise, blesse, paralyse et peut engendrer le pire. C’est celui qui remue en lui tout une réalité amère, celle d’un peuple opprimé et arraché de sa terre.

Qu’il porte une charge effective ou qu’il soit puissant, le mot devient une arme dangereuse et perturbatrice chez Dib. Le mot puissant affecte le personnage chez kanafŒn¸. Celui-ci s’émeut, réagit et agit, et c’est ainsi que le discours engendre le côté dramatique.

Mais l’œuvre de Dib est hantée par la quête. Depuis La Danse du roi, l’écriture dibienne ne cesse de toucher au langage et de sonder ses secrets. L’auteur crée tout un univers romanesque où personnages et narration agissent pour son assouvissement. Cette hantise est encore plus forte et plus complexe lorsqu’on découvre que la parole en tant que moyen qui sert la quête devient elle-même son objet.

 

 

Illusration schématique 

 

Dramaturgie et Scénographie

 

                                                                             

                                                                             

 

Lieu de quête

La scène

                                                                            lieu théâtral 

 

 

 

Effet lié à la quête

La mise en scène

                                                                            La représentation

 

 

Sujet et objet de quête

 

Construction et Polyphonie

Composantes   dramatiques

 


 

 

 

 

 

 

 



[1] KANAFN· (§assŒn). L’Aveugle et le Sourd. dans al-ŒÕŒr al-kŒmila, Muassassat al-abªŒÕ al-arabiyya, 1972.

[2] KANAFN· (§assŒn). Ce qui vous est resté. dans al-ŒÕŒr al-kŒmila, Muassassat al-abªŒÕ al-arabiyya, 1966.

[3] KANAFN· (§assŒn). Des Hommes dans le soleil. dans al-ŒÕŒr al-kŒmila, Muassassat al-abªŒÕ al-arabiyya, 1963.

 

[4] KANAFN· (GassŒn). L’Amant. dans al-ŒÕŒr al-kŒmila, Muassassat al-abªŒÕ al-arabiyya, 1972.

[5] DIB(Mohammed). Qui se souvient de la            mer. Paris Le Seuil, 1962.

[6] DIB (Mohammed). Habel. Paris, Le Seuil, 1977.

[7] DIB (Mohammed). Les Terrasses d’Orsol. Paris, Sindbad, 1985.

[8] ROUBINE (Jean-Jacques). Théâtre et mise en scène. 1880-1980, Paris, P.U.F, 1980.

[9] La saynète est une petite comédie bouffonne du théâtre espagnol ( que l’on jouait pendant un entracte) Dictionnaire LE ROBERT, Paris, 1993, p. 2046.

[10] DIB (Mohammed). La Danse du roi. Paris, Le Seuil, 1968.

[11] DIB (Mohammed). Cours sur la rive sauvage. Paris, Le Seuil, 1964.

[12] KANAFN· (§assŒn). Umm Sad. dans al-ŒÕŒr al-kŒmila, Muassassat al-abªŒÕ al-arabiyya, 1969.

[13] DIB (Mohammed). Mille Hourras pour une gueuse. Paris, Le Seuil, 1980.

[14] ÒUR ( Rawa). Al-Ôar¸q ilŒ al-«ayma al-u¬rŒ. Beyrouth, DŒr al-adab, 1981, p. 160. 

[15] KANAFN· (§assŒn). De retour à ©ayfŒ. dans al-ŒÕŒr al-kŒmila, Muassassat al-abªŒÕ al-arabiyya, 1969.

[16] LE ROBERT. Dictionnaire Historique de la langue française. Paris, Dictionnaire Le Robert, 1992, p. 1892. 

[17] VEINSTEIN ( André). La mise en scène théâtrale et sa conception esthétique. Paris, Flammarion , 1955, p. 9. 

[18] KANAFN· (§assŒn). L’Amant. dans al-ŒÕŒr al-kŒmila, Muassassat al-abªŒÕ al-arabiyya, 1972.

[19] kanafN· (§assŒn). Umm Sad. dans al-ŒÕŒr al-kŒmila, Muassassat al-abªŒÕ al-arabiyya, 1969.

[20] BRECHT (Bertolt). Ecrits sur le théâtre. Paris, L’Arche Editeur, 1963-1972, p. 345.

[21] SEURAT (Michel). KNAFN·. Des hommes dans le soleil. Nouvelles présentées et traduites par Michel SEURAT. Paris,  Sindbad, 1977.

[22] Al MUAWWIS (SŒlim). Beyrouth,  AL-Fikr al-ara¸i, p. 60

[23] DIB (Mohammed). Habel. Paris, Le Seuil, 1977. 

[24] SARTRE (Jean-Paul). Op. cit. p. 14.

[25] KANAFANI (§assŒn). Umm Sad. dans al-ŒÕŒr al-kŒmila, Muassassat al-abªŒÕ al-arabiyya, 1969.

[26] KANAFANI (§assŒn). Des hommes dans le soleil. dans al-ŒÕŒr al-kŒmila, Muassassat al-abªŒÕ al-arabiyya, 1963.

 

[27] DIB (Mohammed). Le Maître de chasse. Paris, Le Seuil, 1973.

[28] ABBS (IªsŒn). Introduction des romans De §assŒn KanafŒn¸. Beyrouth, Muassassat al-abªaÕ al-arabiyya, 1986, p. 18. 

[29] Des homme dans le soleit était effectivement adapté au cinéma par la direction générale du cinéma syrien sous le titre “ Les dupes ” “ al Ma¬hdáán ”,  et était réalisé par l’egyptien Tawf¸q SŒliª.

[30] BONN (Charles). Lecture présente de Mohammed Dib. E. N. A. L, Alger, 1988,  p. 147.

 

[31] Nous empruntons ici ce terme à Bakhtine. Dans son étude de l’œuvre de Dostoîvski, la polyphonie signifie la multiplicité des voix dans le roman. Celui-ci devient alors polyphonique.

.

[32] BAKHTINE (Mkhaïl). La poétique de Dostoïevski. Le Seuil, 1970 (pour la traductio), p. 68.

[33] DIB (Mohammed). La Danse du roi. Paris, Le Seuil, 1968.

[34] KANAFANI (§assŒn). L’Aveugle et le Sourd. dans al-ŒÕŒr al-kŒmila, Muassassat al-abªŒÕ al-arabiyya, 1972.

[35] KANAFANI (§assŒn). L’Amant. dans al-ŒÕŒr al-kŒmila, Muassassat al-abªŒÕ al-arabiyya, 1972.

[36] DIB (Mohammed). La Danse du roi. Paris, Le Seuil, 1968.

[37] BAYàN (©aydar Tawf¸q). §assŒn KANAFN· : Al-Kalima wa al-jurª, (Le mot et la plaie). Beyrouth, DŒr al-kutub al-ilmiyya, 1955, p. 88.    

[38] BAYUN (Haydar Tawf¸q). Op. Cit. p. 179. 

[39] KANAFN· (§assŒn). De retour à HayfŒ. dans al-ŒÕŒr al-kŒmila, Muassassat al-abªŒÕ al-arabiyya,1969.

[40] DIB (Mohammed). Dieu en Barbarie. Paris, Le Seuil, 1970. 

[41] DIB (Mohammed). Les Terrasses d’Orsol. Paris, Sindbad, 1985.

[42] DIB (Mohammed). Cours sur la rive sauvage. Paris, Le Seuil, 1964. 

[43] DIB (Mohammed). L’Incendie. Paris, Le Seuil, 1954.  .

[44] DIB (Mohammed). Le Métier à tisser. Paris, Le Seuil, 1957.

[45] KANAFN· (§assŒn). A propos des hommes et des fusils. 4ème édition, Beyrouth, Muassassat al-abªŒÕ al-arabiyya, 1987.

[46] Chéhrazade dans Les Mille et une nuits, doit en effet sa vie à l’acte de parler. Elle passe ses nuits à raconter des histoires au roi pour échapper à l’exécution.

[47] Todorov (Tzvetan). Poétique de la prose. Paris, Le Seuil, 1978.  p. 41

[48] DIB (Mohammed). Habel. Paris, Le Seuil, 1977.

[49] BLANCHOT ( Maurice). L’écriture du désastre. Paris, Gallimard, 1980, p. 23. 

[50] BLANCHOT (Maurice). L’écriture du désastre. Gallimard, Paris, 1980, p. 54.

[51] TODOROV ( Tzevetan). Poétique de la prose. Paris, Le Seuil, 1978, p. 26.

[52] DIB (Mohammed). Formulaires. Paris, Le Seuil, 1970, p. 85.

[53] DIB ( Mohammed).  Formulaires. Paris, Le Seuil, 1970, p. 85Formulaires. Paris, Le Seuil, 1970, p. 85.

 

[54] BARTHES (Roland). Essais critiques. Paris, Le Seuil, 1964.

[55] BONN (Charles).- Op. Cit p. 196.

 

[56] VERNANT (Jean-Pierre). Idem. p. 177.

[57] BONN (Charles). Idem.

[58] HUBERT (Marie-Claude). Le théâtre. Paris, Armand colin, 1988, p. 14.  

[59] Jaffa est une ville palestinienne qui était occupée par les Israéliens en 1948.

[60] RYKNER (Arnaud). Théâtre du nouveau roman. SARRAUTE - PINGET- DURAS. Paris, José Corti, 1988, p. 39.

[61] BAKHTINE (Mikhaîl). La poétique de Dostoïevski. Paris, Le Seuil, 1970. 

[62] BAKHTINE (Mikhaïl). Poétique de Dostoïevski. Paris, Le Seuil, 1970 (pour la traduction et la préface), p. 350.

[63] SAIDI (Mohamed). Analyse formelle et sémantique de mŒ tabaqqa lakum. Roman de §assŒn KanafŒn¸. Thèse de 3ème cycle, Paris III, 1985-1986, p. 10. 

[64] VERNANT (jean pierre) NAQUET-VIDAL (Pierre). Mythe et tragédie en Grèce ancienne. Paris, La Découverte, 1986, p. 45.   

[65] SARTRE ( J. P.). Qu’est-ce que la littérature. Paris, Gallimard, 1948, p. 27.