Mourida Akaïchi : Quête
et théâtralité à travers les
romans de Mohammed Dib et Gassan Kanafani
Doctorat Nouveau Régime, Université
Lyon 2, 24 novembre 2000,
Directeurs de recherche : Charles Bonn et Floréal Sanagustin
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Conclusion, Bibliographie,
Annexes
CHAPITRE I : UN MONDE ILLUSOIRE
Des personnages en fuite du
réel
CHAPITRE II : L’ECRITURE ET LE SONGE
CHAPITRE III : L’ECHAPPATOIRE DE
L’ECRITURE
Le désir qui nous meut pour
faire aboutir cette étude, est celui de voir l’écriture du roman véhiculant la
quête et s’entremêlant à la théâtralité. Après avoir étudié la scène dans notre
troisième partie, nous voulons voir dans cette dernière phase, le transport du
roman à la scène. Nous essayerons de montrer que l’écriture romanesque va de
temps en temps vers une écriture théâtrale, et que le roman passe à la scène.
Comment ce passage s’accomplit-il ? Et par quels moyens ? Ce sont les deux
grandes interrogations auxquelles nous allons essayer de répondre.
Dans cette étape qui lie le
roman à la scène, nous retenons un côté fondamental de la représentation :
l’illusion. Celle-ci hante en effet les deux oeuvres et plus particulièrement,
celle de Dib. Nous avons vu que certains personnages chez Dib comme chez KanafŒn¸ font partie d’un monde irréel et deviennent eux-mêmes illusoires. Nous avons vu aussi que la quête dans les
deux oeuvres s’avère souvent un projet éphémère, et sa réalisation reste un rêve
pour le personnage ou pour l’auteur. Le côté onirique qui marquent les deux
écritures nous permettra de parler de l’illusion chez les deux auteurs, et de
voir en premier lieu, son objet, puis son fonctionnement pour chacun des deux
auteurs.
le personnage est l’une des
cibles de ce monde, il s’avère dans certaines situations illusoire et échappe
au réel.
Dans l’œuvre de KanafŒn¸ comme dans celle de Dib, Les actions et les réactions qui témoignent
de l’héroïsme et de la grandeur caractérisent les personnages principaux. ils
font d’eux des êtres qui mènent un itinéraire de fuite jusqu’à ce qu’ils
deviennent eux-mêmes fugitifs.
L’Amant[1]
de KanafŒn¸, Cours sur la rive sauvage[2]
et Habel[3]
de Dib nous présentent ce type de personnages. QŒssim / L’Amant/ ©assan¸n, Radia / Hellé, sabine/ Lily, deviennent toujours plus invisibles et
insaisissables. Le héros de L’Amant, comme nous le décrit le narrateur à
son arrivée à la §abassiyya, s’infiltre dans la ville sans que personne ne le voie ni ne
l’entende :
“ Au début, personne ne savait à la §abassiyya comment QŒssim y était
arrivé et s’y était établi. Il y avait surgi un jour comme le vent du
nord et il devint aussitôt comme une chose de cette ville, mais sans jamais faire
partie de ses gens. Il semblerait que lui-même le voulait ainsi. Il s’y
était glissé sans bruit et était resté presque tout le temps silencieux. Et
c’est ainsi que les gens ne pouvaient même pas trouver une histoire à raconter
sur lui car il les avait privés de toute relation avec lui ” (p. 421).
L’entrée de QŒssim est comme l’entrée du vent, cet élément naturel
qui représente la fuite par excellence puisqu’il ne peut être ni vu ni saisi. QŒssim est ainsi présent partout dans ce village partout
jusqu’à ce qu’il devienne “ une partie de ses petites choses ”, mais
il ne s’associe jamais à ses gens pour devenir un parmi eux. Bien qu’il soit
présent physiquement, il reste invisible et c’est là que réside une forte
ambiguïté : à la fois présent et absent pour les gens de la §abasiyya ; il est comme une statue puisqu’on ne
peut ni lui parler ni le connaître. Il traverse le roman par ses différentes
apparitions et devient illusion : “ Et soudain, tout se mit sens
dessus dessous, pendant que le conducteur accélérait, dit le capitaine, nous
nous écartâmes pour sauver notre peau. Et ainsi “Abd-al-Kar¸m s’envola comme un rêve ” (p. 445).
Le narrateur dans Cours sur la rive sauvage
plonge dans un monde étrange à la poursuite de Radia, qui l’entraîne à travers
ses apparitions, ses disparitions et ses transformations. Chaque fois qu’il
croit l’approcher, il ne trouve que ses traces qui induisent plus la perte que
l’atteinte. Il croit la voir mais il ne voit en vérité que ses transformations
comme ces différentes Radia qui émanent de sa multiplication :
“ Comment reconnaître entre toutes
la vraie Radia ? ” (p. 75). Ou encore ces lances qui peuplent
l’espace : “ Puis l’espace s’étoila de millier de points
brillants hérissés de dards ”. Au moment où il croit l’atteindre dans cette
scène où ils se fixent l’un l’autre du regard, elle laisse la place à
l’apparition d’une autre femme nommée “ Hellé ”. Cette entrée de Radia dans un autre monde et
cette poursuite du narrateur nous font penser à la légende d’Orphée dont l’auteur
s’inspire très manifestement, comme le propose Charles Bonn dans son étude sur
Dib, sous le titre de “ quête orphique ”.[4] C’est
surtout ce thème du regard fondamental dans Orphée qui est présent dans le
roman. Radia rappelle Euridyce dans la fonction du regard. Elle se transforme
et lui échappe de nouveau chaque fois que Iven Zohar croit la voir, comme
Euridyce qui rejoint le monde des morts
dès que Orphée enfreint la règle et la regarde.[5]
Bien que les fonctions de ces personnages restent
différentes d’un auteur à l’autre, leur caractère fugitif obéit dans les deux
oeuvres à une renaissance : ceux-ci se dédoublent, se multiplient et
acquièrent de nouvelles identités[6].
Ces transformations sont dans la plupart des cas nécessaires pour que
l’histoire du roman poursuive son cours. Le héros de L’Amant chez KanafŒn¸ renaît chaque fois en se donnant une nouvelle identité, marquée par
les titres de chapitres. “Abd al-Kar¸m devient ©assan¸n lorsqu’il s’installe chez le ©Œdj “AbbŒs; à la §abassiyya, il se nomme QŒssim, puis, rapidement, il acquiert le nom de
“ L’Amant ”. Et une fois arrêté, il devient le prisonnier n°162.
Dib, pour guider une quête illusoire, dédouble
certains personnages et octroie un itinéraire de renaissance. Dans Cours
sur la rive sauvage, Radia se dédouble en “ HŒla ” en arabe et qui signifie
“ auréole ”. Ce nom lui offre , nous le verrons plus tard, non
seulement cette charge lumineuse qui l’accompagne et inonde son univers, mais
aussi tout un pouvoir. Dans Habel, Dès qu’elle côtoie le héros, Sabine
se dédouble en Lily. Ce dédoublement devient à la longue, le signe du
déguisement et d’artifice.
Mais cette renaissance n’est pas simple hasard,
puisqu’à chaque nouvelle identité
correspondent de nouveaux rôles. Le héros de L’Amant se comporte
comme un acteur à chaque fois qu’il change d’identité car chaque changement
amène un nouveau rôle et va de pair avec une nouvelle scène au niveau de la
chaîne événementielle du roman. ©assan¸n est l’homme fugitif qui travaille chez le cheikh SalmŒn ; QŒssim est cette figure de la force et de la
virilité : “Il était un homme fort, dit SalmŒn, j’ai vu ses muscles se gonfler sous sa fine chemise
alors qu’il était courbé avec sa grande taille au dessus du feu. Il me
paraissait pour un moment pendant qu’il était courbé sous le ciel couvert comme
un jeune cheval ” (p. 423). L’Amant fait de lui une figure mystérieuse et
légendaire.
Radia, dès sa transformation, engendre le nom
“ Hellé ” et devient celle qui guide le narrateur dans une ville
merveilleuse : “ Si je prononçais le nom mystérieux :
“ Hellé ”, dit Iven Zohar, qui m’a été transmis d’un autre espace et
que j’ai gardé au fond de ma mémoire ” (p. 78). lily est l’objet d’amour de
Habel qui ne cesse de le tourmenter jusqu’à la folie.
Le dédoublement amène donc la fuite. Comment celle-ci
s’exprime-t-elle ? Et dans quel but ?
Dib pousse ce côté illusoire du personnage très loin
en créant dans ses deux romans Cours sur la rive sauvage et Habel des
figures féminines qui incarnent la fuite et l’illusion. Radia traverse toute
une ville imaginaire en engageant le narrateur dans une poursuite sans fin. Cette femme est présente
partout, Iven Zohar l’entend lui dicter des signes et des ordres, l’engage dans
un monde d’épreuves, lui parle, apparaît, disparaît, mais sans jamais qu’elle
se laisse atteindre. Elle reste un mystère et une énigme. Elle entre dans un
monde illusoire et devient elle-même illusion : “ je vois venir
une jeune femme. Je refuse de regarder de son côté : c’est une illusion,
dit Iven Zohar ” (p. 83).
Plus ambigu et plus illusoire encore est ce personnage
qui oscille entre deux apparitions dans Habel. L’attente de Habel au
carrefour débouche une fois sur Sabine, une autre fois sur Lily, et c’est à
partir de là que commence le caractère illusoire de ces deux femmes pour le
héros, et le roman déploie cette illusion jusqu’au bout. Dès le début, on
découvre Sabine à côté de Habel que nous croyons pouvoir suivre en tant
qu’itinéraire, mais rapidement apparaît Lily : personnage d’essence
fugitive. Elle qui : “ n’est plus qu’une fille partie, une fille
enfuie ” (p. 47), se définit par le départ et la fuite. Elle est là sans
être là. Ces deux figures se présentent parfois en un seul personnage, on
n’arrive pas à les voir indépendantes l’une de l’autre, comme dans cette image
où toutes les deux disparaissent dans la foule : “ Sabine juste le
temps qu’il avait fallu pour la reconnaître et qui fendit comme Lily, comme la
Dame de la Merci, dans cette multitude ! ” (p. 75). Cette double
figure qui symbolise l’amour, possède un caractère qui n’est pas humain ;
par ce côté fugitif, elle relève d’un monde insaisissable, de désir et d’amour
que le narrateur veut atteindre. Désir qui côtoie par sa puissance la mort :
Lily fait partie du monde de la mort : elle est réalité invisible et
insaisissable, et illustre la quête de Habel.
Dib et KanafŒn¸ traduisent l’illusion dans ces deux romans à travers des personnages
qui se font fugitifs, mais à chaque fois qu’on veut l’atteindre ou le cerner,
le personnage échappe, car il n’est qu’une composante de la quête aussi
elle-même sans aboutissement.
Dib nous invite à suivre un personnage qui relève du
monde fantastique et merveilleux pour nous dire que l’amour est illusoire, et
peut-être aussi le monde; Kanafani veut nous montrer combien sont colorés et
diversifiés la lutte et le militantisme du peuple palestinien. D’ailleurs, il est dit dans l’introduction que ce
roman pourrait être “ l’épopée ” qui était toujours dans l’esprit de
Gassan KanafŒn¸ pour la chronique de la révolution palestinienne.
Cette histoire pourrait être l’épopée
qui hantait l’esprit de KanafŒn¸ pour la chronique de la révolution palestinienne depuis le début du
siècle et pendant les années suivantes. Pour ce faire, il avait écouté des
dizaines de récits de la bouche même de ses héros ” (p. 415).
Cette fuite ne favorise pas un itinéraire stable et
continu des personnages ; leur présence devient plutôt une succession
d’apparitions là où ils jouent un rôle. Ils bondissent dans le temps et dans
l’espace pour figurer dans des séquences scéniques du roman, sous la forme d’un
passage éphémère. Ils sont comme des acteurs qui jouent plusieurs rôles
successifs, se transforment, se renouvellent selon les rôles, et ils sont loin d’être les mêmes, ils
deviennent ainsi fictifs, et participent au passage du roman à la scène.
Parallèlement à ce monde de fuite qui installe
l’illusion dans le roman et le transporte vers la scène théâtrale, il y a le
rêve, charnière entre le roman et la scène, composante qui dote les événements
de mensonge et accentue le côté illusoire du roman. Dans ce monde illusoire,
les écritures de Dib et de kanafŒn¸ mènent l’illusion jusqu’à toucher le projet le plus important :
la quête.
Étant illusoire, cette quête repose sur un élément qui
est lui-même d'essence chimérique : le rêve. Comme elle est un thème
fondamental qui nourrit l’écriture et la guide ; si elle s’avère
illusoire, elle installe nécessairement et en grande partie l’illusion dans le
roman. Nous avons eu l’occasion de voir les différentes quêtes chez les deux
auteurs et nous avons constaté à plusieurs reprises qu’elles restent
inassouvies surtout dans l’œuvre de Dib. De quelle quête s’agit-il ? Et
comment participe-t-elle au côté illusoire du roman ?
Se définissant comme un projet qui tient à cœur au
personnage ou à l’auteur lui-même, la quête installe chez lui un rêve en vue de
sa réalisation. Bien qu’il fonde la quête dans les deux oeuvres, celui-ci est
différent dans son rapport à cette quête d’un auteur à l’autre.
Le personnage kanafanien vit un manque et une perte,
il cherche naturellement à changer sa situation. La quête naît chez lui sous la
forme d’un espoir, d’un souhait, puis d’un rêve qui l’habite et le pousse à
agir. C’est à partir du manque que vivent “‹mir et Abá Qays dans L’Aveugle et le Sourd[7],
qu’ils se lancent dans une quête d’un remède à leurs situations. La quête de la
vue et de l’ouïe figure chez “‹mir et Abá Qays comme un rêve à réaliser. Ce rêve centre toute
l’action autour de ce but : ils ne cessent de chercher la solution jusqu’à
ce qu’ils décident d’aller jusqu’à la tombe du saint pour formuler leur
demande : “ Et à travers mon monde qui baignait toujours dans un
bassin d’eau vitrée, dit “‹mir, j’allais à la tombe du saint Abd al-“‹Õ¸ ” (p. 473).
C’est aussi le cas dans De retour à HayfŒ[8] où la quête de «aldán, de ©ayfŒ, d’une patrie perdue,
figure comme un rêve qui “ berçait ” Sa“¸d et Òafiyya pendant vingt ans : “ Bien, supposons que vous nous avez
accueillis comme nous en avons rêvé pendant vingt ans, avec les enlacements,
les baisers et les larmes ” (p. 404). Pendant vingt ans, ils étaient loin de ©ayfŒ et de «aldán, le fils qu’ils ont
laissé à l’âge de cinq ans. Ces deux personnages n’ont que le rêve auquel
s’accrocher dans l’attente de retrouver ce qu’ils ont perdu.
Chez Dib, le rêve intervient plus tard par rapport au
projet de la quête ; lorsque cette quête se complique, elle lui dicte une
inquiétude et le fait vivre dans un désarroi total. Naît alors chez ce
personnage un cauchemar.
Iven Zohar dans Cours sur la rive sauvage, Ed
dans Les Terrasses d’Orsol[9],
comme le héros dans Habel, se
trouvent tous les trois dans des situations qui leurs imposent des quêtes
différentes. Une fois engagés dans cette voie, leurs quêtes ne font que se
compliquer et leurs objets ne font que fuir. D’où le rêve de Iven Zohar de
retrouver Radia, celui de Ed de nommer les êtres de la fosse et celui de Habel
de déchiffrer le monde qui l’entoure. C'est surtout dans le parcours de Iven
Zohar que le rêve s'installe dès que la quête se complique et se révèle
impossible à satisfaire : “ Peut-être rêvé-je de retrouver Radia ou
ses traces, dit-il ”.
Dib s'exprime à travers les hallucinations et les
visions de Iven Zohar tout au long de cette quête ; ce qui traduit le
mouvement de la ville, l'étrangeté de ses habitants... Hypnotisation en vérité. Iven Zohar oscille entre deux
mondes : le sien, qui est réel, et celui de Radia. A chaque apparition de Radia
dans ses multiples transformations, il plonge dans le rêve de sa quête mais se
heurte rapidement l'échec et à l’illusion : “ Sa présence était faite
d'éloignement et de distance, d'immersion ”. Le rêve s'accentue, il ne
s'arrête pas au monde et à l'objet de la quête, mais il va jusqu'à caractériser
le quêteur lui-même : “ Je restais là, changé en objet de rêve, comme
si j'étais moi, l'objet de son rêve ” (p. 106). C'est d'ailleurs à ce niveau du
roman que la quête se complique et se dédouble: Iven Zohar est à la recherche
de Radia et peut-être vice versa.
Le rêve chez Dib n’est pas ce rêve chargé d’espoir et
d’attente heureuse comme chez KanafŒn¸. C’est plutôt un rêve qui tourmente et ne laisse aucun répit au
personnage “ quêteur ”.
“ J’ai dit “ pomme ” à la pomme ;
elle m’a dit : “ mensonge ” ;
Et “ vautour ” au vautour qui n’a pas
répondu ”.[10]
Le
rêve pousse le personnage à s’engager dans le monde de la quête. Mais le plus souvent
tout cela ne fait que découvrir l’impossibilité d’un aboutissement. Iven Zohar
est soumis le long de cette quête à différentes épreuves. Il passe son temps
entre la rencontre et la perte de Radia. Mais cette rencontre n’est en fin de
compte que perte- puisqu’elle ne dure ni dans l’espace ni dans le-,
instantanée, illusoire : “ J’étais en proie à une illusion sans
défaut, dit-il au moment où il croit la voir puisqu’elle vient de lui parler ”
(p. 54). Radia est un objet de rêve et sa quête devient impossible à réaliser.
D’ailleurs le narrateur, conscient de l’inassouvissement de cette quête, se
demande sur l’utilité de son action: “ Pourquoi me laisser quêter,
pense-t-il, errer, arpenter dans ces villes ? ” (p. 129).
Dans L’Amant de KanafŒn¸, la quête interpelle le lecteur, d’abord dans le sens où ce roman
reste inachevé, la suite reste donc suspendue bien que nous soyons sûrs qu’elle
n’aura pas lieu. Et dans cette façon de trouver le personnage-objet de la quête
partout et nulle part. Même si sa quête aboutit, et s’il finit par être
enfermé, ce qui s’inscrit toujours dans l’illusion du moins pour les
personnages “ quêteurs ” : “ Le capitaine Blake dormit bien
cette nuit-là, il se réveillait de temps en temps de peur que ce qui lui était
arrivé ne soit un rêve ” (p. 451). Ce personnage est insaisissable, et son
atteinte demeure un mensonge. Il naît à l’extérieur d’une autre façon : il
éveille son souvenir chez les gens, tient lieu dans leurs discours, bref, il
est à la fois présent et absent : “ lorsqu’il disparut, il devint aussitôt
un être de chair et de sang ”[11]
(p. 439). Loin d’être une entreprise facile, la quête de ce personnage reste
illusoire du moins dans l’esprit des gens de cette ville “ la §abasiyya ”.
Mohammed
Dib procède de la même façon dans La Danse du roi où l'illusion sert à
montrer une autre façon de voir le monde et surtout de prouver sa présence, qui
ne s'arrête cependant pas à ce niveau, et engendre la tragédie : toute
action ou tentative de la part des personnages se révèle une illusion et
débouche sur la mort. Non seulement toute quête de liberté et de paix tombe
dans l'illusion : la marche du groupe de personnages dans La Danse du
roi, vers une cache n’aboutit guère, et elle fait sombrer dans la mort et
la folie ; mais encore tout ce à quoi peut tendre l'homme d'une façon
honnête. Nous avons déjà parlé de ce groupe de personnages qui s'engage dans
une marche longue et difficile à la recherche d'une cache. Au lieu d'échapper
au danger, Slim, Bassel et Némiche
rejoignent la mort en cours de route, et on arrête Arfia à la fin du roman. Non
seulement cette quête s’avère illusion, mais elle débouche aussi sur une fin
tragique. Le cas du savant Wassem est très significatif de ce point de vue,
puisque dès qu’il découvre l’écroulement de tous ses rêves, il défie toute
norme et se prend pour le roi. Wassem, homme de savoir et de sagesse qui veut
faire profiter les autres de ses connaissances, il se trouve ignoré et humilié
par celui qu'il croit son ami intime ; le riche Chedly l'empêche d'accéder
à la cérémonie. Son dépouillement par Arfia et les deux pèlerins est un acte
étrange et agressif qui dément tout son statut social et culturel. Mais dans le
cadre même de cette royauté qui s’avère elle aussi illusion, il disparaît.
L'illusion est ici limite entre deux mondes, celui de la vie et celui de la
mort.
Si Dib
choisit de placer ses héros dans un monde où tout est illusion, jusqu’à
l’existence même de l’homme, c'est pour nous dire que la vie elle-même n'est
qu'illusion. La plupart des événements dans Cours sur la rive sauvage restent
illusoires. Le mariage de Iven Zohar et Radia ne se réalise pas comme peut
l'imaginer le lecteur. Il se transforme en
obsèques et se réduit aux actions magiques de Radia. La narration nous
renseigne sur ce caractère mensonger comme ce pourvoyeur dans la scène de
distributions des vivres qui se présente comme un rêve. Sa présence et son
action ne sont qu’instantanées. Ce pourvoyeur s'éclipse brusquement aussi bien
au niveau de l'histoire du roman qu'au niveau de son écriture : “ Le
pourvoyeur aussi fondit ” ( p. 101). De même, la quête de Radia qui forme
l'entreprise fondamentale du narrateur et l'événement-clé du roman s'avère un
rêve. Son déroulement constitue pour le personnage “ quêteur ” une illusion.
Radia reste à jamais insaisissable. Elle traverse le roman pour n’y laisser que
la fuite et l’illusion.
Dans
ce roman, le narrateur se rend compte que : “ la vie n'est pas
toujours notre vie, elle est sommeil succinct dans les schistes dissolution
dans les eaux, immobilité et écoulement, nuit ”. La quête de Radia mène le
narrateur à s'interroger sur la vérité et la vie, qui sont ailleurs. Lui-même
nous dit qu' “ il n'y a pas de réponse ”.
L'illusion,
une fois là, s’affirme et se généralise. Elle est en toute chose, elle fonde le monde. Le grand voyage
“ quête ” de Iven Zohar qu’on peut rapprocher de celui de l'auteur
dans le monde de l’écriture qui décrit une quête du sens. Cette deuxième quête
sert une opération de fouille et de dépoussiérage qui permet de mettre en
lumière le symbole de cette ville-nova, l'écriture de l'amour et l'écriture de
la mort : “ tes yeux voient l'écriture de l'amour. C'est le sceau à
jamais fermé, le lieu à jamais interdit tes yeux voient l'écriture de la mort
”. La rencontre entre amour et mort dans ce symbole est très significative, en
ce que les deux thèmes fondent l'histoire du roman. Ce qui amène le lecteur à
l’interrogation suivante : l’écriture ne se réduit-elle pas à celle de ces
deux thèmes ? Lorsque le monde se dévoile et s'effondre dans l'illusion,
l'écriture persiste et rien ne peut l'effacer. Cette pérennité va de pair avec
celui de l'amour et de la mort qui ont l'âge de la vie, comme l'écriture.
Dans l'Aveugle et le
Sourd, “‹mir et Abá Qays s’engagent dans une quête en vue de retrouver la vue et l’ouïe. En nous parlant de ce saint auquel
les gens rattachent leurs rêves, le narrateur nous fait saisir le mensonge qui
tourne autour de sa présence et de ses miracles. L'illusion est déjà présente
dès le début du roman : “ Mais nous revenions toujours des tombes des
saints comme nous y étions allés, dit “‹mir à ©imdŒn ” (p. 474). Cette
conscience existe désormais chez le narrateur qui dénonce le mensonge de ces
miracles : “ certes, une seule vie ne peut pas supporter deux grands mensonges ”
Et l’espoir qui se renouvelle en lui fait que le roman véhicule parallèlement
rêve et illusion jusqu’à la grande découverte de ce chimérique “Abd al-“ŒÕ¸ et de sa vérité (sa tête n'est qu'un champignon).
L’intrigue est centrée autour du rêve des deux principaux personnages et de
tous ceux qui croient au miracle du Saint. Son dénouement s’ouvre sur
l’écroulement de ce rêve et la découverte du mensonge. L'illusion côtoie le
rêve chaque fois qu'elle se manifeste. Ainsi, Abd al-ati se révèle inexistant.
Le grand mensonge réside dans cette découverte de l’absence chez ce personnage
mythique des yeux et des oreilles : les deux organes de la vue et de l’ouïe.
Même s'il existait, il serait incapable de donner ces deux sens, car :
“ On ne peut donner ce que l’on possède ”.[12]
Cette
quête qui s'évanouit dans l'illusion figure aussi dans De retour à HayfŒ où Sa“¸d et Òafiyya ruminent la rencontre de leur fils pendant de longues
années ; décident de partir à sa recherche, mais une fois arrivés sur les lieux,
ils s'aperçoivent que toute leur attente et tout leur projet s'écroulent. Le
fils qu'ils recherchent n'existe plus. Il ne les a jamais connus. «aldán perd son nom et devient Dov selon ses nouveaux parents et sa nouvelle
vie. Il vit dans un autre cadre, il a reçu une autre éducation et d'autres
enseignements: “ Depuis mon enfance, leur dit-il, j’étais juif,
j’allais à la synagogue et à l'école juive, je mangeais casher et j'étudiai
l'hébreu,” (p. 400). Devant cette découverte douloureuse et comique à la fois,
le rêve de ces personnages se mêle à la réalité et leur fait découvrir le
mensonge : “ Sa“¸d recula, stupéfait, blessé, il se sentit pris d’un
haut le cœur. Est-il possible que tout cela puisse être vrai? Se pourrait-il
que ce ne soit rien qu'un long rêve et un cauchemar gluant se répandant comme
une pieuvre terrifiante ? ”. L’illusion est aussi exprimée dans
ce roman par cette belle image naturelle: de la neige qui fond au soleil :
“ Et il imagina que tout son souvenir de «aldán n'était qu'une poignée de neige sur laquelle se levait un soleil
brûlant et la faisait fondre ” (p. 406).
Nous
avons jusqu'à ce niveau de notre étude essayé de montrer que l'illusion tient
une place importante dans les oeuvre de Dib et de KanafŒn¸. Bien que cette illusion colore l'écriture du roman, elle reste
incapable de l'affecter en tant qu'acte réalisé ; cependant, elle laisse des
effets qui émanent de son essence.
Le
mensonge est essentiellement la hantise de l’écriture dibienne. Véhiculant un
projet en vue de trouver une solution, son développement se heurte à
l’illusion. On a vu plus haut que la quête se présente souvent comme
chimérique, son inassouvissement perturbe son cours et découvre le mensonge.
La quête n’est finalement qu’un ensemble
d’actions et de projets dans le roman. Une fois qu’elle s’avère illusoire,
l’action s’avère elle aussi fictive. Elle devient un rôle qui se joue et qui
s’arrête au jeu, et n’est qu’une représentation. De là, le roman côtoie la scène, et devient ainsi lieu de
représentation où tout ce qui se joue est chimérique.
L’écriture
est cette entreprise où se joue tout l’être de l’auteur : ses idées, ses
douleurs, ses joies, ses rêves,... Si nous avons pu trouver au sein des deux
oeuvres une présence du rêve au niveau des événements du roman ou au niveau des
personnages, c’est parce que l’auteur ne cesse de rêver dans l’acte même
d’écrire. L’écriture se mêle alors à plusieurs songes dont le plus profond est
celui de l’auteur. Comment
véhicule-t-elle le rêve de son créateur ? Et jusqu’à quelle limite
le porte-t-elle ?
Le
songe se narre chez Dib et chez KanafŒn¸, et emporte surtout l’écriture dibienne du fait de la quête profonde qu’elle
véhicule. Certains personnages oscillent en effet entre le monde du songe
et celui de la réalité dès qu’ils entament leurs quêtes. Dans Cours sur la
rive sauvage[13],
dès que le narrateur se rend compte de la transformation de Radia, il plonge
dans le rêve, et surtout le désir celui surtout de la retrouver :
“ Peut-être rêvé-je de retrouver Radia ” (p. 51). Puis tout le voyage
qu’il effectue dans la ville-nova est un voyage dans le songe. L’étrangeté de
ce lieu fait que ce personnage erre entre sommeil et éveil. Son avancée dans ce
monde est une entrée dans la méditation : “ Je rentrai dans la ville
en méditant, dit-il, chemin faisant sur tout ce que cette aventure dévoilait
comme menace pour ma sécurité ” (p. 92). Et lorsqu’il croit voir radia, la
réalité se mêle au rêve : “ J’entrai dans une espèce de sommeil
éveillé d’où je vis sourire, d’où j’interceptai son sourire. Radia ?
Hellé ? Ses yeux demeuraient fixes et m’enveloppaient d’une pâle lumière ”
(p. 212). Toute la quête part de la méditation pour n’aboutir qu’au sommeil qui
est rêve. Lui-même devient objet du rêve comme l’est Radia : “ Je
restais là, changé en objet de rêve, comme si j’étais, moi, l’objet de son rêve
” (p. 106).
L’une
des composantes principales qui participe à la narration du songe, est la
souvenance.
La
souvenance est en effet une hantise dans l’écriture dibienne et
particulièrement dans la deuxième partie de son œuvre. Elle se présente souvent
comme un retour à un temps et à un lieu qui ne sont finalement que le passé et
le lieu d’origine du personnage, voire celui de l’auteur. Cet état du
personnage se révèle une occasion pour rajouter certains épisodes et parfois
toute une histoire au roman ; la narration en fait une composante pour sa
continuité.
Dans Qui
se souvient de la mer[14]
et La Danse du roi[15],
certains personnages sont pris entre deux temps et deux mondes. Leurs
itinéraires dépendent en partie d’un temps passé auquel ils n’arrêtent pas de
songer. La méditation de Rodwan dans La Danse du roi et du narrateur de Qui
se souvient de la mer, se rattachent à leur enfance et à leur adolescence.
Le songe de ce premier le ramène dans un autre temps et dans un autre lieu, où
la voix de son père le harcèle, et devient source d’écriture. Dib ne se
contente pas de nous dire que Rodwan songe à son père et à sa mort, à celle de
Karima ; mais il nous rapporte tout ce que cette méditation lui offre et
nous fait vivre avec lui les événements qu’elle engendre. Elle porte des
événements qui vont en parallèle avec l’histoire que raconte Arfia. Elle
constitue un roman dans le roman et progresse d’une étape à l’autre selon le
souvenir de Rodwan : l’histoire de Nahira vient nous dévoiler le rapport
qu’entretient cette jeune fille avec sa famille et envers la société ; les
circonstances de la mort de Karima nous renseignent sur l’action terroriste de
Rodwan, et la mort du père nous renseigne sur les conditions sociales et
morales de sa vie.
De
même, dans Qui se souvient de la mer, le songe du narrateur nous apporte
des indications sur son adolescence, son éducation et ses conditions au sein de
la société algérienne : “ Je repensai à ma vie à la campagne, dit-il,
à des temps anciens, à mon enfance ” (p. 10).
Bien
que cette souvenance se rattache au passé dans les deux romans, sa narration
diffère de l’un à l’autre. Dans La Danse du roi, elle est indépendante
et suit une voie propre dictée par la voix du mort. La méditation de Rodwan
engendre la voix “ sarcastique ” celle du père mort depuis trente
ans, raconte des événements qui ont marqué sa vie. Elle participe directement à
l’écriture, et devient une voix narratrice. Dans Qui se souvient de la mer,
l’auteur passe la parole au personnage-songeur dont les songes nous renseignent
sur sa condition sociale, le rôle du père...
Sa
narration s’étale dans l’espace romanesque selon des épisodes en alternance
avec l’histoire que raconte Arfia dans La Danse du roi. Et le lecteur ne
peut suivre toutes les deux histoires parallèlement, mais indépendamment. Elle
se mêle dans Qui se souvient de la mer à la narration des autres
événements actuels et fait partie de leur déroulement. Elle est même lieu
d’événement :
“ Les éléments, images, hantises, d’origine
onirique, sont agencés selon une projection dans le temps et dans l’espace qui
n’est certes pas celle d’un simple témoignage, d’une reconstitution historique,
mais dans laquelle on peut cependant dégager une lecture profonde de
l’événement ”.[16]
Parfois,
la narration du songe a lieu à partir de celle des événements actuels, elle s’écoule
naturellement, se lie à leur déroulement et permet l’enchaînement de
l’écriture. Le passage du présent au passé se fait sans aucun heurt ni
préparation. Le temps ancien glisse pour faire place au présent, comme
dans cette phrase où le narrateur parle de l’évocation du mendiant, celle de la
mer et son effet : “ Comme le monarque qu’il est, qu’il fut... Mon cœur se
gonfle de regrets, en moi des voix s’éveillent : toutes parlent de la
mer. La mer qui, avec sa clémence, demeure seule capable de nous faire
voir clair dans nos propres sentiments ”, est la phrase reprise du paragraphe
précédent qui évoque le mendiant : “ Comme le juste, comme le
monarque qu’il est toujours, disent tous ses gestes, toute son attitude ”. Et
bien que le narrateur n’éprouve aucun désir
pour ce passé, celui-ci ne cesse de remonter et de le hanter :
“ Quel sens attribuer par conséquent à cette
remontée ? S’interroge-t-il, Pourquoi me retrouvé-je inopinément devant
l’ombre de ce je fus ? Et si c’était la houle première , et toujours la
même, qui fut moi ? Ou bien veulent-elles, ces vagues, m’apporter
seulement leur influence salutaire ? ” (p. 51).
Cette souvenance a aussi sa douleur que le texte véhicule parallèlement à la douleur du monde vécu. A l'évocation du brasier qui menace et inquiète : “ par contre, j’eus bien l’impression qu’au centre il brûlait, et brûle toujours,- je ne suis plus retourné le voir. Les gens le contemplaient d’un air mécontent avant de s’en éloigner avec une sorte de crainte ” (p. 120), se rajoute le souvenir de la “ nuit inoubliable de la mort du père ”, qui porte l’inquiétude et la panique provoquées par les nouvelles constructions : “ Je n’oublierai jamais cette nuit. Je dormais et à travers mon sommeil je percevais depuis longtemps des pas rapides, des coups souterrains, des claquements de portes et de fenêtres qui s’ouvraient, se refermaient sans répit ” (p. 120). Il y a ainsi dans Qui se souvient de la mer un écho entre présent et passé, et rappelle son évocation à la mémoire du personnage par un événement actuel.
L’œuvre
dibienne véhicule une quête si douloureuse et si inquiétante au niveau de
l’écriture ; même si elle essaie d’aller jusqu’au bout, elle ne résiste
pas devant un état d’âme accablé par la nostalgie. Les personnages comme
Ed ou Habel restent attachés au delà de tout, à la quête, cette quête qui bute
à chaque fois, réveille une douleur d’exil et de nostalgie. La décision d’Ed de
revivre à Jarbher : “ Vous savez quoi, mademoiselle ? Dès que je
serai sorti d’ici, j’irai m’installer à jarbher, vivre à Jarbher le restant de
mes jours ” (p. 24), témoigne de la continuité de sa recherche, et fait que
l’écriture rejoint l’amour, puisque Aelle est à Jarbher “ Ed, tu est à
Jarbher. Je suis Aelle ” (p. 214). Bien qu’elle l’enracine dans le domaine
de la connaissance, cette quête n’exclue pas l’exil et la nostalgie :
“ Mais le nom : c’est aussi le manière dont nous disposons pour
acquitter la rançon de l’exil et de notre retour parmi les hommes ” (p.
206). Dans Cours sur la rive sauvage, au songe du narrateur fondé
essentiellement sur la conquête de la femme aimée, se mêle celui de l’auteur
exilé qui ne cesse de parcourir les espaces étrangers à la recherche d’une voie
“ Dans la quête de Iven Zohar marchant vers la
ville-nova, on peut lire en filigrane l’expérience douloureuse de l’exilé
cherchant sa route à tâtons à travers les grandes villes anonymes de l’occident[17] ”
(p. 146).
Ainsi,
pour Habel, arraché à son lieu d’origine, sa nostalgie ne fait que s’accentuer
dans la ville d’exil. Plus le monde se complique autour de lui (le
dédoublement de Sabine, celui du vieux/la Dame de la merci), plus il songe au
lieu qu’il a quitté et à la famille. Dans le cas de ces personnages, le songe
présente un refuge bien qu’il puisse renvoyer à un manque, à une absence
douloureuse. Il permet d’échapper à un monde inquiétant non pas pour le
consoler, mais pour réveiller une inquiétude plus aiguë.
L’écriture
comme arme entre les mains de l’auteur, obéit ainsi à différents états d’âme.
L’essentiel de l’écriture de Dib reste cette quête dans laquelle il s’investit
totalement. Son inassouvissement se traduit par la solitude effroyable qui ne
fait que rappeler l’éloignement de l’auteur et sa nostalgie. Comme dans le cas
du narrateur : “ une solitude qu’il ne perd pas de vue, sentant comme
il y est vu, épié lui-même ” (p. 205).
Le
songe dans l’œuvre de Dib est présent sous différentes formes. Le personnage
narre ses rêves ; mais il y a aussi le silence qui représente ce moment de
contemplation et de réflexion. Dans Habel, le héros fait face au monde
par le silence qui est un arrêt devant les choses pour les nommer :
“ Elle parle , elle parle, recouvrant, endiguant le silence d’habel,
n’accordant pas un répit à celui-ci, qui considère ces mots, ces phrases de
Sabine et se dit ; avons-nous à craindre quelque danger, elle et
moi ? A quoi sert, sinon, de tant bavarder ” (p. 16) ? De même,
le monologue est aussi un moyen d’accentuer ce songe :
Dans
l’œuvre de KanafŒn¸, la souvenance se
présente sous la forme d’un regard sur un passé lourd et affligeant : le
temps de la défaite, de la dislocation d’un peuple et de la perte d’une patrie.
Ce regard porté sur le passé cause des moments de détresse et de douleur chez le
personnage comme dans l’écriture.
L’auteur, pour narrer la souvenance, procède
dans ces deux romans par la technique du flash-back. Le souvenir du personnage se
narre parmi d’autres événements du roman et avec autant d’importance. Le
narrateur fait des retours incessants pour nous raconter certains événements du
passé, mais que le temps présent réclame. Dans De retour à HayfŒ, la souvenance de Sa“¸d s’introduit dans la narration pour évoquer
l’occupation de ©ayfŒ et la sortie de ses
habitants dont Sa“¸d et sa femme Òafiyya. L’auteur choisit de narrer cet événement à
travers le souvenir du personnage et à partir de la charge sentimentale et la
douleur. C’est à travers l’horreur qui hante Sa“¸d, la perte dans laquelle il plonge, que cet événement
s’évoque : “ Et soudain, les choses et les mots se mêlèrent : Al-©al¸ssa, wŒd¸ RaÑmiyya, Al-borj, Al-mad¸na al-qadima, Wad¸ an-nisnŒs,... ”. Il sentit qu’il était complètement
perdu, et qu’il avait perdu ses repères ” (p. 350). La confusion que vit Sa“¸d traduit l’état de ce monde à l’envers. Tout se mêle
jusqu’aux noms de lieux, jusqu’aux mots : “ le passé se confond avec le
présent ; ils se sont entremêlés à des pensées, des illusions, des
chimères et des sentiments vingt années durant. Le savait-il ? ” (p. 351).
L’occupation de ©ayfŒ amène l’anarchie et
conduit à l’hébétude et à la perte. C’est un événement mémorable pour Sa“¸d et pour tout le peuple palestinien, Sa“¸d l’a vécu et ne cesse de le revivre à travers le
souvenir.
Comme
le passé se mêle au présent dans l’esprit de S“¸d, la souvenance se mêle à la narration pour servir de
témoin historique. Elle permet au personnage de revoir ses actions et ses
réactions, mais elle rappelle aussi son peuple à son devoir envers la patrie. La remémoration incite à combattre
essentiellement les illusions comme celles qui ont fait partie de la vie de Sa“¸d pendant vingt ans. De plus, l’évocation de cet
événement s’accomplit pour rappeler essentiellement l’erreur de Sa“¸d et Òafiyya puisqu’ils quittent non seulement les lieux, mais laissent aussi
leur enfant de cinq mois dans le lit. Ce reproche revient dans le discours de «aldán/Dov : “ Vous n’auriez pas dû sortir de ©ayfŒ, dit-il à Sa“¸d et Òaffila. Si cela n’était pas possible, vous n’auriez pas dû laissé en
aucune manière un nourrisson au lit ” (p. 406).
Ce
qui vous est resté se nourrit et se développe grâce à la mémoire
des personnages, et le songe se narre à travers leur monologue. La limite entre
le passé et le présent s’annule elle aussi ; pendant que ©Œmid traverse le désert, il se représente la vie de
Gaza et ses événements affligeants. Le premier souvenir qui lui revient à
l’esprit est la liaison de sa sœur Maryam avec ZakariyyŒ, “ le salaud ” comme il le nomme. Le
souvenir jaillit dans cette phrase significative prononcée et répétée lors
du mariage : “ Répète après moi : je te donne ma sœur Maryam pour
épouse pour une dote de dix guinées... le tout payable plus tard... ” (p.
162). Cette souvenance n’est pas un
événement “ intrus ” dans le roman, mais il s’agit de pensées qui
accompagnent le personnage et font partie de son itinéraire. La traversée du
désert par ©Œmid est nécessaire au jaillissement de ce passé douloureux. Elle amène
ce moment de solitude propice au souvenir et à la remémoration d’une vie
passée.
Le
texte lui-même nécessite ces événements comme dans le cas du personnage, pour
lier le passé au présent. Comme ce passé fait partie de la vie du personnage,
il devient aussi un facteur nécessaire dans le développement de l’écriture et
dans sa chaîne événementielle : “ Je t’ai donné ma sœur Maryam comme
épouse, dit ©Œmid en s’adressant à ZakariyyŒ, il repose sa joue sur sa poitrine tiède une autre
fois ... Si ta mère était là... ” (p. 162 ). La lutte de ©Œmid pour fuir le passé, devient chez l’auteur une
occasion d’un retour aux événements passés dont les lieux sont La solitude et
le vide de ce personnage dans le désert. La mort de la tante rappelle la trahison
de Maryam et sa liaison avec Zakariyya qui rappelle la traîtrise de celui-ci et
l’assassinat de SŒlim puis, l’occupation de Gaza et la mort du père... Ces événements qui
remontent dans la mémoire du personnage jouent un double rôle ; ils sont
cause de douleur et de tourment pour ©Œmid, mais ce
sont des informations importantes pour lier le passé et le présent. De plus,
ils sont facteur de changement du présent et deviennent ainsi nécessaires pour
l’écriture.
KanafŒn¸ utilise la souvenance du personnage comme un moyen d’éveil et
d’incitation à la révolte et à l’action. En plongeant ©Œmid dans le temps de l’occupation de Gaza, dans les
moments les plus douloureux qu’il a vécus : la mort de son père, la mort
de SŒlim, la perte de sa mère,
le mariage de sa sœur, il provoque chez lui un remuement incessant de ce passé
qu’il veut fuir pour le pousse à
l’action : ©Œmid, non seulement, traverse le désert à la recherche
de sa mère, mais il tient aussi entre ses mains le sort du soldat israélien
qu’il rencontre, et tente de se venger de lui. De même, Maryam qui ne cesse de
revivre le départ de son frère ©Œmid le seul membre de famille qui “ lui
reste ”, sa liaison avec ZakariyyŒ qui continue à l’humilier et à l’inciter à se
débarrasser de l’enfant qu’elle porte, finit par passer à l’acte et tue
ZakariyyŒ.
Ainsi,
le songe est une force intérieure qui mûrit avec la remontée à la conscience
des événements passés, et devient une force active puisqu’il amène le
personnage à l’action.
Dans
l’œuvre de Dib, le songe unit l’auteur à son personnage. La quête de la vérité,
d’une réponse au monde, d’un langage clair et significatif unissent l’auteur et
son personnage dans le sens où elle finit dans l’illusion et l’absence de
réponse. A l’inverse, le rêve dans l’œuvre de KanafŒn¸ est double : Il y a le songe de certains personnages que l’auteur
veut combattre puisqu’il est chimérique et va contre la libération de
l’individu, et par suite, de tout un peuple. C’est cette attente par les
Palestiniens d’une délivrance extérieure qui
les fait tomber dans un rêve sans issue. La deuxième nature du songe
réside dans l’acte révolutionnaire que l’auteur ne cesse de louer.
Mais
la méditation la plus profonde est celle qui touche au mot et plus précisément
au nom. Le narrateur de Cours sur la rive sauvage ne cesse de dire que
son discours sans automatisme, obéit à une méditation ; parfois sa parole
s’arrête au niveau de la pensée : “ Aussitôt, ces paroles pensées
plus qu’articulées ” ; le rêve se centre sur le nom que le narrateur
découvre comme étant la seule clé qui lui permet de sonder le secret de la
ville-nova. Depuis sa transformation, le nom de la femme de Iven Zohar oscille
entre Radia et Hellé, mais un des deux a davantage d’effet : “ Je
fermai les yeux, dit-il, et murmurai : Radia ” (p. 133) ;
“ Radia ” s’avère un nom inefficace et le narrateur recourt au
deuxième qui, lui, a plus d’effet et sa prononciation devient une force qui
l’aide à supporter sa situation : “ Il proclame son nom pour être à même
de supporter son supplice ” (p. 133).
Le
rêve du personnage sur les mots n’est en au vérité qu’un rêve sur le rêve,
qu’une transposition de celui de l’auteur dans l’écriture qui parallèlement au
voyage de Iven Zohar dans la ville imaginaire, effectue un voyage dans le
monde de l’écriture qu’il veut signifiante et effective. L’auteur traduit la
complexité et l’étrangeté du monde de la création auquel il ne cesse de songer
par cette entrée dans une ville merveilleuse et spectaculaire. La poursuite de
la femme perdue symbolise la poursuite chez l’auteur du sens qui ne cesse de
fuir : Hellé fait partie d’Iven Zohar : “ J’étais en toi Iven
Zohar ” (p. 154), comme le sont les mots qui se trouvent au fond de la
mémoire de l’auteur, et qui ne peuvent naître que grâce au songe. Dans ce long
songe, l’auteur teste à travers la quête de son personnage le degré de
signification des mots. La création du mot “ Hellé ” qui voit le jour
dans ce roman n’est que le fruit du rêve. Dans ce voyage de rêve, le roman
oscille lui aussi entre la parole, prononcée et celle qui reste au niveau de la
pensée encore en train de se rêver : “ Ces pensées, miennes
apparemment, me sont dictées par la ville... ” (p. 64).
Ainsi,
l’écriture se prépare à naître du rêve, le cri du narrateur à la fin du
roman est celui de cette naissance qui ne nous étonne pas chez Dib à la
fois poète et romancier. Chez lui, la parole ne cesse de se renouveler et de se
révéler : “ Hellé, je sens naître en moi comme un parole
nouvelle ” (p. 153). Cette oscillation du roman entre la parole dite et la
parole rêvée peut-elle être le fruit d’une oscillation entre le poète et le
romancier dans la même personne de l’auteur.
Le
rêve chez KanafŒn¸ est actif ; c’est
un moyen qui essaie de déchiffrer le monde et veut aboutir à la vérité,
car :
“ Les petites vérités ne sont au début que de grands
rêves, cela demande seulement du temps. C’est ainsi que les récits commencent
et finissent ”. [20]
Les
grands rêves sont donc nécessaires pour aboutir à la vérité même d’infime dimension.
L’histoire commence par de grands rêves pour aboutir à la vérité même si elle
est infime. Partant de cette idée, KanafŒn¸ construit son roman sur un songe grand de nature, il s’agit dans L’Aveugle
et le Sourd[21]
pour “‹mir et Abá Qays de retrouver l’ouïe et la vue. L’histoire du roman porte ce rêve
et en fait son intrigue centrale. Les événements tournent autour de lui :
la rencontre de Abá-Qays et “‹mir devant la tombe
du saint, le changement de ©imdŒn... Et le dénouement vient nous découvrir un aboutissement autre que
ne l’attendirent les deux personnages rêveurs, le mensonge du saint. Cette
découverte leur permet de voir le monde sous une autre face, mais entraîne leur
défi et leur révolte : “ Lorsque nous sommes partis, dit Abá Qays, nous t’avons tué et enterré une seconde fois,
sans lumière ni bruit, et avec le silence que tu mérites ! ” (p.
506).
Mais
ces deux rêves ne sont que des symboles chez l’auteur. KanafŒn¸ rêve à travers le monde de ces deux personnages : celui de
l’obscurité et du silence, d’un peuple qui voit sa réalité d’une autre façon,
qui comprend sa situation, ne reste pas passif devant les événements et croit à
sa volonté individuelle. Et c’est ainsi que la découverte de la vérité engendre
cet objectif.
La
scène est doublement présente dans les deux oeuvres. Dib et KanafŒn¸ ne se contentent pas d’incliner l’écriture romanesque vers une
théâtralité, ils plongent leurs personnages dans des songes porteurs de
dramaturgie. Le personnage devient attentif grâce à cette faculté, à tout ce
qui rappelle ou peut constituer le théâtre : décors, discours, gestes, lieux,
... Il dépasse l’imagination du romanesque pour rejoindre le dramatique.
Le
songe chez Dib et chez KanafŒn¸ ne porte pas que sur des
événements passés ; parfois, il convoque à des représentations du
personnage lorsqu’il se trouve dans des situations fortes et chargées
d’émotion.
Pourquoi
l’auteur et son personnage, ont-ils besoin de songer au théâtre ? Est-ce
une façon de vouloir s’échapper du lieu et du moment présent ?
“ tout cela excédait Kamel Waëd, maintenant. Il
songeait à des palinodies d’acteurs ayant longtemps cherchés et enfin
découverts le rôle le plus conforme à leurs goûts sinon à leurs aptitudes. Le
décor lui-même était de connivence : cette maison pleine de choses
françaises mais qui restait en dépit de tout une maison algérienne ”[22]. (p. 17)
C’est
parce que Kamel Waëd ne supporte plus de continuer la discussion avec ses deux
amis ; le docteur Berchig et Jean Marie Aymard, qu’il songe au théâtre.
Cette divagation lui permet de sortir du moment présent. Il imagine une prière
où le silence remplace la parole, et
dit l’incapacité du langage et son mystère.
Le
songe au théâtre chez KanafŒn¸ jaillit de ces moments
forts, douloureux et émotionnels. Lorsque le personnage se trouve dans une
situation insupportable et face à un moment décisif, la réalité se mêle au rêve
et le personnage songe au théâtre, comme si la représentation était seule
capable d’exprimer ce qu’il sent ou ce qu’il vit. Dans De retour à ©ayfŒ, la
rencontre de «aldán/Dov plonge Sa“¸d dans une situation étrange jusqu’à l’hébétude ;
la découverte de la perte du fils dont il a rêvé pendant vingt ans le mène à
“ songer à des scènes de mauvais goût ” :
“ Et soudain, un sentiment étrange s’empara de Sa“¸d comme s’il assistait à une pièce de théâtre
composées pour lui à l’avance. Il se souvint de scènes dramatiques médiocres
dans des séries B provoquant une tension futile ” (p. 398).
Placé
devant les réactions de ©aldán/Dov, qui font fondre un
rêve de vingt ans, Sa“¸d réalise la perte de son fils, la futilité de ses
illusions, et de sa présence actuelle. Ici, la limite entre la réalité et le
rêve s’abolit. Faute de soutenir cette réalité, Sa“¸d songe à la scène qui traduit la situation ; et
tout y provoque la nullité et la futilité. Il s’échappe ainsi du présent.
L’affrontement
de ©Œmid et du soldat israélien dans Ce qui vous est resté, dégage
l’horreur, la peur et le danger, puisqu’il est “ décisif ”. Au moment où ©Œmid sent venir “ l’acte le plus horrible ”,
apparaît le théâtre où se déroule une scène très symbolique :
“ Et juste derrière lui, il y avait un horizon de sable sous un haut ciel blanc ressemblant à un théâtre dans lequel auraient surgi - alors que retentissait une cloche - des voitures, des chiens et des hommes poussant devant eux des mitraillettes noires aux gueules fines figées. Mais, ils resteraient au fond du théâtre, parce qu’ils découvriraient que l’histoire se déroule ici et que ce sont eux les spectateurs ” (p. 228).
Les hommes qui conduisent des
“ mitraillettes ”, des voitures et des chiens, sont les soldats
israéliens que ©Œmid imagine en train de venir vers lui. Ces acteurs en
s’approchant de lui, et de la vraie scène, ne tardent à devenir des
spectateurs ; ©Œmid et le soldat qu’il détient sont porteurs de la
véritable scène : La détention du soldat et l’acte meurtrier que ©Œmid se prépare à accomplir est la scène autour de
laquelle se crée un immense théâtre au cœur du désert dont les spectateurs
devaient être les vrais acteurs. Ce nouvel acte inverse toute une situation,
puisque dans la réalité, l’acte de tuer appartient aux soldats, mais comme pour
une fois, c’est le palestinien qui détient ce rôle ; et c’est pourquoi
KanafŒn¸ lui prépare toute une cérémonie théâtrale dans le
songe. Au moment où l’action tend vers la réalisation, le rêve se prête au
théâtre comme si la vengeance était cet acte qu’on ne doit pas passer sous
silence. Elle est l’action la plus courageuse qui doit être célébrée devant des
spectateurs singuliers : l’ennemi. L’ouverture du roman sur le théâtre
s’accomplit donc pour une action noble et sa célébration où le personnage
militant est le vrai acteur.
Dans Umm
Sa“d[23], le songe au théâtre est mû par la simple vue du
personnage militant. Sa“¸d, se trouvant devant Umm Sa“d au moment où elle évoque son fils, dit :
“ Mon Dieu, pourquoi les mères doivent-elles perdre leurs enfants ?
Pour la première fois, constaté-je cette scène douloureuse qu’un seul mot
suffit à exprimer, fait qui déchire le cœur à distance d’un seul mot, comme si
nous étions dans un théâtre grec en train de vivre une représentation de ce
chagrin inconsolable ” (p. 260).
C’est
la vue des “ paumes ” d’Umm Sa“d qui amène à l’esprit de Sa“¸d une représentation théâtrale. Mais quelle
représentation ! Celle du chagrin éternel ! La douleur que
ressent cette femme se dégage de ses mains, et son intensité provoque le songe
au théâtre. La représentation théâtrale est peut-être le moyen efficace pour
KanafŒn¸ de rendre la vie et la douleur d’un peuple opprimé.
Comme si le roman ne suffisait pas ; comme si l’acte de narrer restait
insuffisant, comme si la représentation était seule à satisfaire toute cette
réalité !
Si
l’écriture véhicule le songe des personnages et celui de l’auteur, elle
installe de ce fait le roman dans l’illusion, dans la scène, différente d’une
œuvre à l’autre. Le but de KanafŒn¸, c’est de voir son peuple agir et se révolter. Cette charge qui porte
ses idées et son songe à l’avenir fait que le roman passe à la scène de
l’action où se représente et se joue le soulèvement du peuple palestinien,
voire de tout peuple opprimé. C’est la
scène où la liberté et la justice
s’enracinent.
Dans
ce songe au futur, KanafŒn¸ réserve une place
importante au rêve dans l’écriture de L’Aveugle et le Sourd. Loin d’être
un rajout inutile à la narration, le rêve de Abá Qays fonde la symbolique du roman et sert le but de
l’auteur, qui lègue au personnage la narration de son rêve, et garantit ainsi son
authenticité et sa véracité. Le rêve de Abá Qays est nécessaire à la narration puisqu’il
métaphorise celui de l’auteur qui réside dans la révolte et le soulèvement du
peuple. KanafŒn¸ choisit de partir du
rêve de ce personnage pour montrer les germes de la révolution qu’on découvre
dans la prise de parole de Abá Qays, de Zina devant les réfugiés, et surtout dans la destruction de
la porte qui symbolise le monde du silence et l’attitude passive de son peuple.
Derrière cette narration du songe,
KanafŒn¸ prépare le personnage à croire à la réalisation de
son songe et parfois à le voir se réaliser.
Ce
songe théâtral constitue-t-il un refuge où le personnage trouve sa consolation,
son champ de liberté ? Peut-être parce que le théâtre permet de divertir,
de vivre des moments dans le rêve ! Peut-être le personnage veut se
constituer un monde différent qui débouche sur le réel.
Par la
narration du rêve, KanafŒn¸ non seulement veut que
le personnage songeur croie à la réalisation de son songe, mais il le prépare
aussi à cette fin. Pour cela, le rêve devient événement qui fait partie de sa
vie ; et qui le hante jusqu’à devenir réalité. Le songe que fait Abá Qays n’est pas comme d’autres qui s’oublient avec le
temps ; il lui revient jusqu’à le plonger dans un monde oscillant entre
rêve et réalité. Mais cette oscillation s’annule à un certain moment pour
laisser la seule manifestation au monde du rêve. Elle dépasse ses limites, et
devient vision prophétique. Porteur de l’éveil d’un peuple, le songe va jusqu’à
plonger ce personnage dans un monde trouble où la réalité n’est plus la
même :
“ Brusquement, la limite entre le rêve et la
réalité disparut, tout se mêla, et je vis réellement ce que j’avais vu la
veille au soir cent fois en rêve. Ils rassemblaient leur volonté en eux
derrière cette porte, serraient gonflaient leurs poings, au point de devenir
comme les rochers entourant Òafad et se préparaient. Cet instant. Cet instant. Maintenant.
Maintenant. Maintenant ” (p. 531).
L’auteur,
à travers son insistance sur l’action, va jusqu’à créer un monde où tout est
possible. Il pousse son personnage jusqu’au bout de son songe, de son
imagination, pour aboutir à un monde encore plus clair et plus réel que celui
du rêve. S’il met son personnage dans cet état, c’est parce qu’il veut lui
montrer que les choses peuvent changer grâce à la révolte des réfugiés.
Parallèlement
au passage de Abá Qays du monde de l’illusion au monde de la vision, le roman passe à la
scène de l’action qui est révolte du peuple. Bien que cette action ne soit pas
concrète et bien que le roman soit inachevé, l’auteur nous le fait pressentir à
travers le sentiment de ce personnage : “ Au fond de moi-même,
dit-il, j’étais sûr qu’elle va se détruire devant les épaules d’une queue de
réfugiés, d’une longueur vingt fois... ” (p. 530). Son entourage devient
plus symbolique et plus significatif comme cette image de “‹mir en train de peser le pain et de servir ses clients
qui devient sous son regard une statue de la justice : “ Ne bouge
pas, dit Abá Qays à “‹mir. Reste debout un seul instant. Tu sembles être une
vieille statue, celle de la justice. Cette femme qui porte une balance et un
sabre sous le bras me paraît avoir plus de sens que ce sabre ” (p. 541). ©imdŒn, avec ses bras musclés, dans l’acte de couper le pain en se servant
d’un couteau, devient le symbole de la force du peuple.
Et
c’est à la suite à ces visions que le discours de Abá Qays témoigne de la nécessité de l’action. Il est
temps d’agir et de rompre avec la passivité : “ Sais-tu “Abd al-“‹ti ? Il faut que nous fassions quelque chose, toi
et moi. Il ne faut pas que nous continuions ainsi, nous ne pouvons pas rester
ainsi même si nous le voulons. Il faut que nous fassions quelque chose ” (p.
543). Ainsi, la vision chez KanafŒn¸ prépare la voie de la révolte, brise les obstacles et brise les ”
huis clos ”.
KanafŒn¸ fait vivre à son personnage des moments en dehors de sa réalité pour
lui ouvrir les yeux à un monde nouveau, de la confiance en soi et de la
croyance à sa volonté. La vision chez lui rapproche le futur du présent et
montre que le temps d’attente et de passivité est en train de s’écouler, et ne
doit plus continuer. Elle est ce passage qui s’ouvre sur le monde de la révolte
et de l’action. Tout l’intérêt que provoque cette vision chez l’auteur, c’est
d’agir, et d’agir rapidement.
Non
moins intéressante que celle de Dib, la vision de KanafŒn¸ a pour objet de guider tout individu vers sa liberté et son
affranchissement par le biais de la révolte. Elle s’annonce comme un regard
heureux sur l’avenir, sert à arracher le personnage à ses chimères et à ses
illusions. Elle lui ôte le silence, lui permet de passer à l’action et à
regarder la réalité en face. KanafŒn¸ voit l’éveil de son peuple et sait la capacité de tous ses individus.
La
vision de Dib est celle de l’homme hermétique qui cherche une réponse
universelle. Elle est celle de l’homme qui se confronte au monde, à la vie et à
ses charges dans les mots ; l’homme déçu et peiné par la fuite du signe.
Elle incite encore à chercher et à s’approcher de l’objet de la quête. Mais
cette vision n’est pas permise à tout le monde. Elle se trouve souvent entre
les mains d’un seul personnage qui, grâce à elle, se distingue de tous les
autres.
“ Depuis Qui se souvient de la mer en
1962, Cours sur la rive sauvage[24]
en 1964 et surtout Habel[25]
en 1977, romans de l’intériorité, Mohammed Dib a habitué ses lecteurs à des
parcours initiatiques par ses écritures poétiques “ de vision ”, selon
ses propres termes ”. [26]
Dans
ces romans, la vision de Dib comme le songe, se rattache à la quête. Plus
qu’une vision, plus qu’une prévision, elle devient une connaissance singulière.
La vision
dans Cours sur la rive sauvage et Qui se souvient dela mer, est
portée par deux personnages : Radia/Hellé dans le premier qui détient tous
les secrets et les mystères de la ville-nova, le narrateur qui dans le
deuxième, est le seul à savoir le sort de la cité. La souvenance et le songe
qui hantent le narrateur de Qui se souvient de la mer ne sont pas les
seules singularités. Ce personnage sait beaucoup plus que les autres, et sait
surtout le plus important, le sort de la cité que tous les autres ignorent. Il
détient aussi le secret de l’événement comme celui de la narration. Mais
derrière ce savoir et ces idées, il y a la vision de l’auteur qui sait et qui
voit au delà de la vision de ses personnages. Lui-même le dit dans la postface de Qui se souvient de la mer :
“ La brusque conscience que j’avais prise à ce moment là du caractère
illimité de l’horreur et, en même temps, de son usure extrêmement rapide est,
sans doute aucun, à l’origine de cette écriture de pressentiment et de vision ”
(p. 187).
Cependant
la vision de Dib reste en général tragique. Le monde de la quête dans lequel il
s’engage, reste toujours un monde qui s’échappe par ses secrets et par ses
ambiguïtés. Plus l’auteur essaie de voir au delà et d’avancer dans ce monde,
plus il se confronte à l’absence de réponse et plus le sens fuit. La vision de
Dib passe aussi par ce silence qui n’est qu’une variante du songe. Elle est
chez les deux personnages : Nafissa et El Hadj. La parole de ce dernier
est plus une révélation qu’un discours ; celui-ci possède la vérité mais
il la préserve dans le silence et dans
le mutisme :
“ El
Hadj continue à s’enfermer dans son mutisme et sa silhouette ... pénombre ” (p.
110).
C’est
parce que la quête est profonde et hermétique que l’auteur en octroie le secret
à un seul personnage.
Ce qui
rapproche ces deux romans, ce n’est pas seulement la nature de la quête ;
mais aussi la distinction de deux personnages par la détention du secret. Dib
crée en effet des personnages dotés d’une forte sensibilité qui s’y meuvent et
détiennent le sort de ces deux mondes en solitaires. C’est grâce à sa
transformation que Radia acquiert la connaissance de tout un monde merveilleux
qui est la ville-nova : “ Nous nous regardâmes, dit Iven Zohar de
Radia, et j’eus peur : je venais de lire sur son visage le sort qui nous
attendait ”
Depuis,
Radia n’est plus un personnage ordinaire, elle est à la fois Radia et Hellé.
Elle est tout ce monde nouveau, et c’est elle seule qui le comprend et le
connaît : “ Radia savait où nous allions. Je me tournai vers elle
dans l’espoir qu’elle me le confiât. Je m’aperçus alors combien cet espoir
était vain ” (p. 40). Mais sa présence qui guide le personnage-quêteur
n’est qu’une échappatoire dans le temps et dans l’espace. Sa connaissance est
encore une fois là pour renforcer et accentuer le côté fugitif de la quête.
D’ailleurs, elle a cette fuite en elle puisqu’elle est deux à la fois :
Radia/Hellé. Si elle est là pour le guider, elle est aussi là pour détourner le
narrateur de ce monde et le lui compliquer au lieu de le faciliter. Le savoir
que Radia détient se rattache à un monde tellement mystérieux et profond qu’il
n’appartienne qu’à elle et à elle seule. Il demeure au sein de son monde fermé
aux autres : “ Tes yeux voient l’écriture de l’amour. C’est le sceau
à jamais fermé, le lieu à jamais interdit ” (p. 158).
Loin
d’être rassurante, cette connaissance est cause d’inquiétude et de tourment. Le
personnage la porte et la garde pour lui seul, puisque sa divulgation ne sert à
rien : le sort de la ville et de ses habitants dans Qui se souvient de
la mer est désormais décidé : “ je pense : - si je
m’arrêtais pour dire quelque chose, toute la maison serait pétrifiée, cesserait
de vivre. Je sais de quoi je parle, aussi je me retiens ” (p. 137). Elle est un facteur qui accentue encore la
solitude : “ Ces questions, et bien d’autres encore, m’ont agité
toute la nuit, torturé même, et cela au point où, à certains moments, j’ai cru
perdre le sens ” (p. 142). Cette
connaissance solitaire fait partie du monde de la quête dibienne dont le sens
ne fait qu’échapper, et reste toujours à poursuivre : “ Elle se
dispersa dans une déflagration qui supprima tout, et la ville remonta, reflua
du vide où elle s’était momentanément dissoute ” (p. 127).
Cette
connaissance est vécue par le narrateur comme une souffrance. Ce personnage qui
seul sait le sort de la cité et de ses habitants ne peut le dire et le
divulguer. C’est une responsabilité lourde à porter. Elle devient le sujet qui
différencie et qui tourmente à la fois ce personnage. Le narrateur sait plus
que les autres ; mais il sait aussi qu’il ne doit pas les informer. Son
savoir est un destin et rien ne l’arrête ni ne le change. D’où l’inutilité de
le dire : “ -Parce que nul n’est au courant des connaissances que
j’ai pu acquérir en secret, et qu’aucun engagement ne me lie ;
- Parce
qu’un tel message est censé demeurer hermétique, ou plutôt que, pour la ville,
il n’y a eu de message, celle-ci n’étant ni habituée ni préparée à en recevoir
de cette sorte, n’en soupçonnant pas même l’éventualité ;
-
Parce que le sort de notre cité, sinon de la population, est déjà décidé ;
de ce fait, qu’ajouterait la connaissance d’un ultimatum, qui anticipe
peut-être sur l’événement, mais n’apporte pas de salut ? La nature est
prodigue de ces avertissements impératifs et inutiles,- inutiles selon notre
intelligence des choses, j’en conviens ” (p. 143).
La
connaissance que le narrateur porte fait de lui un être solitaire dans le monde
du savoir et l’impossibilité de la partager avec les autres accentue sa
solitude et sa douleur comme son père qui a vécu avec ses secrets jusqu’à la
mort : “ Mon père, dit-il, avait emporté des secrets dont il était
davantage le gardien, le gérant, que le véritable maître ” (p. 125).
La
connaissance solitaire chez Dib n’est finalement que le savoir supérieur :
celui de l’homme hermétique, penseur ; du songeur et de l’auteur, lui qui
ne cesse de se confronter à l’absence du sens et à un langage philosophique.
C’est
surtout dans l’œuvre de Dib que l’on peut parler de l’échappatoire de
l’écriture. L’inassouvissement de la quête et la confrontation de l’écriture à
l’absence d’une réponse, font que l’on demeure dans l’interrogation et dans
l’attente qui symbolise la phase douloureuse de la création chez l’auteur et
qui emporte l’écriture dans plusieurs mondes.
Parmi
les composantes tragiques dans lesquelles l’écriture peut s’échapper,
l’ambiguïté est celle qui fonde essentiellement les trois romans : Les
Terrasses d’Orsol,[27]
Habel,[28]et
Cours sur la rive sauvage[29].
Dans
ces romans, on sait que l’écriture essaie de mener une quête jusqu’au bout,
mais elle se confronte toujours à son inassouvissement. Plus on veut
l’approfondir, plus sa réalisation devient chimérique puisqu’elle se heurte à
l’ambiguïté. Cette situation déstabilise aussi bien le personnage
“ quêteur ” que l’écriture elle-même. Celle-ci ne peut avancer, elle
suit le même projet, essaye de le sonder en croyant qu’elle peut le faire
aboutir. Et plus elle cherche à trouver une réponse, plus le monde qu’elle veut
nommer devient ambigu et complexe. A partir de ce moment, elle demeure au même
point en retournant toujours à l’objet de la quête. Le retour de la fosse que
ce soit dans les pensées de Ed, dans ses interrogations ou dans son discours,
montre que l’écriture ne se charge d’aucune nouvelle information. Le
“ sacré nom ” que prononce Ed à chaque fois qu’il se confronte à
l’absence du nom des êtres de la fosse, montre que l’écriture redit le
“ mystère ” faute de donner la réponse : “ Sacré nom, dit
Ed, il n’y a rien que j’abhorre autant que ces sortes de mystères ” (p.
12)
De même, le retour de Habel au carrefour et son
attente, sont les deux actions qui hantent l’écriture tant que Habel n’arrive
pas à comprendre le monde qui l’entoure. Plus Habel se confronte à la fermeture
de cette nouvelle ville, plus l’écriture revient au retour et à l’attente même
s’il n’y a rien à attendre :
“ Je n’y suis pas retourné, ce soir.
Je ne suis pas allé attendre.
Il n’y a rien à attendre. C’est la neuvième
nuit ”
On attend même quand il n’y a rien à attendre, quand
on n’attend plus ” (p. 65)
La réponse que l’écriture veut donner est tellement précieuse
et hermétique qu’elle ne peut être explicite. Et même si elle est là, elle ne
peut être donnée que dans l’ambiguïté et dans le dédoublement : ne pouvant
la dire clairement, l’écriture dit le jeu qui tourne autour d’elle pour la
rendre encore plus ambiguë et plus fuyante. La réponse donnée à Ed se dit non
seulement dans l’amusement, le rire des deux jeunes filles, mais elle se
répète dans différentes intonations pour se rendre encore plus compliquée et
plus fugitive. De plus, elle est véhiculée dans une langue étrangère que le
narrateur ignore, puis engendre le spectacle dans ce rassemblement multicolore.
Ainsi, elle se donne dans le déguisement :
“ La réponse qu’il attendait sans préjuger de qui
à priori il l’obtiendrait, si nombreux sont-ils, elle se dissimule ici, parmi
ces gens, sur cette place. Ces mêmes jeunes filles l’ont donnée dans la phrase
qu’elles se sont plu, amusées à lui redire au passage et chacune à son tour,
chacune avec son timbre de voix, son rire. La raison cachée de son aventure
nocturne y était voilée et dévoilée, peut-être aussi le moyen d’assurer son
salut. Mais cette phrase, en quelle langue était-elle ? Qui trouverait-il
pour la lui traduire ? ” (p. 203).
La
réponse est là, mais elle garde ses secrets puisque Ed ne peut la comprendre.
Pour Habel, le Vieux, la Dame de la Merci, Sabine, le
phaéton diabolique, sont tous des objets de la quête, mais aussi lieux de
dédoublement et d’ambiguïté.
“ En pleins états pourtant, malgré lui, Habel
repense à la Dame de la merci. Elle surgit devant ses yeux, toujours elle pour
commencer, cette drôle de femme qui est un homme, ensuite vient le Vieux tel
qu’il s’est tenu près de la fontaine le premier soir. Lui aussi. Le Vieux
aussi. Et c’est déjà la Dame de la Merci sur ce même boulevard. Comme Sabine.
Comme le phaéton diabolique ” (p. 88).
Ainsi,
la théâtralité participe au côté tragique de l’écriture. Elle est là pour
dissimuler sa fuite en apparence, mais elle ne fait en réalité que l’emporter
encore plus loin.
la
trajectoire que suit l’écriture de Dib nous invite toujours à voir deux aspects
différents de sa thématique. Bien que la dépossession figure dans les deux
parties de l’œuvre, elle est différente de l’une à l’autre. Dans la première,
il s’agit d’une “ perte de biens matériels, de pouvoir, de tutelle des
lieux ”.[30]
Celle-ci
est très douloureuse, mais n’atteint jamais le degré de la deuxième qui est
beaucoup plus profonde. Dans cette deuxième, tout fuit, le langage, le monde,
jusqu’à la vie. Dépossédé devant une écriture qui ne donne pas le sens, devant
un langage qui reste ambigu et énigmatique, Dib nous montre la dépossession du
monde et de la vie. Tout reste artifice et mensonge, et l’homme ne fait que
croire vainement à ce qui l’entoure et à la vie. Ainsi, toute l’existence n’est
qu’une feinte représentation.
La
perte dans les romans de Dib se présente comme une porte qui reste toujours
ouverte quel que soit son itinéraire, le personnage “ quêteur ”
rejoint le plus souvent un monde sans issue.
La
lutte des personnages de La Danse du roi[31]
à travers leur marche, engendre leurs disparitions. Slim, Bassel, Némiche,
Babanag, Wassem, meurent alors qu’ils sont en pleine action. L’écriture ne nous
offre aucune issue dans ce roman si non la mort, la folie et le vide. De même,
dans Cours sur la rive sauvage, l’écriture fuit dans un délire :
celui de l’absence de réponse. Elle ne cesse de le dire et de nous rappeler
que tout jusqu’à notre vie est illusion : “ Mais la vie n’est
pas toujours notre vie, dit Iven Zohar, elle est sommeil succinct dans les
schistes, dissolution dans les eaux ; immobilité et écoulement ;
nuit ” (p. 158), elle insiste sur l’absence de réponse : “ Il
n’y a pas de réponse. Mais il y a une autre vie ” (p. 158).
Dans
ce monde où le personnage se perd, et se détourne de la voie de sa quête,
l’écriture, ne trouvant pas d’issue, s’acharne à dire et redire la perte comme
si elle voulait la prouver et justifier sa présence. Iven Zohar ne cesse de
parler de la fuite de Radia/Hellé qui entraîne la sienne. Tout se perd :
de l’objet de la quête, à la quête, jusqu’à celui qui la mène : “ Elle est
perdue ! ” dit-il de Radia, puis, de lui-même : “Je suis
perdu ”, et enfin : “ Hellé est perdue ! ”.
Face à
cette écriture sans réponse, Dib plonge dans un autre exil qui est celui de
l’écriture. Celle qui ne donne ni le sens ni le nom. Elle ne fait que montrer
la dépossession du monde et de la vie et leurs échappatoires :
“ Qui
écrit est en exil de l’écriture : là est sa patrie où il n’est pas
prophète ”.[32]
La
vie, le monde, restent sommeil. Ils nous échappent, et l’on ne peut les
posséder. La vie “ nuit et sommeil ”, s’incarne dans notre
inconscient qu’on ne cesse d’interroger et même d’interpeller. Elle reste dans
le “ moi ” : “ Au dedans de moi ”, et l’écriture qui doit
l’amener par le sens échappe elle aussi au delà de ce moi. Le sens fuit, reste
pour toujours ailleurs, et l’auteur ne fait que rêver de l’atteindre à travers
son écriture : “ Le rire fou de Hellé, dit Iven Zohar, s’est
répercuté d’un bord à l’autre du monde ” (p. 159). Hellé proclame un rire fou.
Hellé en tant que nom se perd dans le monde du rêve et du désir comme
l’écriture. La quête du sens s’avère finalement une entreprise à jamais
inassouvie. Iven Zohar croit entrevoir la vérité, mais elle reste toujours
ailleurs et lui échappe : “ J’ai entrevu la vérité, mais elle reste
toujours ailleurs ” (p. 157).
Parallèlement
à “ l’échappée ” du sens et de la vérité, l’écriture demeure
indéchiffrable. Elle demande encore à être pensée, et reste au niveau du songe :
“ Tes yeux voient l’écriture de l’amour. C’est le sceau à jamais fermé, le
lieu à jamais interdit. Tes yeux voient l’écriture de la mort ” Dans cette
phrase, le narrateur et l’auteur se rencontrent sans se confondre. L’écriture
revient à l’auteur et la lecture, acte figuré par “ la vue de l’écriture ”, au personnage, et par
la suite au lecteur.
Lorsque
l’auteur parle de l’écriture de l’amour, il vise celle du désir. C’est celle
pour toujours inatteignable, “ le lieu interdit ”. Ce désir qui est
lui même inassouvi côtoie la mort. Si Radia représente l’amour, Hellé
représente la parole pour l’exprimer, elle est le mot pour nommer cet amour :
“ Non,
ce n’est pas ça : j’aurai honte et je sens avec terreur... Comment l’amour
colle à la terreur et ce mensonge que l’amour commence et finit par être ” (p.
142).
Dans
Les Terrasses d’Orsol, la découverte de la fosse, si perturbante et si
inquiétante aussi bien pour le narrateur que pour le lecteur, constitue
l’intrigue principale du roman ; mais une autre découverte surprenante à
la fin, c’est l’oubli de tout ce que la
narration a pu porter le long du roman. Le narrateur oublie la fosse, oublie sa mission dans
Jarbher, oublie tout, jusqu’à son propre nom “ j’ai oublié mon nom,
dit-il, et oublié les autres ” (p. 201). Tous les événements du roman rentrent dans cette dimension de l’oubli, et
la narration essaie sans succès de remonter dans le temps pour les remémorer.
Et au moment où la réponse vient à travers les deux figures féminines,
l’illusion prend la place de tout déchiffrement et la réponse fait défaut.
Ce qui reste dans sa mémoire, c’est le nom du film.
Donc, seule la représentation résiste à l’oubli, et peut s’affirmer dans
l’espace romanesque. L’oubli accentue la dépossession au niveau de la quête et
par conséquent, de l’événement. L’écriture ne fait au fond que guider la
dépossession à la fin du roman, tout sombre dans l’oubli ; Ed oublie sa
mission, la découverte de la fosse, et jusqu’à son nom : “ Il
sourit ; un instant qui n’existe nulle part, ce pourrait être aussi un
nom. Et si c’est votre vrai nom ? Où trouver le vrai ? “ Je l’ai
oublié. J’ai oublié mon vrai nom. Et oublié les autres ” (p. 201).
Ainsi, l’écriture se détache de ces événements,
puisqu’elle ne peut dévoiler le secret, elle préfère les dépasser pour ne
garder que la représentation ; est-ce à cause de leur lourdeur et leur
profondeur ? En gardant la représentation, l’écriture garde de plus en
plus l’éphémère, l’événement passager et encore plus mensonger que le nom. Quelle
feinte que cet aboutissement ! Elle dépasse le mensonge par le mensonge,
répond à l’absence du sens par l’acquisition de l’éphémère. Faute de donner la
réponse et la vérité, l’écriture se détourne vers la représentation et fait
semblant de la posséder. Mais au fond, elle ne possède que le mensonge et le
songe :
“ Je ne veux rien prouver, dit Ed, je veux dire
que j’en suis simplement là, que le point d’arrivée est aussi le point de
départ et que l’effondrement, une chute lente, s’est produit sans fracas ;
que je me suis supporté si longtemps, sans me poser de questions, que j’ai
oublié qu’il y a une question qu’on puisse se poser ” (p. 197).
Puisque
la quête n’a servi à rien, l’interrogation est inutile aussi, et la voie de la
continuation de l’écriture semble futilité ; il vaut mieux revenir au
point de départ, peut-être découvre-t-on un sens.
De même, la décision de Ed, à la fin de son
itinéraire, de s’installer à Jarbher et de rejoindre Aëlle, est aussi un retour
de l’écriture au lieu maudit, la fosse, et donc à la quête ; elle demeure
ainsi dans une recherche incessante tant qu’elle n’a pas abouti à la réponse.
L’écriture de Dib traduit en effet un monde sans nom, celui de l’anonymat dont
parle Iven Zohar dans Cours sur la rive sauvage : “ Ici, un nom perd
certainement jusqu’à la vertu de nommer, et ne sert à rien ” (p. 57).
L’écriture de Dib cherche à posséder le monde, mais
n’aboutit qu’à la dépossession. Cet échec engendre une théâtralité tragique.
Dib n’est pas le seul à s’interroger sur la nomination des choses. Samuel
Beckett découvre de son côté ce fait inquiétant en affirmant que l’acte de
nommer reste impossible à réaliser :
“ Nommer, non, rien n’est nommable ”. [33]
Cette absence de réponse fait que l’écriture devienne
hiéroglyphe, et le texte devienne aussi bien étrange qu’étranger puisqu’il ne
porte aucune issue. Dépourvu de sens, le texte perd son essence, ses repères,
et rentre dans un monde d’exil, et répond ainsi à l’exil de l’auteur, à l’exil
du sens. D’ailleurs, le déversement de l’écriture dans la nostalgie comme dans Les
Terrasses d’Orsol ou dans Habel chaque fois que la quête s’avère
chimérique, est l’expression indirecte et détournée que lui dicte cet exil.
Faute de nommer le monde, d’aboutir à une réponse, l’écriture est emportée par
la douleur de l’exil et la nostalgie : “ Nostalgie douce, cruelle...
” (p. 156) qui réside dans le champ de Talilo, d’Aêlle et de la “ voix
venant d’horizons ”. Dans cette situation, elle devient jeu, qui ne cesse de se
répéter et de se mettre en scène à la recherche de l’efficacité :
“ retourner à la fosse ? Se dit Ed, un jeu qui me paraît encore plus
futile, plus misérable que les autres désormais, je n’en vois soudain plus
l’intérêt ” (p. 164).
Le
retour du texte aux mêmes objets comme le “ sacré nom ” dans Les
Terrasses d’Orsol pour Ed, ou l’attente dans le carrefour dans Habel pour
le héros, est le signe d’un malaise que le texte porte et provoque ce mouvement
qui tend toujours vers le point de départ, point d’origine d’où il a pris
naissance, et remédie de ce fait à l’éloignement et à l’absence. Le retour de
l’écriture dessine ainsi une présence non seulement de la quête, mais aussi une
nostalgie au point d’origine.
En
tant que composante engendrée par le roman, la dépossession est l’indice qui
témoigne de l’élan de l’écriture dibienne, et de la force que met l’auteur dans
la recherche d’une signification.
Si la
dépossession définit la perte au sein du monde qui reste désir, la folie en
traduit une autre, plus profonde et plus tragique. Elle est dépossession de
soi-même vis-à-vis d’autrui ; car un homme “ fou ” est considéré
comme un individu qui n’est pas “ normal ”, c’est à dire, qui sort
des normes des autres hommes. Puis elle est dépossession du monde puisque
celui-ci la rejette. L’entrée d’un personnage dans la folie est donc entrée du
texte dans le registre de l’ambiguïté et de la complexité. L’écriture se heurte
ainsi à l’absence de la transparence, car elle ne peut donner une réponse dans
ce monde aussi mystérieux ; elle renonce à se développer et reste dans
l’attente.
“ La
folie de l’écriture est une “ sorte de veille hors conscience,
insomnie ”.[34]
Le
monde est fou, il est plus légitime de dire sa folie que d’en faire encore des
mensonges !
Dans La
Danse du roi, l’événement clé du roman n’aboutit nulle part. Les
personnages qui cherchent une cache ne peuvent aller jusqu’au bout de leur
quête ; ils engendrent la folie et la mort. Némiche, Slim et Babang
meurent en cours de route, et Arfia est arrêtée par la police puis jetée dans
le monde des fous : “ T’es pour la maison des fous ! il me fait
entre quat-z-yeux, dit-elle ” (p. 201). Cette militante qui s’engage dans
une marche nocturne à la recherche de la liberté, traverse le roman par sa
parole. En dépit de toutes les contraintes et les obstacles qu’elle rencontre,
elle tient à aboutir à ce monde de paix et de liberté, mais le couronnement de
sa recherche engendre la folie.
Parallèlement
à cette entrée forcée de Arfia dans “ la maison des fous ”,
l’écriture, au lieu de s’épuiser et d’aller dans un monde de répit, pénètre dans le délire. La narration essaie de se
rattacher à l’histoire, aux personnages, mais elle n’échappe pas à la
représentation du vide, celui du sens qui ne cesse de l’inquiéter et de
l’agiter comme s’agitent Slim et Babanag à cause de la fatigue et la faim, ou
encore, Wassem devant le portail du riche Chedly. Arfia est le personnage
détenteur de la narration et par suite
de l’événement le plus important. Si sa parole s’avère à la fin celle des
fous ; l’écriture devient par conséquent délire et acte de folie.
L’événement la déserte comme ces
personnages désertent la scène de la marche, et rejoint ainsi la folie et le
vide. Puisque la parole n’amène aucune réponse, l’écriture broie du vide et en
fait sa fin :
“ Le portail croulant de vieillesse, mangé de vers et
de moisissures, dans sa prétention surannée tirée d’un lointain passé de
dignité et attestée par les grandes ferrures qui le bardaient, se dressa devant
son esprit ” (p. 204).
Dans
Cours sur la rive sauvage, la folie qu’engendre Hellé à la fin du roman,
dépeint une face de la quête qu’elle provoque, et qui tourne autour d’elle. La
poursuite d’Iven Zohar est par essence folle ; la “ course sur la
rive sauvage ” que celle-ci lui dicte, détermine non seulement le côté
impitoyable et “ sauvage ” vis-à-vis de ce personnage, mais aussi
l’impossibilité de l’atteindre en tant qu’objet de désir. Hellé guide Iven
Zohar dans un monde fou pour ne l’amener qu’à sa folie. La folie de l’amour
amène la folie de la quête qui amène à celle de l’écriture. La découverte du
symbole de la ville-nova est ultime, puisqu’elle provoque le passage à une
autre vie : “ Tes yeux voient l’écriture de l’amour. C’est le sceau à
jamais fermé, le lieu à jamais interdit. Tes yeux voient l’écriture de la mort
” (p. 158).
L’écriture
de l’amour est là, mais on ne peut l’atteindre, elle est de l’ordre de
“ l’interdit ”, elle côtoie la mort. De ce fait, le sens que porte ce
symbole ne peut être atteint, et l’écriture se réfugie dans la mort et la
folie : “ Aspergé de ce sang qui s’écoule de ma poitrine, dit Iven
Zohar, de mes lèvres, de mes yeux, sang dont j’ai le goût à la bouche, l’odeur
aux narines, je t’appelle parfois, Hellé, et ne reçois jamais de réponse ” (p.
158).
Iven
Zohar qui rêve le long du roman d’atteindre Radia, figure de l’amour qui lui
échappe sans cesse, finit par rejoindre le monde de la folie, celui de Hellé.
L’écriture de son côté, n’a pas la fonction de dire ou de montrer l’aboutissement
de l’histoire, mais elle ouvre sur un monde plus complexe et plus
problématique, celui de la folie. La course entre personnages et écriture
n’engendre que la folie, que le rire fou, dit enfin Iven Zohar, un immense rire
illimité qui s’étend le long du monde et couvre l’espace du roman :
“ Le rire fou de Hellé s’est répercuté d’un bord à l’autre du monde ” (p.
159).
L’impossibilité
d’acquérir le sens détourne l’écriture vers la perte : Iven Zohar baigne
dans son sang, Hellé rejoint la folie, et l’écriture ne cesse de dire
l’impossibilité de réponse : “ Il n’y a pas de réponse ” (p. 158).
Habel,
faute de déchiffrer le monde qui l’entoure, et de sonder ses secrets, choisit
de rester avec Lily. Cette femme est lieu d’amour et de désir, mais aussi source
intarissable de la quête. L’union se fait non seulement à l’hôpital, lieu de
séjour de Lily ; mais encore, dans la folie elle-même. De toutes les
façons, dans sa situation, Habel : “ n’a que faire de sa raison ”.
Ainsi, Lily en tant qu’objet de désir, finit par contenir Habel. Mais elle
contient aussi l’écriture et après la guide après l’avoir fait être. La maladie
de Lily est a priori le lieu où Habel, comme l’écriture, trouvent refuge sans
trouver répit car
“ La maladie est souvent notre dernier refuge
quand toutes les autres issues se ferment et que nous ne savons plus à quel
saint ou à quel diable nous vouer ” (p. 48).
C’est
par cette sortie du monde habituel, et par la renonciation à une vie comme
celle des autres que la folie devient ouverture du texte sur la représentation.
Habel, en choisissant de rester avec Lily, choisit une autre façon de vivre et
de se comporter, donc une autre représentation de la vie et du monde.
De même que l’événement engendre cette union au niveau
des personnages, l’écriture engendre l’ambiguïté et le mystère, mais elle
s’avère sans réponse, et la seule chose qui compte pour Habel, c’est la vérité,
et sa vérité à lui, c’est Lily qui lui a toujours manqué, c’est pourquoi
il : “ n’arrête pas de quêter Lily entre tous et toutes ” (p. 184).
L’absence
de réponse pour Dib appartient uniquement au monde apparent, celui de
l’illusion. La réponse existe dans un autre monde plus profond qui est à
l’intérieur du moi puisqu’il “ y a une autre vie. Au dedans de moi, elle
s’étire, tendre pellicule, recouvrant un printemps en train de reverdir ” (p.
158). L’homme ne possède rien, tout lui échappe même sa vie. Ainsi, toute
l’existence n’est que feinte représentation.
L’œuvre
de Dib mène la théâtralité jusqu’au bout, jusqu’à la vie, elle nous montre dans
cette dépossession quotidienne, le théâtre jusqu’à l’existence. La quête vaine
dévoile ce monde mensonger et théâtral, et l’écriture repose sur la vie et
la mort de ces deux thèmes qui ne cessent de se côtoyer, de s’engendrer, et
lorsque la quête s’essouffle et se perd dans les détails, la représentation
surgit non pas pour la remplacer, mais pour accentuer son
inassouvissement.
Cette échappatoire de l’écriture dans le tragique est
dictée par la nature de la quête elle-même. La présence d’un personnage seul
dans un monde qui lui dérobe ses énigmes décrit une situation elle-même
tragique. Ed face à la fosse, et Habel face à la ville étrangère se battent et
luttent pour comprendre quelque chose et pouvoir se sentir à l’aise. Ces deux
personnages rappellent dans cette situation le héros de la tragédie grecque qui
se débat vainement contre une force divine, car leur lutte n’aboutit ni au
déchiffrement des êtres de la fosse ni à trouver une réponse au monde qui
entoure Habel. La condamnation de Ed à la fosse et l’entrée de Habel dans la
folie confirment ce caractère tragique.
L’ambiguïté, la dépossession comme la folie, ne font
qu’accentuer l’invitation au songe, car elle est plus durable.
“ L’échappatoire ” de l’écriture de Dib dans
ce monde tragique ne veut pas dire qu’elle se condamne pour toujours. Elle
renonce seulement au monde des apparences parce qu’il est trompeur et
mensonger ; mais elle reste dans l’attente de détecter un autre
lieu : celui de l’intérieur, de “ la nuit où tout est lumineux ”. Ne
pouvant vaincre ce monde où elle ne rencontre que l’ambiguïté et la
dépossession, l’écriture en cherche un autre, plus ailé et plus prometteur où
son “ échappatoire ” peut encore durer.
L’écriture
de Dib mène une quête brûlante qui ne peut aboutir qu’à la perte de raison et à
la mort. Cet aboutissement est par la même occasion une entrée du texte dans le
monde de la représentation. L’homme “ fou ” mène une existence selon
un imaginaire individuel et une représentation du monde et de la vie qui
diffère de celle des autres.
“ L’échappatoire ”
de l’écriture chez Dib est due à la nature de la quête qu’il traite ; une
quête profonde comme la sienne ne peut qu’amener l’écriture au songe.
L’écriture revient sur les mêmes événements pour essayer de les détecter et de
trouver une réponse. Elle s’interroge sur la visite de Habel dans l’appartement
du Vieux, sur son intention et ses paroles : “ Le Vieux l’y avait-il amené
simplement pour lui montrer ce qu’il lui a montré ? C’était bien assez,
... pour ça ? ” (p. 88).
Dans Qui
se souvient de la mer,[35]
bien que le roman conduise l’événement jusqu’au bout : “ La ville
était morte, les habitants restant dressés au milieu des ruines... arbres
desséchés ” (p. 185), le songe, lui, reste présent pour emporter l’écriture.
Celle-ci ne cesse de se développer à travers lui, et finit par y fonder sa
demeure. Ainsi, le roman se clôt sur le souvenir et le songe :
“ Quelquefois me parvient encore un brisement, un chant sourd, et je songe,
je me souviens de la mer ” (p. 185). Face à ce monde qui se transforme,
l’écriture se bat pour lui donner sens, pour le nommer, mais à chaque fois,
cette réponse fait défaut : “ A nous, la vérité, nous qui ne vivons
que dans cette attente ” (p. 116).
Dans
cette quête, l’écriture répond par une plongée dans la mémoire. Le narrateur ne
cesse de se souvenir de la mer qui, elle, fait face par son calme et son
silence. La mémoire et le songe servent à se protéger du danger de ce monde.
Cette mémoire va plutôt vers un monde où la parole fait défaut et la seule
défense qui reste à l’individu est de se fermer à ce monde en se pétrifiant. Ce
qui guide l’écriture vers l’absence de réponse. Et plus cette parole qui doit
porter la réponse s’absente, plus l’écriture s’accroche au monde du songe qui
attend à être déchiffré mais se trouve face à une parole qui ne peut le
faire : “ Ce que nous faisons, dit le narrateur, pensons, disons,
sont des choses inutiles, il n’est rien à quoi s’en remettre ” (p. 133).
L’écriture véhicule une parole dénuée de sens, c’est pour cela qu’elle recourt
au chant qui soulage et protège : “ Je m’en vais sous la protection
du même chant ” (p. 159).
Le songe dans l’écriture de Dib est lieu de
répit et de consolation. Par sa dimension durative et par l’attente qu’il
opère, il l’arrache à une phase douloureuse, celle de l’incertitude et de la
déception. Ainsi, il la protège.
L’écriture
de KanafŒn¸, par sa nature effective et agissante ne fuit pas
pour une simple échappatoire. Son œuvre porte ainsi une écriture de méditation.
Elle se rattache à un seul et unique songe : celui du changement et de la
révolte. Dans l’attente de cette réalisation, elle trouve refuge dans le songe.
Par sa richesse, par les objectifs qu’elle se fixe, elle ouvre la voie à un
songe noble : celui de tout homme qui récuse l’oppression et tend vers la
liberté. Cette ouverture au songe est surtout essentielle dans les romans
inachevés. L’Amant,[36]
et l’Aveugle et le sourd[37]
sont lieu de l’inachèvement, de l’ouverture, et de l’invitation au songe, donc,
de la manifestation de la scène du songe. Ils laissent au lecteur le libre
champ de l’imagination et de la méditation sur leur conclusion.
Cependant
si plusieurs fins peuvent être imaginées, elles doivent s’inscrire dans la ligne
philosophique de KanafŒn¸, et montrer au lecteur
la voie de l’affranchissement. KanafŒn¸ n’est malheureusement pas là pour nous guider dans ce songe. Nous
n’avons qu’à nous dire : à qui songe le mieux, mais sans dévier de la voie
kanafanienne !
KanafŒn¸ n’a pas choisi de laisser son œuvre inachevée. C’est le sort qui en a
voulu ainsi. Celui qui s’intéresse à cette œuvre et goûte les plaisirs de sa
lecture, ne peut que s’interroger sur sa continuité, surtout dans la partie qui
reste ouverte. L’Amant et l’Aveugle et le Sourd restent ouverts à
toute imagination pour la continuité de leurs écritures. Libre champ donc au
songe du lecteur !
Ce que
nous venons de voir à propos du rêve qui se présente comme l'un des piliers de
l'illusion, nous guide vers un champ plus profond, celui de l'écriture. Dib et
KanafŒn¸ chargeant leurs personnages de ce côté rêveur, n'y
échappent pas eux-mêmes dans l'acte d'écrire. Il existe dans l’œuvre de Dib une
autre forme d’échappatoire de l’écriture dans le songe. C’est le chant qui
n’est en vérité que l’autre versant de l’écriture de l’auteur.
La
dimension poétique hante l’œuvre de Dib. Elle réside essentiellement dans le
songe qui donne lieu dans les moments les plus sensibles, au chant.
Chez
le personnage comme chez l’auteur, la rêverie profonde provoque une forte
sensibilité qui se déverse dans la parole poétique, et intervient comme
l’expression d’un état d’âme. C’est surtout dans L’Incendie[38]
et Qui se souvient de la mer[39]que
l’écriture donne place au chant et lui permettre de s’exprimer. Dans le
premier, il est souvent signe de douleur et de nostalgie ; la voix de
Slimane : “ clamait une chanson où revenait souvent notre tenue,
étrangement haute, pénétrée de tristesse ”
“ Entends ma voix
Qui file dans les arbres...
Et fait mugir les bœufs ” ( p.14 )
En
même temps qu’il apaise une douleur, le chant permet une divagation et une
“ échappée ” à l’ennui : “ Quand les devoirs nous manquent,
dit l’ancien, nous sommes dévorés d’ennui. Et nous chantons des complaintes
sans savoir quand il faut s’arrêter. Nous n’y pouvons rien. Nous dorlotons
notre ennui, nous le chérissons. On peut vivre longtemps avec ça ” (p. 15).
Parfois, pour détourner une conversation ou pour s’arracher à une situation, le
personnage se réfugie dans le chant : “ Allons bon ! dit Slimane
aux autres, essayons plutôt une chanson, une toute petite ” (p. 15). le chant
exprime aussi les moments les plus forts de la sensibilité et de
l’émotion ; Slimane, touché par le sort des Fellahs, recourt au chant :
“ Et il entonna, chantant d’une voix forte : Mais ils en sont exclus
de ce paradis ! dit-il ” (p. 67). Cela se présente comme un souffle
issu de la douleur ; celui de Ménoune est en vérité : “ un cri
de chagrin, par lequel elle eût désiré expulser le mal qui lui rongeait la
poitrine...chant ” (p. 51).
Ce
chant qui porte la symbolique du roman, prend à un certain moment le dessus sur
le reste de la narration : Slimane chante jusqu’à
l’étouffement : “ Le chant l’étouffait. Sitôt qu’il parvenait à
la note haute, il s’arrêtait et secouait la tête d’un côté et d’autre avec
désespoir ” (p. 17),
Comme
le personnage est sujet à plusieurs états, l’écriture se trouve prise entre le
récit et le chant. Lorsque l’intériorité éprouve le besoin de s’exprimer et de s’afficher,
le récit cède la place au chant et l’écriture rejoint la poésie. Khadra n’a que
le chant pour pouvoir dépasser la fatigue et oublier le fardeau de la vie. Elle
“ chantonnait d’une voix étouffée ” :
“ Dans un jardin
J’ai semé des grains d’anis ;
Attirés par leur douceur
Les oiseaux sont venus ;
Je les ai chassés
Avec des
paraboles...
Les oiseaux rouges et tristes
N’assailliront plus mon enfant ” (p. 25).
Si
dans L’Incendie, le chant se présente pour exprimer un état d’âme et une
douleur ; dans Qui se souvient de la mer, il devient
inséparable de l’événement et même, actif. Cette mélodie intarissable :
“ devient signe et renseigne le narrateur sur la disparition de El
Hadj :
“ Le sang tarit, dit le narrateur, mais le chant
ne s’arrêta pas pour autant. Cloué dans l’encadrement de l’entrée, j’écoutais
et retirais de ce chant la certitude qu’il ne restait plus rien d’El Hadj,
qu’il n’y avait rien derrière moi qu’un vide absolu, opaque ” (p. 181).
Plus
encore, il devient une force suprême et miraculeuse, celle qui ramène les
morts : “ Je chante avec force, dit le narrateur, dans l’intention de
ramener Nafissa des rives incertaines d’où elle me fait face. Alors elle
entrouvre les yeux et me sourit. Pour peu de temps ” (p. 134). Ce
rôle magique du chant fait du narrateur l’Orphée qui ramène Eurydice des enfers
grâce à sa lyre.
Du
chant de la radio, à celui du personnage, puis de l’étoile, jusqu’à celui de la
vie ; Qui se souvient de la mer est ainsi lieu du chant jusqu’à son
écriture. En effet, si tout chante dans le roman, si le chant acquiert la plus
forte puissance, c’est grâce à l’imagination de l’auteur qui choisit cette
façon d’évoquer le drame de la guerre. L’auteur, acteur et spectateur de ce
monde tragique qui ne cesse de menacer et d’engloutir, se réfugie dans le monde
du songe, et l’écriture trouve refuge dans le chant.
Cette
envolée poétique de l’écriture dibienne est plus forte que le personnage et
l’auteur lui-même. Elle permet à l’écriture de joindre encore un monde plus
recherché et plus puissant que sa forme présente, celui de la scène poétique où
la quête se réduit aux mots pour chanter les mystères de l’univers. Cette autre
forme d’ “ échappatoire ” de l’écriture permet la rencontre
incessante du romancier et du poète.
Il y a
toujours une présence du rêve même si l'auteur part dans son écriture d'une
réalité vécue pour la décrire et la dessiner telle quelle est :
“ Dans la présentation d'une oeuvre, il y a de
continuelles oscillations entre le réel et l'imaginaire, entre l'objectivation
voulue et la suggestion sollicitée ”.[40]
Chacun des deux auteurs peut chercher et rêver de
vraies valeurs comme l'amour, la beauté, la liberté... Mais le grand rêve reste
sur l'écriture tant qu'elle est le moteur et le moyen d'exprimer tous ces autre
rêves. D’ailleurs, le mot revient fréquemment sous la plume des deux auteurs :
Ainsi, l’on repère à titre d’exemple dans De retour à HayfŒ de KanafŒn¸ :
“ Bien,
supposons que tu nous a accueilli comme nous en avons rêvé pendant vingt ans,
dit Sa“¸d à «aldán/Dov, l’histoire toute entière, ne peut-elle pas être
un rêve d'enfant fou jouant avec des jouets trop nombreux pour lui ? ” (p.
404).
Dans
L’Aveugle et le Sourd : “ Et je plonge dans le monde des rêves,
dit Abá Qays, des illusions et
des visions étranges ” (p. 542).
Ou
chez Dib: “ Je veux rêver de mangeaille velouté de champignons... ” dit Wassem Dans La Danse du
roi (p. 117) ; “ je restais là, changé en objet de rêve comme si
j'étais un objet de rêve ” dit (p. 106) Ou encore:" j'étais en proie
à une illusion sans défaut ” (p. 46) dit Iven Zohar dans Cours sur la
rive sauvage.
Cependant,
ce rêve diffère dans l’objet d’un auteur à l’autre. Chez KanafŒn¸, le rêve sur l’écriture est essentiellement celui qui porte le
militantisme. C’est pour cette raison qu’il touche d’abord les personnages
incarnant l’acte révolutionnaire. Inspirés généralement de la réalité
palestinienne comme dans l’exemple de Umm Sa“d ou encore de l’Amant ; ces personnages
sont les plus proches de l’auteur qui va jusqu’à les rêver et en faire tout un
mythe. Umm Sa“d devient sous sa plume, par ses gestes, son discours, et son action
plus qu’une héroïne. Elle ne cesse de grandir d’un chapitre à l’autre jusqu’à
devenir une mère universelle, un mythe. De même, l’Amant, personnage multiple
qu’on suit à travers ses apparitions et ses disparitions, devient un homme
géant, insaisissable et aussi échappatoire que le vent. En outre, différentes entreprises
auxquelles se livrent les personnages finissent dans l’illusion. Le roman porte
des événements qui restent suspendus dans le temps et dans l'espace comme le
héros de L’Amant, qui incarne l'illusion et le rêve, et c’est ainsi
qu’il nourrit la narration à travers ses transformations et le cours des
histoires qui tournent autour de lui. C'est ce qui fait de lui un élément
narratif précieux et explique que sa détention représente un triomphe pour le
capitaine, celle-ci se présente pour lui comme “ s’il était dans le lit de
Marilyn Ditrich ” :
“ Vous vous êtes marié ? lui demande ironiquement
Le Madjor. Tu ne sais rien, tu ne sais pas ce que signifie que abd al-Kar¸m tombe enfin. Je sais, lui répond-il, tu disais que
cela est comme si te trouvais dans le lit de Marilyn Ditrich ” (p.
441)
Le rêve est donc présent dans les oeuvres de Dib et de KanafŒn¸. Il caractérise les es, teinte les événements du roman et colore l’écriture. Ainsi, les personnages comme les événements du roman peuvent se réduire au rêve et tombent dans l'illusion. Cependant, l'écriture, bien qu'elle se charge du rêve de l'auteur, reste un acte réalisé et ne se réduit jamais à l'illusion tant que sa charge significative demeure vivante. Cette illusion qui interpénètre les deux oeuvres de notre étude devient à ce niveau déterminante.
Ce
songe théâtral constitue-t-il un refuge où le personnage trouve sa consolation,
son champ de liberté ? Peut-être parce que le théâtre permet de divertir,
de vivre des moments dans le rêve ! Peut-être le personnage veut se
constituer un monde différent qui débouche sur le réel. Le rêve dans l’œuvre de
KanafŒn¸ touche à l’effet et à l’action, jusqu’aux mots mêmes.
Il permet de dépasser le temps passif et de lui trouver une issue. Pour Dib, il
remédie à un manque et à un vide que l’écriture ne cesse de dévoiler, et encore
à un désir qui ronge l’auteur en vue de la transparence du monde.
Le
pouvoir du mot que nous avons évoqué plus haut touche surtout l’interlocuteur. On veut voir ici, comment
le mot se rêve pour être effectif.
Dans Ce
qui vous est resté, l’écriture “ bat ” l’éveil et le changement
jusqu’à la vie, à commencer par le battement de l’horloge dans la chambre à
Gaza, celui de la montre de ©Œmid dans le désert, et celui de l’embryon dans le
ventre de Maryam. Le but de l’auteur se trouve en effet porté dans et par le
verbe “ battre ”, plus les coups de l’horloge “ battent ”
l’absence de ©Œmid et la solitude pour Maryam, plus le mot se
multiplie dans le texte avec ses dérivés : “ cogne ”,
“ battent ” ; et plus sa charge sonne pour l’auteur l’achèvement
d’un temps passif et l’annonce d’un autre meilleur. Les pas de ©Œmid dans le désert et les coups de l’horloge à Gaza se
font écho jusqu’à ce qu’ils s’assimilent, jusqu’à ce que la marche de ©Œmid devienne “ battement ” : “ Des
coups chargés de vie qu’il me donne sans hésitation sur la poitrine, dit le
désert, où il n’y a là aucun écho sinon la peur ” nous dit le désert en parlant
de ©Œmid ” (p. 172). Maryam, ne fait que compter les coups de
l’horloge, et à travers eux, la distance parcourue par ©Œmid ; et l’écriture ne fait que revenir à ces
mots : “ marche ” et “ battement ” pour répondre au
songe de l’auteur. Comme Maryam éprouve la nostalgie douloureuse et le désir
brûlant de savoir l’aboutissement de la marche de son frère, l’écriture éprouve
une soif pour la répétition de ce mot. Le verbe “ battre ” devient
stimulus de l’écriture, il la hante jusqu’à ce qu’il touche la naissance. Sa
charge qui réside dans le “ battement ” fait partie prenante de
l’itinéraire des personnages, comme elle devient la hantise de l’écriture. Le
mot s’écrit, se réécrit, se rêve, se pense, sans jamais s’épuiser. Il devient
ainsi la source intarissable d’où le texte tire sa charge et son rythme. C’est
à travers cette charge que l’auteur rêve sur une écriture porteuse d’une voix
comme celle de l’horloge dans la chambre de Maryam qui ne cesse de
“ cogner ” dans le mur comme la voix d’une “ béquille singulière
”. Mais en ce rêve, il y a toujours la douleur de l’attente d’un changement à
travers les actions de Maryam et de ©Œmid. A force de rêver ce mot chargé, l’écriture
l’épouse jusqu’à un énoncé qui se suffit à lui-même : “ Tu me
laisses toute seule, dit Maryam en s’adressant à ZakariyyŒ, en train de compter ces pas métalliques froids qui
cognent dans le mur. Cognent. Cognent. Cognent ” (p. 170).
Le nom
tient une place fondamentale dans l’écriture de Dib, c’est pourquoi sa
découverte devient le plus important projet, jusqu‘à l’obsession. La quête du
narrateur dans Cours sur la rive sauvage passe à travers une longue
méditation sur le nom qui oscille depuis la transformation de sa femme entre
“ Radia ” et “ Hellé ”. L’atteinte de cette femme réside,
depuis cet événement, dans l’un de ses noms. Iven Zohar découvre que la
prononciation du nom devient une force et une arme qui le protègent :
“ Il n’importe ...Je proclame son nom pour être à même de supporter mon
supplice, dit-il ” (p. 133), et lorsqu’il “ ne sait quoi faire ”, il se
contente de le méditer : “ Je fermai les yeux et murmurai : -
Radia ” (p. 133). Le nom est doté du désir de concrétisation, mais il oscille
toujours entre ce désir et la renonciation : “ Radia ”, avais-je
envie d’appeler. Mais j’y renonçais ” (p. 38). Et sa prononciation se soumet à
des précautions, à des hésitations qui mettent en cause sa fonction et son
efficacité :
“ Comment l’appeler au milieu de ce silence trop
vigilant, meurtrier ? Et si au lieu d’elle, à ce moment-là, quelqu’un
d’autre me répondait ?.. Ici, un nom perd certainement jusqu’à la
vertu de nommer, et ne sert à rien ” (p. 57).
Autant
sa prononciation résiste, autant son écriture demeure dans l’attente et dans le
songe. Lorsque le narrateur se demande s’il faut le prononcer ; l’écriture
hésite et met du temps avant de le concrétiser. Ainsi, le nom se garde dans la
mémoire. C’est parce qu’il fonctionne comme la clé de tout un monde,
celui de la ville-nova, que sa création se fait dans la brisure et dans la
destruction. La première fois qu’Iven Zohar prononce “ Hellé ” :
“ Ces syllabes n’avaient pas plus tôt effleuré
mes lèvres que les murs des salles s’effondrèrent avec un long grincement. De
toutes les gorges, un cri jaillit, remplit l’espace et ne se répéta plus.
L’assistance se trouva dispersée, ou engloutie par les crevasses qui s’étaient
ouvertes autour de nous ” (p. 21).
Ou encore : “ Une illumination me vient. Si
je prononçais le nom mystérieux : “ Hellé ”... Je
murmure alors, tel un mot de passe : - Hellé ”.
Dans l’écriture de Dib, le songe reste suspendu . Il
vise à déchiffrer le monde à travers un langage significatif, mais il engendre
la perte et la folie. Et si chez Dib l’illusion “ menace toute
connaissance du réel, donc toute ambition de vérité pour l’art ”[41],
chez Dib, elle menace le monde qui nous entoure, et même la vie. Chez KanafŒn¸, le songe est signe actif, il finit par se frayer une issue et
embrasser une vérité. Dans cette perspective, l’auteur pousse son entreprise
très loin dans l’Aveugle et le Sourd, où le songe devient réalité chez
Abá Qays.
Fruit du songe, L’écriture est conduite par le songe
même. Pour aboutir à un sens, l’auteur rêve sur les personnages, sur les mots,
et sur le langage. Mais l’écriture reste toujours en attente d’interprétation et
de déchiffrement. Elle réside dans l’attente rêveuse qui justifie d’ailleurs le
thème du retour. Un roman ne peut se clôturer, il rejoint plutôt le songe pour
pouvoir revenir au point de départ et cerner un sens.
Du roman à la scène
Fait partie de la quête
Monde
illusoire
Incarne le rêve et l’éphémère. Rentre dans la
théâtralité
Renouvellement
de la quête
L’écriture et le songe
Tend vers la scène
Répond
à la nature de la quête
L’échappatoire
de l’écriture
Refuge ultime dans le scène
[1] KANAF‹N· (§assŒn). L’Amant. Dans Al ”ŒÕŒr al-kŒmila, Beyrouth, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya, 1972.
[2] DIB (Mohammed). Cours sur la rive sauvage. Paris, Le Seuil, 1964.
[3] DIB (Mohammed). Habel. Paris, Le Seuil, 1977.
[4] BONN (Charles). Idem, p. 54.
[5] D’après la légende, dès qu’Orphée a repris Euridyce au monde des morts, il doit ne pas transgresser l’interdit et ne pas la regarder. Mais par impatience, se retourne et la regarde, et c’est ainsi que la mort la reprend.
[6] Notons que le dédoublement des personnages sert le but des auteurs. KanafŒn¸, derrière les différentes identités du héros de L’Amant veut nous montrer jusqu’où peut aller la lutte de son peuple : jusqu’au déplacement incessant, jusqu’au déguisement, jusqu’à la marche sur le feu... ! Chez Dib, le dédoublement du personnage est un facteur qui se rajoute à la complexité de la quête pour la rendre de plus en plus irréalisable. Plus l’objet de la quête se multiplie, plus le personnage-quêteur perd ses repères et plus la quête rejoint le monde de l’impossible.
[7] KANAF‹N· (§assŒn). L’Aveugle et le Sourd. Dans Al ”ŒÕŒr al-kŒmila, Beyrouth, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya, 1972.
[8] KANAF‹N· (§assŒn). De retour à ©ayfŒ. Dans Al ”ŒÕŒr al-kŒmila, Beyrouth, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya, 1969.
[9] DIB (Mohammed). Les Terrasses d’Orsol. Paris, Sindbad, 1985.
[10] BOSQUET (Alain).- Premier testament. Paris, Gallimard, 1957, p. 15.
[11] Ce caractère fugitif du personnage montre le degré de son militantisme, et La disparition amène l’absence et l’on ne sait jamais si l’on peut le saisir. C’est ce que nous illustre le narrateur dans cette phrase très significative. Ni son absence ni sa présence ne permettent de le saisir puisque sa disparition devient présence et vice-versa.
[12] Proverbe arabe : Faqidu al-Ðay”i lŒ yu“Õ¸hi.
[13] DIB (Mohammed). Cours sur la rive sauvage. Paris, Le Seuil, 1964.
[14] DIB (Mohammed). Qui se souvient de la mer. Paris, Le Seuil, 1962.
[15] DIB (Mohammed). La Danse du roi. Paris, Le Seuil, 1968.
[16] BONN (Charles). Idem, p. 52.
[17] DESPLANQUES (François). Voyage en Nervalie. Aurélia et Cours sur la rive sauvage. Annales de la Faculté des lettres et des sciences humaines, Université de Nice, 1985, vol : 51, p. 9.
[18] KANAF‹N· (§assŒn). De retour à ©ayfŒ.
Dans Al ”ŒÕŒr al-kŒmila, Beyrouth, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya, 1969.
[19] KANAF‹N· (§assŒn). Ce qui vous est resté. Dans Al ”ŒÕŒr al-kŒmila, Beyrouth, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya, 1966.
[20] KANAF‹N· (§assŒn). Idem, p. 437.
[21] KANAF‹N· (§assŒn). L’Aveugle et le Sourd.dans Al ”ŒÕŒr al-kŒmila, Beyrouth, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya, 1972.
[22] DIB (Mohammed). Dieu en Barbarie. Paris, Le Seuil, 1970.
[23] KANAF‹N· (§assŒn). Umm Sa“d. dans Al ”ŒÕŒr al-kŒmila, Beyrouth, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya, 1969.
[24] DIB (Mohammed). Cours sur la rive sauvage. Paris, Le Seuil, 1964.
[25] DIB (Mohammed). Habel. Paris, Le Seuil, 1977.
[26] DEJEUX (Jean). Francofonia. Une Lycantropie Arabo-Finnoise : Le sommeil d’EveMohammed Dib. Automne 1991, n°21, p. 3.
[27] DIB (Mohammed). Les Terrasses d’Orsol. Paris, Sindbad, 1985.
[28] DIB (Mohammed). Habel. Paris, Le Seuil, 1977.
[29] DIB (Mohammed). Cours sur la rive sauvage. Paris, Le Seuil, 1964.
[30] BELHADJ-KACEM (Noureddine). Le thème de la dépossession dans la “ trilogie ” de Mohammed Dib. Alger, ENAL, 1983.
[31] DIB (Mohammed). La Danse du roi. Paris, Le Seuil, 1968.
[32]
BLANCHOT (Maurice). L’Ecriture du Désastre. Paris, Gallimard, 1980, p. 105.
[33] BECKETT(Samuel).- Nouvelles et Textes pour rien. Paris, Minuit, 1955.
[34]
BLANCHOT (Maurice). L’Ecriture du désastre. Paris, Gallimard, 1980, p. 74.
[35] DIB (Mohammed). Qui se souvient de la mer. Paris, Le Seuil, 1962.
[36] KANAF‹N· (§assŒn). L’Amant. dans Al ”ŒÕŒr al-kŒmila, Beyrouth, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya, 1972.
[37] KANAF‹· (§assŒn). L’Aveugle et le Sourd. dans Al ”ŒÕŒr al-kŒmila, Beyrouth, Mu”assassat al-abªŒÕ al-“arabiyya, 1972.
[38] DIB (Mohammed). L’Incendie. Paris, Le Seuil, 1954.
[39] DIB (Mohammed). Qui se souvient de la mer. Paris, Le Seuil, 1962.
[40] VILLIERS (André).- La psychologie de l’Art dramatique. Paris, Librairie Armand Colin, 1951, p. 95.
[41] HURE (J), JURT( Joseph), KOPP( R) : Nerval. Une poétique du rêve. Paris, Librairie Honoré Champion Editeur, 1989.